Le tombeau de Louis Bouilhet
J’ai fait ce matin deux lectures, l’une déprimante, l’autre ravigotante, et je n’ai compris qu’après coup (car c’est rétrospectivement que l’on crée du lien, que l’on tricote du sens dans le hasard) comment la seconde m’avait été l’antidote de la première.
Premier temps : je lis une brochure éditée dernièrement par l’ONISEP. J’accomplis cette lecture à fin de documentation pour un livre que j’écris (oh, toujours le même, toujours le même… Une séquelle ardue à la bouclette, et dont pour patienter les bribes se baladent…). Or, cette brochure se fixe pour objectif de présenter aux collégiens de 3e la réforme du lycée, et plus spécifiquement ce qui changera dès la rentrée 2010 dans les filières générale et technologique. La 2de devient, cela nous est précisé fièrement, « une véritable classe d’exploration», et nous nous demandons ce qu’elle était jusque-là.
Au chapitre des matières désormais obligatoires : « Pour mieux comprendre le monde actuel et ses enjeux, vous bénéficierez tous d’un enseignement d’économie.»
Au chapitre des matières désormais facultatives, dites enseignements d’exploration : « Vous pourrez explorer d’autres domaines encore, par exemple : la littérature et société [sic, l’absence du second article étant dû sans doute à un malencontreux copier-coller], les sciences de l’ingénieur, les biotechnologies, les méthodes et pratiques scientifiques…»
Je n’ai rien contre les sciences économiques. J’en ai tâté. Je respecte (sans les révérer) leurs vertus euristiques, et plus généralement je m’arracherai un ongle avant de débiner un champ du savoir, quel qu’il fût. J’éprouve toutefois un accès de mélancolie naïve, face au trop évident partage entre les domaines intellectuels, les obligatoires et les facultatifs. Genre, H.E.C. contre La Princesse de Clèves, l’un des deux tombe à l’eau, qu’est-ce qu’il reste ? Pour comprendre le monde actuel, pour y trouver sa place, pour y être utile (et utilisé), étudions l’économie ! et abandonnons la littérature aux spécialistes explorateurs. Ce n’est pas du cynisme, c’est une brochure de l’ONISEP.
Second temps : je lis, sans raison économique particulière, la préface au recueil posthume de Louis Bouilhet, Dernières chansons, préface écrite par Gustave Flaubert. Dans ce texte de circonstance mais aussi de deuil, Flaubert juxtapose une biographie et un tombeau pour son ami défunt ; des vers choisis (Des vers ! écrire en vers ! Mais c’est une folie !/J’en sais de moins timbrés qu’on enferme et qu’on lie !) ; un plaidoyer esthétique (« Lui, il pensait que l’Art est une chose sérieuse, ayant pour but de produire une exaltation vague, et même que c’est là toute sa moralité… » L’ambition et l’expression « exaltation vague » ont depuis lors fait florès) ; et des ronchonnages bien sentis sur le déplorable manque de poésie de son époque :
« Regardez comme le désert s’élargit ! Un souffle de bêtise, une trombe de vulgarité nous enveloppe, prête à recouvrir toute élévation, toute délicatesse. Peut-être allons-nous perdre, avec la tradition littéraire, ce je ne sais quoi d’aérien qui mettait dans la vie quelque chose de plus haut qu’elle. Un peu d’esprit se gagne par la culture de l’imagination, et beaucoup de noblesse dans le spectacle des belles choses ».
Eh bien, j’avais l’impression de lire un commentaire de la brochure ONISEP, écrit avec 140 ans d’anticipation.
Le désert, dit-il ? La bêtise ? Oh, je sais bien… Il est si facile de les voir gagner du terrain.
Le discours de la décadence est une scie de tous les temps, une éternelle illusion. On sait des sénateurs romains qui déploraient chez les jeunes d’aujourd’hui la perte de la vigueur, de l’esprit, ou des valeurs en usage durant leur propre printemps, et les choses ne se sont pas arrangées : a-ton jamais entendu dans le moindre bistrot ou le moindre forum la phrase « Ah, les jeunes d’aujourd’hui sont mieux qu’autrefois » ? Ainsi, la déliquescence des adolescents est, depuis 2000 ans et plus, un phénomène au moins aussi constant et fatal que l’aigreur des vioques. Imaginer le niveau contemporain après tant de générations inférieures à la précédente est une expérience vertigineuse.
C’est pourquoi je ne suis pas entièrement dupe de l’acrimonie de Flaubert, et pour la nuancer je citerai ci-dessous un autre extrait du même texte, à la tonalité triste et lyrique plutôt que grincheuse, nostalgique plutôt que passéiste. Car le souvenir de Louis Bouilhet évoque surtout en Flaubert une adolescence commune vouée à la rêverie, à la poésie, et à l’écriture. Flaubert avoue quelque part dans sa correspondance qu’il a mouillé de ses larmes cette page du manuscrit de la Préface.
« Et puisqu’on demande à propos de tout une moralité, voici la mienne :
Y a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs dimanches à lire ensemble des poètes, à se communiquer ce qu’ils ont fait, les plans des ouvrages qu’ils voudraient écrire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase, un mot, et, bien que dédaigneux du reste, cachant cette passion avec une pudeur de vierge ? je leur donne un conseil :
Allez côte à côte dans les bois, en déclamant des vers, mêlant votre âme à la sève des arbres et à l’éternité des chefs-d’œuvre, perdez-vous dans les rêveries de l’histoire, dans les stupéfactions du sublime ! Usez votre jeunesse aux bras de la Muse ! Son amour console des autres, et les remplace.
Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez !
Alors, quoiqu’il advienne, vous verrez les misères de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie ; car le moins favorisé se consolera par le succès du plus heureux ; celui dont les nerfs sont robustes soutiendra le compagnon qui se décourage ; chacun apportera dans la communauté ses acquisitions particulières ; et ce contrôle réciproque empêchera l’orgueil et ajournera la décadence.
Puis, quand l’un sera mort, — car la vie était trop belle, que l’autre garde précieusement sa mémoire pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours contre les défaillances, ou plutôt comme un oratoire domestique où il ira murmurer ses chagrins et détendre son cœur. Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les ténèbres, derrière cette lampe qui éclairait leurs deux front, il cherchera vaguement une ombre, prêt à l’interroger : « Est-ce ainsi ? que dois-je faire ? réponds-moi ! » — Et si ce souvenir est l’éternel aliment de son désespoir, ce sera, du moins, une compagne dans sa solitude.»
J’offre au vent et à l’ONISEP cette élégie, convaincu que telle jeunesse, la sienne, la mienne, d’autres, telles amitiés sur le seuil de la classe de 2de, telles aspirations à de plus bleus horizons que la sinistre économie du monde, ont eu lieu, auront lieu, ont lieu en ce moment même. Réforme pas réforme, il n’y a pas de raison. Je trouve beau ce texte, et considère, toujours mélancolique, et naïf toujours, que c’est par le spectacle des belles choses davantage que par la ronchonnerie que l’on a une chance de donner le regret, sinon le goût, des lettres, aux économistes de demain.
Merci Fabrice de nous mettre sous les yeux ce magnifique extrait de Flaubert, cette définition de l’amitié et de l’élan créateur, qui soulève en ceux qui s’y reconnaissent une joie propre à surmonter toutes les turpitudes.
Mais l’amitié et le goût poétique ne sont pas opposables à la « ronchonnerie ». Il faut une conscience aigüe de la laideur pour éprouver le besoin du beau. Il faut être seul pour penser la fraternité, déplorer pour imaginer. Le sublime nait de la bêtise (cf Félicité, Bouvard et Pécuchet, Dussardier…) ; les deux sont unis comme les deux faces d’une médaille.
Les professeurs de collège (ces « pédants d’encre pâle » comme les appelait ailleurs Flaubert) ont besoin de ronchonner pour agiter leur reste de lyrisme.
Nom de Dieu !
« Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe, méprisent l’autorité et bavardent
au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans
la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent en
société, se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes et
tyrannisent leurs maîtres. Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises
manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. À
notre époque, les enfants sont des tyrans. » (Socrate, 2500 ans plus tôt)
Flaubert ce doit être comme Schubert, incurable! à ta suite, je suis retournée lire le passage de Présent? où Jeanne Benarmeur décrit le pétage de plomb pédagogique du prof de lettres qui va tout simplement s’autoriser à lire à ses élèves. il faut donc péter les plombs pour lire à haute voix… pour se lâcher et enfin transmettre?! il faut se rebeller contre l’institution, être au bord de l’asphyxie, sortir son joker ; il faut désobéir?! ben c’est sûr qu’avec ça et l’Onisep, on n’est pas sorti d’affaire! Tes lectures en partage me (nous) font déterrer les mots des autres, «Juste se laisser prendre. L’auteur, tous les auteurs veulent cela : être ‘pris aux mots’ ». comme déterrer des pommes de terre, elles-mêmes rondes comme les mots. oui mais patate ça fait vraiment pas chic. des rhizomes qu’on plante ici et qui poussent ailleurs ! allez va pour les rhizomes… « lire c’est lier », voila une belle économie de mots, non?!!!