La machine à décerveler du père Ubu
Le formidable et palpitant film documentaire consacré à « l’agnotologie » et à la désinformation, La Fabrique de l’ignorance (Franck Cuveillier et Pascal Vasselin) a reçu le prix Parisciences 2021, et c’est justice.
Cette archéologie, non pas du savoir, mais du non-savoir stratégique, est une œuvre de salubrité publique. Les deux auteurs décortiquent comment, depuis les années 50, les grandes compagnies (tabac, amiante, carburants, pesticides, chimie, plastiques, agroalimentaire, nucléaire, numérique, etc.) ont privatisé la méthode du doute scientifique ainsi qu’ils ont privatisé tout le reste du bien commun, afin de retourner perversement la science contre elle-même, et de dynamiter la notion même de savoir. Sophisme : le scepticisme est une vertu scientifique, n’est-ce pas ? Alors les climatosceptiques sont les seuls vrais scientifiques. Les conclusions de leurs commissions d’experts appointés par ces compagnies (ou, pire encore, sincères) est, de façon récurrente, “On ne peut pas savoir” (si le tabac, l’amiante, les carburants, les pesticides, la chimie, les plastiques, l’agroalimentaire, le nucléaire, le numérique, etc… sont réellement dangereux).
Ainsi est réduit à néant tout ce qui pourrait entraver leur “bizness as usual” et leurs profits. Dans l’un des documents confidentiels ayant fuité (cf. la 26e minute du film), on lit cet aveu extravagant :
« Le doute est notre produit car c’est le meilleur moyen de concurrencer l’ensemble des faits présents dans l’esprit du public, c’est aussi le moyen d’établir une controverse. »
Le doute, principe qui enorgueillit et élève la pensée humaine au moins depuis Descartes, est ravalé à l’ignoble niveau de l’astuce marketing. La responsabilité morale de ces compagnies dans la confusion mentale généralisée à notre époque saturée de “faits alternatifs” , de mensonges décomplexés, de trumpisme et de poutinisme, est colossale et sera impossible à rembourser – tout comme les crimes contre le vivant lui-même.
Le documentaire n’est plus en ligne sur Arte (sauf en payant sur la boutique) mais on le trouve en deux clics sur Youtube.
Le paradoxe, ironiquement souligné par le cinéaste lui-même, est que son succès aura été, aussi, celui des complotistes qui ont massivement regardé le film… Mais il est parfois terriblement difficile de contredire les complotistes : comment appeler un cénacle de messieurs encravatés qui se réunissent dans une salle de conférence et élaborent une stratégie globale de décervelage, sinon “un complot” ?
Également sur Youtube : notre chanson Vos gueules (Leïla Badri, Norbert Pignol, Fabrice Vigne et Nicolas Coulon), d’une actualité sans date de péremption puisque les gueules ne se ferment pas, ferait une excellente bande originale pour ce film. « Tiens, une abeille est morte, tralalala… » :
Sur le même sujet que La fabrique de l’ignorance, et mettant en exergue cette hallucinante même citation (Notre produit, c’est le doute), on se réfèrera à ce déjà classique de 2010 réédité cette année aux éditions du Pommier, Les Marchands de doute de Naomi Oreskes et Erik M. Conway.
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