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Vidé de l’abcès d’être quelqu’un

J’ai mis du temps à comprendre le concept de justice poétique, tout droit et littéralement traduit de l’anglais poetic justice. Au cas où vous seriez aussi ignorant que moi, l’expression désigne la justice, au fond plus romanesque que poétique, lorsqu’elle tombe selon son bon plaisir, loin des tribunaux, hors des agendas judiciaires et de la volonté des hommes. Par exemple, un malfaisant qui restait impuni endure quelque malheur sans lien apparent avec son crime, bien fait pour sa gueule. Manuel Valls, des années après avoir trahi tout ce qui faisait la gauche, se prend une taule historique aux législative de 2022 en concourant sous les couleurs macronistes, balayé dès le premier tour avec 15% des voix : voilà une sorte de justice poétique.

L’idée est intéressante mais elle n’est au fond qu’une variation supplémentaire sur notre propension à donner du sens aux hasards, à déceler une volonté cachée derrière ce qui advient, pensée magique en nous, que nous sommes incapables de juguler tout-à-fait (destin, providence divine, foudre jupitérienne ou autres superstitions consolatoires et un poil mesquines de type « Tu ne l’emporteras pas au paradis, Manuel Valls !  » )…

Toutefois mon erreur était plus jolie que l’exacte acception, mon idée préconçue plus sympathique que cette pulsion un peu naïve, cette foi dans la justice immanente et surnaturelle. J’avoue ma confusion sémantique : pendant longtemps j’ai cru que le concept de justice poétique parlait de poésie, pas de justice. Dans mon esprit, c’était la poésie, et non la justice, qui tombait comme la foudre, à point nommé. La poésie était cette force miraculeuse qui surgissait au petit bonheur pour rendre sa justice et éclairer les mortels. Tomber sur un mot, un vers, un poème qui comme par hasard est celui dont vous aviez besoin… J’en ai si souvent fait l’expérience que je suis convaincu que cette force existe, et si nous ne pouvons l’appeler justice poétique parce que c’est déjà pris, alors inventons autre chose : poésie justicière ?

Je vous livre à titre indicatif le miracle du jour, qui m’a poussé à écrire ceci.

Alors que j’étais en train de ruminer (pour des raisons qui me regardent) l’utilité et l’opportunité d’être quelqu’un, je tombe, naturellement en cherchant tout autre chose, sur un poème d’Henri Michaux qui m’explique pourquoi il faut, surtout, n’être rien. Le texte s’appelle Clown et justice est rendue.

Clown

    Un jour.    
    Un jour, bientôt peut-être.
     Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
     Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
     Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».
     Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
     Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
     Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
     Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
     Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
    Clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
     Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
     à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…

Henri Michaux, « Peintures » (1939,) in L’espace du dedans, Pages choisies, Poésie / Gallimard, 1966, p.249

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