Cocher les bonnes cases
La Toussaint est le temps de songer à nos morts. Je me rends au Père Lachaise, secteur columbarium, terminus case n°382. Je m’incline pour déposer mes hommages et cependant je lève les yeux, puisque la case que Georges Perec partage avec sa tante Esther et sa cousine Éla Bienenfeld est plus haute que mon front. Perec réduit en cendres est en sa dernière demeure, comme on le voit sur le cliché ci-dessus, voisin de palier de Jérôme Savary, ainsi qu’à quelques pâtés de Stéphane Grappelli, Edmond Jabès, Max Ernst, Achille Zavatta, Jacques Rouxel, Michel Magne, Pierre Dac, Isadora Duncan, Isidore Isou (ne sont-ils pas merveilleusement assortis par leurs prénoms, ces deux-là ?) ou Philippe Honoré, l’un des dessinateurs de Charlie Hebdo ayant pris une retraite anticipée le 7 janvier 2015. On croise des célébrités. Jusqu’au columbarium, le Père Lachaise vous a un petit côté carré VIP.
Je viens de lire, « avec passion » serait un peu exagéré tant la forme en est archi-distancée, mais du moins avec grand intérêt, le diptyque Fun et More Fun de Paolo Bacilieri (éd. Ici Même, 2015 & 2016). Ce livre retrace et romance l’histoire des mots croisés, d’abord à New York où furent inventés en 1913 ces jeux intellectuels imprimés à la fin des journaux, puis à Londres, Paris et Milan. Le second tome est celui qui évoque la France, Paris, et quelques grands verbicrucistes français parmi lesquels Georges Perec tient la vedette. Perec était l’un des génies de l’exercice, héros incontestable des mots y compris croisés, profond théoricien et malicieux praticien, et de très belles pages lui sont consacrées.
Je me recueille en silence dans le columbarium. Ici les cendres et les mémoires sont bien rangées. Je fais face à d’interminables lignes et colonnes de cases, certaines blanches, d’autres noires, je n’ai pas besoin de m’halluciner bien longtemps pour voir une grille de mots croisés où Perec occuperait la case 38/IV. Surtout, je pense à la très audacieuse hypothèse que Paolo Bacilieri développe dans son livre, qu’il développe d’ailleurs de façon purement graphique, c’est moi qui explicite et souligne. Selon lui, élucider une grille de mots croisés est une opération qui consiste tout simplement, par métonymie, à donner du sens à la modernité.
Dessins d’architecture à l’appui, il suggère que les mots croisés sont nés, quasiment en même temps que la bande dessinée qui est une autre manière de remplir des cases à la fin des quotidiens, dans une ville de cases : voyez la façade de l’Empire State Building et de tous les autres gratte-ciels, ils reproduisent verticalement des planches de BD ou des grilles de mots croisés ; puis, ces deux arts se sont diffusés dans tout le monde occidental au fur et à mesure que ses grandes villes se new-yorkisaient en multipliant les buildings et les agences de presse, les grands ensembles de lignes et de colonnes, les petites cases, tout un agencement rationnel orthonormé du monde et de la connaissance. Horizontalité, verticalité, quadrillage, gaufrier, et plan à angle droit des villes nouvelles : pas de solution de continuité.
Remplir des cases de mots croisés, pour l’homo sapiens urbain du XXe siècle, était un moyen implicite de révéler, conforter, et mettre à l’épreuve sa vision du monde. Ça rentre ? Oui, ça rentre, j’ai recréé lettre à lettre mon habitus miniature. (Puis, au XXIe siècle, le sudoku a remplacé le mot croisé dans les transports en commun parce que plus généralement les chiffres ont remplacé les lettres, que voulez-vous, c’est la numérisation, la logique comptable, un autre problème mais toujours une grille de petites cases à remplir.)
Face aux petites cases en marbre, je salue du menton Perec et son œuvre toujours aussi fertile : ses mots croisés, ainsi que son brillant essai Considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser des mots, sont régulièrement réédités… Mais La vie mode d’emploi, chef-d’oeuvre au titre programmatique, aux 2000 personnages et aux 99 chapitres, m’apparait soudain avec la force de l’évidence comme une façon supplémentaire d’affirmer le même Weltanschauung, la même opération de réappropriation du monde sur un damier de 10×10 cases carrées. Puis, je resserre mon écharpe parce que le ciel se couvre, je fais demi-tour et je quitte le Père Lachaise, les mains dans les poches. Temps de Toussaint.
Le lendemain, je trouve une autre façon de célébrer les morts dans leurs cases. Je visite, pour la première fois, le Panthéon. Je n’avais jamais eu le désir suffisant de pénétrer ce temple républicain qui, depuis la mise en scène de Mitterrand par Serge Moati, me semblait relever du Disneyland mémoriel. Et puis, l’occasion fait le pèlerin. Après tout l’endroit n’abrite pas que des quelconques évêques et d’interchangeables généraux premiers venus à qui on distribue un éternel caveau aussi désinvoltement que la Légion d’Honneur, mais également des personnes réellement admirables qui ont sans conteste fait la France. Hugo, Voltaire, Jean Zay, Germaine Tillon, Aimé Césaire, Joséphine Baker… Je paie mon respect.
Cependant je ne peux m’empêcher, me remémorant Malraux et sa voix chevrotante et monotone d’acteur kabuki, de me répéter en silence l’excellente blague de Killoffer : Que dit-on quand on est en train de chier et qu’un fâcheux tambourine à la porte ? N’entre pas ici, j’en moule un. Parfois, on est tiré vers le bas, n’est-ce pas. Mais je descends jusqu’à la crypte et la solennité opère. Je m’assois et j’écoute au casque le fameux discours, les yeux fermés :
Entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre, avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle — nos frères dans l’ordre de la Nuit…
Quand Malraux cède enfin la parole au Chant des partisans, je suis en larmes. Parfois, on est tiré vers le haut, n’est-ce pas. Toujours la même histoire : la surface des mots fait rire, leur profondeur ait pleurer.
De retour dans la nef, je me passionne pour l’expo temporaire, Un combat capital, consacré à la longue marche de l’abolition de la peine de mort, 190 ans entre sa proposition à l’Assemblée Nationale et son vote effectif en 1981 – contre l’avis de la foule, 62% des Français étaient et sont sans doute encore contre. Je me dis au passage que tous les gens admirables ne sont pas panthéonisés ni panthéonisables, et heureusement. Albert Camus, sur la barbarie de la loi du Talion :
« Si donc l’on veut maintenir la peine de mort, qu’on nous épargne au moins l’hypocrisie d’une justification par l’exemple. Appelons par son nom cette peine à qui l’on refuse toute publicité, cette intimidation qui ne s’exerce pas sur les honnêtes gens, tant qu’ils le sont, qui fascine ceux qui ont cessé de l’être et qui dégrade ou dérègle ceux qui y prêtent la main […]. Appelons-la par son nom qui, à défaut d’autre noblesse, lui rendra celle de la vérité, et reconnaissons-la pour ce qu’elle est essentiellement : une vengeance. »
De nouveau, je m’assois dans un coin et j’écoute au casque, yeux fermés, des documents sonores d’époque mis à la disposition des visiteurs. Ici, deux chansons, quasi-contemporaines, de deux chanteurs populaires, l’un pour et l’autre contre. J’écoute L’assassin assassiné : Julien Clerc seul à son piano, humaniste vibrant, lyrique (Le sang d’un condamné à mort/C’est du sang d’homme, c’en est encore) – parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le haut. Puis Je suis pour : Michel Sardou en populiste lyncheur qui incarne à merveille l’esprit de vengeance dénoncé par Camus (C’est trop facile et trop beau/Il est sous terre, tu es au chaud/Tu peux prier qui tu voudras/J’aurai ta peau, tu périras). Sardou est infiniment plus funky que Clerc ! Quelle rythmique endiablée, écoute un peu cette ligne de basse, et le sax bar, et les violons, super ! Je me mets à remuer la tête en mesure, je danse assis, limite je claque des doigts. Puis soudain je reviens à moi, j’ouvre les yeux, je vérifie honteusement que personne ne me regarde. Parfois, n’est-ce pas, on est tiré vers le bas.
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