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Tuer la mort

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On peut, comme dans La jetée, être toute sa vie hanté par une scène vue durant l’enfance. Ou bien, par une image. Ou par un son, une mélodie. Ou par une lumière. Ou par un bout de madeleine amollie dans une tasse de pisse-mémé. Ou bien par une phrase. Question de sensibilité à tel de nos sens, ou à tel autre.

J’ai longtemps été hanté par cette phrase, lue très jeune : Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ?

Cette phrase me remontait en tête périodiquement, le genre de leitmotiv qui nous saucissonne dans la spire des années, et à l’improviste nous nargue au reviens-y, « Salut c’est encore moi, la phrase, tu me remets ? Comment ça va depuis la dernière fois ? Non, ce n’est pas encore aujourd’hui que je te dirai d’où je viens, mais on peut discuter de là où tu te trouves, toi. Tu as grandi ? Tu as réfléchi ? Tu as enfin compris ce que je veux te dire ? Tu l’as senti, hein, que je n’étais pas une lapalissade, que j’étais une pensée profonde, que vivre c’est être immortel, du moins jusqu’à la mort, l’as-tu déjà éprouvé ? As-tu déjà vécu si intensément une seconde que tu en as tué la mort ? Oui ? Non ? Pas encore. Tu verras. Ça s’appelle un orgasme. On en reparlera la prochaine fois. À bientôt. »

Et toujours je me demandais comment cette phrase était en premier lieu entrée en moi pour ne plus me quitter, où, quand, par quel orifice ? Depuis quel poème, quelle chanson, quel traité, quel roman quel film ? Était-ce de Shakespeare ? Sade ? Prévert ? Jankélévitch ?  Strindberg ? Maupassant ? Jacques Brel ? Gaston Leroux ? Cavanna ? Mattt Konture ?

Non. J’ai fini par retrouver son auteur. Cette phrase est de Marcel Gotlib.

Aujourd’hui, Gotlib est mort. C’était son jour de cesser d’être immortel.

Coïncidence : j’ai relu (je me suis racheté, en fait) pas plus tard que la semaine dernière l’intégrale Rha Lovely + Rha Gnagna. C’est dans ce recueil extraordinaire, inconcevable, sans doute non reproductible en 2016, qu’on la trouve, la phrase.

Plus précisément, elle apparaît à la toute fin d’une bande dessinée qui jusque là était plutôt marrante, à mi-chemin de la satire et du non-sens, comme aimait à mélanger Gotlib, une bande dessinée intitulée L’amour en viager pour qu’on saisisse dès l’ouverture qu’il s’agit d’un faux mélodrame avec mari+femme+amant, d’un faux soap opera, et d’un vrai hommage au Viager, ce film génial de Goscinny (ex-mentor de Gotlib) et Tchernia (tiens ? encore un disparu de l’année).

Le Viager sort au cinéma en 1971. Gotlib publie en 1974 dans le 9e numéro de l’Echo des savanes, revue qu’il a fondée avec Mandryka et Bretécher, L’Amour en viager, récit en 12 planches qui en singe vaguement la trame : ici comme là, on attend la mort d’un personnage,  donné moribond dès le début mais qui mourra des décennies plus tard, éprouvant la patience de ceux qui n’espèrent que son trépas pour faire main basse sur sa maison (dans le film de Tchernia) / pour enfin convoler sans mauvaise conscience (dans la bande dessinée de Gotlib).

Dans toutes ses bandes dessinées de l’époque, sa plus libre, Gotlib parle énormément de sexe, comme ses confrères. Pas par provocation gratuite, juste parce qu’il fallait le faire pour éprouver les tabous, ceux des autres, ceux de soi, ceux du lecteur et ceux de l’auteur. Et moi, en léger différé, je découvrais dans la chambre de mon grand frère toutes ces images de cul, j’étais encore puceau, peut-être même pré-pubère, dix ans j’avais peut-être ? Onze ? Nous n’avons pas attendu Internet pour être exposé à des images qui ne sont pas de nos âges.

La première page de L’Amour en viager montre un couple faisant l’amour ; la deuxième page, abstraite, allégorique, pleine et tendue comme une bite, est remplie à ras-bord de métaphores sexuelles : un feu d’artifice ! Un torrent tumultueux ! Un tunnel ! Une fleur qui s’ouvre ! Une clef raide dans une serrure ! Un canon qui éjacule son boulet ! Une casserole qui bout sur le feu ! Un geyser !

L’histoire est marrante, comme je l’ai dit et comme on l’espérait, puisque Gotlib est un gars super-marrant. Elle déconne façon humour de répétition, elle est interminable jusqu’à l’absurde (gag : au fil de ces décennies d’ajournement, on regarde l’amant et l’amante vieillir peu à peu, ride à ride, tandis que le souffreteux éternel, malade terminal qui passe sa vie à mourir sur son lit de mort mais ne meurt pas, semble toujours avoir la même tronche). Quand un jour, couic, enfin ! Le mari gêneur lâche son dernier soupir. L’homme et la femme se regardent. Ils peuvent se retrouver, ne faire qu’un, librement. Se toucher, s’aimer, faire l’amour à nouveau. Mais… ils ont 90 ans. Ils se déshabillent, s’embrassent, et Gotlib le super-marrant ne ridiculise pas leurs corps fripés, flasques et bourrelés. Il leur accorde une seconde pleine page de métaphores sexuelles, écho atrophié de la première : un tout petit feu d’artifice, une toute petite clef, un tout petit canon, une clef molle, une fleur fanée, un ruisseau rachitique et caillouteux… Une parodie ? Non ! Une continuité, affaiblie mais vitale. Entre ces deux pages, le fil de la vie, de la libido, du désir, du plaisir.

Et tombe alors, comme un rideau, en lieu et place de la morale, cette phrase, cette phrase aussi belle que celle, fameuse, attribuée à Stanley Donen (« Faire l’amour, c’est comme faire un film, quand c’est bien fait c’est magique. Et quand c’est moins bien fait, c’est magique quand même ») :

Tuer la mort, ne serait-ce qu’une seconde… N’est-ce pas devenir immortel l’espace d’une seconde ?

  1. Franck Pélissier
    05/12/2016 à 22:55 | #1

    Comme beaucoup de gens de notre génération, j’ai grandi avec les BD et l’humour de Gotlib et, cette année encore, ma mère m’avait offert des rééditions des Rubrique à brac et des Dingodossiers (elle, possède encore les exemplaires d’époque). Le voir disparaître au moment où les cathos réacs cherchent à nous imposer leur morale rance est un peu comme une double peine.

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