Entre un grand mystère qui commence et gna gna gna gna gna
Généralement, le matin, je me réveille avec un air dans la tête. Une chanson populaire me revient, toute armée paroles et musique, celle-ci plutôt que mille autres pour des raisons si impénétrables que je préfère penser que le choix de la ritournelle du jour est aléatoire. Je ne m’amuse pas à la prendre pour un oracle, cette chanson ne signifie rien de plus qu’elle-même, l’entonner est juste un signe de bonne santé, comme une érection matinale. Et je fredonne cet air et je le sifflote jusque sous la douche, jusque dans mon bol, jusque sur les trottoirs, jusque dans le bus, jusqu’au soir dans les cas les plus graves.
Sans surprise, les airs en question surgis en demi-conscience des spires de mon hippocampe juke-box proviennent des répertoires que j’ai le plus écoutés au fil de mon existence, ça peut être des Beatles, de Brassens, d’Higelin, de Chet Baker, de Zappa, d’Ella, ou de Bill Deraime. Plus rarement, sans doute par souci de variété au sens Maritie-et-Gilbert-Carpentier du terme, le tube du matin peut être une bizarrerie comme Moi je mange mes godasses des Silver d’Argent, Allons-y chochotte d’Erik Satie, Dimanche des Limiñanas, J’peux point vous l’dire de Ray Ventura, I fink U Freeky de Die Antwoord, Pièce de viande des Trois Accords, I feel pretty de Bernstein ou l’Internationale.
Mais là ! Là ! Là pendant une semaine, je dis bien UNE SEMAINE, sept jours, je les ai comptés en pleurant, qu’ai-je fredonné au réveil puis pendant de trop longues heures durant la journée ? J’ai fredonné Quelque chose dans mon cœur, scie fatale, insondable niaiserie calibrée en usine pour canaliser les hormones des ados des années 80, susurrée par Elsa, 14 ans au moment des faits mais ce n’est pas une excuse.
Mais pourquoi, juste ciel, pourquoi ? Une chanson que je n’avais pas entendue depuis 30 ans, dont je me moquais à l’époque et à laquelle je n’avais plus accordé la moindre pensée depuis parce que tout de même la vie est courte ?
C’est la faute de Fabcaro. J’ai lu il y a peu son bouquin Like a steak machine où chaque souvenir de sa jeunesse est accompagné en guise de bande-son imprimée d’une chanson contemporaine. Or il cite au détour d’une page Quelque chose dans mon cœur. Et moi, comme un con : Attends oui ça me dit quelque chose c’était qui déjà cette Elsa c’était quoi cette chanson comment ça faisait ?, vite je vais me la réécouter sur Youtube.
J’ai cliqué, et à compter de cet instant, j’étais foutu. J’en ai pris pour une semaine, malheur à moi. J’espère que vous êtes tombés dans mon piège, que vous avez pensé Attends oui ça me dit quelque chose, que vous venez de cliquer sur le lien et que cette diabolique chanson vous est rentrée dans l’oreille pour touiller le fond de votre hippocampe pour faire remonter la pulpe, vous n’avez pas fini de fredonner, ça peut vous durer sept jours comme une bonne crève, ah ah ah je suis bien vengé.
Cependant, trêve de rire démoniaque. Maintenant que la malédiction m’est passée (ce matin je fredonnais sous la douche Il n’aurait fallu de Léo Ferré et c’est un peu plus chic et présentable), je réfléchis à la force de cette terrible chansonnette. Une semaine. Pour déployer un pouvoir pareil, il faut bien que la chanson ait en elle une vérité intrinsèque qu’on ferait bien de ne pas balayer d’un revers de sarcasme. Alors je relis les paroles.
Quelque chose dans mon cœur
Me parle de ma vie
Entre un grand mystère qui commence
Et l’enfance qui finit
Quelque chose dans mon cœur
Fait craquer ma vie
Une drôle d’envie, une impatience
Et la peur que j’oublie qui je suis
C’est pas du Jacques Brel. C’est pas du Brigitte Fontaine. C’est même pas du René Char (dont la poésie est si peu musicale). Mais n’empêche que ça parle. Ça dit quelque chose de l’adolescence, avec des mots simples et pas fiers. Ce n’est pas ridicule. Alors je repense à un film que j’ai adoré l’an dernier, Guy d’Alex Lutz, faux documentaire sur un chanteur populaire déclinant, qui survit sur ses lauriers après 40 ans consacrés à crooner l’amour-toujours. À un moment du film Guy s’emporte contre son interlocuteur qui le filme en le méprisant et, excédé, prononce face caméra cet avertissement, cette phrase-clef, qui résumerait à merveille toute l’histoire mais hélas ferait mauvais effet en tant que pitch : « Ne me prends pas pour un con » .
Ne prenons pas pour une conne la chanson populaire.
Pas tout à fait d’accord, Président de mon cœur. Il est bien légitime qu’écrivain avant tout, tu chantes la primauté du texte sur la musique. Or une chanson, pardonne la tautologie, ne vaut rien si elle n’est chantée, quels que soient la qualité du texte, le message, le degré de vacuité etc. C’est avant tout la mélodie, le mode, le balancement, la prosodie, le rythme et bien sûr l’harmonie qui font d’une chanson cette madeleine qui tire la larme à l’oeil des uns pendant qu’elle fait mûgir les autres d’indignation. Aragon a écrit des poèmes, Ferrat en a fait des chansons en maniant les ciseaux et la colle…mais surtout y collant d’inoubliables mélodies – et, hélas, d’horribles arrangements. Mais quand on relit les textes d’Aragon, on n’a pas envie de les chanter. Et franchement, est-ce que vu comme ça, « Pars / Surtout ne te retourne pas / Pars / Fais ce que tu dois faire sans moi », ça casse autant de briques que ça ??
Par ailleurs, si Godard ne voyait pas l’intérêt de parler cinéma avec quelqu’un qui n’aime pas les mêmes films que vous, je suis, quant à moi, dubitatif d’arriver à partager quoi que ce soit avec quelqu’un qui n’a pas arpenté les routes en juillet 83 avec « Moonlight shadow » en boucle dans les oreilles. Ou qui pense encore qu’on ne peut ni traduire ni chanter un texte américain en français, après avoir entendu « Hey Joe » version Bashung (c’est dans le live de 1985, non non, ne me remerciez pas, vous ne vous en remettrez pas. Si ? Rien à espérer, c’est bien ce que je disais. Comment ça, vous n’êtes pas moi ??). C’est dire si je me demande comment une chanson n’a pas encore déclenché une guerre mondiale. Mais ça s’est peut-être déjà produit ?? Les dessous de l’histoire sont riches de surprises…Donc je suis désolé, mais si je veux que ce texte archi-débile d’Elsa me raconte quelque chose, il me faut l’histoire en musique avec l’emballage, sinon, aucune chance !
Autre exemple : après 50 ans à entendre bourdonner au-dessus de ma tête des mélodies qui ne me lâchent plus, je me préoccupe seulement aujourd’hui, grâce à toi, de ce que peut bien raconter le texte de « The riddle » (Nik Kershaw, 1984). Bon, selon Google, le refrain parle d’un type qui tourne en rond dans un trou sur l’Ile d’Aran (enfin, c’est ce que j’ai compris), je vous passe les détails mais qui jamais ne se battra pour toi. Bref, un délire sous acide, y a vraiment pire (le clip cite pêle-mêle Lewis Carroll, Cocteau, Duchamp, le bric-à-brac surréaliste de base). Ça ressemblerait presque à de la poésie.
« Near a tree by a river
There’s a hole in the ground
Where an old man of Aran
Goes around and around
And his mind is a beacon
In the veil of the night
For a strange kind of fashion
There’s a wrong and a right
But he’ll never, never fight over you »
Eh bien, je t’avoue que quand bien même ça parlerait de zombies nazis cocaïnomanes, pédophiles et lecteurs d’Heidegger, je n’en aurais pas moins eu un très vif plaisir à jouer ça la semaine dernière en duo avec Marc Athlan, excellent guitariste rencontré à Annemasse. Purement régressif mais qu’est-ce que c’est bon ! La musique des mots, c’est d’abord de la musique…(D’aucuns pensent que la chanson c’est quand ça devient de la musique que ça rate son coup, mais ils ne sont pas de mes amis). Il y a même là-dedans une petite modulation au demi-ton supérieur après passage par la sixte mineure inférieure (!) bien vacharde tant qu’on ne s’est pas penché dessus, ces petits machins qui font toute la valeur d’un arrangement qui résiste.
Quant à la chanson populaire…je connais point ces bêtes-là, moi. Le célèbre neurologue Oliver Sacks, seul une jambe cassée au sommet d’une montagne du Tyrol, ne dut son salut qu’à une traction prolongée sur les coudes, bien en rythme sur l’air des « Bateliers de la Volga », et hardi petit jusqu’en bas. Aurait-il survécu en se chantant « Pli selon pli » de Boulez ? Je pose la question ! La seule chanson qui vaille, pour moi, c’est celle qui t’aide à survivre et celle qui t’use les nerfs. C’est la même.
M’étant réveillé d’inombrables nuits, torturé à heure fixe par certaines chansons de ma discographie passée et future, je sais de quoi je parle. Et partageant mes nuits avec l’auteure / compositeure de certaines de ces chansons, je témoigne (et ça me consolerait presque) que pour elle, c’est pire. C’est le grand paradoxe de la chanson : vous la partagez avec des millions de gens, mais face à celle qui ne parle qu’à vous, vous êtes toujours seul.
Oui oui mais pardon tu me prêtes des intentions.
Je ne chante (sic) pas tant que ça la primauté du texte sur la musique : tu auras remarqué que dans mon article j’écris « Il n’aurait fallu de Léo Ferré », et non « Il n’aurait fallu d’Aragon », c’est dire si je n’ignore pas qu’une chanson, c’est de la musique (et une interprétation).
Le test auquel tu soumets « Pars » d’Higelin (en l’occurrence, ce n’est pas un blind test, plutôt un deaf test) serait cruel pour d’innombrables autres chansons, et par souci de contre-expérience je viens de le faire subir à ce « Il n’aurait fallu ». Je n’y ai lu qu’une ritournelle scolaire où les pentasyllabes sont appliqués, ordonnés, téléphonés et bien sages. Puis je réécoute la version de Ferré… Et vlan, je pleure une fois encore.
Et puis, si je croyais que les textes, les miens compris, étaient complets et autosuffisants sur le papier, si je disais comme Victor Hugo « Défense de déposer de la musique le long de mes vers » (alors que pourtant, hein, « Je ne songeais pas à Rose » par Julos Beaucarne…), je ne consacrerais pas autant d’énergie ni n’éprouverais autant de jubilation sur une scène.