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Fond de l’oeil

Quelques nouvelles de ma paire de rétines et de son régime alimentaire.

– Dernière grosse claque de rattrapage en DVD : La bête de Bertrand Bonello (2023). Exceptionnel. Envoûtant, brutal, profond et même à triple fond, lent pendant, lent après, nécessite de conserver en soi pour laisser grandir. Là, il grandit comac. Regret de l’avoir manqué en salle, l’effet en eût été plus fort. Suite d’images splendides mais piégées. Labyrinthe mental qui fait penser à Lynch, Cronenberg ou Marker (les photos noir et blanc de Paris sous catastrophe font penser à la Jetée). Point commun inattendu avec Apocalypse Now : il s’agit de l’adaptation d’une nouvelle du XIXe siècle (en l’occurence, Henry James) pour mieux parler de nous, de notre époque et même de notre futur, de ce que nous avons fait du/au temps. Je suis tellement emballé que je vais jusqu’à trouver ici Léa Seydoux géniale alors qu’elle a plutôt tendance à m’exaspérer (la dernière fois que je l’avais vue c’était dans France de Bruno Dumont, insupportable).

– Dernier film vu en salle (pas le choix, c’est celui que j’ai projeté au village lundi dernier) : Monsieur Aznavour de Mehdi Idir et Grand Corps Malade. Tout ce que je déteste dans les biopics était rassemblé là : l’impression de lire une page Wikipedia transformée en simulacre par un algorithme, la reconstitution d’images pieuses et de moments-clef d’une légende dorée, un acteur-titre dont la performance se résume à un numéro d’imitation farci de prothèses… À chaque biopic, les deux mêmes lancinantes questions : primo y’a-t-il un point de vue ou bien le sujet (la biographie) suffit-il à tenir lieu de point de vue (c’est le cas dans l’immense majorité des biopics) ? Secundo, à quoi ça sert ? À quoi bon contrefaire en moins bien ce qui est disponible « en vrai » sur Youtube, si ce n’est pour flatter un besoin infantile de faire bouger sur grand écran une idole morte tout en l’estampillant de l’argument commercial de la nouveauté ?
Bon, et puis, tout de même, on ne peut pas lui enlever ça, un biopic est l’occasion de réécouter quelques bonnes chansons. Aznavour en a écrit quelques unes. Un seul moment m’a touché et fait perler une larme, la scène consacrée à Comme ils disent (déjà : il s’agit de ma chanson préférée d’Aznavour, quelle justesse et quel culot monstre de l’avoir écrite et interprétée), où le focus est intelligemment porté non sur Aznavour lui-même mais sur ceux qui l’écoutent.

– Dernier film vu en salle (mais en le choisissant, et en payant ma place à l’entrée) : The Substance de Coralie Fargeat. Oh la la. J’en suis à peine revenu. Tout ce que je recherche au cinéma était rassemblé là : la poésie par l’image en mouvement, le choc visuel qu’on attend dans la scène suivante, qu’on désire, qu’on redoute, et qui pourtant nous prend sans qu’on l’ait vu venir, un objet à la fois unique esthétiquement et indispensable sociologiquement mais qui ne se puisse réduire ni à son esthétique ni à sa sociologie. Double critère. Définition tellement générale de l’oeuvre d’art ou de la beauté que je pourrais affirmer aussi bien que c’est ce que je recherche dans les livres. Ou dans un auditorium. Ou dans la rue. Ou dans la vie.
* Je tente de nommer son esthétique : Du neuf avec du vieux. L’outrance, sans peur du mauvais goût, propre aux années 70 fondue puis moulée dans la rage (féministe, mais pas que) de 2024, pour un conte moral punk, qui emprunte ses archaïsmes à Kubrick (oh cette obsession géométrique), à De Palma, mais aussi à Freaks, au Portrait de Dorian Gray ou à Cendrillon ou à n’importe quel conte qui nous avertit que l’aiguille tourne (« Je suis en retard en retard » dit le lapin blanc), voire à la Bible (je suis certain que la scène de Sue et les actionnaires dans le couloir procède de Suzanne et les vieillards et que c’est même l’origine du prénom du personnage).
* Je tente de nommer sa sociologie : les mass media, l’âgisme, la chirurgie esthétique, le riche business de la peur de mourir, la folie transhumaniste, le corps-marchandise des femmes – et surtout la colère. Tout ça. Plus une mèche. Boum.
* Conclusion à titre très personnel. Sans préjuger de la façon dont les jeunes recevrons ce film, moi qui suis vieux j’identifie la morale ainsi : il est toujours malsain de se comparer aux autres (alors que la société de consommation ne nous incite qu’à cela), Y COMPRIS et peut-être surtout de se comparer à cet autre soi-même que nous étions autrefois. Je me le tiens pour dit.

– Dernière série formidable qui m’a fait palpiter les sept chakras, qui a rempli haut la main les deux critères socio-esthétiques sus-mentionnés et dont l’ampleur romanesque et thématique (encore une histoire d’emprise, de gourou, de folie collective, comme j’aime – et en outre, dans son 3e épisode, un éloge de Chantons sous la pluie en tant qu’accès populaire à la joie et à la beauté, comme j’aime) m’a semblé mériter qu’on s’avachisse une dizaine d’heures durant dans un canapé : La Mesias sur Arte, du duo espagnol Los Javis, « les deux Xavier » soit Javier Ambrossi et Javier Calvo.
Série exceptionnelle en ce qu’elle est tenue de bout en bout et pourtant surprenante à chacune de ses bifurcations (deux ou trois par épisode), nous emmenant sur un terrain sans cesse nouveau contrairement au tout-venant du fast-food à binge-watcher, tellement cousu de fil blanc qu’on pourrait l’écrire soi-même. Cela rend Las Mesias spécialement difficile à résumer.
Disons au moins que La Mesias se traduit par La Messie, petit indice sur le synopsis, qui est bien plus original et perturbant que la série Netflix de 2020 intitulée Messiah.
Sinon il y a aussi Le Messie de Haendel mais pratiquement ça n’a rien à voir.

– Dernière vidéo Youtube à m’avoir aiguisé en pointe l’oeil et le cerveau.
Avez-vous trois quarts d’heure ?
Qui a trois quarts d’heure en nos temps d’attention dévorée ?
Nos temps sont ceux des choix que l’on fait des trois quarts d’heure suivants. À quel écran en fera-t-on offrande ?
J’ai pris trois quarts d’heure ce matin pour regarder une vidéo du youtubeur nommé Ego, consacrée au jeu Universal Paperclips.
Et même un peu plus de trois quarts d’heure tant j’ai souvent mis en pause voire reculé pour être bien certain que je comprenais (le gars parle extrêmement vite, je le soupçonne d’utiliser une accélération numérique de sa voix, il se donne donc lui-même à entendre comme augmenté technologiquement).
Merci, c’est passionnant. Et terrorisant.
C’est à propos de l’Intelligence Artificielle, et du capitalisme – soit : la pratique, et l’idéologie. Ou : la main, et le cerveau.
Dans ce jeu, tout commence par un trombone. Non, je ne parle pas de musique, hélas. Tout commence par un trombone, le matériel de bureau le plus frêle, infime, négligeable et bon marché, bout de fil de fer tordu à la limite du ridicule. Le principe du jeu est de fabriquer, stocker, et vendre un trombone, puis dix, puis cent, puis des milliards de trombones. Jusqu’à la fin du monde. Ce jeu de simulation économique est une déclinaison ludique du principe du maximisateur de trombones selon Nick Bostrom. Et le résultat est terrifiant : une répétition générale du capitalisme, si diabolique qu’à côté le Monopoly est un aimable bac à sable pour les moins de trois ans. Tout est dirigé pour maximiser l’industrie du trombone, jusqu’à ce que l’univers soit dévoré ainsi que nos attentions de trois quarts d’heure. L’IA entre en jeu ici, séduisant accessoire qui va prendre le pas sur nous, robot qui conformément à son étymologie travaille à notre place.

Et soudain, je réalise que tout, je veux dire toutes ces idées, tous ces avertissements sur la folie rationnelle, sur la perfection frelatée, figuraient déjà dans 2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick en 1968.
La déshumanisation par trop de rationalisation, l’ordinateur que par mégarde nous avons antopomorphisé au point de s’adresser à lui comme à une personne, l’imprévisible désalignement de l’algorithme, les dangereuses illusions de la vallée de l’étrange, l’IA qui prend la confiance (l’emballement de l’IA dans Universal Paperclips se fait à coups de points de confiance qu’on peut s’offrir au fur et à mesure) et suit coûte que coûte la consigne donnée par les humains jusqu’à sacrifier les humains… Le destin de l’humanité résumé à un outil qui tourne mal. Un os jeté en l’air ? Un trombone, aussi bien.
Une phrase clef dans la vidéo d’Ego pourrait être le pitch même de 2001 : « Une IA peut apprendre à tromper même quand ses créateurs ne le voulaient pas. »
Quel film génial, décidément, quel tournant !
Allez, tiens, pour ne pas tout à fait désespérer je continue de croire, mais je ne le prouverai pas, c’est une foi seulement, que l’invention majeure de l’histoire humaine est le cinéma, pas l’IA. Parce que la poésie et la métaphysique dans 2001, inépuisables, la lenteur, la contemplation, la rêverie, l’inconscient en plus de la stricte raison consciente… ne peuvent pas (encore) être générés par IA.
J’aime aussi comment la vidéo d’Ego se termine en se couchant sur le sol pour rêver en regardant les étoiles, pour se demander si une vie existe, loin là-bas, autre que celle que nous sommes en train de saloper.

– Ah, et à propos de trombone, bien sûr : le meilleur film de trombone que j’ai vu ces temps-ci est En fanfare d’Emmanuel Courcol, sur les conseils de nombreuses personnes qui ne se connaissent pas entre elles. Merci du fond du coeur à tous et toutes.
Fait rare, la salle a applaudi pendant le générique de fin. Moi aussi, mais c’était surtout pour cacher que j’étais en larmes.
Film sans défaut. Et en tout cas sans faute de goût : film sur la fraternité mais sans niaiserie, mélodrame mais sans pathos, comédie mais sans facilité, film d’acteurs mais sans brio gratuit (par comparaison, Tar de Todd Field avec Cate Blanchett, autre film sur un(e) chef d’orchestre que j’avais adoré, était une pure outrance), film social mais sans condescendance ni angélisme ni mépris de classe, film politique mais tout discrètement (se glisse même une allusion sur les territoires désolés conquis par le RN, mais très fine, il faut tendre l’oreille pour la choper : « Si tu étais resté ici tu t’appellerais pas Thibaut, tu aurais un prénom normal, je sais pas, moi, Jordan » )… et surtout film musical extrêmement bien composé, arrangé, dirigé, harmonieux, juste et accordé.
Film sur ce que nous font réellement Aznavour, Dalida, Miles Davis ou Ravel, plus pertinent que les récents biopics sur Aznavour, Dalida, Miles Davis ou Ravel. Pour rappel : le genre du biopic est au cinéma ce que le musée Grévin est au Louvre.
Moi qui ai joué à la fois dans une harmonie en pays minier, et dans un orchestre symphonique, j’ai tout trouvé crédible (à part pour le trombone : lorsqu’on filme Jimmy en solo et en gros plan, on voit bien que ses positions c’est n’importe quoi, mais bon, pas grave du tout).

– Dernier court-métrage qui m’a enthousiasmé : Une femme comme moi de Johanna Bedeau, reprenant en quelque sorte ou inversant le dispositif d’Une sale histoire d’Eustache, en demandant à des actrices d’interpréter le verbatim de femmes anonymes qui témoignent.

– Dernier documentaire qui m’a convaincu (non, qui m’a rappelé, ce sera suffisant) que le documentaire était une forme cinématographique majeure : John Zorn I/II/III de Mathieu Amalric, soit 3 h et 11 mns d’attention à la création, qui est un état d’esprit bien davantage qu’un événement. Regarder Zorn travailler et se dire qu’il est vivant, ça console que Zappa soit mort.

– Dernière bande-annonce (à part The Substance) qui m’a donné envie de retourner au cinéma aussi vite que possible : Planète B d’Aude-Léa Rapin, qui sort dans trois semaines. De la SF française, peut-être bien un gros nanar, mais tant pis j’irai quoi qu’il arrive, « on verra bien » et c’est le cas de le dire, parce que la toute première image de la bande-annonce montre les trois tours de l’île verte à Grenoble, on voit chez moi, ah ! Coucou depuis ma fenêtre ! Enfin quelqu’un pour s’emparer de l’énorme potentiel romanesque et fantastique de cette architecture extravagante ! (Certes, en 2022 on apercevait déjà les trois tours dans un autre film, qui était toutefois beaucoup plus centré sur l’hôtel de police en vis à vis.)

Conclusion irréfragable, impossible à renverser contrairement au premier gouvernement venu ou à je ne sais quel Premier ministre : vive le cinéma.


Post-Scriptum quelques jours plus tard :

Vu Planète B d’Aude Léa Rapin en avant-première, présenté par la réalisatrice.
France, 2039 : le pays est devenu policier, liberticide, verrouillé, répressif surtout envers les écoterroristes et les migrants-esclaves, la population plonge dans le chaos et la tech. Les détenus purgent leur peine préventive dans une réalité virtuelle, Planète B, prison pour leur esprit pendant que leur corps est dans le coma. La déréalisation technologique, même faite en surface de plage, de palmiers et de ciel bleu, nous prépare un cachot bien atroce et bien inhumain, à mi-chemin entre le Village du Prisonnier et « l’enfer-c’est-les-autres » de Sartre. Pourquoi pas.
En termes de cinéma de genre (ici, de la SF politisée) réalisée par une femme française (cumul de deux handicaps notoires), Planète B est un cran en-dessous de The Substance. Un peu trop long et démonstratif pour empoigner par surprise les nerfs en plus de l’intellect. Cependant quelques très belles trouvailles visuelles, notamment un usage inédit de la nuit américaine pour signifier les changements brutaux jour/nuit dans le monde virtuel.
Après la projection, la réalisatrice, micro en main, répond à une question de la salle : pourquoi avoir filmé à Grenoble ? Eh bien parce que, dit-elle, la ville est bizarre, photogénique, structurée et cernée par les montagnes « comme Sarajevo » et truffée de recoins mystérieux et romanesques, « que même vous, Grenoblois, ne connaissez pas » . Voire ! Une scène du film se déroule dans le centre de tri Athanor, décor industriel assourdissant, coulisse et envers de notre mode de vie et en cela politique par lui-même, que j’ai reconnu au premier coup d’oeil : j’en avais fait autrefois la visite et tiré des observations fort proches de l’anticipation socio-économico-environnementale. Rediffusion au Fond du Tiroir.

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