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En attendant le platane

23/06/2024 Aucun commentaire

I

Vu ce soir Vincent doit mourir de Stéphan Castang, avec Vimala Pons qui est ma préférée actrice, et Karim Leklou qui pourrait être mon préféré acteur si j’avais ce genre de chose, un préféré acteur.
Film génial !
Film très onirique c’est-à-dire parfaitement évident tout en étant parfaitement mystérieux.
Film « Kafkaïen » dans le sens où Kafka éclatait de rire tout seul en lisant à haute voix ses fables terrifiantes.
Film paranoïaque de haute volée, qui dit la vérité par la trouille, tel Le Locataire de Polanski, Les Chiens de paille de Peckinpah, Bug de Friedkin, ou à peu près tout John Carpenter.
Mais surtout film archi-contemporain : il donne à sentir ce monde incompréhensible où il vaut mieux rester confiné, ce monde où il faut éviter à tout prix le contact visuel pour ne pas courir le risque de l’agression, ce monde où l’on ne supporte plus son prochain, ce monde où la méfiance est le dernier mot des rapports sociaux individualistes et libéraux, ce monde où la violence mortelle de tous contre tous peut éclater à tout instant, c’est bien notre monde, il n’y en a pas d’autre.
Film éminemment politique, en somme.

II

Vu aussi le saisissant reportage sur Arte, La jeunesse n’emmerde plus le Front national, qui permet d’accompagner un groupe de jeunes militants du RN, de 17 à 25 ans, jusqu’à un meeting de leur rock star Jordan Bardella. Les laisser parler, tâcher de comprendre ce qui se passe, de comprendre leurs raisons, puisqu’il faut leur laisser ce crédit, ils ont leurs raisons, ils sont rationnels.
On écoute ces jeunes gens et ce qui est affolant c’est que sur bien des points on ne peut pas leur donner tort. « Personne ne fait rien pour nous, on veut reprendre en main notre destin » , « On est délaissés par la classe politique qui est déconnectée » , etc… comment ne pas contresigner. Les jeunes se ruent sur le RN tout simplement parce que personne d’autre dans la classe politique ne s’adresse à eux ! Ce n’est pas en trois semaines qu’on pourrait redresser ça, mais en une génération, 20 ans au moins…
Voilà : c’est désespérant, c’est flippant, c’est révoltant, mais « c’est normal » comme le disaient Brigitte Fontaine et Areski.
Que faire ?

III

Ces jours-ci je remâche une puissante image employée par l’écrivain Terry Pratchett (1948-2015) durant une interview, pour décrire son état d’esprit depuis qu’il se savait condamné.
Pratchett est mort huit ans après après avoir appris que la maladie d’Alzheimer l’habitait. Il a vécu huit ans à se savoir foutu, huit ans à se sentir partir jour après jour, huit ans de délabrement inexorable, huit ans de sursis ou bien de supplice très atroce, selon le point de vue.
Il dit ceci (je cite de mémoire, je trahis sans doute) :

C’est comme être coincé dans l’habitacle d’une voiture pendant un accident mortel, mais un accident prodigieusement lent. Des années passent entre le moment où l’on voit le platane dans le virage, et celui où le platane nous broie dans le métal, des années à le voir se précipiter chaque seconde vers nous sans pouvoir faire le moindre geste pour l’éviter.

Outre que cette image est difficilement surpassable pour exprimer le sentiment tragique en général, elle me hante aujourd’hui en raison d’un platane très précis, très concret, que nous voyons tous dans le virage. Nous n’avons pas huit ans mais à peine trois semaines avant de nous le prendre dans la gueule.
Que faire pendant ces trois semaines ? Rien, comme si on avait Alzheimer
Certains tentent des choses tout de même, bougent encore dans l’habitacle, envoient des signes, et je salue leurs initiatives.
Je salue ici l’initiative du poète Yves Béal. Chagriné que son petit village (Saint-Didier-de-Bizonnes, 318 âmes) ait voté, comme la France, massivement pour le RN, Yves a décidé d’écrire à chacun de ses 317 concitoyens. Il a glissé dans chaque boîte aux lettres du village :
– non seulement un poème (hélas les poètes ne sont pas les derniers à douter de l’efficacité didactique de leur poème) ;
– non seulement un rappel historique sur le passé de ce parti qui roule des mécaniques, et dont il est faux de dire qu’il n’a jamais été au pouvoir puisque les fondateurs du FN étaient très proches des cercles de pouvoir entre 1940 et 1944 (hélas ce simple bon sens n’est plus de mise à l’heure où le platane « dédiabolisé » et cachant ses racines est si proche que l’on peut voir le grain de son écorce) ;
– mais aussi, et peut-être surtout, un topo sur l’activité législative récente du RN que je reproduis ci-dessous :

Le RN prétend défendre le peuple, les gens de peu, les pauvres, les déclassés, les exploités, les galériens. Or leurs positions dans l’hémicycle prouvent qu’ils ont systématiquement voté CONTRE les dominés, et en faveur des dominants. Tandis que les vieilles positions de principe humanistes, genre « le racisme c’est mal » n’atteignent désormais plus leur cible, c’est cet argument-là, « au portefeuille » qui pourrait avoir in extremis les meilleures chances de toucher sa cible : ô vous les misérables, qui avez été abandonnés (c’est un fait) par la classe politique depuis des décennies, croyez-vous vraiment que votre vie va sensiblement s’améliorer lorsque ce parti-là sera aux affaires ? Ben, non. Vous êtes en train de vous faire arnaquer. Vous imaginez mettre un coup de pied dans la fourmilière « politicienne » à bonnes paroles et belle cravate mais vous en êtes la dupe pure et simple.