La suite en avant
On efface tout, on recommence, rien dans les pains, rien dans les moches. La situation de mon prétendu prochain livre s’est à nouveau contredite depuis le précédent post : à l’issue d’un trimestre de tergiversations, le Rouergue a fini par refuser poliment mon petit manuscrit intitulé Lonesome George. Les relations entre les deux parties sont restées cordiales, il n’y a simplement pas eu moyen de s’entendre. Ils ne pouvaient me publier en l’état sans dépareiller leur collection, je ne pouvais me plier à leurs exigences de modification sans dénaturer mon intention initiale, tout ça pour 36000 malheureux signes (espaces compris), trois fois rien sans doute, oui mais ce sont mes 36000 signes à moi. Ils restent à moi. Rien qu’à moi. Je suis bien avancé. Retour à la case Fond du tiroir.
Je gamberge sur ce rendez-vous laborieusement manqué, je ne dors pas, je divague, je rumine pour et contre, cette fin de non-recevoir s’ajoute aux déconvenues de Double tranchant, c’était bien le moment, je me demande si je suis encore, littérairement et/ou psychologiquement capable de publier chez un autre éditeur que le Fond du tiroir, je me figure irrémédiablement hors jeu, hors cadre, hors réseaux et hors paysage, hors logiques éditoriales, hors tout, I’m a poor lonesome je-ne-sais-quoi and a long-long way from je-ne-sais-où. Dans le même temps, je suis en train de lire la fort intéressante Sagesse de la conteuse écrite par Muriel Bloch (je dois prochainement l’interviouver en public). Forcément, elle y raconte un grand nombre d’histoires, dont celle-ci, qui sonne comme un avertissement :
[Je me promis] de ne jamais ressembler au conteur solitaire de la ville de Prague qui, selon la légende, racontait sans public. À l’enfant qui lui faisait remarquer qu’il parlait tout seul, l’homme répondit : « Autrefois je racontais pour changer le monde, aujourd’hui je raconte pour que le monde ne me change pas ».
Est-ce moi ce conteur autiste confit dans ses histoires pour personne, ce dérisoire graphomane gaga sur une place de village déserte ? Non, je ne crois pas, puisque je reste convaincu que le geste esthétique n’existe pas sans un récipiendaire, fût-il unique, je l’ai déjà dit. Mais alors quoi ?
Alors, je me retrouve avec sur l’établi deux livres qu’il faudrait simultanément éditer au Fond du tiroir mais l’argent manque parce que personne n’a acheté les précédents. La raison exigerait que je me lève, que je fasse craquer mes articulations, et que je quitte dignement la place de Prague, deux histoires encore dans la gorge. Ce petit Lonesome George est soit urgent soit nul, il faudrait le faire tout de suite (genre : souscription mai, sortie juin), ou jamais. Les deux hypothèses ont des charmes.
En attendant, lisons ce que dit Flaubert des éditeurs dans sa correspondance, ça nous distraira :
La manie qu’ils ont de corriger les manuscrits qu’on leur apporte finit par donner à toutes les oeuvres, quelles qu’elles soient, la même absence d’originalité. S’il se publie cinq romans par an dans un journal, comme ces cinq livres sont corrigés par un seul homme ou par un comité ayant le même esprit, il en résulte cinq livres pareils. Voir comme exemple le style de la Revue des Deux Mondes.
Tourgueneff m’a dit dernièrement que Buloz lui avait retranché quelque chose dans sa dernière nouvelle. Par cela seul, Tourgueneff a déchu dans mon estime. Il aurait dû jeter son manuscrit au nez de Buloz, avec une paire de gifles en sus et un crachat comme dessert. Mme Sand aussi se laisse conseiller et rogner ; j’ai vu Chilly lui ouvrir des horizons esthétiques et elle s’y précipitait. Nom de Dieu ! Il en était de même pour Théo[phile Gautier], au Moniteur, du temps de Turgan ! etc. Eh bien ! De la part de pareils génies, je trouve que cette condescendance touche à l’improbité. Car, du moment que vous offrez une oeuvre, si vous n’êtes pas un coquin, c’est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Une individualité ne se substitue pas à une autre. Il est certain que Chateaubriand aurait gâté un manuscrit de Voltaire et que Mérimée n’aurait pu corriger Balzac. Un livre est un organisme. Or, toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers le dénature. Il pourra être moins mauvais, n’importe, cela ne sera pas lui.
(Lettre à Charles-Edmond Chokecki, 26 août 1873)
Flux et reflux, frangin!
comme un livre qu’on aime parce qu’il nous « parle », pour dire pudiquement qu’on s’y retrouve dedans (!), un fois de plus je comprends et connais ce doute quant aux mots qu’on charge de bcp de nous et qui n’arrivent pas à passer la barrière éditoriale. oui, c’est sûr que ça renvoie à un questionnement sur la manière de dire à l’autre… et aussi à la part commerciale en balance avec la part communication et littérature (essentielles évidemment puiqu’on a écrit un texte fort, fort bon etc.!!!).
tout ça pour te dire que tu as déjà, au moins, une lectrice! ça ne va pas faire un boum financier pour le FdT, mais une cliente assurée, cliente pour que ce mot évacue l’affect et éclaire primordialement le goût littéraire de ton écriture.
et des bises aussi!
Moi aussi moi aussi !
Je t’annonce officiellement, cher Fab, que je suis prêt à souscrire… et doublement encore !
J’ai la chance de connaître le texte intitulé Lonesome George, que j’aime déjà tendrement, je ne demande qu’à découvrir le second ouvrage.
Deux. Encore 298 et c’est le deuxième tirage qui s’annonce.
bises
Ton écriture ne rentre pas dans les cases ? Est-ce qu’un artiste peut rentrer dans une case ? Tu as essayé d’autres lieux, d’autres personnes ? Le monde éditorial n’est pas entièrement formaté, pas encore. Il reste encore quelques niches, quelques personnes qui osent.
Ce que tu fais avec le Fond du Tiroir est exemplaire, difficile. Pour se faire remarquer dans l’océan, le petit caillou doit se teindre en fluo, ou apprendre à chanter très faux, et je n’imagine pas un instant que tu puisses teindre tes mots au fluo (sans parler de chanter faux !).
J’espère pouvoir lire bientôt ce “Lonesome George”…
Très modestement, je veux bien être le troisième ou le quatrième, ou encore plus loin dans la liste ; je n’ai pas la chance de connaître les deux textes, mais je connais pas mal des précédents, et j’achète les yeux fermés. Allez, je pense même que je peux en faire acheter un ou deux autres (j’ai une grande famille, ça aide !)
Pour être en relation avec une confrère à vous cher Fabrice qui peine à faire publier ses quatrième et cinquième textes (malgré des qualités d’écriture plus qu’évidentes, ce qui vous fait plusieurs points communs), je commence à comprendre que le monde de l’édition est impitoyable. Bon courage à vous et à bientôt