Un char d’assaut sur l’océan
Ce que font les images en nous…
J’ai été frappé, il y a quelques jours, par une image. Par des milliers d’images, bien sûr. Mais par une image. Celle-ci.
L’image satellite de la colonne de 65 kilomètres de chars russes en route pour Kiev. Colonne qui paraît-il est restée à l’arrêt plusieurs jours pour cause de panne d’essence, détail qui serait comique, quoiqu’un peu invraisemblable, si nous étions en train de regarder un film, un film pacifiste parodiant la guerre, genre On a perdu la 7e compagnie de l’armée russe, ah ah non mais c’est un peu gros quand même, où vont-il chercher toutes ces conneries. Enfin la colonne est repartie, l’image est restée. Elle est restée comme l’emblème, la parabole de la catastrophe en marche, inexorable, lente, patiente, promesse de destruction, de feu et de sang. La mort en panne d’essence. La force de frappe rétinienne.
Je ne dors pas bien. Oh, cela ne date pas de cette semaine ou de Poutine. Je ne dors pas bien et je remâche des mots et des images, parfois pendant le sommeil, parfois même pas. Je mâche en veillant, je rêve sans dormir.
Sans dormir, j’ai rêvé plusieurs nuits de cette colonne de chars d’assaut, collée à ma cervelle, mais je l’ai rêvée dématérialisée des montagnes d’Ukraine et rematérialisée par magie, téléportée en un claquement de doigt, au-dessus de l’océan. Tiens, par exemple, à la verticale de la Fosse des Mariannes, 11000 mètres d’abysse. Je voyais, je vous jure que je voyais comme je vous vois, les chars d’assaut au-dessus de la mer, un à un surgis juste au-dessus de la surface vibrante de l’eau, flottant une fraction de seconde hébétée puis plouf adieu suivant, gloub gloub gros bouillon, les militaires ayant à peine le temps de sentir la résistance de l’eau, et pas du tout celui de comprendre ce qui leur arrive. Qui est incompréhensible, du reste. On ne choisit pas les visions nées de ses insomnies.
Puis, le matin, la journée, le soir, la re-nuit, j’avais cette image en tête, image délivrée par mon phosphore un peu mou et non par l’Internet, pas plus vraie pour autant : Un char d’assaut sur l’océan.
Je trouvais que les mots sonnaient bien, Un char d’assaut sur l’océan, l’octosyllabe est charpenté, le début d’un poème ou d’une chanson, j’ai fini par tenter quelques quatrains en fixant le plafond, histoire de poser des mots sur ce que je voyais :
Un tank à la fosse commune
Ou dans la poubelle je-trie
Ou téléporté sur la lune
Enfin au diable ou en débris
Un char d’assaut sur l’océan
Un char Dassault ou de l’Oural
Une armée réduite à néant
Noyée avec son général
Un char d’assaut sur l’océan
Deux tanks envoyés à la baille
Trois chars dans le gouffre béant
Quatre blindés quelques médailles
Cinq chars six chars et la culbute
S’en vont salir les fonds marins
Leurs tourbillons se répercutent
Tout mollement et plus plus rien
Dix chars vingt chars une colonne
Prend son virage à angle droit
Cent chars tombés dans le canyon
La gravité reprend ses droits
Mille chars jetés dans la flotte
À queue-leu-leu gros éléphants
Leurs artilleurs et leurs pilotes
Les pauvres, ce sont des enfants
La colonne au fond de la fosse
Des Mariannes en caniveau
Mon songe creux, mon idée fausse
Précipité dans mon cerveau
Cohorte avalée par la mer
Conflit englouti par les flots
Je suis rattrapé par l’amer
Par le réveil par la radio.
Enfin, à force de triturer l’image, cette nuit elle a fini par m’apparaître incontestable. Je n’avais plus aucun doute : je n’ai rien inventé, tout était là avant moi, le char sur l’océan est une image ancienne, archaïque même, tout le monde l’a formulée un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? Stéréotype, cliché, poncif. Ce qui fait que, très logiquement (on fait de ces choses quand on ne dort pas), j’ai tapé sur Google « un char sur l’océan » pour vérifier méthodiquement toutes les sources historiques qui ne manqueraient pas d’éclore, afin que des images extérieures attestent les intérieures.
J’ai reçu en retour le char de Neptune :
C’était totalement hors sujet. Finalement, après de longs et patients recoupements sur Google Image, la photo la plus fidèle à l’idée que je m’en faisais avant de la connaître était celle-ci :
Il s’agit d’un reportage en Thaïlande datant de 2018. Vingt-cinq carcasses de chars d’assaut T69 ont été précipités dans la mer, ainsi que de nombreux wagons et camions-poubelles désaffectés, dans le but de créer un récif retenant les poissons, qui permettrait aux pêcheurs locaux de remplir un peu leurs filets, amaigris pour cause de surexploitation.
Ah, bon. Les Thaïlandais ne le sauront jamais mais c’était ma vision.
Ce que font les images en nous ? L’imagination.
Ces chars te font un peu de vent dans ton crâne, tant que ça n’est pas du vert-de-gris sur les os…
D’autant qu’on connaît le retour de refoulé des soldats engloutis ! Tôt ou tard les zombies reviennent, comme le matou.
@Christophe Sacchettini
Et hop, une petite louche de Jean Rollin !
https://www.arte.tv/sites/olivierpere/files/2012/12/lac-des-morts-vivants-80-02-g.jpg