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Le jardinier

23/10/2008 un commentaire

Initials SG :
Un jour où j’étais pris
D’un spleen ignoble
Dans quelque bouquinerie
Du vieux Grenoble…

…Je farfouille et trouve dans le bac des livres défraîchis et bradés, dix francs pièce (pour donner une idée de l’époque), un exemplaire d’Evguénie Sokolov, le roman de Serge Gainsbourg. Je l’avais déjà lu, je feuillette pourtant. Et je tombe sur l’écriture de Gainsbourg. La vraie, la manuscrite. Une dédicace en page de titre, tout à fait impersonnelle, mécanique, plate, trop banale pour n’être pas vraie : « À Françoise, Gainsbourg ».

J’ai beau ne pas faire grand cas des rituels fétichistes entourant la dédicace, et les moquer dans mon bon de commande, merde, c’est Gainsbourg qui m’écrit à Françoise, je suis ému par surprise, en plus il était déjà mort (pour donner par recoupement une idée plus précise de l’instant). J’achète l’objet : dix balles pour deux lignes d’authentiques tremblements autographes, tremblements qui entrent très fort en résonance avec l’intrigue dudit roman, l’aubaine est inespérée. Il ne me resterait dès lors qu’à accomplir les démarches administratives pour changer de prénom et recevoir enfin pleinement cette dédicace. Je crois que je pourrais m’habituer à me faire appeler « Françoise », avec le temps.

Gainsbourg est à nouveau à la mode ces jours-ci ; parce qu’il a quatre-vingts ans, certes, mais surtout parce qu’il a toujours été en-deça et au-delà de la mode, subversif dans le flux. On le cite à tout propos. Ma foi, on a bien raison : une citation de Gainsbourg est propre à relever le niveau, quel que soit le contexte. Je suis bien placé pour le savoir, j’ai placé autrefois une sentence gainsboréenne en épigraphe de l’une de mes nouvelles. Ça vous a plu, hein ? Vous en voulez encore ?

Okay, je retranscris un extrait d’interview, filmée pour la télévision en septembre 1973. Gainsbourg est assis devant son piano, chez lui, rue de Verneuil. Jane Birkin traverse le fond de l’image, portant dans ses bras une enfant de deux ans. Le journaliste en change brusquement de sujet.

« Vous avez décidé d’avoir un enfant, une fille… Est-ce que vous aviez des idées précises sur l’enfance qu’elle aurait ?
– Non, aucune. Ça… ça pousse… Ça sera une fleur, ou une mauvaise herbe, je ne sais pas. Enfin, heu, bon… Je vais la tailler, un peu. Je suis un bon jardinier, je crois ».

Pour ma part, j’ai deux filles. Je jardine, un peu, mais surtout je regarde pousser. Quelle plus belle image de « l’éducation » ?

CLS

29/09/2008 4 commentaires

Septembre 2008. Claude Levi-Strauss a presque cent ans. Je serais bien outrecuidant si je prétendais que l’oeuvre de ce grand savant m’a « influencé », et cependant comment le dire autrement ? Puisque je ne suis pas tout à fait le même que lorsque j’ignorais ce que je lui dois.

Ce que je lui dois ? D’abord, un inépuisable et perpétuellement délicieux vivier de connaissances, un vivier d’histoires, de mythes, d’imaginaires (Les « Mythologiques », néologisme à la fois limpide et à tiroirs). Mais plus que l’étendue du corpus, c’est la subtilité de la méthode qui m’a marqué à jamais : le regard qui change.

Je suivais un cours d’anthropologie le lundi soir, à la fac, il y a presque vingt ans. Je prenais des notes, énormément de notes, je ne voulais rien perdre, j’abrégeais son nom, « CLS », j’avais du CLS plein mes feuilles de cours. Je sortais de l’amphithéâtre la nuit tombée, à 20h, ébloui dans le noir, plein d’admiration et de gratitude pour CLS. Tant pis pour ceux qui trouveront ceci grandiloquent : je suis persuadé que l’anthropologie est la discipline intellectuelle la plus précieuse, la plus essentielle, la plus nécessaire, et qu’il conviendrait de l’enseigner dès l’école primaire. Oui, sans aucun doute dès le CP : savoir que chaque homme n’est qu’une possibilité de l’humanité, et que cette possibilité-là n’est a priori ni plus respectable, ni plus méprisable que la suivante ou que soi-même, est une information au moins aussi capitale que des rudiments d’arithmétique ou de géographie. (Du reste il ne faut négliger ni l’arithmétique ni la géographie : elles sont très utiles en anthropologie.)

Entre autres vertus, l’anthropologie structurale de Levi-Strauss déjoue le racisme élémentaire (élémentaire, lui aussi, dès les classes de CP) bien plus efficacement, plus calmement et plus scientifiquement, que les simples réflexes bien-pensants, ou que la bonne conscience mécanique.

De même qu’il convient de bien observer les autres espèces animales, voire végétales, pour se faire une idée de la vie en général, il faut sans relâche observer les autres hommes, les autres peuples, les autres cultures, les autres pays, les autres civilisations, afin d’apprendre d’eux ce que nous aurions pu être, afin de prendre du recul ( « le regard éloigné »), et espérer se figurer un jour, à force de juxtapositions, de comparaisons, de mises en relation ( « penser par les relations » étant la définition la plus pédagogique de la notion de « structuralisme »), ce qu’est au juste l’être humain. Ce que, au juste, je suis. Révélation « spirituelle » si l’on veut, et cependant rationnelle.

Claude Levi-Strauss aura peut-être cent ans, le 28 novembre prochain. Qu’il meure avant ou après cette date ne changera plus rien, je serai triste.

Etienne Delmas (1956-2008)

15/08/2008 6 commentaires

Je n’apprends qu’aujourd’hui un trépas vieux d’un mois. Etienne Delmas est mort le 18 juillet 2008. Je suis malheureux.

J’ai rencontré Etienne une première fois, anecdotique, en 2004, alors qu’il préparait le spectacle d’inauguration de l’Odyssée (Eybens), qu’il avait écrit et composé, et au sein duquel j’ai joué la discrète partie de troisième trombone (assez mal) sous sa direction.

Mais j’ai surtout fait sa connaissance l’année suivante, quand a démarré l’aventure des éditions Castells. Il a été le premier auteur publié par Castells, et moi le deuxième. Nous n’écrivions certes pas la même prose, mais nous nous lisions et nous respections grandement. Nos flagrantes différences nous semblaient une paradoxale et fertile inauguration pour cette maison d’édition – qui alors nous excitait beaucoup, et qui hélas a depuis tourné en eau de boudin, comme l’on sait. Etienne aura publié deux récits, poignants, chez Castells (deux autres livres étaient en préparation, j’ignore s’ils paraitront jamais), sans aucun doute malcommodes à dénicher aujourd’hui : Je suis là pour la nuit et L’ange objectif, des mots qu’Etienne faisait vivre volontiers en procédant à des lectures, dans des formules parfois originales – il avait mis au point des lectures « au casque » qui créaient une intimité particulière avec la voix.

C’est qu’il était aussi acousticien. La seule fois où je suis entré chez lui (c’était pour enregistrer ma voix, ainsi j’ai pu apprécier sa méticulosité professionnelle en même temps que sa gentillesse), il déballait avec gourmandise un micro tout neuf qu’il venait de recevoir de Russie, et m’expliquait pour quelle raison les Russes sont forts en micro.

La capilotade Castells a bien des aspects grotesques, mais elle a aussi, au moins, un aspect tragique, celui-ci : contrairement à moi et à la plupart des auteurs publiés par Castells, Etienne n’avait pas d’autre éditeur. Ce qui signifie que l’effondrement de l’enseigne entraine la disparition, radicale et complète, de ses textes. Si jamais vous tombez sur ses livres, prenez-en soin. Ils sont rares. Il est possible aussi qu’ils vivent d’une autre manière (Je suis là pour la nuit avait fait l’objet d’un monologue théâtral, il y a quelques années).

Depuis que je le connaissais, Etienne était malade. C’était une scie: comment va Etienne ? Il est malade. Il ne va pas fort. Il est en rechute. Il ne va pas bien. Il a le moral ? Oui, il a le moral, mais… Il était en sursis. Il le savait, et tout le monde. Le sursis s’est écoulé. Nous changerons de scie.

C’était un musicien et un écrivain, et aucune des deux facettes n’était dilettante, puisque les deux étaient entièrement libres, et entièrement engagées. Il était, avant tout, un type bien, or chaque disparition de type bien est une catastrophe. Je suis catastrophé. Pour en savoir plus sur lui : son site personnel, ainsi que celui de son groupe de blues, Blues pétrole.

J’ai vu Etienne pour la dernière fois en février ou mars. Il était fragile comme un souffle, mais égal à lui-même, curieux des autres, attentionné, charmant, délicat, non pas fataliste mais infiniment patient. J’adresse mes sincères condoléances à sa compagne et à ses enfants.

(Un post-scriptum, écrit neuf mois plus tard, est lisible ici.)