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Cartes Post-Arles

16/09/2024 Aucun commentaire
Je prends la pose à Arles, devant un décor de cinéma : Atlantic Bar de Fanny Molins. Dommage que le troquet soit fermé, mais ledit film m’avait prévenu.

1) C’est aujourd’hui même, paraît-il, que nous célébrons le bicentenaire de l’invention de la photographie, puisque le 16 septembre 1824, le jour où incidemment décède le roi Louis XVIII, Nicéphore Niépce écrit à son frère : “ À l’aide du perfectionnement de mes procédés, je suis parvenu à obtenir un point de vue tel que je pouvais le désirer, et que je n’osais guère pourtant m’en flatter, parce que jusqu’ici, je n’avais eu que des résultats fort incomplets. Ce point de vue a été pris de ta chambre du côté du Gras […] L’image des objets s’y trouve représentée avec une netteté, une fidélité étonnantes, jusque dans ses moindres détails, et avec leurs nuances les plus délicates.” (Toutefois l’expérience de Niépce sera plus concluante en 1827 donc nous aurons d’autres occasions de fêter l’anniversaire…)

Je célèbre ces 200 ans d’images en séjournant quelques jours, comme chaque année, en Arles, capitale mondiale du déclic, pour les Rencontres photographiques. Joie scopique, orgie rétinienne où je prends la température, sinon du monde, au moins de sa représentation. Quelle grande tendance ? L’an dernier, en 2023, j’en avais rapporté des questions sur le genre, et sur mon propre état de travesti… Alors, cette année ?


2) Si j’en crois la presse, la tendance lourde 2024 est le Japon. Je veux bien. Certes les Nippons sont très présents, et pas seulement les marques d’appareils photographiques. Mais pour ma part, pardon de casser l’ambiance, parmi les expos d’Arles 24 ce qui me saute aux yeux et on ne saurait mieux dire, c’est la guerre. L’inquiétant fil rouge est, je le crains, belliqueux : ce sont des nouvelles du front que je ramène.

La guerre était partout (ou alors je l’ai vue partout, il ne faut pas sous-estimer l’oeil interne qui n’a rien à envier à l’oreille interne) dans les images qui ont le plus sûrement imprimé ma chambre noire intime.
Plus précisément, la préparation à la guerre plutôt que la guerre.
La répétition générale.
Le virtuel qui imprègne tellement le réel qu’il finit par le préméditer. (À force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver.)
Le spectacle de la guerre : le théâtre des opérations.
Le simulacre de guerre, qui est à la fois un jeu d’enfant (ou d’adultes dangereusement infantiles) et un avertissement premier-degré raide-sérieux, un modèle réduit aujourd’hui et un entraînement à l’authentique guerre demain. D’ailleurs, anagramme amusante : Arles est le minuscule = Seul sent le simulacre.

Au moins cinq expositions, comptant parmi mes favorites du cru, participent de ce jeu sérieux :

  • Citoyens modèles de Debbie Cornwall, sans doute l’installation la plus saisissante, se consacre aux modalités par lesquelles les USA jouent à la guerre : centres d’entraînement de l’armée avec jeux de rôles grandeur nature, dioramas historiques dans les musées, rassemblements déguisés de militants pro-trump, et montages d’extraits hollywoodiens : le soft power est explicitement pousse-au-crime, prépare les nerfs des nerds. S’il n’y avait pas ici de cartels, le spectateurs serait démuni, incapable de savoir si ce qu’il voit est pour de vrai ou pour de faux et ce doute-là est une puissante théorie de l’image, en actes, sans un mot.
  • Fashion Army de Matthieu Nicol déploie de mystérieuses archives déclassifiées de l’armée US, lancinant défilé de mode d’uniformes militaires pour toutes circonstances, du plus relax au plus contraint, du désert torride à l’hiver nucléaire. Le sourire ou l’air crispé des mannequins créent un décalage qui prête à rire – mais d’un rire jaune et nerveux.
  • Échos de Stephen Dock. Dock, ex-reporter de guerre, a retravaillé ses archives de conflits couverts dans six pays distincts : Syrie, Jordanie, Irak, Liban, Lesbos (Grèce) et Macédoine. Il les mélange sans contextualisation, et ce que nous avons sous les yeux est un pays en plus, abstrait et pourtant terriblement présent, générique mais immédiatement identifiable : le pays de la Guerre elle-même. Extrêmement troublant.
  • Au sein de la foisonnante expo fleuve et collective Quand les images apprennent à parler, je retiens (outre les géniaux portraits sur le long terme de Hans-Peter Feldmann et de Nicholas Nixon), au chapitre de la thématique turlupinante du jeu-de-guerre-qui-prépare-à-la-guerre, la série Ayer vi a un niño jugando [Hier j’ai vu un enfant jouer] de Luc Chessex où des enfants hilares s’amusent à se tirer dessus avec des jouets.
  • Enfin, la formidable expo autobiographique-géopolitique Beirutopia de Randa Mirza ajoute une couche d’ambiguïté avec un cas pratique de mise en scène ironique de la guerre, de la guerre/après-guerre/avant-guerre, en l’occurence celle du Liban, guerre d’hier et d’aujourd’hui et de toujours.

3) Carte postale alternative d’Arles, parce que dans la vie il n’y a pas que le sabre, il y a aussi le goupillon :
Le dogme chrétien de la Trinité (le dieu « unique » se révèle, tout compte fait, composé de trois entités distinctes qui chacune le contient entièrement : le Père, le Fils, le Saint-Esprit) est ce que l’on appelle un « mystère » .
C’est-à-dire une aberration inaccessible à la raison, qu’il ne faut pas chercher à comprendre ou à discuter, et qui ne peut être révélée à l’esprit que par la grâce. Ou, à la rigueur, pour les malheureux sans-grâce, par quelques années d’études en théologie.
Cette si mystérieuse trinité, qui, au passage fait bien marrer les musulmans (« Vous osez vous qualifier de monothéistes avec un pareil panthéon ? Et vos saints, d’ailleurs, on en parle ? Vous priez qui, déjà, quand vous avez perdu vos clefs ? » ), gagnera pourtant, comme tant d’autres obscures notions pieusement métaphysiques, à s’inscrire dans une iconographie limpide qui ne demande qu’à trouver place dans les églises afin d’oeuvrer à la vulgarisation de la foi auprès des masses.
C’est ainsi que nous pouvons actuellement admirer, en la chapelle de la Charité d’Arles, une exposition du photographe et athlète luxembourgeois Michel Medinger, dont l’une des installations illustre et éclaire définitivement cette si étrange trinité qui n’est qu’une seule chose :

Hommage à Pierre Boulez et René Char

31/07/2024 un commentaire
(le titre de l’article ne trouve sa signification que dans cette image, ne la cherchez pas ailleurs)

Enfoncez-vous bien ça dans la tête !
Photo réalisée sans trucage par Laurence Menu à La Tuque, en direction du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Canada.

Ah, le Québec ! Mon Amérique à moi, où je n’étais pas revenu depuis 11 ans !

* Observation politique : parmi les Québécois que je rencontre, beaucoup s’étonnent que je me trouve chez eux quand se déroulent chez moi les Olympiques (et en plus y a Céline Dion qui chante là) ; ils s’émerveillent davantage lorsque je leur révèle je n’ai rien à cirer des Olympiques (diplomatiquement, je garde pour moi que je n’ai rien à cirer de Céline Dion non plus).
Mais ce qui les intrigue par-dessus tout, ce qui les préoccupe et les inquiète sincèrement, ce sur quoi ils sont étonnamment informés et m’interrogent presque systématiquement, c’est sur l’extrême-droite qui a failli prendre le pouvoir dans mon pays. Qu’est-ce qu’il se passe donc chez toi ? À quoi jouez-vous en France lorsque vous ne jouez pas aux Olympiques ? Excellente question. J’en profite pour confesser ma honte d’être pratiquement ignorant de la situation politique québécoise.

* Observation linguistique : Français et Québécois se révèlent très prompts à relever, voire à dénoncer, la prolifération d’anglicismes qui parasitent le langage de l’autre, non mais regarde-moi cette paille ah ah ah, hein quoi où ça une poutre, je ne vois pas de quoi tu parles.
Ainsi le Québécois parlera de téléphone intelligent, de magasinage, de chandail, d’entrevue, d’autocaravane, de service au volant, de fin de semaine, de stationnement, de cinéma-maison, de chaise berçante ou de divulgâchage (soit en français tel qu’on le cause en France : smartphone, shopping, t-shirt, interview, camping-car, drive-in, week-end, parking, home cinema, rocking chair et spoil) ; en revanche il émaillera ses phrases de c’est le fun, c’est fucké, oh boy, il dira catcher, grounder, flusher, ouatcher, pleuguer, reusher, scorer, settler et son contraire déssettler, fitter et même dans le meilleur des cas matcher, tchécker, booker, canceller, focusser, dealer, frencher (il s’agit de rouler une pelle), il parlera de shifts, de spots, de lifts, de dates, de jokes, de tounes, de peanuts, de party, de graduation, de tough, de rough, de cute, de chum, de lunch, de plasters, de bumpers, de balloune, de badluck, de clip (faux ami : c’est un trombone !), de fan (faux ami : c’est un ventilateur !), de canne (faux ami : c’est une boîte de conserve !), de shop (faux ami : c’est une usine ! on dit vente directe de la shop) et en partant il n’oubliera pas de laisser un tip à la serveuse.
Sans compter les calques morphologiques : le Québécois prendra une marche (tandis que le Français ira se promener), tombera en amour (tandis que le Français tombera amoureux – la chute demeurant le solide invariant de notre espèce sentimentale), souhaitera « bon matin » ou « meilleure chance la prochaine fois » , dira « à date » ou « une couple de » , « rencontrera ses objectifs » faute de quoi il sera « dans le trouble » et il lui faudra « prendre une chance » …
La vérité, c’est que les anglicismes chacun en a son lot (son batch). J’ai eu bien du mal (« de la misère » comme on dit icitte) à trouver un anglicisme commun aux deux côtés de l’Atlantique. J’en ai au moins noté un : « C’est cool ». Nous voilà frais.
Anyway, ce sont les Québécois qui ont peur du Grand Remplacement (du français par l’anglais) donc ceci est aussi une question politique, finalement.

* Observation sociologique : Québec, terre de contrastes ! Qu’on en juge.

Nous avons d’abord passé une semaine à Montréal, métropole moderne et trépidante pleine de foules et de jeunesse, de culture, de festivals, d’offres de spectacles, de concerts et de cinéma… Ah, au rayon cinéma je glane en passant une formidable découverte, la série de films autobiographiques de Ricardo Trogi, quatre à ce jour : 1981, 1987, 1991 et le dernier 1995 qui vient à peine de sortir et qui est déjà mon préféré parce qu’en plus de me faire rire comme les précédents, il m’a beaucoup fait pleurer, et méditer, eh oui – quelle misère que cette autobio-fresque, en ce qui me concerne la plus marquante depuis Philippe Caubère, ne soit pas distribuée en France ! Le cinéma québécois est prodigieusement vivant, riche, varié, et ce qu’on en reçoit en France semble le fruit d’un quota limité à un film par an, généralement de Xavier Dolan ou de Denys Arcand, sauf cette année, c’était Simple comme Sylvain de Monia Chokri…

… Ensuite, total dépaysement au bord du Lac Saint-Jean, profonde cambrousse et nature sauvage (du moins si l’on s’éloigne un peu des autoroutes), sensibilité plus rustique quoique fort chaleureuse surtout à côté du barbecue. C’est en chemin entre les deux pays qu’on risque les coups de marteau.

Entouka (comme on dit icitte en guise de transition entre chaque phrase, alternativement à Féqueu, ce qui nous change des deux explétifs les plus courants dans la conversation française : Hédukou et Héhenfète), rassurons-nous, car dans les deux écosystèmes, celui des gratte-ciels et celui des maringouins, on n’est jamais très loin de la société de consommation et du Dollarama, que curieusement on prononce plutôt Dollorama, comme un chagrin sous-entendu, comme une mélancolie à demi-mots, comme un hommage à La Douleur du Dollar de Zoé Valdès.

Et à propos de douleur américaine, je mentionnerai pour terminer cette carte postale que l’un des événements majeurs de mon séjour aura été la lecture du roman L’Avortement de Richard Brautigan, auteur certes non canadien mais américain, même continent. J’en suis subjugué, ébloui, régalé. D’enthousiasme, je m’exclame in petto que, dans un monde parfait, on ne devrait confier l’écriture des romans qu’à des poètes, de la même manière et pour les mêmes raisons que dans un monde parfait on ne devrait confier la charge politique qu’à des gens de terrain. Plutôt qu’à des professionnels de faire-des-phrases.

Bien sûr, il y a le sujet du livre. Son titre, encore plus violent en version originale, The Abortion: An Historical Romance 1966. Un amour historique de 1966 publié en 1971, alors que l’avortement était illégal aux USA. Rappelons que dans ce pays, l’avortement a été protégé par la loi de 1973 à 2022. Ensuite, il est redevenu clandestin et mexicain, direction Tijuana. Heureusement que la lecture, quant à elle, n’a jamais cessé d’être légale.

Bien sûr il y a le sujet mais, comme toujours, encore plus importante il y a la façon. Confier l’écriture des romans aux poètes évite de se contenter de traiter le sujet, et permet de traiter, simultanément au sujet, bien des choses. De décrire simultanément à l’avortement la splendeur de son champ de bataille, le corps féminin et les façons de l’habiter quand on est une femme – par exemple. De décrire simultanément la violence du réel et la beauté du rêve – par autre exemple. Beauté du rêve : la bibliothèque qui joue un rôle central dans cette histoire est une idée de bibliothèque, un fantasme de bibliothèque, un rêve de bibliothèque, du genre farfelu mais dont on aimerait soudain qu’elle existe réellement. Du reste, entre temps elle s’est mise à exister réellement puisque la poésie n’est pas là que pour dire le beau mais aussi pour le prophétiser.

Si jamais, moi qui suis pourtant trop peu poète, j’étais ces jours-ci d’humeur à écrire un roman (sait-on ce que la vie nous réserve ?), je viendrais à l’instant, au bord du Lac Saint-Jean, de trouver l’épigraphe de celui-ci dans L’Avortement de Richard Brautigan.

Irisation

03/03/2024 Aucun commentaire

Aimanté, six mois plus tard je me trouve à nouveau dans le plus beau pays du monde, mais cette fois-ci versant adriatique.

Je visite un somptueux palais ducal de la Renaissance, perché sur un rocher et transformé en musée car la démocratie exige que les chefs d’oeuvres des collections privées ducales soient mis à la disposition de la populace, dont je suis, bien qu’étranger.Je me suis gorgé les yeux d’Uccello, de Raphaël, de Piero della Francesca… Je n’ai pas pris de photos. Je ne prends jamais de photos dans les musées. À quoi bon prendre un cliché qui sera moins bon qu’une carte postale ou une reproduction sur Internet ? Pour « faire des souvenirs » ? Allons donc ! Mes souvenirs se font très bien sans cela, merci.

Mais aujourd’hui, par exception, j’ai eu l’impulsion, j’ai photographié. J’ai photographié ne oeuvre qui n’existait pas. Une oeuvre en train de se faire sous mes yeux. Que j’étais peut-être seul à voir. Que j’aurais voulu montrer à ceux qui l’auraient loupée, peut-être. Je me souviens que Doisneau répondait quelque chose dans ce goût-là quand on lui demandait pourquoi il prenait des photos : c’était disait-il pour que les absents, mais aussi bien les présents qui n’y avaient vu que du feu, puissent eux aussi profiter de ce que lui avait vu.

Un vitrail, une fenêtre composée de 60 carreaux en couleurs subtiles, se reflétait devant moi sur un voile qui frémissait doucement en protégeant les tableaux du soleil d’hiver. Oeuvre cinétique et éphémère, métamorphosée insensiblement et en continu. Celle-ci, ni moi ni personne ne la retrouvera jamais sur Internet. « Faire le souvenir » s’impose.

Clic.

Les ailes sous le bras

02/11/2023 Aucun commentaire

De passage à Lausanne.

Depuis son ouverture au public en 2016, j’avais très envie de visiter le manoir où Charlie Chaplin a passé les 25 dernières années de sa vie, entouré de sa femme et leurs huit enfants. Mais mon envie était troublée, parasitée par quelques scrupules, de vagues appréhensions. Certaines d’entre elles fondées sur de solides raisons : je craignais le côté parc-à-thème pour fétichistes infantiles, qu’augure hélas le navrant nom choisi pour le lieu, « Chaplin’s World » ; d’autres, sur de purs préjugés : je soupçonnais perfidement que Chaplin avait posé ses valises au bord du lac Léman à la faveur se son climat fiscal optimal. La Ruée vers l’or plutôt que les Lumières de la ville.

Je fais amende honorable ! Ma première série de réserves, l’aversion pour le parkathème, n’aura été vérifiée in situ que par l’inepte exposition temporaire (des monstres hollywoodiens en plastoc pour fêter Halloween) ; et ma seconde a été balayée par un rappel historique fondamental : Chaplin, quittant les USA en 1952 pour la promo de Limelight, voit son visa de retour tout simplement résilié par l’administration américaine. Il est chassé comme un malpropre (plus exactement, comme une sorcière) des États-Unis, il est donc un exilé politique et non pas fiscal. L’homme qui avait prononcé à la fin du Dictateur un si vibrant appel à la paix, cherchait ici la sienne. Or la Suisse, on en pensera ce qu’on voudra, que c’est le paradis des banquiers, des chocolatiers ou des cuckoo clocks comme disait le Troisième Homme, c’est aussi un grand et minuscule pays de paix, voilà tout.

Quant au rapport de Chaplin à l’argent : en 1954 il reçoit une petite fortune sous la forme d’un « Prix international de la paix » (la paix, encore elle), apparemment versée par des organismes du Bloc de l’Est. Ayant eu suffisamment d’ennuis à cause de ses supposées accointances communistes, il coupe court à toute polémique en reversant immédiatement deux millions de francs à l’abbé Pierre (le reliquat sera pour les œuvres sociales de son quartier d’enfance à Londres) afin de soutenir l’accueil d’urgence aux sans-abris. Il déclare à l’abbé : « Ce n’est pas un don que je fais mais une dette que je rembourse, en hommage à ceux qui vivent dans la rue, comme le vagabond que j’incarnais. » Est-il concevable de faire plus classe ?

Pour le reste, cet endroit est tout simplement admirable parce qu’il donne un accès pédagogique et charnel (malgré les statues de cire Grévin) à un artiste lui-même admirable et dès lors je cesse de chercher midi à quatorze heures sur une Rolex. Charlie Chaplin était un grand génie universel, qui a fait rire et pleurer le monde entier, qui m’a encore fait rire et pleurer aujourd’hui (quelques extraits du Kid auront fait l’affaire en une poignée de secondes), et qui, en procurant les mêmes émotions à tant de peuples éloignés, aura véritablement œuvré pour la paix, j’en suis convaincu, la paix, toujours elle.

En illustrations ci-dessus, deux pièces vues sur place qui m’ont particulièrement touché :
D’abord, un portrait de Charlot par Marc Chagall (1929), qui bien sûr fait du vagabond un ange, trimbalant ses ailes sous son bras…
Et puis le violon de Chaplin (photo Laurence Menu), « en chair et en os » , qu’il s’était acheté avec ses premiers cachets à 16 ans, qu’il a toujours emporté avec lui, et dont il a joué en amateur toute sa vie. Comme il était gaucher, il avait inversé les cordes, l’âme et le chevalet.

Bleu Schtroumpfette

15/08/2023 Aucun commentaire

15 août, fête à la Sainte Vierge, comme on dit foire à la saucisse !

Je suis toujours en promenade à Gênes, ville dont la « reine » est officiellement la Vierge Marie depuis le 25 mars 1637.
Ville où l’on tombe sans cesse nez à nez avec des splendeurs.
Je viens de tomber nez à nez avec une splendeur : une gigantesque fresque terminée en trompe-l’œil, en haut de l’un des escaliers d’honneur du palais des doges.
Son auteur : Domenico Fiasella (1589-1669). Son titre : « La vergine e i santi Giovanni-Battista, Giorgio e Bernardo intercedono presso la Trinità per la salvezza della città di Genova ». La vierge et sa bande de copains intercèdent pour le salut de la ville de Gênes.
Et voilà que, perdu dans la contemplation de cette œuvre, une idée me tombe dessus comme la grâce.
Connaissez-vous le syndrome de la Schtroumpfette ? Conceptualisé par une journaliste américaine dès 1990, popularisé depuis par les féministes, il désigne les œuvres de fictions où l’on peut voir interagir des hommes en grand nombre, chacun étant caractérisé par un profil psychologique singulier et/ou une histoire personnelle (rappelons qu’il existe 100 Schtroumpfs dont un grand-barbu-autocrate, un bricoleur, un costaud, un grognon, un poète, un jardinier, un paresseux, un coquet, un bêta, un musicien…), et une seule femme (la Schtroumpfette). Comme si « être une femme » était l’une des variations possibles parmi tous les profils psychologiques humains, aux côté de « bricoleur », « grognon », « moralisateur », etc.
Vous pouvez vous amuser chez vous à compiler les innombrables récits mythiques, romans ou films souffrant du syndrome de la Schtroumpfette : Atalante est la Schtroumpfette des Argonautes, Débora est la Schtroumpfette des juges d’israël, He Xian-gu est la Schtroumpfette des Huit Immortels taoïstes, Jeanne d’Arc est la Schtroumpfette de la Guerre de cent ans, la Castafiore est la Schtroumpfette de Tintin, Cinnamon Carter est la Schtroumpfette de la Impossible Mission Force, Julia Roberts est la Schtroumpfette des Ocean’s Eleven
Dans le monde réel et le domaine des arts, aussi : Berthe Morisot est la Schtroumpfette des impressionnistes, Georges Sand la Schtroumpfette des romantiques, Michèle Métail la Schtroumpfette de l’OuLiPo, Agnès Varda la Schtroumpfette de la Nouvelle Vague (alors qu’elle a commencé bien avant tous ces messieurs : La Pointe Courte, 1955), Nathalie Sarraute la Schtroumpfette du Nouveau Roman (idem : Tropismes, 1939), Niki de Saint Phalle la Schtroumpfette du Nouveau Réalisme, Michèle Bernstein la Schtroumpfette de l’Internationale Situationniste, Bretécher la Schtroumpfette de Pilote puis de l’Echo des Savanes, Chantal Laury la Schtroumpfette des Nuls, etc.

Exemple de l’effet Schtroumpfette. De gauche à droite, rangée du haut : Louis Aragon, Théodore Fraenkel, Paul Eluard, Emmanuel Faÿ. Second rang : Paul Dermée, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes. Au premier rang : Tristan Tzara (avec le monocle), Celine Arnauld, Francis Picabia, André Breton.

Mais voilà qu’ici, soudain, en plein escalier génois je suis foudroyé par le syndrome de la Schtroumpfette dégorgé par la sublime fresque sous mes yeux.
On le sait, l’histoire du christianisme, racontée dans cette image et dans mille autres, est un faux monothéisme mais un véritable polythéisme, ne comportant que des dieux et une seule déesse ; que des mecs, à commencer bien sûr par l’indéboulonnable trinité patriarcale au centre (le père grand-barbu-autocrate, le fils, et le saint pigeon), puis aux quatre coins le copain de la famille (Jean-Baptiste), le héros tueur de dragons (Saint Georges), le régulateur des moines pour faire perdurer l’œuvre de Dieu sur terre (Saint Bernard)… et enfin, dans un coin, UNE femme, c’est-à-dire LA femme, la maman vierge. Qui est pure, qui nourrit, aime et pleure, enfin qui fait ce que font les femmes, quoi.
Il faut se rendre à l’évidence : la mythologie chrétienne a inventé le syndrome de la Schtroumpfette des siècles avant Peyo et Delporte.
D’ailleurs… Maintenant que j’y pense… Le fameux « bleu marial » qui par effet domino sert aussi de drapeau à l’Europe… Il faudrait vérifier sur un nuancier Pantone… mais… Il ne vous rappelle pas quelque chose ? Cette silhouette toute bleue qui se marie très bien avec une coiffe blanche ?

Pour fêter cette découverte et le 15 août, le Fond du Tiroir (re)publie une enquête extensive sur ce personnage mythologique toxique entre tous ! Le culte de la vierge Marie, de la sainte maman, est, pour toutes les femmes, une assignation, dangereuse et impossible (soyez mères, mais de préférence sans rapport sexuel).
Pour se dépêtrer un peu de cette folie multimillénaire, décortiquons le motif imaginaire de la vierge enceinte miraculeuse.

Et bonne fête à toutes.

Benvenuto

14/08/2023 Aucun commentaire

Une carte postale envoyée par le Fond du Tiroir en vacances !

Gênes : les murs sont mal élevés.

Baci di Genova (Liguria, Italia). Où la présidente italienne du conseil des ministres, Giorgia Meloni, se fait traiter de fasciste sur des murs sans bonnes manières. Cette insulte n’est hélas pas qu’une exagération rhétorique, tant la Meloni révèle des sympathies (et des mesures) d’extrême-droite : racisme, anti-IVG, homophobie, préférence nationale, etc. Lorgner sur l’Italie permet de se faire une idée de ce qui se passerait en France si la Le Pen était élue.

(souvenir de Sampierdarena, quartier ouest de Gênes)

Prise de température politique : nous sommes accueillis sur place par un très sympathique autochtone anarchiste, photographe de son état. Nous apprenons qu’il a autrefois documenté en images le fameux G8 de Gênes, cet événement fondateur de notre époque, presque mythologique, où la répression des opposants a été qualifiée par Amnesty International de « plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale ». Nous ne pouvons que mesurer à quel point ces répressions ont servi de prototype (en France, si tu n’es pas content, gare au flashball), et à quel point le record de « plus grande violation des droits humains et démocratiques » ne demande désormais qu’à être régulièrement battu.

Après avoir demandé à notre hôte le nom de son réseau wifi afin de me connecter (son réseau s’appelle ANTIFA, je vous le dis au cas où vous passeriez chez lui), je poursuis la conversation politique. Il soupire en évoquant la situation actuelle de son pays : « Les choses ne vont pas changer avant longtemps en Italie, il faut être patient, ce que nous représentons est une minorité… [puis, reprenant le sourire :] Mais une très grosse minorité ».
Il arbore sur son t-shirt un slogan qui m’enchante et me convainc immédiatement que je fais partie de la même grosse minorité que lui : Padrone di niente, servo di nessuno.
Maître de rien, esclave de personne. Programme politique essentiel et suffisant. Ni exercer, ni subir le pouvoir. Car Le pouvoir est maudit et voilà pourquoi je suis anarchiste (Louise Michel).

Pour cueillir un autre témoignage de la très grosse minorité italienne qui au quotidien fait de son mieux contre la fascisation de son pays et de l’Europe, on est prié de voir la nouvelle série de Zerocalcare, Ce monde ne m’aura pas, dont le titre original est bien meilleur, Questo mondo non mi renderà cattivo : Ce monde ne me rendra pas méchant. Je nous le souhaite aussi.

Bon, ceci dit c’est le mois d’août, il fait chaud, je vais me baigner, on a le droit de ne ni-exercer-ni-subir le pouvoir sur la plage.
En ce qui me concerne, et en dépit de Meloni, Berlusconi, Mussolini, et autres fâcheux contingents, ce n’est pas encore cette fois, Gênes sous les yeux, que je reviendrai d’un pouce sur ma conviction que l’Italie est le plus beau pays du monde. Et Portofino, donc. Et les cinque terre, etc.
La preuve en images ci-dessous : l’Italie est le seul pays du monde où même les supermarchés sont beaux, aménagés qu’ils sont dans d’anciens palais.

(la suite demain)

J’écris pour savoir ce que j’ai à dire (Dossier M, 4)

02/08/2023 Aucun commentaire

Deux lecteurs sur un banc.
Fondation Jean-Michel Folon, Château de La Hulpe, Belgique, août 2023.

Je ne sais pas ce que lit mon ami, mais quant à moi, on peut voir facilement en agrandissant la photo que j’en suis au tome 4 du Dossier M, Grégoire Bouillier, et je ne vois pas le temps passer. Je suis en telle empathie que je pourrais m’asseoir à côté d’un rocher, d’un arbre, d’un chien, d’un bloc de fonte ou même du premier con venu mon semblable mon frère, du moment qu’il s’assiérait pour lire en silence à mes côtés, il serait mon ami et la fraternité est ce que j’éprouve d’abord quand je lis Bouillier, la sympathie au sens dur.

Ce 4e volet est dédié À qui n’en aura jamais assez. Les trois premiers l’étaient À qui en veut ; À qui en veut encore ; À qui en veut toujours. C’est dire si je prends pour moi la dédicace, à mon niveau personnel des choses : j’en veux. J’ai beau avoir laissé passer plusieurs mois depuis la lecture du précédent, dès la première page c’est parti, comme si je me branchais sur le secteur, le voltage reste le même.

La couverture noire annonce la couleur, nous sommes à présent dans une stase de dépression. C’est de tous les volumes celui qui fait le plus de sur-place et pour cause (« la vie qui les résume toutes sans être elle-même une vie, n’est pas une vie, non, pas une vie mais une solitude, une immobilité » p. 306). Pourtant Bouillier reste drôle, et palpitant quoi qu’il raconte, y compris quand il ne se passe rien, parce que même quand il ne se passe plus rien, il se passe toujours quelque chose en lui, par conséquent en son lecteur.

Je prélève un extrait particulièrement remuant, en lui et en moi, p. 189, survenant après des pages et des pages de dérive solitaire et morfondue sur une plage bretonne, d’idées fixes et de coq-à-l’âne, de ruminations sur la fatalité de l’idiosyncrasie ou sur l’édifiante tragédie de Donald Crowhurst (feuilleton enchâssé dans le feuilleton) :

Je ne sais pas trop pourquoi je viens d’écrire ces lignes. Les ai-je écrites ? À quel propos ? Quel intérêt ? Je ne sais pas. J’écris pour savoir ce que j’ai à dire. Et pour éprouver, au détour d’une phrase, si possible, un orgasme au-dessus de la ceinture m’indiquant que je suis dans le vrai, qu’une pensée vient de gicler et d’illuminer mon ciel (ce qui n’arrive pas souvent). Et pour passer le temps aussi. J’en avais pris pour dix ans et je commençais à parler tout seul, surtout en marchant sur la plage. Je n’avais plus que moi à qui m’adresser. À qui m’en prendre.
En cet été 2005, quelque part en Arizona, à soixante-dix-huit ans, décédait Elisabeth Kübler-Ross, psychologue célèbre pour avoir identifié cinq stades bien distincts par lesquels, selon elle, passe quiconque se trouve confronté à une « perte irréparable » : 1. Le déni (ce n’est pas possible, j’y crois pas !) ; 2. La colère (monde de merde ! Hello Monsieur Gicle) ; 3. Le marchandage (trouvons un arrangement) ; 4. La dépression (à quoi bon tout ça finalement… Hello pot de rillettes) ; et, enfin, 5. L’acceptation (bah, c’est la vie. De toute façon, on va tous mourir alors à quoi bon s’en faire).
C’est cool de posséder une carte de la dépression sur laquelle se reposer. C’est bien utile pour savoir où on en est de son existence et comment avancer, se sortir de la mouise, dénouer ses chakras, etc. C’est rassurant, j’imagine.

J’écris pour savoir ce que j’ai à dire – oui certes, et sur l’autre bord que je fréquente aussi, je lis pour savoir ce que j’ai à penser. Dans les deux cas, l’absence de préméditation est à souligner.

Pour qui en voudrait encore, mais surtout pour qui danse cet été, ou qui fait danser sur des musiques (néo-)trad, suivez mon regard, je signale que juste après ce passage, aux pages 196 à 199, Bouillier sort de sa sinistrose en assistant à un bal breton, dont il fait un long éloge extatique :

J’ai sous les yeux la preuve que des communautés humaines sont possibles. De toute mon âme j’éprouve un désespéré sentiment de réconciliation.

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Intermède
Épisodes précédents, archives au Fond du Tiroir :
Dossier M, zéro
Dossier M, 1
Dossier M, 2
Dossier M, 3

Me restent sous le coude les 5 et 6. Encore six mois, je dirais ? Je ne sais pas encore qui va prendre le dessus, entre la tentation de connaître la fin et celle de faire durer le plus possible.

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En attendant, délice de la synchronicité et des coïncidences littéraires : sitôt refermé ce Dossier M 4, j’ouvre le formidable essai poétique de Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, sous-titré Réflexions sur l’effondrement (ed. Libertalia, 2021). Il s’agit moins d’un manuel collapsologue et survivaliste comme son titre pourrait le laisser entendre que d’une réactualisation pour notre époque désastreuse de deux idées libertaires essentielles, la rupture avec la servitude volontaire et le refus de parvenir.

Dossier M vs. Plutôt couler en beauté : bien sûr ces deux livres n’ont rien à voir. Pourtant ils passent entre les mêmes mains (les miennes), se déroulent dans le même monde (le mien), dès lors comment s’étonner qu’ils brassent les mêmes références : ils se fondent tous deux sur la mythique première course autour du monde en solitaire de 1968-1969, sans escale et sans assistance extérieure, organisée par le Sunday Times, compétition sportive qui devient ici comme là métaphore de la compétition tout court, de la rat race qui est notre air ambiant.
Parmi les concurrents, Bouillier choisit comme « héros » , comme compagnon de route imaginaire, Donald Crowhurst, loser fabuleux ; Morel Darleux choisit Bernard Moitessier, dont elle fait l’incarnation du refus de parvenir. Aucun des deux n’a gagné.
Les deux écrivains recomposent noir sur blanc les itinéraires, essentiellement intérieurs, des deux navigateurs solitaires.
Chacun des deux a une histoire, une réaction face à la compétition, un combat contre soi-même plutôt que contre les autres. Combat perdu d’avance pour l’un, drawing dead, échappée vers la folie et la mort. Combat glorieux parce qu’il refuse justement la gloire pour l’autre, échappée vers le retrait élégant et la vie. Il n’y a pas photo sur la ligne d’arrivée qu’ils ont tous deux désertée.
Deux histoires qui méritent d’être racontées davantage que celle, finalement assez plate, du vainqueur, un troisième homme dont l’épopée fait sûrement l’objet d’un troisième livre que je ne lirai pas.

I’m just a sweet transvestite

01/08/2023 Aucun commentaire
Jessica DeBoisat au naturel
Jessica DeBoisat prépare sa séance de shooting
Jessica DeBoisat en trop-trop-trop gros plan.
Jessica DeBoisat au selfie dans le miroir
Jessica DeBoisat à l’oeil qui tue ! Et sa coiffeuse à l’arrière-plan.
Jessica D. et sa besta Laurence M.
Rubrique people : un selfie de Jessica DeBoisat aux côtés de son autrice préférée (dont elle n’a lu aucun livre), Mano Gentil

Il est jeune, il est pâle ― et beau comme une fille.
Ses longs cheveux flottants d’un nœud d’or sont liés,
La perle orientale à son cothurne brille,
Il danse ― et, secouant sa torche qui pétille,
À l’entour de son cou fait claquer ses colliers.
Louis Bouilhet, Étude antique

Je reviens d’Arles. Comme chaque été je me suis régalé la rétine des Rencontres photographiques, qui transforment la région en infini territoire de cimaises. Quatre jours d’orgie scopique, une dizaine d’expos quotidiennes minimum, un horizon complet d’images sur lesquelles (se) réfléchir au lieu que de se cogner contre, à chaque porte poussée le risque d’être curieux, indifférent, ébahi ou enthousiaste. Le pass à 40 balles pour au moins 50 risques, ça nous fixe le risque à une fraction d’euro, le prix devient symbolique, idéal comme un paletot.

Enthousiasme il y eut, oh oui, et nombre de fois ! Avec des merveilles dans tous les genres, c’est parti pour le feuilletage à toute berzingue du catalogue : le reportage (les archives photojournalistiques de Libé à Montmajour) ;
la réalité la plus actuelle dans ta face (La chasse à la Tarasque de Mathieu Asselin) ;
au contraire, la pure fiction, minutieusement mise en scène dans des grands formats époustouflants (Gregory crewdson, quelle claque) ;
l’autobiographie recomposée (Zofia Kulik, géniale, ou Lina Geoushy, pas mal non plus) ;
le happening expérimental explorant la mémoire d’un lieu (Entre nos murs des Iraniens Sogol & Joubeen) ;
l’archive retrouvée (Ne m’oublie pas, expo de photos d’identité de portefeuilles, ressuscitées d’une époque où l’on n’avait qu’une seule photo précieuse et pliée au fond de la poche au lieu de milliers d’images dévaluées dans son téléphone) ;
l’art contemporain, conceptuel et pourtant primitif, chamanisme au cœur de la forêt amazonienne (Roberto Huarcaya) ;
l’hommage au cinéma, ce frère esthétique (Agnès Varda est présente en trois endroits mais surtout pour les photos de repérage de son premier film La Pointe Courte, car elle a toujours été photographe même quand elle est devenue cinéaste) ;
le pouvoir conjoint de l’image et de la littérature (Paul Auster & Spencer Ostrander) ;
le projet encyclopédique dingo et pince-sans-rire (Soleil gris de Eric Tabuchi et Nelly Monnier) ;
ou la rétrospective de toute une carrière discrète et opiniâtre (Saul Leiter, flamboyante découverte)…

Bizarrement ou pas, l’une des seules expos me laissant de marbre est celle présentée comme le must absolu toutes catégories, la rétrospective Diane Arbus. Or elle m’est apparue jetée en vrac, avec un système d’accrochage opaque et radin, une totale absence d’accompagnement, un côté démerdez-vous avec ça et si ça ne vous plaît pas c’est vous qui n’êtes pas à la hauteur, je n’y ai rien vu du tout, je l’ai traversée en aveugle, rendez-vous manqué. À tout prendre, on approche de bien plus près la personnalité de Diane Arbus en regardant le faux biopic Fur de Steven Shaiberg, film parfaitement fantaisiste mais sensible.

Et quant à celle que j’élirais mon expo 2023 préférée… Ce n’est pas commode, mais… je crois que ce serait Casa Susanna.

Quelle extraordinaire boîte de Pandore que ce carton d’archives rescapées des années 60, ces centaines de photos qui témoignent d’une société secrète, underground et hors-la-loi : la confrérie travestie secrète américaine, en pleine période du triomphe de l’American Way of Life, où John Wayne était l’homme, Marilyn Monroe la femme, et les vaches étaient bien gardées par les cowboys !

Casa Susanna, qui doit son nom à mademoiselle Susanna, alter-ego féminin de Tito posant sur la photo ci-dessus, a été pendant plus d’une décennie le nom d’un refuge clandestin pour hommes qui avaient en eux un alter-ego féminin. Un paradis, niché dans les Catskills au nord de l’état de New-York, un club archi-privé pour certains hommes qui se contactaient par les petites annonces du fanzine Transvestia, et se retrouvaient là, soulagés de découvrir qu’ils n’étaient plus, chacun, seul au monde. Ainsi une communauté émerge.

Le documentaire du même titre sur Arte, assez émouvant (comment ne pas être sensible à l’histoire d’amour entre Tito-Susanna et sa femme Maria, indéfectiblement unis jusqu’à ce que la mort les emporte tous deux, à une semaine d’intervalle) mais joue trop sur la fibre psychologique, et mélodramatique. J’ai ressenti une plus grande palettes d’émotions devant l’expo qui, composée de simples images, raconte l’histoire de façon plus brute, et plus sociologique. Elle montre des hommes lassés de paraître des hommes, ne pouvant s’épanouir qu’avec des perruques, du maquillage, des bijoux, des robes de satin et des talons aiguilles. Se préparant pour le bal ou pour les fourneaux, car on peut être coquette tout en tenant son ménage.

Et qui se prennent en photo. Et comme ils ont l’air heureux, sur ces photos ! Car ainsi, pour un instant seulement, derrière les volets clos de la Casa Susanna, le miracle opère : même ceux qui ne sont pas beaux sont belles. Belles d’être ensemble : la sororité vaut mieux que la fraternité (je sais de quoi je cause, j’ai été militaire), j’en suis convaincu à un point tel que si les féministes s’avisaient de prétendre modifier la devise de la République, je ne m’y opposerai pas.

Ces documents historiques sont stupéfiants et en même temps brûlants comme de la TNT, ils remplissent toutes les fonctions de la photo : ils attestent de l’existence de ces personnes (et de leur beauté) mais ils auraient pu, en de mauvaises mains, cesser d’être un souvenir enchanté et devenir une dangereuse pièce à conviction, leur valoir un sort affreux, la fin de leur vie sociale, et tout simplement la prison. Les multiples valeurs de ces photos, pourtant amateures, leur donnent leur indéniable place dans une expo des Rencontres Photographiques d’Arles.

Comment faut-il appeler ces personnes ? Des travestis ? Des transformistes ? Des drags (acronyme de DRessed As Girls) en attente d’être couronnés queens ? Des cross-dressers ? Des invertis ? En tout cas, ils ne s’appellent pas encore des LGBTQI+++ et d’une certaine manière, tant mieux, car il y avait là une certaine forme d’innocence qui disparaîtra lorsqu’il faudra coller une initiale sur chacun. L’histoire que raconte l’expo d’Arles se termine dans l’aigreur, quand d’une part la révolution féministe en marche rend caduc le modèle stéréotypé de la femme à laquelle ces hommes veulent ressembler ; quand, surtout, la belle unité et la convivialité de cette proto-communauté explosent, et que des antagonismes, voire des haines se révèlent, certains éléments radicaux estimant que s’habiller en femme est un plaisir d’homme hétérosexuel pur, et que tous les autres cas (les gays, les transsexuels en attente de transition) sont des monstruosités. Déchirements entre chapelles. On est loin, d’un seul coup, des sourires et de la joie de vivre de la Gay Pride. On est loin de la tolérance, on retombe dans l’intolérance et cela ne servira de leçon à personne.

Mais il est temps de faire mon propre coming-out. Moi aussi j’ouvre et je partage sous vos yeux, en tête de cet article, mon vieil album photo. Moi aussi j’avais un alter-ego féminin. J’avais Jessica comme Tito avait Susanna. Si j’ai tant de bienveillance pour ces personnes c’est que j’ai vaguement fait partie de leur bande, moi aussi j’ai pensé qu’il n’y avait rien de plus beau et de plus désirable qu’une femme, alors j’ai voulu franchir le pas, m’approprier la beauté et le désir. Certes, dans mon cas, ce n’était qu’une blague (mais attention, j’étais sérieux comme une blague). Sans vouloir balayer les tourments psychologiques qui peuvent être associés au travestissement, je peux témoigner qu’existe aussi la pure joie carnavalesque d’être (d’être enfin !, mais d’être temporairement, car tous les états sont temporaires), quelqu’un d’autre, parce qu’il est trop pesant d’être tout le temps la même personne, parce que l’identité assignée est un fardeau. Changer, littéralement, de rôle. Marcher dans d’autres chaussures, eussent-elles des talons. Renversement salutaire. Mon outrance, mon stéréotype, ma caricature peut-être, mais mon empathie, et ma tolérance. Essayez, vous verrez. On se croise dans la prochaine gay pride ?

Peace and love,

Jess

Rrose Selavy, alias Marcel Duchamp, 1920. Photo : Man Ray.

Homo Sapiens Predator

01/04/2023 Aucun commentaire
This handout picture released by the Egyptian Ministry of Antiquities on March 25, 2023, shows mummified ram heads uncovered in recent excavations at the temple of Ramses II in Abydos. A team of archaeologists from the US’ New York University uncovered more than 2,000 mummified ram heads dating from the Ptolemaic era, as well as other animal mummies and artifacts in the Temple of Ramses II in Abydos in southern Egypt, a discovery that points to a persevering ram cult 1000 years after Ramses II’s time, according to the country’s antiquities authorities. – == RESTRICTED TO EDITORIAL USE – MANDATORY CREDIT « AFP PHOTO / HO / EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES- NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS – DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS == (Photo by EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES / AFP) / == RESTRICTED TO EDITORIAL USE – MANDATORY CREDIT « AFP PHOTO / HO / EGYPTIAN MINISTRY OF ANTIQUITIES- NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS – DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS ==

Dimanche 26 mars 2023 : les autorités égyptiennes annoncent la découverte dans le temple funéraire de Ramsès II, dans la cité antique d’Abydos, à 435 kilomètres au sud du Caire, de plus de deux mille têtes de béliers momifiées datant de l’ère ptolémaïque ont été découvertes. Il s’agirait d’offrandes témoignant que le culte de Ramsès II était encore célébré mille ans après sa mort. D’autres momies d’animaux (brebis, chiens, chèvres, vaches, gazelles, mangoustes) ont aussi été mises au jour lors de ces fouilles. (Source : AFP)

La photo de ces innombrables cornes me rappelle quelque chose, que j’ai vu il n’y a pas très longtemps… Je réfléchis… Un charnier peut-être ? La guerre en Ukraine ? Ah, non, c’est autre chose, je sais.

Cette découverte égyptienne me passionne parce qu’elle ne nous parle pas d’hier, elle nous parle d’aujourd’hui et de toujours : elle parle d’Homo Sapiens Predator, de son inextinguible folie destructrice, de son élimination méthodique et pourtant enragée des autres espèces animales (en commençant par les plus gros, identifiés comme rivaux), de sa dévoration sans pitié de l’environnement vu comme pure ressource à sa disposition, de l’orgueil insane qu’il tire des trophées après le carnage, elle parle même de sa superstition imbécile et de ses religions consolatrices, les restes des animaux morts lui servant de gris-gris, de garantie propitiatoire dans l’eau-delà. Plus il tue, plus il échappera à la mort, croit-il, l’abruti.

Cette découverte égyptienne nous parle de Ramsès II, pharaon de la XIXe dynastie (vers -1304, vers -1213) aussi bien qu’elle nous parle de Victor-Emmanuel II, roi d’Italie (1820-1878). Il se trouve que je reviens d’un voyage dans le si beau Val d’Aoste où j’ai notamment arpenté le château de Sarre, acheté par Victor-Emmanuel et utilisé en tant que pavillon de chasse, camp de base lors de ses innombrables fêtes du plomb dans les montagnes alentour, notamment dans le Grand Paradis. Le roi adorait buter du bouquetin en masse et du chamois par paquets de douze – privilège aristocratique et symbolique. Droit de vie et de mort. C’est qui le patron, hein ? C’est qui le maître de la nature qui prend la pose pour la postérité avec son fusil, son chapeau et son chien ?

Le sel de l’histoire est que le boucher du Val d’Aoste, après avoir fortement contribué à la quasi-extinction du bouquetin des Alpes, passe pour son sauveur providentiel : inquiet de l’amenuisement de son gibier, soucieux de la pérennité de son hobby, Victor-Emmanuel fait interdire par décret la chasse au bouquetin dans les Alpes italiennes. Sauf dans la réserve royale et à son propre usage. Il y a pire, et plus sordide : le maniaque couronné transforme la tuerie en apparat, faisant décorer plusieurs salles et couloirs, plusieurs murs et plafonds du château de Sarre, avec un ahurissant et morbide amoncellement de centaines de cornes de bouquetin. On se croirait chez Ramsès. C’est bien ici que je l’avais vu. J’en ai même ramené un petit reportage photo :

Constance de l’instinct de mort d’Homo Sapiens Predator, qui hélas n’est pas un archaïsme mais un invariant : trente-trois siècles après Ramsès, un et demi après Victor-Emmanuel, cette découverte égyptienne nous parle, enfin, de Willy Schraen, copain de Macron et patron du désormais riche et puissant lobby des chasseurs. Taïaut ! Nous ne ferons pas de quartier et comme nos illustres prédécesseurs nous exposerons les cornes pour impressionner le quidam.

Rappel : le montant des aides accordées à la Fédération nationale des chasseurs (FNC) a connu une hausse fulgurante au cours du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, passant de 27000 euros à 6,3 millions d’euros en cinq ans. Car la chasse est une priorité nationale absolue.

Rappel : bon an mal an, 80 à 100 accidents de chasse, dont une dizaine de morts (d’êtres humains morts, je veux dire). Willy Schraen réagit et déplore les victime collatérales : « Il n’y a pas de risque zéro » . Et de réussir à faire jouer les leviers de pouvoir en sa faveur, et d’inciter le Sénat à légiférer : pour réduire le risque de prendre un plomb dans la tête en se promenant en forêt, la solution est tout simplement d’interdire de se promener en forêt, cela s’appelle le délit d’entrave à la chasse.

Rappel : 70% des Françaises ne se sentent pas en sécurité en période de chasse et 78% demandent l’instauration d’un dimanche sans chasse. Ils n’ont pas été entendus. (Au fait et dans le même genre, 68 % des Français sont contre la réforme des retraites. Seront-ils entendus ? Y’a-t-il le moindre suspense ?)

Rappel : comme tous les gens de pouvoir (les religieux, par exemple), les chasseurs sont chatouilleux et ne supportent pas la critique, la dérision, la caricature. Le dessinateur Bruno Blum (qui, lors d’une vie antérieure, était connu en tant que producteur de musique sous le nom de Doc Reggae, réalisateur du meilleur album live de Gainsbourg) est actuellement poursuivi en justice et risque jusqu’à 12 000 euros d’amende pour une caricature qui malheureusement n’a pas fait rire M. Schraen :

On peut soutenir Bruno Blum ici. Un dernier dessin pour tester votre humour :

Tu sais ce qu’elle te dit la Belle au bois dormant ?

06/11/2022 un commentaire
La Belle au bois dormant, John Collier, 1921

La salle de bains de l’appartement marseillais où je réside pour quelques jours est décoré d’un dessin à l’encre de Chine, encadré. On y voit, délicatement tracées à la plume, deux adolescentes nues, assises à terre, dos contre dos, genou relevé et sein rond, moues rêveuses ou boudeuses. Celle de gauche hume une fleur tandis que l’autre, les yeux à peine plus ouverts et vagues, menton dans la paume, se contente d’être là, exprimant la langueur ou l’ennui. Elles se ressemblent, peut-être parce qu’elles sont sœurs imagine-t-on, peut-être plus simplement parce qu’elles sont dessinées selon un archétype identique, celui de la jeune fille.

Chaque matin en sortant de la douche, ou bien en m’asseyant sur le trône, je les regarde et je réfléchis. Combien de millions de fois les ai-je déjà vues ? Ces adolescentes sont toujours les mêmes depuis des siècles d’histoire de l’art, et ce qu’elles ont en commun est cette moue boudeuse/rêveuse et cette posture : l’attente. Là dans ma salle de bain d’emprunt tout en me rasant ou me séchant ou en déféquant je crois avoir identifié l’un des points nodaux du patriarcat : les filles attendent.

Sous-entendu, elles attendent l’homme. Avec une moue rêveuse et l’air de se faire tout de même un tout petit peu chier, ce qui les rend irrésistiblement sexy. L’éternel féminin poireaute (dans sa tour ou ailleurs), ovule inerte, tandis que les gars s’agitent en tous sens comme une meute de spermatozoïdes. Vladimire et Estragone attendent Godote.

Ainsi, matin après matin, je complète ma théorie en inventoriant de nouveaux exemples.
Depuis les représentations archaïques des cariatides qui doivent rester immobiles sinon tout s’écroule, jusqu’aux portraits renaissants de dames à leurs fenêtres, dames à leur toilette, dames en prière, dames en lecture, dames en sommeil…
Depuis les chansons traditionnelles de femmes de marins ou de soldats (J’attendrai le jour et la nuit / J’attendrai toujours ton retour) jusqu’aux Belles au bois dormant préraphaélites (illustration ci-dessus) dont paraît-il, un jour, le prince viendra
Depuis les majas nues ou habillées de Goya, les Olympias de Manet ou les Vénus d’Urbino du Titien et mille autres belles alanguies sur leurs couches jusqu’à Morning Sun d’Edward Hopper en passant par le bien nommé L’Attente d’Alfred Stevens…
De Pénélope penchée sur son métier à tisser jusqu’aux femmes enceintes qui attendent un heureux événement
Depuis la mythique ménagère, clef de voûte de la société de consommation, qui attend son mari en bichonnant son intérieur, jusqu’au voile islamique qui limite les mouvements de ce qui ne doit pas bouger en attendant le mariage avec un vrai musulman…
Depuis les photos kitsch et ringardes de jeunes filles évanescentes prises par le pédophile David Hamilton, jusqu’à un livre écrit par une prix Nobel de littérature : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi. » (Annie Ernaux, Passion simple)…
Et puis bien sûr les pubs pour bagnoles – car les pubs pour bagnoles atteignant le degré zéro de l’intelligence humaine, elles ont ceci d’intéressant que tout n’y est qu’archétype pur et viscéral : leurs images mettent en scène soit un homme en mouvement vroum-vroum, soit une femme à l’arrêt, qui attend celui qui prendra le volant.

Etc.

Le dernier matin, je sors de la salle de bain, je m’habille et je quitte l’appartement. Je marche dans une rue de Marseille.
Tiens ? Mes lacets sont défaits. Les deux, en plus. Je ne fais pas assez gaffe avant de sortir.
Je fais quelques pas de plus et je parviens au niveau d’une volée d’escalier, une montée d’immeuble, je cale mon soulier sur une marche et me penche sur mes lacets.
Sur cet escalier, quelques marches au-dessus de moi, sont assises trois adolescentes. Elles sont mignonnes, appuyées sur leurs coudes, en posture d’attente, elles attendent je ne sais quoi avec une sorte de moue rêveuse et boudeuse. Elles ne me calculent pas le moins du monde. Je puis donc faire mes petites affaires en contrebas et nouer mes lacets tout en laissant traîner mes oreilles. De quoi peuvent-elles causer entre elles, ces jolies adolescentes ? L’occasion inespérée de percer le secret des jeunes filles en fleur ! C’est celle du milieu qui parle à ses copines.

… Non mais franchement c’est juste une technique à prendre en fait. Ça me rappelle une fois, j’étais sur un lac avec Anaïs, on faisait du paddle, tu vois. Et là Anaïs se prend la méga envie de chier. On n’allait pas rejoindre le bord. Eh ben elle a baissé son maillot et elle fait là, là où elle était, le cul dans l’eau, et c’était bon. Comme quoi c’est possible partout.

Je tire fermement sur les boucles, deux à la fois, mes lacets sont noués, merci mesdemoiselles, c’est par télépathie évidemment que je les remercie, je ne leur parle pas plus qu’elles ne me parlent, je relève la tête et me remets en marche, j’arpente Marseille. Ville que tous comptes faits j’aime arpenter, ville terre-à-terre tout en étant en bord de mer, une extrémité de la rue dans les flots bleus et l’autre dans les poubelles. Ville natale d’Artaud, au fait.

Là ou ça sent la merde ça sent l’être. L’homme aurait très bien pu ne pas chier, ne pas ouvrir la poche anale, mais il a choisi de chier comme il aurait choisi de vivre au lieu de consentir à vivre mort. C’est que pour ne pas faire caca, il lui aurait fallu consentir à ne pas être, mais il n’a pas pu se résoudre à perdre l’être, c’est-à-dire à mourir vivant. Il y a dans l’être quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme et ce quelque chose est justement LE CACA.
Pour exister il suffit de se laisser aller à être, mais pour vivre, il faut être quelqu’un, pour être quelqu’un, il faut avoir un os, ne pas avoir peur de montrer l’os, et de perdre la viande en passant.
Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, 1948.