Je sais, moi, pourquoi elle a été tuée
Vu La nuit du 12, le dernier film de Dominik Moll.
Ma première motivation pour y aller était je l’avoue un peu bêtasse : j’en étais curieux parce que le film a été tourné notamment à Grenoble, sous mon nez et même dans mon quartier, dans le commissariat de police en face de chez moi, boulevard Maréchal-Leclerc, je me souvenais très bien des jours de tournage qui bloquaient la rue l’an dernier.
Alors voilà, on y va, on a ce genre de réflexe idiot, on se sent concerné, on veut « vérifier » sur l’écran…
Mais pas de vérification qui tienne, le film est excellent, grenoblois ou pas ! J’en sors une nouvelle fois époustouflé, moi qui me gave de séries comme tout un chacun, par le pouvoir intact du cinéma, de créer des ambiguïtés, des profondeurs, des singularités, que le format sériel, malgré toutes ses vertus, néglige.
Une jeune fille tombe dans un guet-apens et elle est brûlée vive par un assassin qui l’asperge de pétrole et lui tend son briquet. Qui ? Pourquoi ?
Son film revêtant tous les atours du polar, le cinéaste est sacrément gonflé de le rendre aussi déceptif, frustrant : à la fin, on ne saura pas qui a fait le coup, on n’aura pas ce petit plaisir rassurant et agatha-christien de confondre identité du meurtrier et identité du mal… (est-ce un spoïl à part entière de prévenir que tout spoïl est impossible sur ce film ? Non, le carton en incipit dit la même chose.)
Pourtant, il suffit de réfléchir deux minutes pour comprendre que l’absence de solution n’a aucune importance. La vérité, le sens même de ce film, sont ailleurs que dans une banale élucidation façon eurêka, où un « coupable » désigné serait surtout un bouc émissaire bien pratique – parce qu’ils sont nombreux, ceux qui auraient pu faire le coup. La vérité du film, sa clef, est prononcée dans la scène du réfectoire où la meilleure copine de la pauvre fille brûlée vive, fond en larmes et dit au flic : « Et vous qui me demandez si elle a couché avec celui-ci ou un autre… Quel rapport ? Je sais, moi, pourquoi elle a été tuée. Vous voulez que je vous le dise ? Elle a été tuée parce que c’est une fille. » Et tout est dit. À un homme, quel qu’il soit, qu’il ait couché ou non, on ne fait pas ça. L’argument, donné du fond du chagrin, est magistral. La nuit du 12 plutôt qu’un film policier est un film féministe, genre cinématographique qui n’existe peut-être pas mais qui restera indispensable tant qu’on fera « cela » aux femmes, tant qu’on les traitera comme la moitié inférieure de l’humanité à qui « cela » est permis.
(Les femmes, on les brûle – cf. aussi cet archi court-métrage, 3 mn 30, Je brûle, dans la série H24.)
La bande de flics qu’on voit bosser attire certes notre respect (pas un boulot facile, moins qu’on puisse dire) mais elles est irritante aussi, ces gars manifestent un machisme ordinaire, banal, convenu, qui fait partie du problème et nuit à la solution. Dans le dernier quart du film apparaît un nouveau personnage, extrêmement bien écrit, du genre dont on souhaite de tout son coeur qu’il existe dans la vraie vie : une jeune femme qui intègre l’équipe de policiers 100% testostéronée… Et elle incarne, avec sang-froid, un sacré espoir. Plus les métiers seront féminisés, tous les métiers, y compris les métiers archi-masculins tels que les brigades de flics, moins ils seront cons.
Et puis alors, quels acteurs, et surtout, naturellement puisque c’est le sujet, quelles actrices ! Qu’est-ce que ça fait plaisir de voir Anouk Grinberg dans le rôle de cette juge qui a toujours une longueur d’intelligence sur les autres. Autre scène-clef qui condense le vrai sujet du film : le jeune flic, constatant que la vieille juge lui donne les moyens de son enquête, lui déclare en matière de plaisanterie Je crois que je suis en train de tomber amoureux de vous. Elle lève les yeux au ciel et répond Ne dites pas de bêtises. Nous comprenons qu’elle pourrait en dire bien plus long, mais qu’elle n’a pas besoin de le faire. Elle pourrait ajouter : Ne dites pas de bêtises, je suis déçue, moi qui croyais que vous étiez moins con que les autres, que vous n’aviez pas ce besoin et cette faiblesse qu’ont tous vos collègues, qu’ont tous les hommes, de passer chaque rapport homme-femme par un lien de séduction, de ne voir une femme que sous l’angle du désir ou alors pas du tout, qu’une femme on croit qu’on est train de tomber amoureux d’elle ou alors autant la brûler. Quelle femme, cette Anouk Grinberg ! Chaque fois qu’on la voit on se dit qu’on ne la voit pas assez.
Vivent les femmes, en général et en particulier !
Vive le cinéma dans les salles de cinéma, aussi.
[Suite à la publication de l’article ci-dessus sur la page Facebook du Fond du Tiroir, un événement inattendu s’est produit.]
Comme dit la chanson, « j’improvise sur le thème du vu-mètre affolé » (l’avez-vous ?).
Pardon ?
36 000 vues ???
J’écarquille les yeux et les frotte vigoureusement. Mon dernier texte ici, consacré au film La nuit du 12, ni pire ni meilleur que tous les posts écrits au pied levé en 15 ans de Fond du Tiroir, a « fait » 36 000 vues.
Alors que la visibilité moyenne de mes articles tourne plutôt autour de 36. Ce rapport de 1 à 1000 me flanque le tournis. 36 000 vues !!! Et 45 likes, 28 partages, 13 commentaires (certains pour s’indigner de mon supposé spoïl, d’accord, c’est la règle du jeu, plus on est lu plus on est malentendu)…
Bonjour messieurs-dames, vous êtes les bienvenus, entrez, asseyez-vous, mais d’où sortez-vous ?
J’essaye de comprendre… Je comprends.
Le premier à avoir relayé est l’auguste Gérard Picot, qui a beau faire valoir ses droits à la retraite de la Fête du livre de Villeurbanne, n’est pas la moitié d’un influenceur, grâce à sa page « Improbables Librairies, Improbables Bibliothèques », arme de visibilité massive, page pour qui 36 000 vues est le pain quotidien. Merci Gérard.
Bon, vous êtes toujours là ? Alors faisons un peu connaissance, voulez-vous. Mon nom est Fabrice Vigne. Comme disait François Truffaut, tous les Français ont deux métiers, le leur et critique de cinéma. Que fais-je dans la vie à part spoïler La Nuit du 12 ? Si je cause librement sur cette page de ce qui me meut et m’émeut, c’est d’abord parce que j’écris des livres. Gérard le sait, mais vous ? Mon dernier roman en date s’appelle Ainsi parlait Nanabozo, il est paru chez Magnier l’an passé et il est toujours en librairie. Ah et puis il y a aussi la Confine, dispo au Fond du Tiroir (https://fr.ulule.com/au-premier-jour-de-la-confine/), et puis la Lettre au Dr Haricot chez le Réalgar (https://lerealgar-editions.fr/…/lettre-ouverte-au…/…) et puis MusTraDem (https://www.facebook.com/mustradem) et puis des centaines de trucs vachement intéressants si vous êtes curieux.
Mais peut-être que vous n’étiez que de passage et que je parle de nouveau pour 36 personnes ? Retour à la normale, et Sic transit gloria mundi.
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