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« Grand soldat » = oxymore

07/02/2023 Aucun commentaire

Les nominations aux Oscars 2023 viennent de tomber. À l’Ouest, rien de nouveau d’Edward Berger est en lice pour 9 récompenses ; Top Gun: Maverick pour 6, et Avatar La voie de l’eau pour 4. Tous trois concourent pour le prix du meilleur film. Trois films de guerre, d’une manière ou d’une autre, documentée ou fictive. Le film de guerre se porte bien. Sans doute parce que la guerre se porte bien.

Depuis que le cinéma existe, il n’y a toujours eu que deux sortes de films de guerre : les films de propagande et les films pacifistes (distinction applicable également aux romans de guerre, depuis que la littérature existe). Les films de propagande mettent en scène des héros, des grands soldats qui mènent une guerre juste, noble, et qui généralement gagnent à la fin ; les films pacifistes mettent en scène des soldats ni grands ni petits, de simples humains paumés dans une guerre violente, sale, moche, absurde, et souvent ils meurent à la fin. D’un côté le divertissement droit dans ses rangers et fleur au fusil, de l’autre le pamphlet ou le reportage, la tragédie et les charniers. Il va de soi que les films de la seconde catégorie sont plus réalistes que ceux de la première.

On rangera évidemment À l’Ouest, rien de nouveau dans la catégorie des films de guerre pacifistes qui plongent son spectateur dans la boue et le sang, l’écoeurent et l’indignent et lui donnent envie de fuir l’uniforme ; Top Gun et Avatar entrent dans la catégorie des films de guerre de propagande qui fouettent les nerfs, s’adressent aux sensations, présentent la guerre comme un trépident manège de foire, et donnent envie de s’enrôler dans le bureau de recrutement le plus proche.

Il convient de souligner que la Première Guerre Mondiale est la plus propice à inspirer des films de la catégorie pacifiste, dénués de tout esprit nationaliste va-t-en-guerre, et ce immédiatement après l’armistice, dès 1919 avec J’accuse d’Abel Gance (puis la liste est longue : La Grande illusion de Renoir, Les sentiers de la gloire de Kubrick, Johnny s’en va-t-en guerre de Trumbo, La vie et rien d’autre de Tavernier…) et qu’elle est assez peu susceptible d’engendrer des fictions de propagande vantant la noblesse des armes. Pour une raison simple : cette Première, bien mal surnommée Der des Ders, est indéniablement et de quelque côté qu’on la prenne, sale, moche, absurde, débile, et il y est fort malcommode de distinguer gentils et méchants. Idem les romans qui, pour partie, ont inspiré les films : À l’Ouest, rien de nouveau (Erich Maria Remarque, 1929), Les Croix de bois (Dorgelès, 1919), ou Voyage au bout de la nuit (Céline, 1932) (1) sont des romans sur la Première Guerre Mondiale écrits par ceux qui l’ont vécue ; qu’ils soient français ou allemands n’a pas tellement d’importance, puisque les tranchées étaient à peu près les mêmes des deux côtés du front et ces oeuvres, éminemment antimilitaristes, sont absolument dénuées de patriotisme ou d’héroïsation de ses protagonistes.

La Seconde Guerre Mondiale, a contrario, fait émerger beaucoup plus naturellement le camp des gentils et celui des méchants, héros et vilains pour parler comme un film Marvel, et si l’on s’en tient à la dichotomie ci-dessus, a engendré infiniment plus de films de propagande que de films pacifistes : Le Jour le plus long (1962) pour ne prendre qu’un exemple entre mille, montre les gentils alliés triompher des méchants nazis et doit, malgré qu’on en a, être rangé parmi les films de propagande où les héros gagnent à la fin. Ceci est d’autant plus difficile à écrire pour moi que, comme tout le monde (à l’exception de quelques dangereux extrémistes infréquentables) je suis convaincu que les alliés sont gentils et les nazis méchants et, mes deux grands-pères ayant été, chacun à sa manière, engagés dans la Résistance, je me suis toujours senti du bon côté. Ce n’est pas une raison pour rejeter la distinction, toujours opérante même dans le cas d’une guerre que je juge personnellement juste, entre les films pacifistes (où la guerre est une horreur) et les films de propagande (où la guerre est une épreuve désirable, qui sera remportée par les gentils grâce à une justice providentielle et le sens de l’Histoire).

Les guerres se poursuivent, et le cinéma guerrier aussi : je songe qu’en ce moment même, ou très bientôt, la Russie et l’Ukraine produisent et produiront leurs propagandes… Et plus tard, peut-être, leurs pacifismes.

Mais revenons à ce À l’Ouest, rien de nouveau, troisième adaptation cinématographique du roman de Remarque, et toute première produite par des Allemands, en langue allemande. Son réalisateur, Edward Berger, n’a pas manqué de rappeler que les Allemands n’ont pas le même rapport à la guerre que les citoyens des autres nations : en 1945 ils ont intégré la honte et la haine de soi nationales, qui les ont sans doute rendus, tels des individus violents reconditionnés de force par quelque « méthode Ludovico » , incapables de se compromettre dans la catégorie du film de propagande, où la guerre est héroïsée et sexy. C’était bien à eux de réaliser cette nouvelle version du film pacifiste, comme un retour à la maison, ou un mythe fondateur de nouveau raconté. Mission accomplie, à merveille. À l’Ouest, rien de nouveau version 2022 est un tour de force toujours nécessaire et toujours dérisoire.

Deux réflexions subsidiaires :

– On peut toujours dire du mal de l’Union européenne, ouais, ouais, on peut en dire du mal puisqu’elle a bien des défauts et qu’elle fait parfois de la merde (exemple récent : elle se laisse facilement impressionner et corrompre par les pétrodollars qatariens). N’empêche que si elle est née, c’est suite aux deux suicides européens (1914-1918 : 17 millions de morts ; 1939-1945 : 20 millions de morts), et qu’elle tente depuis d’accomplir une mission pacifiste, elle tente d’empêcher l’Europe de se suicider en prenant de cours les nationalismes débilitants et les hécatombes (faut-il rappeler l’imparable slogan de François Mitterrand, Le nationalisme c’est la guerre ?). Merci à l’Union européenne, entité transnationale. Elle est aussi peu glamour qu’un film de guerre pacifiste face à un Top Gun ou un Avatar. On ne lui décernera pas d’Oscar. Mais la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne fait sens.

– On peut toujours dire du mal de Netflix, ouais, ouais, on peut en dire du mal puisqu’il a bien des défauts et qu’il fait parfois de la merde. N’empêche que c’est Netflix qui a donné (a rendu) à un Allemand, et en quelque sorte à l’Allemagne, pays où l’industrie cinématographique est en ruine, les moyens de réaliser ce film allemand et anti-nationaliste, utile peut-être au monde entier. Merci à Netflix, entité transnationale.


(1) – « – Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat… 
– Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir. »
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Bégaye Bégaye

20/11/2022 un commentaire

Parfois on loupe un film et on s’en mord les doigts, on se dit qu’on a loupé davantage, le coche, l’occasion, l’époque, l’entrée, on a tout loupé.

En 1993, étudiant, je n’avais plus de télé et pas encore d’ordinateur, et je ne loupais pas beaucoup de films en salles. Pourtant cette année-là, en voilà un qui m’a échappé : Jambon, jambon de Bigas Luna. Je m’en suis mordu les doigts puisque la rumeur entourant le film me laissait entendre que j’avais loupé davantage qu’un film, j’avais perdu l’occasion de toucher de mes propres yeux une certaine modernité, de découvrir que la fameuse movida espagnole ne se réduisait pas au seul Almodovar, d’approcher une libération sensuelle et esthétique, une forme d’émancipation, une audace pour notre temps.

Près de 30 ans passent, durant lesquels je repense à ce film de loin en loin, me disant qu’il serait bon tout de même de combler quelque jour cette lacune et de rattraper le temps perdu de l’émancipation espagnole.

Cette année, j’ai enfin l’occasion de voir Jambon, jambon. Je me précipite. Las ! Je vois un affligeant navet, vaudeville tape-à-l’œil, caricatural et idiot, tissé d’outrances qui ne sont pas des émancipations, oh non pas du tout, seulement des vulgarités, qui n’ont pas la vocation de libérer quoi que ce soit mais au contraire de renforcer le machisme premier degré (Jambon Jambon ? La femme est le jambon de l’homme ? Et ce serait moderne, ça ? Mais voyons donc ! En 1662 déjà dans l’École des femmes Molière ridiculisait les vieux barbons libidineux qui prétendaient que La femme est le potage de l’homme !). Si l’on ajoute au sexisme la consommation effrénée de barbaque, ce film est pénible à regarder en notre époque végan#metoo et son seul intérêt est fort mince : admirer, à leurs débuts, Penelope Cruz et Javier Bardem, qui sont jeunes et ravissants et annoncent, pour peu qu’on cède à une illusion rétrospective, une carrière époustouflante.

Parfois, un film qu’on tenait pour moderne était juste à la mode ; un film dont on croyait (surtout sans l’avoir vu) qu’il avait fait son époque, aura seulement fait son temps.

Il se fait que pendant la projection, je trompais l’ennui en pensant à tout à fait autre chose, puisqu’il est impossible de ne penser à rien. Je me suis mis, et pourquoi pas, à dresser mentalement la liste des films dont le titre est un mot purement et simplement redoublé. Les films baptisés selon un tel effet de style auraient-il la moindre chose en commun ? Pourrais-je établir des règles ? Quel est l’effet recherché d’un tel bégaiement ? Que réside dans la petite musique du clou enfoncé, la recherche ou l’élucidation ? La certitude ou le doute ? L’espoir ou le désespoir ? Une insistance, une obstination, un gâtisme, une obsession… ou bien au contraire une nuance entre le même et le presque identique, si l’on estime avec Héraclite qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même mot, que la seconde occurrence est prononcée d’une autre façon, voire que le redoublement même modifie sensiblement le sens ?

J’ai pensé à…

  • Cinéma, Cinémas, commençons par là, même si ce n’est pas un film à proprement parler, c’est seulement la meilleure chose qui soit arrivée au cinéma sans être un film : l’émission culte de Claude Ventura, Anne Andreu et Michel Boujut (1982-1991). Et si, maintenant que j’y pense, la répétition, décelée au cœur même du titre de cette indispensable série d’explorations, d’hommages et d’exégèses, était au fond l’essence même du cinéma ? Au cinéma, chaque image doit être répétée 24 fois par seconde (quoique légèrement différente) pour accomplir le miracle, au fil d’un ruban qui par analogie évoque un interminable couloir où un protagoniste-obturateur doit ouvrir et refermer chaque porte, une à une, le plus vite possible ?
  • Je t’aime je t’aime de Resnais (1968), film génial de science-fiction au sens dur, que j’ai évoqué dans un autre article, et dont le sujet et la forme même portent sur la répétition, sur ce que nous faisons à la répétition et ce que la répétition nous fait. Mais on pourrait chipoter, puisque le titre ne répète pas un mot mais toute une phrase.
  • Souvenirs, Souvenirs d’Ariel Zeitoun (1984). Film oublié, contrairement à l’inusable tube éponyme de Johnny. Ce titre double est quasiment entré dans le langage courant : on évoque le passé, puis on soupire Souvenirs souvenirs et on a tout dit sur l’ambivalence de la nostalgie.
  • America, America d’Elia Kazan (1963). Là, la répétition est pleine de sens, et même pleine de double sens, puisqu’on peut y lire à la fois l’obstination du migrant et la différence entre une Amérique rêvée et une Amérique réelle.
  • Melinda & Melinda de Woody Allen (2004). Deux fois pas la même chose : une seule histoire, une seule Melinda… mais comédie d’un côté, tragédie de l’autre.
  • Pétrole ! Pétrole ! de Christian Gion (1981). Infâme débilité franchouillarde que j’ai la faiblesse de conserver en tête en tant que précieux souvenir d’émancipation car, à l’âge de 12 ans, il s’agit du tout premier film que je suis allé voir tout seul au cinéma, après un voyage en bus tout seul vers le centre ville. J’avoue sans peur de l’opprobre que je l’avais trouvé génial (sic) et peut-être même génial génial (sic sic). Je ne me risquerais pas à le revoir (il y a des limites à la quête de sens dans la répétition), et il est possible que le bégaiement du titre ne soit ici que le symptôme et l’aveu d’un cruel manque de contenu et d’inspiration.
  • Mur murs d’Agnès Varda (1982). Merveille de documentaire poétique. Ici le titre est polysémique et calembouresque, la répétition n’est pas parfaite, un pluriel s’ajoute à la seconde occurrence comme pour dire, Héraclite encore, qu’on ne se prend pas deux fois le même mur… (Il est à noter que bien plus tard, l’ultime film de Varda prendra à nouveau pour titre une fausse répétition : Visages, Villages.)
  • Help ! Help !, incunable de Mack Sennett (1912).
  • New York, New York de Martin Scorsese (1977). Ne pas confondre New York city et New York state, certes. Mais la répétition en ritournelle assène autre chose : l’idée fixe, l’ambition, la ténacité, l’opiniâtreté de l’artiste en devenir.
  • Valparaiso, Valparaiso de Pascal Aubier (1971). Seul film de la présente liste que je n’ai pas vu. Ai-je loupé quelque chose ? Le coche, l’occasion ? Une époque, à tous les coups. Notons d’ailleurs que le cinéaste, suite peut-être à des scrupules de s’en tenir à un titre exclusivement redondant, l’affuble d’un sous-titre fleuve exagérément signifiant : « La très fabuleuse et très édifiante vie aventureuse du camarade Balthazar Lamarck-Caulaincourt, au pays des enfants de Blanche-Neige et de Che Guevara ».
  • Martha… Martha de Sandrine Veysset (2001). Ah, là, je crois lire un trajet entre le premier Martha, femme perdue, en suspens, tandis que le second est une femme retrouvée, rassemblée. Mais je surinterprète peut-être.
  • One + One de Jean-Luc Godard (1968). Ici, clairement (???) la répétition tend à suggérer que le tout est différent de la somme des parties. Ou pas. Mais dans ce cas, que penser de Une femme est une femme (1961) Ou de JLG/JLG (1995) ?
  • Bandits, bandits de Terry Gilliam (1981). Je ne sais pas à quoi sert la répétition, qui du reste n’existe pas dans le titre original, plus explicite, Time Bandits. Peut-être à signifier qu’on revit l’histoire pour la changer (en dérobant le magot) ?
  • Buddy Buddy de Billy Wilder (1981). Ici c’est le contraire : le titre original (= Copain Copain) se répète afin de sous-entendre qu’un copain n’est pas la même chose que son copain, mais l’effet est perdu dans le titre français, Victor la Gaffe (qu’en a pensé André Franquin ?).
  • Menteur menteur de Tom Shadyac (1997). Autant dans le titre original la répétition pouvait permettre à l’oreille d’envisager un jeu de mot, Liar liar = Lawyer liar (avocat menteur), autant en français tout ceci ne rime à rien. De toute façon il s’agit d’un Jim Carrey movie, où le film et son contenu n’ont pas grande importance, l’essentiel étant la prestation de l’acteur : le titre en rabâchage promet-il au spectateur une double dose de grimaces ?
  • Pouic-pouic de Jean Girault (1963). Heuuu… Il s’agit d’un Louis de Funès movie, c’est pour ça. Double dose, promis.
  • Boeing-Boeing de John Rich (1963). Heuuuuuuu… Il s’agit d’un Jerry Lewis movie, c’est pour ça.
  • Tora ! Tora ! Tora ! de Richard Fleischer, Kinji Fukasaku et Toshio Masuda (1970). Hors concours, trois au lieu de deux.

Je voulais en venir où, au fait, avec mes histoires de film qu’on loupe et bien plus tard qu’on finit par voir et dont on découvre qu’il s’est loupé tout seul ? Ah oui, c’est ça : l’histoire ne se répète pas, elle avance, et tant pis pour toi.

La machine à décerveler du père Ubu

27/10/2022 Aucun commentaire

Le formidable et palpitant film documentaire consacré à « l’agnotologie » et à la désinformation, La Fabrique de l’ignorance (Franck Cuveillier et Pascal Vasselin) a reçu le prix Parisciences 2021, et c’est justice.

Cette archéologie, non pas du savoir, mais du non-savoir stratégique, est une œuvre de salubrité publique. Les deux auteurs décortiquent comment, depuis les années 50, les grandes compagnies (tabac, amiante, carburants, pesticides, chimie, plastiques, agroalimentaire, nucléaire, numérique, etc.) ont privatisé la méthode du doute scientifique ainsi qu’ils ont privatisé tout le reste du bien commun, afin de retourner perversement la science contre elle-même, et de dynamiter la notion même de savoir. Sophisme : le scepticisme est une vertu scientifique, n’est-ce pas ? Alors les climatosceptiques sont les seuls vrais scientifiques. Les conclusions de leurs commissions d’experts appointés par ces compagnies (ou, pire encore, sincères) est, de façon récurrente, “On ne peut pas savoir” (si le tabac, l’amiante, les carburants, les pesticides, la chimie, les plastiques, l’agroalimentaire, le nucléaire, le numérique, etc… sont réellement dangereux).

Ainsi est réduit à néant tout ce qui pourrait entraver leur “bizness as usual” et leurs profits. Dans l’un des documents confidentiels ayant fuité (cf. la 26e minute du film), on lit cet aveu extravagant :

« Le doute est notre produit car c’est le meilleur moyen de concurrencer l’ensemble des faits présents dans l’esprit du public, c’est aussi le moyen d’établir une controverse. »

Le doute, principe qui enorgueillit et élève la pensée humaine au moins depuis Descartes, est ravalé à l’ignoble niveau de l’astuce marketing. La responsabilité morale de ces compagnies dans la confusion mentale généralisée à notre époque saturée de “faits alternatifs” , de mensonges décomplexés, de trumpisme et de poutinisme, est colossale et sera impossible à rembourser – tout comme les crimes contre le vivant lui-même.

Le documentaire n’est plus en ligne sur Arte (sauf en payant sur la boutique) mais on le trouve en deux clics sur Youtube.
Le paradoxe, ironiquement souligné par le cinéaste lui-même, est que son succès aura été, aussi, celui des complotistes qui ont massivement regardé le film… Mais il est parfois terriblement difficile de contredire les complotistes : comment appeler un cénacle de messieurs encravatés qui se réunissent dans une salle de conférence et élaborent une stratégie globale de décervelage, sinon “un complot” ?

Également sur Youtube : notre chanson Vos gueules (Leïla Badri, Norbert Pignol, Fabrice Vigne et Nicolas Coulon), d’une actualité sans date de péremption puisque les gueules ne se ferment pas, ferait une excellente bande originale pour ce film. « Tiens, une abeille est morte, tralalala… » :

Sur le même sujet que La fabrique de l’ignorance, et mettant en exergue cette hallucinante même citation (Notre produit, c’est le doute), on se réfèrera à ce déjà classique de 2010 réédité cette année aux éditions du Pommier, Les Marchands de doute de Naomi Oreskes et Erik M. Conway.

Chaque bon début

12/10/2022 Aucun commentaire

En 2014, dans un lycée technique grenoblois.
Je suis invité par l’enseignant atypique Antoine Gentil au sein de sa classe expérimentale, “Starter” – je connais Antoine depuis plusieurs années, il m’avait déjà invité dans sa précédente vie, dans son précédent lieu de travail : en prison.
Je cause avec ses élèves, ados grands décrocheurs, et tous raccrochés un par un, minutieusement, à la main, vers un métier. Paumés, retrouvés. Chantier en cours.
En guise de prétexte à l’échange, je leur présente le beau Double Tranchant que j’ai commis avec Jean-Pierre Blanpain (toujours disponible au catalogue du Fond du Tiroir), je raconte ce que couper signifie, ce qu’avoir un métier ou un savoir-faire signifie, puis par extension nous évoquons la portée symbolique de chaque geste professionnel.
La conversation s’engage. Je peux témoigner de ce que je fais quand j’écris. De ce que fait Jean-Pierre quand il dessine. Et eux ? Tu fais quoi, toi ? Tu te destines à être chauffagiste ? Ce n’est pas rien, apporter de la chaleur aux gens. Et toi ? Tu apportes à manger à des personnes âgées ? Tu nourris le monde, c’est énorme… Etc… Et ce que fait Antoine tous les jours ici, donc ? Son geste à lui ne serait-il pas le plus difficile et le plus vital ? J’y pense très fort mais nous ne l’aborderons pas.

Je ressors ragaillardi par ce que j’ai vu et entendu, épaté par Antoine, que je tiens ni plus ni moins pour un héros. Je ne sais pas si j’ai fait du bien à ces jeunes gens et à ces jeunes filles avec mes histoires de couteaux, mais eux m’en ont fait, avec leurs histoires de vies, cabossées et réinventées sous mes yeux.

En 2022 sort au cinéma Un bon début, film documentaire tourné pendant un an dans la classe d’Antoine. Ce qu’il fait est enfin abordé. Je lis la critique qu’en donne Le Monde, et j’opine : tout cela je le savais depuis 2014, y compris qu’Antoine est un héros, mais qu’est-ce que je suis content que ce soit dans le journal, que ce soit sur l’écran, que ce soit pour tout le monde et tout Le Monde.

« A Grenoble, au lycée professionnel Guynemer, existe depuis 2012 une classe de 3e unique en France, qui propose chaque année à une quinzaine d’adolescents en décrochage scolaire sévère de les arrimer à un projet de qualification professionnelle, par l’obtention d’un CAP, voire d’un bac pro. Baptisé « Starter », ce dispositif a été créé et coordonné par Antoine Gentil qui, c’est le moins qu’on puisse dire, entouré d’une poignée d’enseignants associés, paie de sa personne pour tirer vers le haut ces jeunes en difficulté. Agnès et Xabi Molia, elle documentariste, lui réalisateur et romancier, se sont installés en classe et ont suivi, un an durant, le processus mis en œuvre pour ce faire. (…)
Cette longue immersion – restituée par le choix du « Scope » et du plan-séquence – permet au film de saisir au plus près l’efficience et, pourquoi économiser ses mots, la réussite éclatante du projet. Elle consiste en un mélange bien dosé de partenariat actif avec les entreprises et de soutien intensif aux élèves, tant psychologique que pédagogique. C’est bien le moins, pensera-t-on, sauf que le film, c’est sa grande vertu, met en lumière ce qu’il faut de résolution, d’opiniâtreté, de patience et de bienveillance pour parvenir à ce minimum. C’est dire d’emblée que le véritable héros de ce film – dans la droite ligne de l’enseignant Georges Lopez dans le célébrissime Être et avoir (2002) de Nicolas Philibert – est Antoine Gentil, dont l’énergie, l’omniprésence, la combativité, la qualité d’écoute, l’exigence et l’intelligence pédagogiques enfin, magnétisent le cadre. » (Jacques Mandelbaum, Le Monde)

Clefs bleues

02/10/2022 Aucun commentaire

Vus la même semaine : Blonde (Andrew Dominik, 2022) qui semble le fils de Mulholland Drive, et Dementia (John Parker, 1955) qui semble le père de Mulholland Drive. En somme toute la généalogie du cinéma américain, du moins dans son versant malade minoritaire, et non dans son versant édulcorant majoritaire, tourne autour de ce trou noir. Mulholland Drive (David Lynch, 2001).

Et voilà que déboule sur mon écran une passionnante exégèse de Mulholland Drive par Pacôme Thiellement, qui est très exactement ce qu’elle devrait être : une exégèse d’Hollywood en personne. Car Mulholland Drive est le film ultime sur Hollywood, soit sur un sacré pan de notre inconscient collectif.

Si vous n’avez pas vu ce film, qui fait partie des très rares films que j’ai tout le temps envie de revoir y compris quand je viens de le revoir, alors laissez tomber, ne lisez pas un mot plus loin, vous vous spoïlerez pour des nèfles.

Si en revanche vous le connaissez et l’aimez autant que moi (ou même, allez… seulement à moitié autant que moi) alors précipitez-vous et découvrez quelques nouveaux aspects de ce film inépuisable.

En gros, selon la brillante analyse de Thiellement, les « deux clefs bleues », énigmatique MacGuffin de Mulholland Drive, sont tout bonnement les deux clefs qui permettent d’entrer dans TOUT le cinéma hollywoodien : d’une part les films de type « réussite personnelle » , d’autre part les films de type « vengeance personnelle » (jumeau maléfique du premier). Brillant.

Et si jamais on préfère le papier on peut lire le livre de Thiellement sur Twin Peaks, magistral aussi.

Archive au Fond du Tiroir : ici en 2018 je parlais d’autre chose mais je parlais de Mulholland Drive quand même.

Pellicules et bobines

01/10/2022 Aucun commentaire

Vu Les années super 8, film qu’Annie Ernaux a composé avec son fils à partir de leurs films familiaux en super 8 des années 70.

Ce montage d’archives familliales est passionnant et, pièce à part entière du puzzle de l’œuvre d’Ernaux, me fait en gros le même effet que ses livres : quand elle parle d’elle, elle parle toujours un peu de nous, et de moi.

Moi aussi quand j’étais petit je rêvais d’une caméra super 8 parce que je rêvais de m’approprier le cinéma qui était, pensais-je, la plus belle chose du monde (c’était avant que tout le monde prenne des vidéos avec son téléphone, c’était même avant le camescope). La caméra super 8, parmi toutes les choses qui incarnaient l’épanouissement consumériste des Trente Glorieuses, était l’une des plus désirables. Je n’en ai jamais possédé, je suis resté avec ce désir-là, jusqu’à ce que les caméras super 8 disparaissent de la circulation, voire un peu après.

Tout film super 8 documente un peu ce rêve-là, le rêve d’avoir le cinéma chez soi (le home cinema est un concept distinct), le rêve d’être le cinéma à la place du cinéma, en plus de documenter la vie très locale (la biographie du filmeur et des filmés) et très globale (l’époque en personne).

Et aujourd’hui, quand je regarde des photos ou des films intimes d’il y a 40 ou 50 ans, j’éprouve des sentiments complexes qu’Annie Ernaux cerne mieux que je ne saurais le faire.

Les morts qui nous restent

30/09/2022 Aucun commentaire

13 septembre 2022

Le même jour : Macron annonce la mise en place d’une convention citoyenne devant aboutir à la législation sur l’euthanasie assistée en France en 2023 ; Jean-Luc Godard meurt en ayant recours aux services, légaux en Suisse, du suicide assisté ; mon père (84 ans), alors que nous parlions de tout à fait autre chose, me rappelle qu’il est farouchement opposé à l’euthanasie (qu’il orthographie par provocation euthanazie – un point Godwin pour le daron !), et se met à m’interdire formellement de « l’assassiner » y compris le jour où, par sénilité ou faiblesse, il me demanderait de lui accorder la mort. Et vous, ça va, la santé ?

24 septembre 2022

Il paraît que The creator has a masterplan. Je n’y crois pas mais je crois aux plans des créateurs d’ici-bas et à la musique de Pharoah Sanders, disparu aujourd’hui.

29 septembre 2022

Ça n’en finit plus. La vie des deuils est la vie tout court. Deux disparitions me causent coup sur coup du chagrin ; deux hommes qui m’ont aidé à penser.

1) Michel Pinçon m’a aidé à penser les riches, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.
En outre, depuis que j’ai vu À demain mon amour, l’excellent et émouvant documentaire consacré à lui et à son épouse Monique Pinçon-Charlot, j’avais une pensée pour lui à chaque fois que je trinquais. Comme ce film montrait à la fois leur travail et leur intimité, lors d’une scène on voyait le couple de sociologues à table, ayant terminé d’éplucher la presse du jour et, simultanément, de prendre leur repas. L’un des deux dit à l’autre « Je te ressers du vin ? On peut bien boire un coup, je viens de vérifier, on n’apparaît pas encore dans la rubrique nécrologique« . Je trinque à sa mémoire puisqu’il ne peut plus le faire lui-même, aujourd’hui il apparaît dans la rubrique nécrologique.

2) Paul Veyne m’a aidé à penser la religion, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général.J’ai souvent convoqué ses livres, un en particulier, par exemple ici, dans l’un des articles les plus délicats que j’ai publiés au Fond du Tiroir. Rediffusion de 2019.

Pour écouter la parole de Paul Veyne, c’est ici.

18 octobre 2022

Jean Teulé est mort.
Je ne goûtais pas spécialement ses romans historiques-hystériques (veine qu’il a semble-t-il héritée de Cavanna – or ce pan est justement celui qui m’intéresse le moins dans la bibliographie de Cavanna).
En revanche, l’œuvre en bandes dessinées de Teulé, brève, à peu près circonscrite à la seule décennie 80, que je lisais dans Zéro puis (À suivre) m’a marqué au fer rouge. Sa façon de réinventer la narration en cases en se frottant à la photographie et au reportage ne doit pas être sous-estimée, et a grandement contribué à ce qu’on a appelé « la nouvelle BD » .
Parmi ses mini-documentaires inoubliables : celui sur les soeurs Papin (sa photo trafiquée des soeurs diaboliques flotte dans mes cauchemars comme leur portrait officiel), celui sur Jean-Claude et sa soucoupe volante, celui sur Zohra et son soutien-gorge, celui sur les apparitions du visage de Jésus dans les dégâts des eaux, celui sur la faune bizarre des festivals de BD (portrait hallucinant et cependant tendre de Happy Mike, geek nourri exclusivement aux viennoiseries industrielles… le type, que j’avais croisé comme tout le monde à Angoulême est mort depuis longtemps et pourtant je me souviens de lui grâce à Teulé)…
Merci aux éditions Fakir d’avoir réédité cette incomparable somme, Gens de France et d’ailleurs !
Cf. un dialogue entre Ruffin et Teulé, qui a précédé et, selon toute vraisemblance, encouragé ladite réédition.

Je sais, moi, pourquoi elle a été tuée

27/07/2022 Aucun commentaire

Vu La nuit du 12, le dernier film de Dominik Moll.

Ma première motivation pour y aller était je l’avoue un peu bêtasse : j’en étais curieux parce que le film a été tourné notamment à Grenoble, sous mon nez et même dans mon quartier, dans le commissariat de police en face de chez moi, boulevard Maréchal-Leclerc, je me souvenais très bien des jours de tournage qui bloquaient la rue l’an dernier.

Alors voilà, on y va, on a ce genre de réflexe idiot, on se sent concerné, on veut « vérifier » sur l’écran…

Mais pas de vérification qui tienne, le film est excellent, grenoblois ou pas ! J’en sors une nouvelle fois époustouflé, moi qui me gave de séries comme tout un chacun, par le pouvoir intact du cinéma, de créer des ambiguïtés, des profondeurs, des singularités, que le format sériel, malgré toutes ses vertus, néglige.

Une jeune fille tombe dans un guet-apens et elle est brûlée vive par un assassin qui l’asperge de pétrole et lui tend son briquet. Qui ? Pourquoi ?

Son film revêtant tous les atours du polar, le cinéaste est sacrément gonflé de le rendre aussi déceptif, frustrant : à la fin, on ne saura pas qui a fait le coup, on n’aura pas ce petit plaisir rassurant et agatha-christien de confondre identité du meurtrier et identité du mal… (est-ce un spoïl à part entière de prévenir que tout spoïl est impossible sur ce film ? Non, le carton en incipit dit la même chose.)

Pourtant, il suffit de réfléchir deux minutes pour comprendre que l’absence de solution n’a aucune importance. La vérité, le sens même de ce film, sont ailleurs que dans une banale élucidation façon eurêka, où un « coupable » désigné serait surtout un bouc émissaire bien pratique – parce qu’ils sont nombreux, ceux qui auraient pu faire le coup. La vérité du film, sa clef, est prononcée dans la scène du réfectoire où la meilleure copine de la pauvre fille brûlée vive, fond en larmes et dit au flic : « Et vous qui me demandez si elle a couché avec celui-ci ou un autre… Quel rapport ? Je sais, moi, pourquoi elle a été tuée. Vous voulez que je vous le dise ? Elle a été tuée parce que c’est une fille. » Et tout est dit. À un homme, quel qu’il soit, qu’il ait couché ou non, on ne fait pas ça. L’argument, donné du fond du chagrin, est magistral. La nuit du 12 plutôt qu’un film policier est un film féministe, genre cinématographique qui n’existe peut-être pas mais qui restera indispensable tant qu’on fera « cela » aux femmes, tant qu’on les traitera comme la moitié inférieure de l’humanité à qui « cela » est permis.

(Les femmes, on les brûle – cf. aussi cet archi court-métrage, 3 mn 30, Je brûle, dans la série H24.)

La bande de flics qu’on voit bosser attire certes notre respect (pas un boulot facile, moins qu’on puisse dire) mais elles est irritante aussi, ces gars manifestent un machisme ordinaire, banal, convenu, qui fait partie du problème et nuit à la solution. Dans le dernier quart du film apparaît un nouveau personnage, extrêmement bien écrit, du genre dont on souhaite de tout son coeur qu’il existe dans la vraie vie : une jeune femme qui intègre l’équipe de policiers 100% testostéronée… Et elle incarne, avec sang-froid, un sacré espoir. Plus les métiers seront féminisés, tous les métiers, y compris les métiers archi-masculins tels que les brigades de flics, moins ils seront cons.

Et puis alors, quels acteurs, et surtout, naturellement puisque c’est le sujet, quelles actrices ! Qu’est-ce que ça fait plaisir de voir Anouk Grinberg dans le rôle de cette juge qui a toujours une longueur d’intelligence sur les autres. Autre scène-clef qui condense le vrai sujet du film : le jeune flic, constatant que la vieille juge lui donne les moyens de son enquête, lui déclare en matière de plaisanterie Je crois que je suis en train de tomber amoureux de vous. Elle lève les yeux au ciel et répond Ne dites pas de bêtises. Nous comprenons qu’elle pourrait en dire bien plus long, mais qu’elle n’a pas besoin de le faire. Elle pourrait ajouter : Ne dites pas de bêtises, je suis déçue, moi qui croyais que vous étiez moins con que les autres, que vous n’aviez pas ce besoin et cette faiblesse qu’ont tous vos collègues, qu’ont tous les hommes, de passer chaque rapport homme-femme par un lien de séduction, de ne voir une femme que sous l’angle du désir ou alors pas du tout, qu’une femme on croit qu’on est train de tomber amoureux d’elle ou alors autant la brûler. Quelle femme, cette Anouk Grinberg ! Chaque fois qu’on la voit on se dit qu’on ne la voit pas assez.

Vivent les femmes, en général et en particulier !

Vive le cinéma dans les salles de cinéma, aussi.

[Suite à la publication de l’article ci-dessus sur la page Facebook du Fond du Tiroir, un événement inattendu s’est produit.]

Comme dit la chanson, « j’improvise sur le thème du vu-mètre affolé » (l’avez-vous ?).
Pardon ?
36 000 vues ???
J’écarquille les yeux et les frotte vigoureusement. Mon dernier texte ici, consacré au film La nuit du 12, ni pire ni meilleur que tous les posts écrits au pied levé en 15 ans de Fond du Tiroir, a « fait » 36 000 vues.
Alors que la visibilité moyenne de mes articles tourne plutôt autour de 36. Ce rapport de 1 à 1000 me flanque le tournis. 36 000 vues !!! Et 45 likes, 28 partages, 13 commentaires (certains pour s’indigner de mon supposé spoïl, d’accord, c’est la règle du jeu, plus on est lu plus on est malentendu)…
Bonjour messieurs-dames, vous êtes les bienvenus, entrez, asseyez-vous, mais d’où sortez-vous ?
J’essaye de comprendre… Je comprends.
Le premier à avoir relayé est l’auguste Gérard Picot, qui a beau faire valoir ses droits à la retraite de la Fête du livre de Villeurbanne, n’est pas la moitié d’un influenceur, grâce à sa page « Improbables Librairies, Improbables Bibliothèques », arme de visibilité massive, page pour qui 36 000 vues est le pain quotidien. Merci Gérard.
Bon, vous êtes toujours là ? Alors faisons un peu connaissance, voulez-vous. Mon nom est Fabrice Vigne. Comme disait François Truffaut, tous les Français ont deux métiers, le leur et critique de cinéma. Que fais-je dans la vie à part spoïler La Nuit du 12 ? Si je cause librement sur cette page de ce qui me meut et m’émeut, c’est d’abord parce que j’écris des livres. Gérard le sait, mais vous ? Mon dernier roman en date s’appelle Ainsi parlait Nanabozo, il est paru chez Magnier l’an passé et il est toujours en librairie. Ah et puis il y a aussi la Confine, dispo au Fond du Tiroir (https://fr.ulule.com/au-premier-jour-de-la-confine/), et puis la Lettre au Dr Haricot chez le Réalgar (https://lerealgar-editions.fr/…/lettre-ouverte-au…/…) et puis MusTraDem (https://www.facebook.com/mustradem) et puis des centaines de trucs vachement intéressants si vous êtes curieux.
Mais peut-être que vous n’étiez que de passage et que je parle de nouveau pour 36 personnes ? Retour à la normale, et Sic transit gloria mundi.

Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux

28/06/2022 Aucun commentaire

Il y a des écrivains qui sont des amis ; il y a des écrivains dont les livres m’époustouflent. Par bonheur, les deux catégories se croisent à l’occasion, comme aujourd’hui. Mon vieux pote Fred Paronuzzi vient de publier l’excellent et nécessaire De sel et de sang (ed. Les Arènes BD), dessins de Vincent Djinda.

L’histoire, vraie et peu connue, est celle d’une émeute ouvrière dans les marais salants d’Aigues-Mortes en 1893. Pendant que les exploitants bourgeois et proto-capitalistes de la Compagnie des Salins du Midi renforçaient les rendements et recalculaient leurs taux d’intérêt, les ouvriers, se trompant de colère, se tuèrent entre eux, trimards français contre saisonniers italiens. Selon les derniers calculs des historiens, dix morts (à l’époque on gonfla le chiffre jusqu’à 150) et des dizaines de blessés. Les victimes sont à déplorer uniquement du côté des ritals parce que, merde, on est chez nous les gars, on ne va pas se laisser envahir par ces étrangers qui viennent jusque dans nos bras égorger etc. L’affaire sera étouffée et oubliée.

La narration de monsieur Paronuzzi, impeccable, décortique la sordide et intemporelle logique de l’explosion de violence, du lynchage aveugle, et l’accumulation des ingrédients qui mis bout à bout conduiront à la libération des pulsions : la misère, l’exploitation, les provocations, les injures, l’épuisement, la frustration, la libido refoulée et le défoulement viril, la jalousie, l’orgueil, le besoin de bouc émissaire, la haine, le racisme, le nationalisme décérébré, le premier coup de poing, le premier couteau, les autres armes… Et la canicule : comme dans l’Étranger de Camus, on tue à cause du soleil.

Quelques essais existent sur le sujet, et même des romans. Le choix fait ici de la forme bande-dessinée, c’est notamment dans le traitement des couleurs qu’il est diablement pertinent. Les planches sont peu éclatantes, presque sépia et monochromes, mais il faut prendre du recul pour comprendre le mouvement interne de la couleur à travers le livre, entre la première et la dernière page. Tout démarre par le sel, par une page blanche, pure et immaculée, aveuglante, puis au fil des scènes et des heures les images se voilent d’une teinte de plus en plus crépusculaire, de plus en plus rouge : le livre s’appelle De sel et de sang mais graphiquement il raconte le passage, implacable comme un coup du destin, Du sel au sang.

Coïncidence et juxtaposition des émotions : je lis ce livre deux jours après avoir vu le West Side Story de Steven Spielberg. Quel rapport, sinon celui que j’établis au sein de mon agenda intime ? J’avais laissé filer en salle ce film en 2021, dénué de la moindre curiosité car il m’arrive de camper sur mes préjugés : à quoi bon un remake de chef d’oeuvre, hein ? Je viens de le rattraper en DVD et de me trouver rétrospectivement bien con tant il aurait été dommage de passer à côté. West Side Story est un opéra, et tous les opéras ont droit à de nouvelles mises en scène afin de demeurer vivants, aussi longtemps que l’histoire reste bonne. Or la mise en scène de Spielberg est brillante (America est un morceau de bravoure) et l’histoire est à jamais super-bonne puisqu’elle provient de Shakespeare.

Par une illusion d’optique dont je suis la dupe consentante, De sel et de sang et West Side Story racontent la même histoire. Les trimards des marais salants contre les immigrés ritals, ce sont aussi les Jets (immigrés polonais) contre les Sharks (immigrés portoricains). Deux gangs de prolos s’affrontent, deux coalitions de damnés de la terre qui ont tout en commun sauf leur accent. Et c’est reparti pour deux tours, deux jetons dans la machine infernale, 1893 comme 1961. Provocations, injures, misère, exploitation, épuisement, frustration, libido refoulée et défoulement viril (les hommes se tuent et les femmes pleurent), jalousie, orgueil, besoin de bouc émissaire, haine, racisme, nationalisme décérébré, poing, couteau, libération des pulsions et canicule. Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux, il faudra bien la raconter, cette absurde tragédie.

Théologiciel

23/06/2022 Aucun commentaire

Le cinéma d’Eugène Green me passionne (cf. ici pour mon apologie plus globale des cinéastes mystiques). Comme ses films n’apparaissent en salle que fugitivement (dans le meilleur des cas), je les rattrape systématiquement en dévédé.

Vu hier Atarrabi & Mikelats, son dernier. Présenté comme Un mythe basque, il narre les aventures de deux frères jumeaux, nés des amours d’un humain et de la déesse-mère Mira, incarnation de la Nature, divinité primordiale de la mythologie basque. Mira confie ses deux fils au Diable, qui saura les préparer à vivre dans le monde. L’un des deux va bien tourner, l’autre mal…

J’avoue, pour la première fois devant un film d’Eugène Green, une petite déception. Le film n’est pas désagréable à regarder puisque les images dépouillées de Green sont toujours profondément originales et habitées, ses figures de style sont bien présentes, notamment géométriques, avec son obsession de la symétrie classique dans les portraits… Quelques plans sont très beaux, comme le cortège funèbre final qui, pour le coup, n’est pas symétrique mais diagonal… Et puis certes entendre un film parler basque est d’un exotisme gouleyant… mais qui neutralise totalement l’effet habituel de la diction froide et distanciée chez Eugène Green (post-bressonnien, disons) puisqu’on n’a pas de point de comparaison avec le parler basque normal.

Quant à ce que ça raconte… Autant j’avais goûté ce même mythe mis en abîme et interprété sur scène par des jeunes gens dans son documentaire de 2017 Faire la parole, autant ici l’exercice de style est longuet (deux heures), et surtout archi premier degré.

Green se dit fasciné par la culture basque, réputée pure face à notre siècle idiot… mais il y a malversation : s’il s’est entiché de ce mythe « traditionnel » c’est uniquement parce que celui-ci a été soigneusement récupéré et nettoyé par l’église (il avoue qu’il le connaît par une version recueillie par un prêtre !), car ce que Green chérit au fond ce n’est pas la culture basque mais bien la culture chrétienne. Cette culture qui en deux mille ans a zigouillé les particularismes locaux aussi radicalement que le jacobinisme en deux cents ans, et a liquidé les divinités traditionnelles, surtout les féminines, au profit du grand principe abstrait et patriarcal de Dieu-le-père (Mari devient ici un personnage tout à fait secondaire). Or pour ma part j’ai toujours trouvé le merveilleux chrétien, quoique non dénué de charme (je me suis régalé autrefois de la Légende Dorée de Jacques de Voragine) assez simplet et dichotomique (le bien/le mal), comparé à la liberté et l’ambiguïté de l’imaginaire dit païen. Le merveilleux chrétien a pour systématiques deus in machina (littéralement…) la providence et la grâce, deux thèmes majeurs chez Green.

Les quelques traits d’humour du film (question au diable : « Vous êtes cultivé ? » réponse : « Oui, j’ai étudié chez les jésuites » – cette pique s’explique par la position d’Eugène Green au sein de l’ancestrale rivalité entre jésuites et jansénistes, qui électrise moins les foules que celle entre Apple et Microsoft) ne cachent pas longtemps le prêchi-prêcha catho archi-rigoriste, manichéen et neuneu : les condamnations balourdes du rap, du sexe, du corps, de la fête, rejetés du côté du diable sont des jugements moraux de vieux con, tandis qu’à la fin le spectateur subit une VRAIE messe du côté des bonnes gens paysannes qui souffrent en attendant le salut, premier degré toujours.

Toutefois, j’ai saisi au vol une réplique qui m’a passionné. Quand le diable éduque ses élèves pour les faire tomber du côté obscur de la force (le plus puissant, bien sûr) il leur explique que dans leurs prières ils doivent refouler le Un (c’est-à-dire l’unicité de Dieu) et invoquer le contraire.
– Mais quel est donc le contraire, maître ?
– Regarde dans ton âme et tu le trouveras : le contraire du Un est le néant.

En somme, nous raisonnons ici soit en Un soit en Zéro. Or, je lis ces jours-ci le fabuleux petit livre de Yann Diener (le psy de Charlie Hebdo), LQI, qui décortique comment l’informatique a infusé non seulement notre vie quotidienne mais notre langage et notre pensée, notre rapport au monde. Nous pensons en machines, en binaire, Ø ou 1, oui ou non, stop ou encore, rouge ou blanc, Dieu ou le Diable. Paradoxalement, de ce point de vue Eugène Green qui vomit la société contemporaine (diabolique) la touche du doigt. Reprenons : Jésuites vs. Jansénistes ? Apple vs. Microsoft. Et la théologie est un logiciel. (1)

(Je préfère l’interprétation d’Erri de Luca : le Contraire de un, ce n’est pas zéro, c’est deux.)

Quant à moi, je reste fidèle à mes marottes puisque je pense encore et toujours à Lost, pour le coup une admirable et inépuisable mythologie païenne, universelle et cependant syncrétique : en un clin d’œil j’ai reconnu dans Atarrabi & Mikelats une autre histoire. L’histoire des deux jumeaux, nés d’une déesse primordiale et d’un père inconnu, élevés ensemble par une autre personne que leur mère, puis empruntant des chemins différents, l’un attiré par la lumière et l’autre par le feu, immortels mais qui pourtant se battront jusqu’à la mort de l’un des deux, et interagissant avec les humains pour le meilleur et pour le pire, l’un cherchant leur manipulation et l’autre leur émancipation… Cette histoire est celle de Jacob et l’Homme en noir, les deux antagonistes de Lost.


(1) – Le livre de Diener fourmille de pistes quant aux liens historiques entre informatique et théologie.
On apprend que l’inventeur de l’idée même d’ordinateur, Alan Turing (1912-1954), était puni à l’école parce que durant les cours obligatoires de catéchisme, il faisait en cachette des exercices d’algèbre (anecdote qui aurait fait les délices de Thomas, le narrateur de mon Nanabozo) ; inversement, le grand-père paternel de Turing avait débuté de brillantes études informatiques au Trinity College, mais il a tout arrêté pour recevoir l’ordination (sic), et devenir prêtre.
L’inventeur du mot français ordinateur est le philologue Jacques Perret, qui adresse une lettre à IBM le 16 avril 1955 (l’année suivant la mort de Turing et deux ans avant l’invention du mot allemand informatik adopté en français en 1962) :

Cher monsieur, Que diriez-vous d’ordinateur ? C’est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde. Un mot de ce genre a l’avantage de donner aisément un verbe ordiner, un nom d’action ordination. L’inconvénient est que ordination désigne une cérémonie religieuse ; mais les deux champs de signification (religion et comptabilité) sont si éloignés et la cérémonie d’ordination connue, je crois, de si peu de personnes que l’inconvénient est peut-être mineur. D’ailleurs votre machine serait ordinateur (et non ordination) et ce mot est tout à fait sorti de l’usage théologique. [NDFDT : le terme est attesté dès 1491 : Jhesuscrist estoit le nouvel instituteur et ordinateur d’icelluy baptesme] En relisant les brochures que vous m’avez données, je vois que plusieurs de vos appareils sont désignés par des noms d’agent féminins (trieuse, tabulatrice). Ordinatrice serait parfaitement possible et aurait même l’avantage de séparer plus encore votre machine du vocabulaire de la théologie. (…) Il me semble que je pencherais pour ordinatrice électronique.

Dingue, non ? Selon la préconisation initiale, nous aurions dû utiliser nos ordinatrices personnelles… mais, exactement comme le christianisme a balayé les déesses, le féminin a été évincé de cette future technologie favorite des geeks.