Le Fond du Tiroir hors les murs
De passage fugace dans les bibliothèques de Grenoble, j’ai l’avantage et le plaisir d’apporter ma contribution à Bmol, le blog qui a toujours une oreille qui traîne, joyeux espace de découvertes musicales et de liberté d’expression.
Jadis, je parle en décennies, avant que la culture et les services publics ne périclitent à feu doux ici comme ailleurs, avant que les budgets ne soient sabrés, les personnels désaffectés et les bibliothèques fermées, Grenoble était à l’avant-garde de ces métiers-là. Grenoble innovait, réinventait les bibliothèques, introduisait des nouveaux supports, des nouvelles façons, et l’expérimentation professionnelle était aussi une forme de militantisme politique. Bmol, créé il y a une douzaine d’années, est l’un des beaux reliquats de cet esprit : eh, tiens, j’ai une idée, et si les bibliothécaires devenaient 2.0 ? Si on lançait un blog où les -thécaires exposeraient leurs coups de cœur musicaux, mais aussi leurs détestations, en toute subjectivité mais avec souci du public (bien sûr, que c’est compatible), leurs goûts et leurs fonds, leurs désopilantes chansons inavouables, avec de la passion vintage et des techniques modernes de partage et même des vidéos Youtube intégrées ? Ah ouais trop bonne idée allons-y.
J’ai d’abord écrit pour Bmol un article consacré au passionnant film No land’s song d’Ayat Najafi (2014). On le lira (et avec quel profit) ici ou bien ci-dessous. Puis j’ai récidivé avec quelques chroniques d’albums. Puis merci bonsoir ravi salut au plaisir.
L’Iran, délirant depuis 1979, impose divers tabous (surtout aux femmes, évidemment) arbitraires mais indiscutables puisque religieux. Parmi ceux-ci : l’interdiction pour une femme de chanter en solo – faire partie d’un chœur est toléré si celui-ci n’est pas exclusivement féminin, et sous réserve de tracasseries bureaucratiques auprès du Ministère de la Culture et de la Guidance Islamique, prévoir un long et aléatoire délai de réponse, l’interlocuteur pouvant changer chaque semaine.
Cette prohibition a balayé une tradition plus ancienne de chanteuses à voix, telles Qamar (dont l’aura en Iran était comparable à celui de Fairuz au Liban) ou plus récemment Gougoush, expatriée comme beaucoup d’autres après la Révolution, et dont les CD ne sont vendus à Teheran qu’au marché noir.
Sara Najafi est chanteuse, musicienne et, plus audacieux encore, compositrice. Lui prend en 2013 l’idée d’organiser un concert en Iran où elle mettrait à l’honneur des voix de femmes. A priori, strictement impossible. Elle s’entête. Elle demande et obtient la participation de chanteuses étrangères, trois voix célèbres dans leurs domaines : les Françaises Jeanne Cherhal et Elise Caron, la tunisienne Emel Mathlouthi (qui fut à son corps défendant l’égérie des Printemps Arabes). Son frère, Ayat Najafi, cinéaste, entreprend de réaliser un documentaire sur ce parcours de la combattante… Le concert aura-t-il lieu ? Suspense !
Ode à la voix féminine et à la liberté de l’art en milieu hostile, le film est bouleversant. Voir ces quelques femmes, jeunes ou vieilles, mais toutes belles, courageuses, talentueuses, drôles, se battre pour le simple le droit de chanter, réchauffe le cœur. Mais aussi fait frémir : la démentielle République Islamique rappelle sans cesse qu’un régime est redoutable aussi parce qu’il est imprévisible. Les autorités interdisent le concert, puis le lendemain l’autorisent… On ne comprendra pas pourquoi, on sait seulement que les chanteuses pourraient subir un autre revirement, se retrouver en prison, et qu’on ne connaitrait pas davantage les raisons.
Nous assistons, durant l’une des scènes les plus hallucinantes du film, à un dialogue particulièrement absurde entre Sara, venue humblement, poliment mais fermement, chercher des explications sur l’origine de l’interdiction de la voix féminine soliste selon la loi islamique, et un vieux professeur de théologie bienveillant, ne rechignant pas à dispenser son enseignement. Le théologien, vieille barbe affable et pateline, turban noir vissé sur le crâne, explique sans rire que le problème posé par la voix des femmes remonte à la séparation des deux sexes, lorsque Dieu décida d’isoler le côté féminin d’Adam afin de créer Eve, preuve suffisante de la sagesse divine : Dieu en somme isola, pour d’excellentes raisons, le virus de la douceur dangereuse et la mit en quarantaine dans un autre corps. Pas question de le laisser ressortir !
« Dieu a donné aux deux sexes le don de la communication mais il a bien compris que la fréquence de la voix de la femme était dangereuse et ne devait pas dépasser une certaine limite…
– Cette limite de fréquence est-elle clairement définie ?, demande respectueusement Sara. Quand donc une femme saura-t-elle qu’elle la dépasse ?
– Dès que la voix chantée se transforme pour donner du plaisir. C’est là que notre discours change. Nous devons nous prémunir contre ce qui nous fait quitter notre état normal et nous fait partir dans l’ivresse. »
Eh bien, oui, gros malin ! Quel scoop propre à ébranler sur ses bases la République Islamique : la voix des femmes produit un effet sur l’homme, que l’on peut qualifier d’ivresse ! De même, la voix des hommes est susceptible de produire un effet sur les femmes, et il y a plus fort encore : la voix d’un homme peut produire un effet sur un homme, la voix d’une femme sur une femme. Tout un champ de découvertes reste à explorer pour les mollahs. C’est justement cet effet que l’on aime, que l’on cherche, qui est beau, c’est cette transformation de nous par la grâce d’une voix à la bonne fréquence. Cet effet s’appelle l’art, la poésie, l’esthétique, l’émotion… La musique.
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