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Je t’en ficherai, des fonds de tiroir !

27/12/2024 Aucun commentaire
Catherine Vautrin, fond de tiroir, enchanté.

Depuis l’annonce, le lundi 23 décembre 2024, du nouveau gouvernement sélectionné à la main par le premier ministre François Bayrou, l’une des expressions récurrentes employées par la presse pour qualifier les impétrants ministres est Fonds de tiroir. J’en prends ombrage. J’en fais une affaire personnel. Je n’ai rien à voir là-dedans. Not in my name.

Le Fond du Tiroir tient à affirmer solennellement n’avoir donné aucune consigne de vote et n’avoir pas été appelé par Matignon. Si cela avait été le cas, il aurait conseillé à Bayrou, par souci d’apaisement, un authentique gouvernement d’union nationale incluant Jean-Pierre Raffarin, Jérôme Cahuzac, Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, Georges Pompidou, Guy Mollet et Edouard Herriot. Bayrou n’a hélas pas jugé bon de solliciter les conseils du Fond du Tiroir, mais il faut reconnaître avec fair-play qu’il s’en est très bien tiré tout seul, avec un résultat très comparable.

Les journalistes manquent peut-être de vocabulaire ? On pouvait dire, oh ! Dieu ! bien des choses en somme, par exemple, tenez. Le gouvernement que François Bayrou a offert à la France au pied du sapin, remarquable non-événement, aligne les increvables opportunistes, les losers repêchés, les droitards qui font comme si de rien, les fantoches utiles, les ringards retourneurs de chemise, les zombies politiques à la gamelle, non, pardon, je retire ce que je viens de de dire, c’est désobligeant pour les zombies, car les zombies y en a des bien.

Parmi ces éternels de retour, Catherine Vautrin, ex-RPR, ex-UMP, ex-mise en examen (en 2014, en tant que trésorière de l’UMP), ex-LR, actuelle Renaissance, hérite de ce qui est qualifié de « super ministère social » : la voici Ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles . Elle était déjà en charge de ce portefeuille fourre-tout en début d’année et avait déjà commencé à nuire en préparant une réforme de l’assurance chômage toujours plus sévère envers les chômeurs.
Entre elle et le « social » l’histoire d’amour est fort ancienne, puisqu’elle fut « Ministre de la cohésion sociale » dès 2005, sous Chirac.

Or d’où vient cette ministre super-sociale ? Elle a suivi une formation de droit des affaires et, avant de se vouer à la politique, a appris la vie à la dure, en tant que cadre, cheffe de produit, directrice du marketing et de la communication pour la branche européenne d’une grande compagnie d’assurance américaine – c’est dire si c’est une pro, et qu’elle a à la fois la fibre nécessaire et les références suffisantes pour incarner le « social » dans le gouvernement Bayrou : nous pouvons être certains qu’il ne se passera absolument rien dans ce domaine, à part peut-être des économies sur le dos des maudits fainéants que sont les assistés sociaux.

Voilà qui m’a donné l’envie de republier au Fond du Tiroir, dans une énième version revue, corrigée et copieusement augmentée, l’enquête au long cours (qui est tout, sauf un fond de tiroir) menée sur ce mot passionnant et insaisissable, cet adjectif qui peut signifier tout et son contraire selon le substantif qu’il qualifie : social.
Que veut dire social, au juste ?

Spéciale dédicace, bon courage et bonne année, à Catherine Vautrin.

Socio-logie

16/08/2023 un commentaire
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“L’ordre social ne vient pas de la nature ; il est fondé sur des conventions.” Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Le Contrat social (1762, cf. 023)
(Mais Jean-Jacques Rousseau, asocial notoire, est-il le mieux placé pour parler de sociologie ?)

[Avertissement. Cet article, de très loin le plus long et le plus retouché du site avec plus de 200 révisions au compteur, est la réécriture de 2023 à 2025, petit à petit mais de fond en comble et copieusement augmentée, d’une version initiale parue au Fond du Tiroir en 2013. Le gouvernement de la France était alors socialiste et on se demandait ce que cela pouvait bien vouloir dire (pour les plus jeunes : Emmanuel Macron était alors le ministre de l’économie de ce gouvernement socialiste). À cette énigme près, les problématiques n’ont guère changé. L’une des dernières apparitions du mot dans l’actualité : « Tous ceux qui prônent la décroissance devraient comprendre que ce serait remettre en cause notre modèle social. » Élisabeth Borne, Première ministre, Rencontre des Entrepreneurs, 28 août 2023.]

000 * Un jeune garçon de ma connaissance vient d’effectuer dans une librairie de bandes dessinées son stage obligatoire d’observation en entreprise, dit stage de troisième.
Il m’a rapporté l’anecdote suivante.
Un vieux monsieur entre dans la boutique, s’approche de lui et, avec le sourire mais à voix basse et nerveuse, lui avoue en jetant des regards latéraux qu’il recherche le rayon des bandes dessinées, ah, euh, comment dire, des BD, disons, des BD sociales, c’est ça, sociales. Car il aime beaucoup le social, il adore ça même, le social est son dada, sa passion, le social le met dans tous ses états.
En réalité, il cherchait des BD pour adultes : du cul. Il venait en librairie chercher sa dose de porno. Mais l’exprimer de but en blanc à un ado mineur eût été inconvenant, alors il a usé de ce cache-sexe saugrenu, de cet euphémisme étonnant : l’adjectif social.

De fait, sauf en cas de masturbation (cas tout de même assez fréquent, et qui devait être familier à ce citoyen), le sexe est indiscutablement une activité sociale, même si on accole rarement les deux notions (à l’exception de Jean-Louis Costes qui, pionnier, inventa autrefois le concept d’opéra porno-socio).

Cette burlesque anecdote m’a néanmoins fait méditer sur les multiples outrages subis par ce malheureux épithète.
Axiome : toute activité humaine est sociale, puisque l’homme est un animal social (l’expression est d’Aristote, -384- -322,
chapitre II, Livre I des Politiques), étant donné que pour faire société, l’homme, y compris la femme, a fatalement des liens, plus ou moins lâches, plus ou moins soutenus et continus, plus ou moins virtuels, avec ses congénères. La totalité de notre expérience, y compris intime, est a priori sociale.
Cependant, Hannah Arendt (1906-1975) faisait remarquer que le mot social, romain, n’existait pas chez les Grecs, et que l’expression d’Aristote « Zoon Politikon » pouvait aussi bien se traduire par animal politique. Dans les Lettres persanes, Montesquieu (1685-1769) traduit encore différemment : « On dit que l’homme est un animal sociable. ».
Premiers indices, ou premières ambiguïtés : l’équation homme=social pourrait en cacher plusieurs autres, homme=politique, politique=social, social=sociable… À peine le fil tiré, la pelotte s’emballe.
Le Fond du Tiroir, qui n’aime rien tant que comprendre ce que parler veut dire, endosse comme il lui arrive parfois sa vocation pédagogique et vulgarisatrice, et séance tenante se lance dans une énumération des 107 (nombre qui, on le sait, dénote à merveille la profusion et dispense de l’exhaustivité) acceptions courantes du social, pour voir s’il est capable d’épuiser le si plastique vocable ou s’il finira épuisé avant lui.
Le lecteur impatient ou aimant se spoïler pourra, quoiqu’on lui déconseillât toute hâte, se précipiter en 090 pour constater que la foisonnement des sens du social peut, à grand traits, se réduire à six grandes tendances ; ou bien en 042 pour relever l’une des ambiguïtés majeures, social pouvant désigner des choses non seulement distinctes mais contradictoires. Quant au lecteur patient qui tentera une lecture in extenso, celui-ci est mon ami, mon frère, mon collègue, voire mon sôcio, comme disait ma grand-mère en son patois, avec un énorme accent circonflexe sur le premier o.

001 * Tout d’abord, les sciences sociales, qu’est-ce que c’est ? Elles s’opposent aux sciences dures et recoupent, non les sciences molles, mais les sciences humaines. Bonjour la tautologie, humain=social, on le savait, Aristote vient de le dire, on n’avance pas beaucoup.
Parmi les sciences sociales figure, c’est une évidence, la sociologie, ainsi que l’histoire (cf. 022) ; mais également, attention, faux ami ! l’économie. Citons Edgar Morin (1921-), pour le plaisir : “L’économie qui est la science sociale mathématiquement la plus avancée, est la science socialement la plus arriérée, car elle s’est abstraite des conditions sociales, historiques, politiques, psychologique, écologiques inséparables des activités économiques”.

002 * Tautologie encore, le corps social c’est, selon le Larousse, l’ensemble des citoyens d’une nation. C‘est, ni plus ni moins : la société.
La déclaraion des droits de l’homme et du citoyen signée le 26 août 1789 et dont le brouillon neuf jours plus tôt s’intitulait projet de déclaration des droits de l’homme en société, stipule en préambule qu’elle doit être constamment présente à tous les Membres du corps social [pour] leur rappeler sans cesse leurs droits et leurs devoirs.
Toutefois, attention aux faux amis ! La corporéité sociale n’est pas du tout le corps social, c’est l’ensemble des usages et des statuts des corps individuels au sein du corps social : le sport, la danse, le sexe, la bienséance, la nudité, les vêtements, les coiffures, les tatouages, les piercings, Mon corps m’appartient, etc.
Pour désigner l’ensemble de la société on peut dire également la masse sociale (Ferdinand de Saussure, 1857-1913 : « La langue est de toutes les institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives [car] elle fait corps avec la vie de la masse sociale » in Cours de linguistique générale) mais attention, faux ami ! Masse sociale n’est pas forcément synonyme de masse populaire quand bien même social est parfois synonyme de populaire (cf. 036).

003 * Tautologie toujours, on remarque parfois que l’adjectif social ne sert strictement à rien dans certains contextes, n’ajoute aucune idée supplémentaire au substantif qu’il est censé qualifier, et peut sans dommage pour le sens global être omis de la proposition. Exemples : L’état social de la France est simplement l’état de la France (alerte faux-ami ! ne pas confondre avec l’expression L’État social sans complément de nom mais avec un accent sur le É, qui est synonyme de l’État Providence, cf. 059), rendu statistiquement et numériquement (cf. 006).
La norme sociale, c’est la norme. La misère sociale, c’est la misère. La crise sociale, en gros, c’est la crise partout-partout. L’ordre social, c’est l’ordre (assuré par les forces de l’ordre), etc.
Un contact social, enfin, c’est un contact. Du moins, un contact humain. Un contact qui serait non humain, donc non social, ne saurait exister, sauf métaphore ou autre abus de langage. Par exemple, le contact d’une voiture, qui ne fait que déclencher un moteur au moyen d’une clef. Ou embrasser un arbre pour retrouver le contact avec la nature. Voire renouer le contact avec soi-même, comme le veut une injonction douceâtre propre aux tenants du développement personnel.

004 * Un rapport social, de même, c’est un rapport à autrui. C’est une interaction, de quelque nature qu’elle soit, entre deux personnes ou davantage (ce qui fait d’interaction sociale un autre pléonasme flagrant). Exemple : « Quelle admirable invention du Diable que les rapports sociaux ! » Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 22 juillet 1852.

005 * Un lien social, idem, c’est un lien.
Au surplus c’est un synonyme acceptable du rapport social (cf. 004).
Soit : un lien social est l’ensemble des relations entretenues entre deux ou plusieurs personnes au sein d’un groupe humain donné (cf. 007). L’expression lien social est généralement valorisée : le lien social est réputé bon, propice à l’individu. Émile Durkheim (1858-1917), inventeur de la sociologie française et fondateur de l’Année sociologique, parlait de solidarité sociale. Attention, faux amis ! Le lien social ne doit être confondu ni avec le lien social, théorie lacanienne tirée par les cheveux coupés en quatre discours, ni avec Liaisons sociales, groupe de presse économique d’obédience progressiste, créé en 1945 par d’anciens résistants, et poursuivant son existence de nos jours sous la forme d’un site, le titre ayant été racheté par un groupe néerlandais.

006 * Des données sociales, statistiques sociales, méthodologies sociales, enquêtes sociales, recherches sociales, études sociales… ce sont des outils pour les sociologues et les tenants d’autres sciences sociales. Dans l’ensemble de ce registre, social est systématiquement synonyme de sociologique, l’objet d’étude et la méthode d’étude se confondant par métonymie.
Chaque année à l’automne, se basant sur de telles données et statistiques, l’INSEE (Institut National de la Statistique et des Études Économiques) publie une mise à jour de son ouvrage de référence France, portrait social.
On trouve aussi, parmi les manuels édités et régulièrement réédités : Mémo social, Guide social, Mémento social, Annuaire social, Atlas social, Dictionnaire social, Perspectives sociales

007 * Une stratification sociale, c’est une méthode de découpage théorique de la société (du corps social) en diverses strates sociales ou, pour user d’un terme impliquant moins directement une hiérarchie, des ensembles sociaux. Attention, faux ami ! Par ensembles sociaux nous voulons dire regroupements d’individus humains à fins statistiques et comparatives, et non « grands ensembles sociaux » au sens de masses de logements et d’équipements conçus en un seul lieu (pour cela, cf. plutôt 051, à logement social).
Définissons les quatre types de stratification sociale et donc les quatre niveaux d’ensemble social.
Un milieu social, c’est un environnement humain, par opposition à un milieu naturel, qui désignera plutôt l’environnement originel de tous les autres animaux, si du moins l’humain leur fout la paix.
Notons que les milieux sociaux sont extrêmement nombreux à cohabiter au sein du corps social global (cf. 002).
– Notion très proche du milieu social, le groupe social ou communauté sociale se restreint toutefois par des caractéristiques communes (sexe, âge, milieu de vie, niveau socio-économique, origines, habitus) ; des buts communs (promotion d’une activité, défense des droits d’une communauté) ; une conscience d’appartenir à ce groupe (cf. 057).
– Enfin, nuance supplémentaire, la catégorie sociale ressemble au groupe social mais s’en distingue parce que ses membres n’interagissent pas, ne se connaissent pas entre eux (ne se croisent pas sur le palier de l’immeuble ou sur les réseaux sociaux cf. 049), peuvent même être indifféremment morts ou vivants.
– Une classe sociale, c’est un enjeu politique majeur réclamant un développement à part entière, que l’on retrouvera à 057.

008 * Un jeu social, en revanche, fin du quart d’heure tautologique, n’est pas forcément un jeu. Quoique tout dépend de ce qu’on entend par jeu, même si par définition un jeu à plusieurs joueurs (on ne compte pas ici les jeux solitaires sur écran qui seront traités plus bas) est une activité sociale (cf. à 000 les considérations à propos des activités sexuelles). Le jeu social est la somme de tous les liens sociaux (cf. 005) inter-individuels (on dit aussi tissu social), soit un système complexe (on dit système social, ainsi que structure sociale) englobant toutes les interactions au sein d’un groupe donné (cf. 007), où chaque individu est défini par la fonction qu’il occupe, autrement dit le rôle social qu’il joue au sein dudit système complexe global.
Le rôle social désigne une fonction sociale endossée par un individu interchangeable, fonction qui existait avant l’individu et existera encore après lui. Très logiquement, le rôle social est endossé par un acteur social. « All the world is a stage, and all the men and women merely players » (William Shakespeare, 1564-1613).
Exemples traditionnels de rôles sociaux (cf. aussi stéréotype social, 066) : le fou du roi (ou du village), l’intello, le mariole au fond de la classe, le garçon de café qui joue au garçon de café, la maman et la putain, le gentil et le méchant, l’homme et la femme (pour ces deux derniers exemples, on parle, quoique plus récemment, du genre social)…
On remarque que jeu malgré ses trois lettres est un mot délicat, presque aussi polysémique que social dès qu’il renvoie explicitement au rôle que l’on joue dans ce système, et par conséquent à tout ce que l’identité sociale (cf. personnalité sociale, 044) peut contenir de factice, de fabriqué, de contraint, ou au moins de conventionnel.
Quoi qu’il en soit, attention faux ami ! Une acception plus contemporaine de jeu social désigne un jeu auquel on joue (seul) en ligne avec d’autres personnes (chacune également seule, devant son écran), sur un réseau social (cf. 049). Attention, autre faux ami ! Le jeu social ne doit sous aucun prétexte être confondu avec le jeu de société, qui est un divertissement mondain ou convivial pratiqué selon des règles pré-établies précises, le plus souvent avec des accessoires (cartes…) et dont le principe exige la présence de joueurs multiples dans la même pièce. On notera que Wikipédia alimente le malentendu voire l’absurdité en ouvrant sa page consacrée au Jeu de société par la phrase Le jeu de société est un jeu qui se pratique seul ou à plusieurs.

009 * Officiellement, les Affaires sociales, c’est l’ancien nom d’un ministère (qui s’est à l’origine intitulé ministère de l’Hygiène, de l’Assistance (cf. 093) et de la Prévoyance sociale Et ici le mystère s’épaissit… Il semble que selon la logique des ministres, le social est associé à la santé. Mais comme nous avons vu que tout ce qui concerne la vie en société est social, on ne comprend pas en quoi les problèmes traités par les autres ministères, le travail, l’éducation, la défense, l’intérieur, la culture, l’économie, le logement, l’écologie, le droit des femmes, le commerce, le sport… seraient non sociaux. (Remarquons que le dialogue social, distinct des affaires, a figuré autrefois dans l’intitulé d’un autre ministère qui lui aussi a souvent changé de nom, or cette disparition du social dans les devantures des ministères étant sans doute un symptôme à part entière : le social potentiellement partout court le risque de n’être plus nulle part).

10 * À propos d’hygiène et de prévoyance gouvernementales : la distanciation sociale est un concept oxymorique forgé durant la pandémie de Covid-19 (2020-2021) afin d’encourager la population à ne pas se toucher, ne pas s’approcher, ne pas se fréquenter, ne pas nouer de lien social (cf. 005) ou de rapport social (cf. 004), à éviter comme la peste de se faire la bise, de se serrer la main, voire de s’adresser la parole, et à se morfondre chacun pour soi devant des écrans. Malgré les préconisations de l’Organisation Mondiale de la Santé d’abandonner l’expression de « distanciation sociale » au profit de « distanciation physique », le terme reste employé de manière diffuse.
Attention, faux ami ! L’expression distanciation sociale était utilisée dès 1966 dans l’essai Loisir et culture des sociologues Joffre Dumazedier (1910-2002) et Aline Ripert (?-?), et désignait selon eux le refus de se mêler à d’autres classes sociales (cf. 057). Sans doute bien trop optimistes, ils estimaient : « Vivons-nous la fin de la “distanciation” sociale du siècle dernier ? Les phénomènes de totale ségrégation culturelle tels que Zola pouvait encore les observer dans les mines ou les cafés sont en voie de disparition. »

011 * Autre néologisme dû à la/le Covid 19 (en sus évidemment de toutes les expressions martelées, conséquences sociales, impacts sociaux, dégâts sociaux, catastrophe sociale, destruction voire destructuration sociale ou simplement dé-socialisation de la jeunesse, etc.) : le virus social, qui s’attrape en se frottant au porteur faute de distanciation sociale, c’est une tautologie supplémentaire, qui ne mérite pas de plus ample commentaire si ce n’est : comment diable un virus pourrait-il ne pas être social ? Attention, faux ami ! Ne pas confondre avec une maladie sociale, qui sera définie ci-dessous cf. 020.

012 * N’en déplaise à Aristote, l’homo sapiens n’a pas l’exclusivité ontologique d’être animal social (cf. 000) puisque la plupart des espèces animales sont sociales en général, et se définissent par leurs mœurs inter-individuelles (en revanche, la politique semble une prérogative plus clairement humaine – Hannah Arendt avait raison au sujet de la traduction).
Toutefois, expression plus spécifique et plus étonnante : un insecte social, c’est toute espèce d’insectes (par exemple fourmis, termites, abeilles, guêpes) vivant en colonies et bénéficiant d’une intelligence collective, concept fort troublant pour les homo sapiens-sapiens post-industrialis, à qui l’individualisme est fortement prescrit.
Encore plus étonnant ! Un jabot social, c’est un deuxième estomac observable chez certains insectes sociaux comme les fourmis et les abeilles à miel, leur permettant de stocker de la nourriture prédigérée, destinée à être donnée à d’autres par trophallaxie.

013 * Toujours plus étonnant : une plante sociale, c’est une plante formant de vastes et denses peuplements, tels les phragmites, les bambous, ou l’ail des ours.
Tout ceci, faune sociale, flore sociale, est passionnant (on pourra aussi consulter hormone sociale à 050) mais n’a rien à voir, précisons-le pour prévenir les faux amis, avec la biologie sociale (cf. 014). D’une manière générale, les croisements entre sciences sociales (cf. 001) et sciences dures aboutissent parfois à de curieux rejetons, tel le darwinisme social, louche transposition à la vie sociale (cf. 043) d’un trait spécifique des théories de Charles Darwin (1809-1882), à savoir : le fort survit/le faible disparaît, tenant lieu de d’alibi « scientifique » aux idéologies libérales ou fascistes.

014 * Un fait social (redoublez d’attention, c’est ici que nous entrons dans le dur) est une chose.
En effet, selon une découverte essentielle du déjà cité Émile Durkheim en 1895, « il faut traiter les faits sociaux comme des choses », autrement dit il faut souligner en préalable de tout discours à leur propos qu’ils existent, qu’ils ne sont pas une élucubration de sociologue, ou une abstraction née dans quelque monde des idées platonicien. Ils sont une donnée sui generis du monde sensible et ne demandent donc qu’à être étudiés scientifiquement au moyen d’outils dédiés (cf. 006), la sociologie briguant ici la même légitimité que la biologie – mentionnons à ce sujet une bizarrerie sémantique : des sociologues post-durkheimiens ont tenté, sans grand succès, d’enfoncer le clou et d’imposer les termes de sociobiologie (Edward Osborne Wilson, 1929-2021), de biosociologie (Alfred Sauvy, 1898-1990) ou de biologie sociale (Gaston Bouthoul, 1896-1980).
Durkheim définit le fait social comme « toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses diverses manifestations au niveau individuel. »
En gros, est fait social tout comportement (cf. 016) que la société dicte à un individu, consciemment (par la loi) ou inconsciemment (par l’immersion dans un bain social). On comprend que la découverte de Durkheim, égratignant le sacro-saint principe du libre-arbitre, ait été en son temps très critiquée.
Toutefois, la signification recouverte par les mots fait social est aujourd’hui sensiblement différente : il désigne, aussi, une catégorie de l’actualité, catégorie fourre-tout qui ne concerne pas le « people » mais, au contraire, le peuple. La rubrique people est ainsi la chronique des comportements dictés par la société à des gens célèbres ; la rubrique fait social est la chronique des comportement dictés par la société à des gens pas-célèbres.
Le fait social est un événement statistiquement abondant (exemple : statistiques sur les naissances), qui se distingue en outre du fait divers, s’affichant quant à lui comme exceptionnel et rompant avec la norme (exemple : statistiques sur les bébés assassinés à la naissance). On peut ainsi dissocier la lente et irrésistible progression du vote d’extrême-droite (fait social) et chaque agression raciste ou antisémite (fait divers) – naturellement le fait divers et le fait social restent liés, dans les profondeurs.

Reste que scandale social est une formule ambiguë : on peut qualifier de tel indifféremment un fait social (400 000 enfants sont sans domicile en Europe) ou un fait divers (une star en pleine disgrâce sociale après dénonciation de ses frasques, cf. 027).

015 * Un fait social total, extrapolation du précédent (cf. 014), c’est une découverte en 1925 de Marcel Mauss (1872-1950), inventeur de l’anthropologie française et neveu par alliance d’Émile Durkheim. Le fait social total engage la société dans tous ses aspects et pour chacun de ses membres (exemples : la loi, l’éducation, le système économique, le système politique, la religion, les médias… sont des faits sociaux totaux).

016 * Une convention sociale, en tant qu’habitude qu’on ne discute pas ni ne remarque est donc un comportement social selon la définition de Durkheim : un comportement que la société dicte ou encourage. Exemple basique : dire bonjour en entrant dans une pièce. Mais on notera que comportement social est une expression qui n’existe presque pas, citée ici seulement pour mémoire, parce que c’est son contraire, le comportement asocial (exemple basique : ne pas dire bonjour en entrant dans une pièce), qui est très courant dans les discours, comme si appartenir à la norme implicite ne méritait pas d’être mentionné, contrairement au fait de s’en extraire.
Une conserve sociale, c’est ainsi que le psychiatre et sociologue américain Jacob Moreno (1889-1974) appelait un comportement social au sens sus-mentionné, c’est-à-dire un comportement appris, répété encore et encore et mis en conserve, un peu comme de la soupe peint par Andy Warhol.

017 * Un champ social, c’est un environnement spécifiquement circonscrit (un lieu, une époque, une activité, un métier, une population…) dans lequel s’ébattent les individus. Par exemple, le champ social d’un agriculteur, c’est son champ. Mais pas que ! c’est également l’agriculture en général, c’est-à-dire son économie, son écologie, sa politique, son organisation locale et globale, sa structuration notamment syndicale, son image, etc. Selon Pierre Bourdieu (1930-2002) qui a beaucoup utilisé et redéfini ce concept, un champ social peut être décrit comme à la fois un champ de forces et un champ de luttes.

018 * Une innovation sociale, ainsi qu’une étude d’impact social (faux ami : ce n’est pas confondre avec une étude sociale cf. 006), sont quant à eux des concepts datant de l’ère suivante dans la grande histoire des sciences sociales (cf. 001). Ils sont inventés non par la sociologie ou l’anthropologie mais par leurs enfants bâtards : le marketing et la publicité, bien décidés à exploiter pragmatiquement les intuitions de leurs prédécesseurs. Une fois admis que le fait social (cf. 014) est un comportement dicté par la société à l’insu de l’individu qui croit exercer son libre-arbitre, les métiers du marketing et de la publicité expliquent comment agir volontairement sur ces comportements dans un but donné (la pulsion d’achat, essentiellement) ; en somme, grâce à eux la société prescriptrice (le corps social, cf. 002) n’est plus une force unique, invisible, collective et anonyme, partout et nulle part tel Dieu lui-même, mais, disons, une Société Anonyme à Responsabilité Limitée ou SARL (cf. 090) (à propos de responsabilité limité, attention faux ami, cf. 087, RSE).
Ainsi, une innovation sociale sera, non l’expérience inédite et massive d’un droit ou d’une liberté nouvelle (la liberté d’expression, par exemple) mais bien plutôt (attention, faux ami !) la mise sur le marché d’un nouveau produit, tels la perche à selfie ou le frigo connecté.

019 * Enfin, une ingénierie sociale, ultime raffinement des recherches sociales, c’est une technique de manipulation à des fins d’escroquerie, consistant à utiliser des techniques de psychologie sociale (cf. 020) pour manipuler quelqu’un. Selon cette définition, la publicité, la religion, le patriotisme, etc., seraient des ingénieries sociales… Pourtant non : au sens strict, l’expression ingénierie sociale, sans doute par opposition à ingénierie informatique, ne désigne que les failles de sécurité de votre ordinateur induites non par une faiblesse technologique (absence d’antivirus, par exemple) mais par une faiblesse humaine (vous allez cliquer sur ce bouton ultra-dangereux parce que vous avez besoin d’amour) : spam, scam, piège-à-miel, usurpation d’identité, phising, vishing, smishing, pretexting, scareware… Nous revenons à l’équation social=humain, avec cette fois le corollaire facteur humain=maillon faible.

020 * La Psychologie sociale, oxymore pratique, c’est en quelque sorte la branche de la psychologie qui prend en compte la sociologie – ou le contraire. En d’autre termes, étant donné que Nul n’est une île (Thomas Merton, 1915-1968), la psychologie sociale observe l’individu mais en fonction de ses interactions avec le reste de la société et de ce qu’il partage avec elle (comportements, pensées, croyances, émotions, valeurs).
La psychologie sociale se fait en outre clinique, et l’on parle alors de thérapie sociale, ayant pour but de soigner les maladies sociales, ainsi définies : « Le mal-être individuel n’est pas seulement lié à une histoire personnelle, à l’enfance de chacun au sein d’une famille donnée. Le mal-être peut être également collectif. Les maladies collectives de notre époque sont : la sociopathie, la dépression et la victimisation qui peut aller jusqu’à la paranoïa. Ces maladies existent partout, aussi bien dans les familles, les entreprises et les institutions, que dans les quartiers et les zones de conflits. Les maladies sociales se manifestent dans les relations sociales [cf. 004] que les êtres humains développent quand ils se côtoient car ils vivent ou travaillent ensemble. Elles se retrouvent dans tous les groupes sociaux [cf. 007], dans des proportions diverses, comme il en va également des individus.« 

021 * Liée à la psychologie sociale : l‘intelligence sociale (distincte de l’intelligence collective observée chez certains animaux, cf. 012), c’est une forme d’intelligence qui permet de comprendre autrui (ses pensées, ses sentiments) en situation d’interaction sociale (cf. 004). Elle a été conceptualisée en 1920 par le psychologue américain Edward Thorndike (1874-1949).
Également liée à la psychologie sociale : la preuve sociale, quant à elle conceptualisée par Robert Cialdini (1945-), c’est un phénomène par lequel l’observation du comportement des autres déclenche chez nous un conformisme social, c’est-à-dire un comportement mimétique. Exemple classique : on n’a pas compris une blague mais on va se mettre à rire tout de même si l’on voit rire toute l’assemblée.

022 * L’Histoire sociale, c’est un autre croisement des disciplines académiques et sciences sociales : c’est une manière de raconter et d’enseigner l’Histoire (avec sa grande hache, comme disait Georges Perec) en s’éloignant des traditionnelles énumérations de « grands événements », « grands hommes », « grandes dates » et « grandes batailles », mais en s’intéressant aux mouvements lents et anonymes de l’histoire des peuples et des sociétés. En France, l’Histoire sociale en tant que discipline s’incarne dans l’entre-deux-guerres avec l’École des Annales et par sa revue Annales : Histoire, Sciences sociales, fondée en 1929 par Marc Bloch (1886-1944) et Lucien Febvre (1878-1956).

023 * Du Contrat social est un célebrissime traité de philosophie politique publié en 1762 par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). La thèse de Rousseau s’inscrit plus largement dans un courant de pensée, nommé contractualisme, au sein duquel Thomas Hobbes (1588-1679) a précédé Rousseau d’un bon siècle. Pour résumer très grossièrement : le contrat social est l’acte de naissance symbolique de toute société, rompant avec un mythique état de nature où règne la loi du plus fort, et reposant sur une tractation tacite entre l’individu et ladite société naissante, par lequel chacun renonce à sa liberté naturelle pour gagner une liberté civile.
Attention faux ami ! Existe aussi Le Contrat social, revue historiographique pro-soviétique ayant vécu de 1957 à 1968.

024 * Le Pacte social, au sens de la philosophie politique, est un synonyme du contrat social (cf. 023). Mais attention aux faux amis ! En France, l’expression pacte social désigne un accord signé en l’an 2000 en Nouvelle Calédonie et censé assurer, selon les termes du préambule de sa publication au journal officiel, la paix sociale (cf. 025) ; tandis qu’en Belgique, elle désigne un arrêté-loi instauré en décembre 1944 garantissant la sécurité sociale des travailleurs (équivalent de l’Ordonnance française du 19 octobre 1945 relative à l’organisation de la Sécurité sociale – cf. 071).

025 * La paix sociale, c’est l’état de concorde entre les citoyens ou les groupes sociaux (cf. 007), et notamment l’absence de conflit ouvert entre les classes sociales (cf. 057) (durant les phases de paix sociale, la lutte des classes devient donc une guerre froide).
On parle du climat social, de même qu’on interroge la météo, pour savoir avant de sortir dans la rue si le baromètre annonce la paix sociale ou le conflit social (cf. 063).
La paix sociale est sans doute le synonyme de la cohésion sociale ou de l’ordre social (cf. 003), et elle est en tout état de cause l’antonyme de désordre social, de trouble social, voire, dans les stades les plus avancés, de chaos social.
Acheter la paix sociale est une expression péjorative qui désigne une action politique relativement veule et court-termiste, présumément cynique, reposant sur les distributions ciblées d’avantages en numéraires (subventions, prébendes, aides sociales cf. 093) ou en nature à des personnes ou catégories sociales (cf. 007) susceptibles d’être des agitateurs sociaux. La paix sociale se définit ainsi par une tolérance accrue envers des infractions à des lois ou des principes, en échange d’une garantie (précaire) d’absence de mouvements sociaux (cf. 031), manifestations, émeutes, etc.

026 * Une notation sociale, ou évaluation sociale, ou rating social, ou audit social, ou encore performance sociale, voire rapport social (mais en ce cas attention, faux ami ! ne pas confondre avec 004), c’est un avis fourni par un expert sur la façon dont une entreprise (cf. 084) traite son personnel. Mais qui évalue les évaluateurs, au fait ? Quis custodiet ipsos custodes, comme disait l’autre.

027 * Un cas social, également dit par abréviation populaire cassosse voire KSOS, c’est une personne expérimentant des maladies sociales (cf. 020) ou à tout le moins des difficultés économiques, familiales, scolaires, voire mentales ou physiques, bref toute personne susceptible d’être décalée selon les normes sociales (cf. 003). Cette personne incarne l’asocial (cf. 016), l’inadapté social ou le paria social.
Cas social est une désignation très péjorative, voire une insulte.
Le stade ultime de l’exclusion sociale ou de la relégation sociale est la mort sociale : le cas social est alors considéré comme ne faisant plus partie de la communauté sociale et il est traité symboliquement comme s’il était mort – il arrive que la mort symbolique conduise à la mort physique.
La mort sociale (ou disgrâce sociale) peut cependant signifier, outre la dégradation du statut social (cf. 029), l’atteinte à la réputation sociale (cf. 044) : un scandale signera ainsi la mort sociale d’une personne, voire d’une personnalité. On peut par ailleurs choisir de soi-même son exclusion sociale, créer volontairement le scandale et couper les ponts avec sa communauté sociale : on parle alors de suicide social (cf. aussi 039).

028 * Un buveur social, c’est une personne qui prétend « Je ne suis pas alcoolique, je n’ai aucun problème d’alcool, je ne bois que lors de rassemblements avec les amis, durant les fêtes et les soirées » ; tout dépend alors de la densité de l’agenda social (cf. 043) de cette personne : si elle passe tout son temps en rassemblements, fêtes et soirées, elle peut facilement glisser du statut de buveur social à celui d’alcoolique mondain. Attention, faux ami ! Le vin social est un concept viticole marketing lié à l’actuelle économie sociale et solidaire (cf. 088) et prétend produire du vin tout en faisant du bien à la société (en embauchant des personnes en situation de handicap, selon l’exemple que j’ai pu lire).
Variantes aux caractéristiques comparables au buveur social : le fumeur social ; le drogué social, voir par exemple ce que Virginie Despentes (1969-) dit de la cocaïne :
« C’est une drogue sociale à la con, les gens savent que ça crée un lien plus rapidement, donc, dès qu’ils ont un intérêt à t’avoir dans le coin, tu as de la coke très facilement. »

029 * Au fait, un statut social, c’est ce qui « fait référence à la position sociale qu’un individu occupe au sein d’une organisation sociale donnée. Il est relié à un ensemble de droits et de normes sociales [cf. 003] qui ont cours dans un groupe culturel donné [cf. 007]. Certains statuts sociaux sont plus prestigieux que d’autres. (…) Le statut social est conféré par trois sortes d’attributs : les attributs dits fondamentaux (condition nécessaire : exemple un diplôme donne droit au titre de docteur), importants (droits et devoirs, moeurs) et périphériques (stéréotypes sociaux [cf. 066]) » (Wikipedia).

030 * Un plan social, c’est un licenciement de masse (exemples ici ou ). À cet endroit, on observe que le qualificatif social mis en avant, semblant oeuvrer pour sauvegarder ou améliorer des conditions sociales (autrement dit les règles du jeu social, cf. 008), est carrément un superbe exemple d’antiphrase orwellienne : il s’agit en réalité de détruire, des emplois notamment.

031 * Inversement, un mouvement social, c’est, dans le langage courant, une grève, déclenchée dans le but de lutter contre un plan social (cf. 030), de faire valoir des revendications sociales, de préserver un acquis social (cf. 073) ou bien de promouvoir un progrès social (cf. 032).
On parlera plutôt d’une lutte sociale en cas de mouvement collectif (la lutte sociale d’un syndicat), et plutôt d’un combat social en cas de mouvement individuel (le combat social d’un syndicaliste).
Un mouvement social, faute de dialogue social, court le risque de dégénérer en conflit social (cf. 063), mais peut in fine se résoudre par un accord social (soit un accord conclu entre les partenaires sociaux, cf. 092, les employeurs et les syndicats).
Lieu commun dans les médias, sur un ton réprobateur : « Encore un mouvement social à la SNCF » ou « à Radio-France » ou dans quelque autre service public et para-public.

032 * Un progrès social, donc (attention, faux ami ! le progrès social n’a strictement rien à voir avec l’innovation sociale, cf. 018 !), c’est une amélioration sensible des conditions d’existence observables pour tous les individus d’une société, quel que soit leur rang social.
Ici, deux citations possibles.
1) : « La bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant qu’individus est l’unique principe possible du progrès social. » Simone Weil (1909-1943), Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934).
2) : « Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous. » Slogan inventé par Aristote, encore lui, et largement utilisé par la SNCF dans ses réclames durant les années 80, époque où la compagnie ferroviaire se prenait pour un service public.

033 * La logique sociale, concept popularisé par le pionnier de la criminologie Gabriel Tarde (1843-1904), c’est une manière d’expliquer les choix et le déroulement de l’existence d’un individu (y compris ses dérives criminelles) à partir de son milieu social (cf. 007). On parle également de déterminisme social, de mécanique sociale voire, de façon plus pessimiste et tragique, de fatalité sociale.

034 * Une critique sociale, c’est est une forme de compte-rendu académique ou journalistique qui se concentre sur les problèmes sociaux de la société moderne, notamment en ce qui concerne les injustices perçues (cf. inégalité sociale, 103) et les relations de pouvoir en général.
Trois exemples : l’opus magnum d’Auguste Blanqui (1805-1881) s’intitule Critique sociale ; Anatole France (1844-1924) était romancier, mais aussi socialiste (cf. 059) et il a beaucoup écrit de critique sociale, notamment sous les titres Opinions sociales (1902) et Trente ans de vie sociale (journal 1897-1924) ; le livre sans doute le plus fameux de Pierre Bourdieu, La Distinction (1979) est sous-titré Critique sociale du jugement. Attention, faux ami ! Ne pas confondre critique sociale avec ce qui suit.

035 * Un commentaire social, ou une critique sociale, c’est une œuvre non pas académique mais artistique (attention, faux ami ! ne pas confondre avec le concept d’oeuvres sociales, cf. 084 à Comité des oeuvres sociales) ou une simple intervention publique dont l’auteur affiche la volonté de s’exprimer sur le monde et non sur lui-même, attendu que ledit monde regorge de faits sociaux (cf. 014).
Lorsque le commentaire social s’exerce sur le ton de l’ironie ou du sarcasme, on parlera de satire sociale.
Exemple de commentateur social : Banksy (1974 ?-).
Dans le registre artistique, et spécialement narratif, on parlera selon les cas de drame social ou de comédie sociale, termes qui désignent respectivement un drame, et une comédie – mais prenant place dans un milieu social (cf. 007). Généralement, le prolétariat
.

036 * L’Art social est un concept né au XIXe siècle dans les milieux intellectuels anarchistes, encourageant un art utile à la société et à la réforme de celle-ci. Dès l’origine, l’art social se veut une alternative (voire un opposant) à l’art bourgeois, académique, ou à l’art pour l’art.
L’Art social est typique de la circulation de l’adjectif social en tant que synonyme de populaire, ouvrier, prolétarien, défavorisé, pauvre voire misérabiliste, ou autres qualificatifs se référant à une classe sociale (cf. 057) dite inférieure. En effet, l’Art social dépeint les conditions de vie des gens de peu et s’adresse, d’une part, à ces gens de peu eux-mêmes afin de leur tendre un miroir (dans le meilleur des cas, leur accorder la dignité d’une oeuvre d’art contribuera à leur faire prendre conscience d’eux-mêmes en tant que classe sociale, et à les guider sur le chemin de l’émancipation) ; d’autre part aux classes supérieures, qui comptent les consommateurs habituels des oeuvres d’art, afin de faire appel à leur compassion et de les sensibiliser aux inégalités sociales (cf. 103) dont ils sont les bénéficiaires.
Il semble que le tout premier à avoir fait un usage écrit de l’expression Art social est le critique d’art Théophile Thoré (1807-1869), dans le titre d’un article publié dans l’Artiste en 1834 : « L’art social et l’art progressif ».
Puisque l’emploi absolu du mot art concerne d’abord les beaux-arts, l’Art social se retrouve naturellement dans la peinture, aujourd’hui chez Banksy (cf. 035), hier chez Gustave Courbet (1819-1877) dont le critique d’art François Sabatier-Ungher (1818-1891) écrivit ceci : « M. Courbet n’est pas seulement un peintre de talent, il est encore l’expression franche et nette d’un ordre d’idées qui n’avaient pas été exprimées et devaient l’être : le peuple, entré dans la politique, veut aussi entrer dans l’art. L’heure n’est plus à peindre les nantis, l’avenir est un art social. Courbet voit le peuple de très près et le voit largement. Il est appelé à devenir un peintre populaire. »
Citons également, en tant que curiosité, La Palingénésie sociale, oeuvre du peintre Paul Chenavard (1807-1895) qui lui avait été commandée pour orner le Panthéon, dans le cadre de la désacralisation de celui-ci, mais n’a jamais été achevée, et qui était censée dépeindre de façon grandiose « la marche du genre humain dans son avenir à travers les épreuves et les alternatives de ruines et de renaissance ». On peut admirer, en l’état, cette Palingénésie sociale, au Musée des beaux-arts de Lyon. Chenavard avait emprunté l’idée et l’expression au philosophe socialiste utopiste Pierre-Simon Ballanche (1676-1847), auteur d’Essais de Palingénésie sociale (1827-1829). La palingénésie est un concept d’origine métaphysique signifiant la résurrection, l’éternel retour ; le printemps est une palingénésie. Pour autant, attention faux ami, rien à voir avec le printemps social qui est un marronnier de la presse suggérant que la belle saison est propice au déploiement des mouvements sociaux (cf. 031) dans la rue, cf. par exemple cette manchette du quotidien Le Monde : « La majorité s’inquiète face au risque d’un printemps social. »
Outre dans la peinture, l’Art social se décline également dans la littérature (037), le cinéma (038), la chanson (039), la bande dessinée (083 & 102, mais pas 000)…

037 * Ainsi, le roman social est, selon Wikipedia, « un genre littéraire qui dénonce, généralement par le biais d’une fiction réaliste, des problèmes sociaux et leurs effets sur les personnes ou groupes qui en sont victimes, issus des classes populaires (la classe ouvrière le plus souvent, mais aussi la paysannerie, cf. classe sociale, 057). Parmi ses thèmes les plus fréquents on trouve les inégalités économiques et sociales, la pauvreté et ses corollaires (famine, chômage, insalubrité et promiscuité au sein du logement), les conditions de travail, la santé (alcoolisme, maladies contagieuses, mortalité précoce, hérédité), la violence (familiale, criminelle, politique) et la répression politique et antisyndicale (…) L’âge d’or du roman social est le XIXe siècle. »
Wikipedia cite en exemples de romanciers sociaux George Sand (1804-1876), Victor Hugo (1802-1885), Honoré de Balzac (1799-1850) « et bien entendu » Émile Zola (1840-1902). Un duel social est le titre initial sous lequel parut dans la presse en 1867 un roman écrit par Émile Zola, rebaptisé plus tard Les Mystères de Marseille.
Pour ma part, je citerai Georges Perec (1936-1982). Dans son article fondamental « Notes sur ce que je cherche » écrit en 1978, boussole bien complète de ses quatre points cardinaux, il énumère les quatre directions dans lesquelles il travaille, « quatre modes d’interrogation (…) La première de ces interrogations peut être qualifiée de « sociologique » : comme de regarder le quotidien. » Les trois autres directions qu’il énonce sont : le romanesque, l’autobiographique et le ludique.

038 * De même, un film social, ou plus généralement le cinéma social, c’est une oeuvre ou un corpus d’oeuvres cinématographiques, de fiction aussi bien que documentaires, qui entendent décrire la société, et plus spécifiquement les difficultés des gens de peu, les opprimés du système social, les perdants du jeu social (cf. 008).
Sur Henri, plateforme de VOD de la Cinémathèque française, on trouve un document extraordinaire : La Commune, film muet de 20 mns tourné en 1914 par Armand Guerra (1886-1939) pour l’éphémère société de production coopérative Le Cinéma du Peuple, dont les derniers plans sont documentaires et présentent quelques vétérans de la Commune de Paris, quarante-trois ans après l’insurrection tuée dans l’oeuf. Le film est présenté par Laurent Mannoni en ces termes : « À l’heure actuelle, ce sont les seules traces des débuts du cinéma social et militant, d’un « cinéma réalisé par le peuple pour le peuple lui-même », comme le voudront plus tard les réalisateurs du Front populaire. »
Ken Loach, Mike Leigh, Robert Guédiguian, les frères Dardenne, comptent aujourd’hui parmi les cinéastes sociaux réputés. Le cinéma social est notoirement un genre cinématographique à part entière, puisqu’il existe un Festival du cinéma social, à Nice, durant lequel la plupart des projections ont lieu au cinéma Pathé Gare-du-Sud, située allée Charles-Pasqua, car le monde du social est plein de surprises.

039 * Enfin, une chanson sociale, c’est une sous-catégorie émergeant de l’histoire la chanson française (ainsi que, sans doute, d’autres aires culturelles où la chanson possède une tradition forte : les folk songs aux USA par exemple) dans les paroles de laquelle la revendication sociale (cf. 031) est prégnante. La chanson sociale semble bien documentée (on consultera par exemple le précis La chanson sociale de Béranger à Brassens par Pierre Brochon, Éditions ouvrières, 1961), toutefois on peine à en trouver une définition précise, puisque rares sont les chansonniers à revendiquer explicitement Je fais de la chanson sociale.
Faute de quoi, on peut à tout le moins citer quelques-uns de ses représentants fameux (Gaston Couté, Jean Ferrat, Dominique Grange…) et affirmer que la chanson sociale s’inscrit dans une longue lignée, préoccupée de rendre compte de la vie du peuple. Cette lignée remonte aux chansons populaires médiévales et aux complaintes, mais s’affirme au moment de la chanson réaliste (dès les années 1850, cf. Aristide Bruant, 1851-1925, fondateur du journal Le Mirliton et auteur notamment du Chant des canuts, ou les goguettes, ces cabarets ouvriers où l’on poussait la chansonnette – la chanson réaliste est liée historiquement au réalisme dans d’autres domaines artistiques, notamment pictural) et court jusqu’à la chanson engagée, de lutte, protestataire ou révolutionnaire, de la Commune de Paris jusqu’à nos jours. Ajoutons que sous bien des rapports le rap prend la relève de la chanson sociale, et citons un titre remarquable : Suicide social, par Orelsan.
Pour nous aider à délimiter le champ, on remarquera que Chansons sociales est une rubrique à part entière des PCDM4 (Principes de Classement des Documents Musicaux, version 4) que les habitués des médiathèques publiques connaissent bien :

8.2 Chansons sociales
8.21 Chansons « pour et contre » : de lutte, de propagande, contestataires, révolutionnaires, etc.
8.22 Chansons d’activités collectives diverses : travail, marins, supporters, etc…
8.23 Chansons à message religieux.

040 * Le Romantisme social, c’est le titre d’un essai publié en 1944 par l’historien du droit Roger Picard (1844-1950) et qui, si je comprends bien (je ne l’ai pas lu), entend décrire les liens historiques entre romantiques et socialistes (cf. 059), soit entre les tenants du romantisme en art (durant la Monarchie de juillet, 1830-1848) et les préoccupations et théories sociales et socialistes. Ainsi, il y a du romantisme chez les socialistes et du socialisme chez les romantiques : du Victor Hugo et du George Sand (cf. 037) chez Charles Fourier (1772-1837), Pierre Leroux (1797-1871) ou pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), et réciproquement, pour faire court.
Exemple : Fourier considérait que l’objectif final de toutes ses théories sociales (ou utopies sociales) planifiant un nouvel ordre social (cf. 003), lorsque les « douze passions radicales » de l’être humain seraient rationnellement canalisées, était rien moins que l’avènement de l’harmonie sociale universelle – notion dont on remarque qu’elle est beaucoup plus teintée de romantisme que de rigueur scientifique.

041 * Le code social, c’est l’ensemble des prescriptions sur la façon dont il convient de se comporter en société. Contrairement au Code civil ou au Code pénal, le code social n’est pas écrit noir sur blanc, sauf dans certains manuels de savoir-vivre (coucou la baronne de Rothschild). Il est de culture orale, transmis et intégré par les individus de façon informelle et inconsciente (coucou Émile Durkheim, cf. 014), souvent par simple imitation et cooptation. Ce caractère officieux propre à la tradition orale ne le rend pas moins normatif
Une habileté sociale (souvent employé au pluriel : les habiletés sociales), c’est un équivalent du code social, ou plutôt une réponse aux exigences de celui-ci. Les habiletés sociales se définissent comme les compétences (on parlera de manière équivalente de compétences sociales) permettant de comprendre les messages communiqués par autrui et d’y donner une réponse adaptée ; elles sont étudiées plus précisément lorsqu’elles sont altérées ou déficientes, c’est-à-dire chez les personnes atteintes d’autisme, de TDAH, de troubles du comportement, de schizophrénie, de trouble de la communication sociale (alerte pléonasme), de lésions cérébrales ou, plus fréquemment, de puberté, cette saison de la vie où l’on devient plus ou moins momentanément un inadapté social (cf. 027).

042 * Les convenances sociales, c’est le code social (cf. 041) par défaut ou par excellence, autrement dit le code social bourgeois, lui-même imité du code social aristocratique, « savoir-vivre » garant et vitrine d’un standing, d’une appartenance, d’un habitus, et donc d’une position sociale (cf. 029).
Suivre à la lettre les convenances sociales relève d’un certain snobisme ; or le mot snob est lui-même passionnant et transclasse (pour le transfuge social, on se réfèrera à 069) : il a d’abord désigné en anglais une « personne de classe sociale inférieure, un nouveau riche, qui imite les usages d’une classe à laquelle il n’appartient pas encore » et s’est vu sur le tard affublé d’une plaisante étymologie populaire, il serait l’acronyme du latin sine nobilitate (« sans noblesse »). Nous pouvons en déduire l’hypothèse que suivre les convenances sociales révèle toujours une aspiration à intégrer une classe sociale supérieure à celle d’où l’on vient.
Émettons ici une remarque d’ordre général, espérant faire avancer le débat tout en débusquant les faux amis : parfois le mot social signifie propre à la haute société, dite également bonne société (un événement social désignera alors, par exemple, un rituel huppé tel le bal des débutantes où l’on fait son entrée dans la société)… et parfois tout au contraire et sans avertissement, social signifiera propre à la basse société (qui, par pudeur, ne sera pas dite mauvaise société), comme dans les expressions cas social (cf. 027) ou cinéma social (cf. 038).

043 * Une vie sociale, c’est soit une vie humaine (rappel de la tautologie originelle : 001), soit de façon plus circonstanciée une mondanité, planifiée dans un agenda social. On peut avoir une vie sociale très riche (on utilise alors l’anglicisme socialite, qu’il ne faut en aucun cas confondre avec socialiste (cf. 059), et qui désigne une personne mondaine, dont la vie est faite d’événements publics) ou modérée, voire abstinente (les ermites). Tout le monde n’a pas accès à la vie sociale. Si cet accès est offert, on peut s’y livrer ou non, selon son niveau de snobisme (cf. 042).

044 * Une personnalité sociale, ce sont à nouveau deux choses distinctes, et allez, encore une petite fournée de faux amis.
C’est soit un type de profil psychologique marqué par l’habileté sociale (cf. 041), la « popularité » et l’aisance dans la vie sociale (on révèle une personnalité sociale lorsqu’on aime et on cherche la compagnie d’autrui, lorsqu’on apprécie les contacts) ; soit l’image que l’on donne de soi en société, que l’on peut soigneusement préparer devant son miroir. Selon cette acception, personnalité sociale est quasiment synonyme d’image sociale ou de réputation – sachant que réputation sociale serait manifestement un pléonasme.
Exemple : « Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres », Marcel Proust, Du côté de chez Swann – Proust (1871-1922) étant lui-même un excellent marqueur social (cf. 045) : soit tu l’as lu soit non.

045 * Un marqueur social, donc, est l’un des éléments du code social (cf. 041), un signal isolé ; soit un comportement, une pensée, un réflexe, un habit, un savoir, une coupe de cheveux, un accent, une expression faciale, un prénom, etc., qui révèle une origine sociale (cf. 007). Exemples : lire Proust ; prétendre Je lis Proust ; prétendre Je relis Proust ; ne pas lire ; ne pas savoir lire ; écouter telle sorte de musique (la sonate de Vinteuil ?) ; manger telle sorte d’aliments (une madeleine ?) ; fermer la bouche en mâchant ou roter à table ; agencer les différents couverts autour d’une assiette, etc.

046 * Le spectacle social, qui découle de tout ce qui précède (jeu 008, convenances 042, conventions 016, code 041, marqueurs 045, mondanités 043, etc.) c’est tout un monde social que l’on peut observer et relater tel un spectateur (en romancier si l’on fait de la littérature, ou bien en sociologue si l’on fait de la science sociale), éventuellement d’un oeil ironique pour en faire la satire sociale (cf. 035). On peut être soi-même étranger au spectacle social que l’on décrit (regard extérieur), ou en être soi-même l’un des acteurs (regard in situ), ce qui place dans une situation un rien schizophrène.
Le romancier et critique d’art Louis-Edmond Duranty (1833-1880) intitule Le spectacle social un article de 1856 où il donne cette consigne aux apprentis écrivains : « On n’a qu’à raconter ce qu’on a vu dans son petit coin personnel, et si on est vrai, si on représente les gens dont on est entouré, les tenants et aboutissants réels auxquels on se rattache, en leur laissant leur physionomie extérieure, il se trouve qu’on a reproduit tout naturellement un ensemble social facilement appréciable et dès lors saisissant, c’est ce qui fait qu’on sent la vie dans une oeuvre. » (cf. 037 pour le roman social)
Attention, faux-ami ! La société du spectacle a peu à voir avec le spectacle de la société. Car le spectacle est, également, un concept sociologique inventé par Guy Debord (1931-1994) pour rendre compte de la post-modernité capitaliste intégrée : “Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social [cf. 004] entre des personnes, médiatisé par des images.

047 * Un malaise social, c’est une sourde angoisse ressentie par plus d’une personne (cf. 020, à psychologie sociale). Exemple : l’éco-anxiété. A contrario, une sourde angoisse ressentie par une seule personne sera dite malaise existentiel.

048 * Un talent social, ou plus fréquemment talent de société, c’est une qualité particulière individuelle facilitant l’entregent et la vie sociale (cf. 043), une façon d’attirer les relations interpersonnelles en sachant discuter de tout et de rien, provoquer le rire par des facéties, réunir autour de soi les auditeurs et peut-être les amis. Exemples : imiter le président de la République, ou au moins imiter un imitateur qui imite le président de la république, est un talent social ; de même qu’être capable d’exécuter un tour de magie, un numéro de jonglage ou de gonflage de ballons, ou, au pire, de faire bouger ses oreilles. De nos jours, un talent social peut vous mener jusque sur un plateau de télécrochet. On s’interrogera sur les différences entre un talent social et un talent tout court, ce dernier étant quant à lui censé permettre la création d’une œuvre. Eh, oui, attention faux ami ! Un talent social n’a rien à voir, ni avec une oeuvre d’art à portée sociale (cf. 036), ni avec un comité d’œuvres sociales (cf. 084).

049 * Un réseau social, ce n’est plus, aujourd’hui, un carnet en papier empli d’adresses ou de numéros de téléphone tracés à l’encre pour cartographier notre vie sociale (cf. 043) ; c’est une application, un service interactif connecté favorisant l’exhibitionnisme de masse (exemple : rejoignez la page Facebook du Fond du tiroir et laïkez-moi !), un endroit virtuel où l’on construit et/ou l’on subit notre personnalité sociale (cf. 044) à l’heure où celle-ci est numérique : la réputation sociale s’appelle aujourd’hui E-réputation, ou web-réputation, réputation numérique, cyber-réputation…
Variante : à côté du réseau social existe le média social. Il semble qu’il y ait une nuance : la préoccupation du réseau est la communauté (l’ensemble des contacts) tandis que celle du média est le contenu… mais le résultat est le même puisqu’au bout du compte il s’agit d’un contenu donné, pour une communauté donnée.
Les réseaux (ou médias) sociaux sont gratuits car ils font circuler la publicité (la technique de vente par leur entremise s’appelle social selling), et c’est à se demander s’ils n’ont pas été créés à cette fin : un adage dit Si c’est gratuit tu es le produit, puisque notre vie sociale n’est plus une vie privée mais une vie marchande.
Pour approfondir ce que les réseaux (ou les médias) ont de social (ou, aussi bien, d’asocial : ami Facebook = attention, faux ami par excellence !), on consultera avec profit la série Infernet de Pacôme Thiellement et tout particulièrement l’épisode consacré à Facebook, dramatiquement intitulé Comment Facebook et Zuckerberg ont détruit l’humanité (ou presque).

050 * Une hormone sociale, c’est ainsi que l’on a qualifié l’ocytocine, un neuropeptide connu sous divers autres surnoms (hormone du plaisir, de l’amour, de l’attachement), qui semble jouer un rôle majeur dans l’alchimie interne des individus en situation d’interaction sociale (cf. 004) : confiance, empathie, séduction, générosité, ou au contraire anxiété, courage, violence…

051 * Un bailleur social, c’est un organisme gestionnaire en charge de la construction et de l’entretien de logements sociaux.
Un logement social, c’est une habitation à loyer modéré (HLM) que les collectivités réservent exclusivement aux citoyens les plus modestes, les plus socialement fragiles, les plus dépourvus de ressources, voire les cas sociaux, cf. 027 (exemple de nécessiteux : François de Rugy). On parle parfois de quartier social pour désigner les concentrations de tels logements sociaux, et force est d’admettre que quartier social est toujours plus joli que ghetto.
Au sein des HLM, un mètre carré social, c’est une unité de mesure des espaces mis en commun, locaux associatifs ou festifs, censés favoriser la vie collective.
L’Union sociale (pour l’habitat), c’est depuis octobre 2002 le nom de l’Union nationale des fédérations d’organismes HLM. Attention, faux ami même si on reste dans le même registre ! L’Union sociale, c’est aussi le titre d’une revue fondée en 1947 en tant qu’organe de l’UNIOPSS (Union nationale interfédérale des oeuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux).

052 * Attention, faux ami ! Une résidence sociale est relativement distincte d’un logement social puisqu’elle désigne une solution d’urgence, provisoire, généralement un studio meublé. On l’appelle aussi logement d’insertion. On peut habiter momentanément une résidence sociale avant de se voir attribuer un logement social (cf. 051).

053 * Un parent social, c’est la troisième possibilité reconnue pour un adulte de nourrir un lien de parentalité avec un enfant : en plus du parent biologique et du parent légal (en cas d’adoption), le parent social est celui qui n’est pas lié à l’enfant par un lien de filiation ni par aucun lien juridique mais qui prend soin d’un enfant et qui est intéressé par son éducation (beaux-parents, famille d’accueil…).

054 * Une contribution sociale (généralisée), c’est un prélèvement social, soit un impôt censé garantir la protection sociale (cf. 071).
À propos des impôts, la déjà citée Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (cf. 002) affirmait cette chose essentielle en son article XIII : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés. »
Des charges sociales ou cotisations sociales, ce sont les prélèvements sur salaire, c’est-à-dire les impôts « à la source » dont la CSG (contribution sociale généralisée) fait partie. Elles se divisent en charges sociales salariales et charges sociales patronales, ce qui permet de distinguer les salaires superbrut, brut, et net. Les charges sociales financent les prestations sociales et la sécurité sociale (cf. 071).
Charges ou cotisations semblent des synonymes, mais cette synonymie est critiquée par certains économistes ou sociologues (de gauche) parce que le mot charge, connoté négativement, permet sournoisement de faire adhérer celui qui l’entend à une vision libérale de l’économie où tout ce qui est mis en commun est une contrainte, un problème, une nuisance. Éric Fassin (1959-) : « Il en va donc, au premier chef, du contrôle du vocabulaire politique. On sait par exemple que tant qu’on continuera de parler, au lieu de « cotisations », de « charges », celles-ci vont immanquablement « peser » ; elles paraîtront forcément « trop lourdes », et la seule politique raisonnable sera, inévitablement, leur « allègement ».

055 * Un Forum social mondial, c’est le rendez-vous bisannuel des altermondialistes, qui s’est créé et a trouvé son nom par opposition explicite au Forum économique mondial de Davos – un indice apparaît ici : le social est-il l’alternative pure et simple à l’économique ? Relire la citation d’Edgar Morin qui oppose social et économique (001), et lire, a contrario, celle de Friedrich Hayek, (082).

056 * Une distinction sociale (ou différence sociale), c’est, outre le titre d’un livre important de Bourdieu (cf. 034) tout ce qui va singulariser un fragment homogène au sein de la population hétérogène (dite corps social, cf. 002) : un habitus, un habitat, un mode de vie, des sources de revenus, une culture, des aspirations, des souffrances, des conventions (cf. 016) ainsi que tous les marqueurs sociaux (cf. 045).
La distinction est plutôt valorisée socialement, ainsi qu’on l’entend distinctement (c’est le cas de le dire) lorsqu’elle se décline en verbe : se distinguer (dixit le Robert : Élever au-dessus du commun, rendre remarquable par un trait de supériorité) ou bien en participe passé adjectivé : distingué (dixit le Robert : Remarquable par son rang, son mérite, syn. brillant, célèbre, éminent, supérieur). Voir aussi réussite sociale (cf. 069).
La distinction sociale qui se définit par une sortie du lot commun se heurte par définition au principe politique d’égalité entre tous les citoyens, et on notera que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (que nous citons pour la troisième et dernière fois, cf. 002 et 054), sans doute embarrassée par cette contradiction, posait cet avertissement dans son célébrissime article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Les distinctions entre individus sont ainsi tolérées car réputées recéler une utilité pour la communauté, et cette utilité sociale de la distinction, cette mutualité ou cette réciprocité, est à rapprocher de la Division du travail social selon Durkheim (cf. 094).

057 * Une classe sociale, c’est un milieu social (cf. 007) qui s’est pensé lui-même, qui a pris conscience de sa distinction sociale (cf. 056) et qui s’est structuré idéologiquement voire politiquement ; quiconque aura en tête sa propre appartenance à une classe sociale et agira en conséquence fera preuve de conscience sociale.
Plusieurs classes sociales peuvent être conceptualisées et hiérarchisées selon une stratification sociale (cf. 007), classiquement en fonction de leur niveau de richesse, matérielle ou symbolique.
Le nombre des classes sociales est variable en fonction des méthodes d’observation. Karl Marx (1818-1883), dans son ouvrage Les Luttes de classes en France (1850), en compte sept : l’aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, la bourgeoisie commerçante, la petite bourgeoisie, la paysannerie, le prolétariat et le sous-prolétariat. Mais de façon plus usuelle on se contentera d’en dénombrer trois : la haute, la moyenne, la basse.
Le concept de lutte des classes n’est curieusement plus tellement de mise, démodé depuis l’effondrement des pays de l’Est, contrairement à celui de classe dangereuse qui définit toujours les ennemis de classe.
Exemple : « Le fossé qui sépare pauvres et relativement riches devient abyssal. Le consumérisme consume tout questionnement. (…) En conséquence, les gens perdent leur individualité, leur sens de l’identité, et donc cherchent et trouvent un ennemi de manière à se définir eux-mêmes. L’ennemi, on le trouve toujours parmi les pauvres. » John Berger (1926-2017), Le carnet de Bento.
Pour un bilan définitif de la lutte des classes sociales, cf. le commentaire de Warren Buffett, 073.
Une société sans classe, c’est-à-dire absolument égalitaire, est-elle possible ? Les expériences dans ce sens restent très limitées, ne fonctionnant qu’à petite échelle (anarchisme) ou menaçant de tendre vers la dictature (communisme). Friedrich Engels (1820-1895), le camarade de Karl Marx, écrivait ceci : « L’expression « destruction de toute inégalité sociale [cf. 103] et politique » [est] très suspecte. D’un pays à l’autre, d’une province à l’autre, voire d’un endroit à l’autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d’existence, inégalité que l’on pourra bien réduire au minimum, mais non faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d’autres conditions de vie que les habitants des plaines. »

058 * La mixité sociale, c’est un principe d’urbanisme et un choix politique qui consiste, en une zone géographique donnée (une ville, un quartier, une rue, voire un immeuble), à permettre à des personnes issues de milieux sociaux (cf. 007) et de classes sociales (cf. 057) différents de se côtoyer, de cohabiter, ou de favoriser un dialogue social (cf. 009).
Le contraire de la mixité sociale serait l’étanchéité sociale, assurée par une barrière sociale (cf. fatalité sociale, 033).

059 * Une politique sociale, c’est un ensemble d’actions mises en œuvre progressivement par les pouvoirs publics pour transformer et améliorer les conditions de vie des classes sociales (cf. 057) les plus pauvres, et ainsi éviter la désagrégation des liens sociaux (cf. 005), la fracture sociale (cf. 063) ou même l’explosion sociale (les émeutes – cf. désordre social, 025).
La politique sociale est le fondement de l’État social également connu sous le nom d’État providence.
C’est la politique sociale qui a fait l’objet d’une très fameuse citation du Président de la République Emmanuel Macron (1977-) le 12 juin 2018 : « La politique sociale, regardez : on met un pognon de dingue dans des minima sociaux, les gens ils sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les gens qui naissent pauvres, ils restent pauvres. Ceux qui tombent pauvres, ils restent pauvres. On doit avoir un truc qui permette aux gens de s’en sortir. »
La politique sociale est souvent, même s’ils n’ont pas le monopole du cœur, l’affaire des socialistes, mot à suffixe né en 1831 pour désigner les politiciens et économistes préoccupés par la Question sociale (ou Problème social), expression alors très courante.
Exemple, pour mémoire et par mélancolie, un extrait de La Révolution de 1848 par John Stuart Mill (1806-1873) : “Le socialisme est la forme moderne de la protestation qui, à toutes les époques d’activité intellectuelle, s’est élevée, plus ou moins vive, contre l’injuste répartition des avantages sociaux” (cf. inégalité sociale, 103).
L’étiquette politique socialisme est aujourd’hui très dévaluée par les intéressés eux-mêmes, lesdits socialistes (cf. 080 à social-traître & 081 à socio-démocrate), ainsi que, à leur décharge, par d’autres hommes politiques du passé qui se revendiquaient d’un National-Socialisme (soit du nazisme hitlérien), ce qui ne contribue pas vraiment à la limpidité du propos.

060 * Une loi sociale, c’est une action législative concrétisant la politique sociale (cf. 059) du pouvoir exécutif, dans le but d’offrir aux citoyens un acquis social (cf. 073). La première loi sociale en France est réputée être la loi du 22 mars 1841 par laquelle le roi Louis-Philippe (1776-1855) limita le travail des enfants : interdiction du travail aux moins de 8 ans ; pas plus de 8 heures par jour de 8 à 12 ans ; pas plus de 10 heures par jour de 12 à 16 ans.
Mais attention : parfois à l’intérieur d’une loi sociale se glisse un cavalier social, expression forgée le modèle du cavalier législatif et qui signifie qu’on a introduit dans le texte une clause sans aucun rapport avec le contexte, inutile voire anti-productive (antisociale).

061 * Le droit social, ce n’est pas forcément le volet du droit qui s’illustre par la qualité de ses lois sociales (cf. 060) ; c’est un terme qui, selon Wikipédia, regroupe l’ensemble des règles régissant les relations individuelles et collectives de travail : le droit du travail, le droit de la Sécurité sociale (cf. 071) et de la mutualité, et le droit de l’action sociale de l’État (cf. 059). L’ensemble du droit social présente donc la particularité d’être régi à la fois par le droit public et privé français.
À titre d’exemple, le droit social traite notamment de la lutte contre l’exclusion sociale et de la pauvreté (RSA), du minimum vieillesse, de la protection des mineurs et de la dépendance des personnes âgées (APA). On parlera aussi de jurisprudence sociale (ensemble des décisions rendues par les différentes juridiction en matière de droit social).
Faux-ami direct : ne surtout pas confondre LE droit social avec UN droit social (cf. 062).

062 * Un droit social (attention, nouveau faux ami ! Ne pas confondre NON PLUS avec une loi sociale, cf. 060) c’est un simple rappel de principe sans obligation légale, une injonction émise par le commissaire aux droits de l’homme (on trébuche ici sur la tautologie originelle : droit humain = droit social) du Conseil de l’Europe, qui définit ainsi le droit social : Les droits sociaux sont indispensables à tout être humain pour mener une vie digne et autonome. Ils englobent les droits à l’alimentation, à la santé, à l’éducation, à un niveau de vie décent, à un logement abordable, à la sécurité sociale [cf. 071] et à des protections dans le domaine du travail.
Pour ne pas confondre avec ce qui précède (060 et 061), il sera préférable d’user de ces droits sociaux-là au pluriel, comme les droits de l’homme (cf. 002, 054, 057 et 071).

063 * Une fracture sociale, c’est une différence sociale ou une inégalité sociale (cf. 103) qui a dégénéré et engendré un conflit social et a nuit au climat social (cf. 025).
La fracture sociale est devenu un lieu commun des discours politiques, non à l’initiative d’un socialiste (cf. 059) mais à celle de Jacques Chirac (1932-2019) qui en avait fait un thème essentiel de la campagne électorale au terme de laquelle il a été élu président de la République en 1995 : « [ces chiffres] n’expriment pas la fracture sociale qui menace – je pèse mes mots – l’unité nationale. »
Attention, faux ami ! Un conflit social ne doit pas être confondu avec la Guerre sociale, qui est un épisode de l’antiquité romaine, ni avec la Guerre sociale, qui était un journal pacifiste).

064 * La justice sociale est une construction conceptuelle, morale et politique qui vise à l’égalité des droits et conçoit la nécessité d’une solidarité collective (cf. 005) entre les membres d’une société donnée. La plus ancienne mention de cette expression se retrouve dans L’esprit des journaux de , dans des propos attribués à Louis XVI (1754-1792) concernant le droit de suite.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Justice Sociale, hebdomadaire catholique bordelais fondé par l’abbé Paul Naudet (1859-1929) en 1893. Il fut l’un des principaux organes de la démocratie chrétienne (cf. 065) jusqu’en 1908, date de son interdiction par le pape Pie X (1835-1914).
La justice sociale ne doit pas être confondue non plus (mais il y a peu de chance) avec la justice poétique ou justice immanente, concept moraliste et para-mystique relevant de la pensée magique, qui considère, en dépit de toutes les observations sociales (cf. 046) prouvant le contraire, que tôt ou tard, dans l’au-delà s’il le faut, les bonnes actions sont toujours récompensées et les mauvaises actions toujours punies.

065 * À propos de pensée magique, le christianisme social est un mouvement apparu au XIXe siècle dans les milieux protestants français (pour le mouvement équivalent ayant émergé aux USA, on dit évangile social) confrontés aux conditions de vie misérables des populations ouvrières et à l’environnement social (cf. 007), économique et politique difficile, né de la révolution industrielle. Cette préoccupation sociale n’est pas restée longtemps l’apanage des protestants : selon le Dictionnaire de l’Académie française, « le catholicisme social est un mouvement de pensée et d’action qui s’attache à promouvoir, dans une société où l’individu est isolé, les vertus évangéliques de charité et de justice. La doctrine sociale de l’Église, définie dans l’encyclique « Rerum Novarum », du pape Léon XIII (1810-1903), en 1891, établit les principes devant guider l’homme et la société dans la recherche du bien commun. »
Le christianisme social et ses variantes continuent non seulement d’inspirer les chrétiens de gauche, mais d’irriguer les politiques socio-démocrates en général (cf. 081), notamment dans leur vocabulaire. Par exemple, le concept de salut, éminemment théologique (promesse d’accéder à la vie éternelle aux cieux), est devenu politique, promettant un salut social aux prolétaires (émancipation terrestre en attendant mieux) : le Salut social a été le titre de plusieurs organes de presse aux XIXe et XXe siècles, dont Le Salut social, Journal des paysans : organe d’opposition et de résistance, qui a paru de 1908 à 1909.
Selon une citation attribuée à Mikhaïl Gorbatchev (1931-2022), « Jésus a été le premier socialiste, le premier à rechercher une vie meilleure pour l’humanité. »

066 * Une représentation sociale, c’est une idée que l’on se fait, ou plutôt que l’on se fait faire. C’est une forme de connaissance, peu importe qu’elle soit vraie ou erronée, socialement élaborée (on parle aussi de construction sociale) et partagée à l’intérieur d’un groupe social (cf. 007), que celui-ci soit restreint (une famille) ou extensif (une classe sociale cf. 057, une nation). Il s’agit d’une autre découverte majeure d’Émile Durkheim, introduite dans l‘article « Représentations individuelles et représentations collectives » (1898) publié dans la Revue de Métaphysique et de Morale, tome VI, numéro de mai 1898.
Représentation sociale est ainsi un synonyme de stéréotype ou idée reçue.
Stéréotype social court le risque d’être un pléonasme (un stéréotype étant par définition social puisque partagé socialement) SAUF si l’expression est employée pour désigner les stéréotypes concernant des catégories sociales (cf. 007) précises : les vieux sont toujours comme ceci, les jeunes comme cela, ainsi que les femmes, les hommes, les riches, les pauvres, les Blancs, les Noirs…

067 * Les Éditions sociales, c’est une maison d’édition fondée à la Libération, en 1944. Au départ émanant directement du Parti communiste français, elles ont notamment édité les oeuvres complètes de Marx et Engels. Pour l’occasion, voici une citation de Karl Marx : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ».

068 * Le contrôle social, c’est l’ensemble des pratiques par lequel un corps social (cf. 002) vérifie et régule la conformité (cf. 021, conformisme social) des individus à un modèle social (cf. 101), à une norme sociale (cf. 003) ou à un code social (cf. 041).
Encore une distinction essentielle que nous devons à Emile Durkheim : le contrôle social est dit informel lorsqu’il est exercé par des membres du groupe social (cf. 007) eux-mêmes envers d’autres membres du groupe (railleries et accusations, dénonciations, hontes publiques, diffamations, voire lynchage… ou, inversement, compliments, manifestations d’admiration ; de nos jours ce contrôle social informel se fait le plus souvent en ligne sur les réseaux sociaux, cf. 049), et il est dit formel lorsqu’il est exercé par des institutions détentrices de l’autorité publique (police, justice).

069 * L’ascenseur social est une métaphore usuelle pour signifier la mobilité sociale ou la promotion sociale (attention, presque faux ami ! la promotion sociale, au sens strict, désigne non l’ascension sociale mais les outils et dispositifs éducatifs permettant celle-ci, tels la formation continue pour adulte ou l’éducation populaire). Selon cette métaphore, entrer dans la cabine de l’ascenseur social donnerait la possibilité, caractéristique de la méritocratie républicaine, de changer de milieu (cf. 007) ou de classe sociale (cf. 057) pour juguler, à titre individuel, les inégalités sociales (cf. 103), en bénéficiant de la justice sociale (cf. 064). On devient alors un transfuge social ou, selon le mot de Gérald Bronner (1969-), un nomade social. L’ascenseur social est généralement unidirectionnel : il monte. (Exemple : “Rien ne peut se faire simplement chez les gens qui montent d’un étage social à l’autre.” Honoré de Balzac, César Biroteau) Dans l’autre sens, on parlera de descenseur social, expression pittoresque mais rare (elle tient lieu de titre à une enquête publiée par la Fondation jean-Jaurès en 2006), ou alors, plus couramment et plus simplement, de déchéance sociale ou de déclassement (l’adjectif social étant ici implicite donc facultatif).
Note à benêt : lorsque l’on tape ascenseur social dans Google, la première occurrence proposée est ascenseur social en panne.

La réussite sociale, c’est l’ascension sociale accomplie dans les tout derniers étages desservie par l’ascenseur : on dit d’un homme qu’il a réussi socialement lorsqu’il est manifestement au-dessus de ses congénères, qu’il a atteint le sommet de l’échelle sociale ou de la pyramide sociale (cf. stratification sociale, 007). Certaines citations en circulation donnent des indices, hélas assez médiocres, des attributs de la réussite sociale : « Tout le monde a une Rolex. Si à cinquante ans on n’a pas une Rolex, c’est qu’on a quand même raté sa vie » (Jacques Séguela, 1934-).
Note à benêt : lorsque l’on tape Jacques Séguéla dans Google, la première occurrence proposée est Jacques Séguéla Rolex.

070 * Un Fléau social, c’est un grand malheur qui s’abat plus ou moins simultanément sur un nombre important d’individus ne se connaissant pas entre eux mais partageant leur classe sociale (cf. 057) ou leur catégorie sociale (cf. 007).
Exemple : “Quand les riches se droguent c’est pittoresque. Quand les pauvres se droguent c’est un fléau social.” (Paul Schrader)
Fléau social peut être considéré comme un synonyme, au ton volontairement plus dramatique et biblique, de mal social ou maladie sociale (cf. 020).
Attention, faux ami ! Le Fléau Social est aussi une revue publiée par le Groupe 5 du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R), qui a connu 5 numéros entre 1972 et 1974.

071 * La sécurité sociale, ce sont deux choses.
D’abord, c’est un principe : un droit de l’homme, selon l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme non de 1789 mais de 1948 : « Art. 22 — Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. »
Ensuite, dans le contexte spécifiquement français, c’est une institution : l’ensemble de dispositifs et d’établissements majoritairement publics qui ont pour fonction de protéger (on parle de protection sociale) les individus des conséquences d’événements ou de situations diverses (maladie, vieillesse, famille, autonomie…), généralement qualifiés de risques sociaux (cf. également 075). La sécurité sociale, appelée sécu par apocope (surtout dans l’expression familière le trou de la sécu, cf. Dette sociale 077), a été fondée par ordonnance le 19 octobre 1945, à la Libération, par le Gouvernement provisoire de la République française. Son principe est « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » .
Cf aussi Vive la Sécu !, 099.

072 * Un assujetti social ou assuré social, c’est toute personne inscrite auprès des institutions de sécurité sociale (cf. 071), notamment affiliée à un Régime Obligatoire d’Assurance Maladie et bénéficiant ainsi d’une couverture sociale de base. L’assuré social possède son propre numéro de sécurité sociale et détient une carte Vitale sur laquelle sont inscrits ses ayants droit.

073 * Un acquis social, c’est, selon de quel côté on se place de la barrière sociale, soit un progrès social (cf. 032), un droit collectif légitime obtenu de haute lutte pour les salariés ; soit un scandaleux privilège archaïque. Cet acquis est donc défendu par une certaine classe sociale (cf. 057), a priori basse, et dénoncé par une autre, a priori haute.
Exemples d’acquis sociaux : la sécurité sociale (cf. 071), les prestations sociales, le minimum social ou son pluriel les minima sociaux (cf. 074).
Ladite haute classe pourfendeuse des acquis sociaux a pour porte-parole le patronat (syndicat des riches), qui martelle que la lutte des classes est aussi ringarde que la Guerre de 100 ans, qu’elle n’existe plus et n’a peut-être même jamais existé… alors qu’en réalité la classe haute a gagné cette lutte et la gagne encore régulièrement. Se référer à l’aveu en direct sur CNN en 2005 du milliardaire américain Warren Buffett (1930-) : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. »

074 * Les minima sociaux « visent à assurer un revenu minimal à une personne (ou à sa famille) en situation de précarité. Ces prestations sont non contributives, c’est-à-dire versées sans contrepartie de cotisations. Le revenu de solidarité active [RSA – attention, faux ami ! ne pas confondre avec solidarité sociale, cf. 005], l’allocation aux adultes handicapés (AAH), l’allocation spécifique de solidarité (ASS) et l’allocation spécifique aux personnes âgées (Aspa) sont les principaux minima sociaux. » (définition de l’INSEE)

075 * Une prestation sociale, dont les minima sociaux sont un exemple et une déclinaison, c’est un montant d’argent (ou parfois un avantage en nature) alloué par un prestataire social (représentant l’Etat ou l’une des institutions de protection sociale cf. 071) à un bénéficiaire social. Les comptes de la protection sociale, publiés annuellement, distinguent six catégories de prestations sociales correspondant à autant de risques sociaux : le risque vieillesse-survie (caisse de retraite), le risque santé (la sécurité sociale), le risque famille (les allocations familiales), le risque emploi (les indemnités de chômage), le risque logement (les APL), enfin le bien nommé risque pauvreté-exclusion sociale.
Les prestations sociales constituent l’une des formes de la redistribution des revenus et représentaient, en 2020, 35,4% du produit intérieur brut (PIB), à hauteur de 813 milliards d’euros (attention faux ami ! rien à voir avec le 813 d’Arsène Lupin, quand bien même il existe un Arsène Lupin Social Club !). Cette somme explique pourquoi les prestations sociales sont réputées, dans les plus hautes sphères de l’Etat, coûter un pognon de dingue (cf. 059, à politique sociale), et le signifier haut et fort permet de faire honte aux bénéficiaires sociaux. La honte intériorisée du bénéficiaire social est en effet un moyen efficace de faire diminuer la dette sociale (cf. 077) :
Le taux de non-recours aux prestations sociales est d’environ 30 % en France et même de 34 % pour le RSA.

076 * La médecine sociale, c’est l’ensemble des mesures médicales préventives et curatives prises en charge par les pouvoirs publics ou des organismes privés. Le dispensaire, où l’on prodigue des soins gratuitement aux nécessiteux sociaux, est un dispositif de médecine sociale, qui s’inscrit dans une très ancienne tradition d’ancien régime où les dispensaires étaient tenus par des congrégations religieuses féminines : les bonnes soeurs ont précédé les infirmières.

077 * La dette sociale, c’est donc le contrecoup de la prestation sociale : elle correspond aux déficits cumulés des organismes de sécurité sociale (le mythique trou de la sécu, cf. 071). On y retrouve principalement ceux des différentes branches du régime général mais également ceux du Fonds de solidarité vieillesse (FSV). On notera cependant que la dette sociale n’est que l’une des trois composantes de la dette publique française, et représente 9,9% de celle-ci. Les deux autres composantes sont la dette de l’État (77,2% de la dette) et des collectivités locales (8,8% de la dette). La dette publique française s’élève au total à 2 257 milliards d’euros (chiffres indicatifs, datant d’avant le confinement de 2020-2021).
Faux ami : ne pas confondre dette sociale et coût social. Cette dernière expression recouvre (comme on dit recouvrir une dette, ah ah ah) l’ensemble des coûts imposés par une activité à la société dans son ensemble, pour éponger les effets secondaires (santé, accidents, pensions…) de cette activité. Le coût social est majoritairement payé par les puissances publiques, donc par les contribuables, les assujettis sociaux (cf. 072). Exemples : le coût social de la consommation de tabac est estimé à 156 milliards d’euros, celui de l’alcool à 102 milliards et celui des drogues illicites à 7,7 milliards (chiffres de 2019).
À rapprocher du vieux dogme libéral : socialiser les pertes et privatiser les profits.

078 * La TVA sociale, c’est un gadget économique très étudié mais jamais appliqué en France (sauf outremer), qui consiste, pour faire baisser la dette sociale (cf. 077), à réaffecter une partie des bénéfices de la taxe à la valeur ajoutée (TVA) aux dépenses sociales (cf. 059). Ce dispositif, plus symbolique qu’efficace, permet de faire comprendre aux consommateurs que certes ce qu’ils dépensent leur coûte cher, mais moins que ce qu’ils coûtent (culpabilisation toujours).

079 * Une réforme sociale, qui s’entendra comme quasi-synonyme de transformation sociale (même si la réforme évoque plutôt un changement par le haut – la loi, tandis que la transformation évoque un changement par le bas – les moeurs), c’est une façon de changer la société plus douce que la révolution. Se référer à Réforme sociale ou Révolution ?, essai dont le titre pose parfaitement l’alternative, écrit par la militante marxiste révolutionnaire Rosa Luxemburg (1871-1919) et paru en 1899.

080 * Un social-traître, c’est un social-démocrate qui plaidera au mieux pour la réforme sociale (cf. 079) mais refusera les voies de la révolution sociale, qui récusera par exemple le bien-fondé d’un mouvement social (cf. 031). L’expression est très ancienne puisqu’elle a été employée dès 1914 par Lénine, puis s’est popularisée en tant qu’injure dans les années 1920. Avant et pendant la Révolution russe de 1917, une importante créativité linguistique fut déployée pour qualifier les innombrables dissensions entre socialistes : social-pacifiste, social-patriote… Mais aucune de ces trouvailles n’a connu la postérité de social-démocrate (cf. 081) ou social-traître.
Social-traître est en outre une chanson des Hurlements d’Léo.

081 * Un socio-démocrate est d’ailleurs défini selon Wikipedia en des termes qui s’appliqueraient à l’identique à un social-traître : « De nos jours, le terme de social-démocratie désigne un courant politique qui se déclare de centre gauche, réformiste tout en appliquant des idées libérales sur l’économie de marché » . Socialiste et socio-démocrate peuvent être considérés comme synonymes et communiant à genoux devant le marché en nommant un banquier de chez Rothschild (oui, même nom de famille que la baronne Nadine, voir ci-dessus à code social, 39) ex-ministre de l’Économie.

082 * Quant à un socio-libéral, l’affaire se corse, c’est un tenant d’une politique qui concilierait (expression-clef : en même temps) des contraires a priori irréconciliables, la liberté économique et la préoccupation sociale. Rappelons que social et libéral sont plutôt, couramment, employés en tant qu’antonymes. Ainsi le philosophe et économiste libéral (donc anti-social ?) Friedrich Hayek (1899-1992) écrivait-il en 1957 dans ses Essais de philosophie, de science politique et d’économie, que « l’adjectif social est devenu un mot qui ôte à toutes les expressions tout sens clair ». Pourtant la chimère socio-libérale existe bel et bien, à la suite de la pensée de John Stuart-Mill, sous divers noms : social-libéralisme, nouveau libéralisme (son nom d’origine), libéralisme social, haut libéralisme, libéralisme radical, libéralisme moderne

083 * Socio tout court, c’est un super-(anti-)héros sociologue et explicitement victime de l’économie de marché dont les aventures sont publiées par les éditions underground Terre Noire.

084 * Une raison sociale, c’est le nom d’une entreprise ; un siège social, c’est la localisation de la même entreprise ; un patrimoine social, c’est la mise de départ constituée par les apports, effectifs ou promis, des fondateurs de cette entreprise ; un actif social, c’est l’ensemble des biens et valeurs qui figurent à l’actif du bilan de cette entreprise ; un passif social, c’est l’ensemble des dettes contractées par cette entreprise auprès d’un tiers (on parle aussi dans ce cas de dettes sociales mais attention aux faux amis ! cf. 077) ; un mandataire social, c’est la personne physique que cette entreprise a chargé de la représenter et/ou de la diriger.

085 * Une part sociale est si négligeable au singulier qu’on en parlera plutôt au pluriel : les parts sociales sont des parts de capital d’une entreprise à forme mutualiste ou coopérative (une banque, par exemple). En détenir, c’est donc être copropriétaire d’une fraction de l’entreprise.

086 * Une signature sociale correspond à la signature du représentant légal d’une structure qui en engage la responsabilité (s’applique, à ma connaissance, surtout aux cabinets d’experts-comptables).
Bref, on remarque qu’au fil de l’énumération qui précède (084, 085 & 086), société est synonyme d’entreprise, par conséquent social = entreprenarial. Un bien social est ainsi la propriété privée d’une entreprise, faisant partie de son capital social, et pourra éventuellement faire l’objet d’un abus de bien social, à ne pas confondre (Attention, faux ami ! voire authentique ennemi !) avec le comité des œuvres sociales, dit également comité d’entreprise, qui concerne quant à lui les conditions matérielles des travailleurs au sein de la même entreprise – à rapprocher du service social.

087 * À propos de responsabilité : la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) est une vieille lune managériale prétendant rendre le business, autrement dit et plus trivialement, l’appât du gain, un peu plus éthique et respectable moralement, afin que les maîtres du monde ne soient plus perçus du côté du mal mais donnent une meilleure image d’eux-mêmes (cf. Représentation sociale, 066) : s’ils gagnent de l’argent, ce serait en fin de compte pour le bien de tous, pour ruisseler. Un peu comme à l’époque où Nicolas Sarkozy coupait l’herbe sous le pied des anticapitalistes en déclarant qu’il ne fallait pas détruire le capitalisme mais le moraliser (2009).
La RSE désormais compressée en un sigle usuel, c’est dire si l’idée a fait florès, plonge ses racines dans un essai de 1953, Social responsibility of the businessman par l’économiste américain Howard Bowen.
Aujourd’hui, la RSE est définie ainsi par la Commission européenne et par le site economie.gouv.fr : l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes. En d’autres termes, la RSE c’est la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable. Une entreprise qui pratique la RSE va donc chercher à avoir un impact positif sur la société tout en étant économiquement viable.
En notre époque écoanxieuse (cf. malaise social, 047), où l’on prend enfin conscience des destructions irréversibles engendrées par l’activité humaine (=activité sociale), la responsabilité des entreprises est explicitement repeinte en vert. Le synonyme de la RSE est greenwashing.

088 * Une économie sociale et solidaire, c’est un acronyme (ESS) équivalent à la RSE en termes de funambulisme entre bonnes intentions et langue de bois. Selon un autre site gouvernemental, le concept, qui a acquis valeur légale par la loi du 31 juillet 2014, désigne un ensemble d’entreprises organisées sous forme de coopératives, mutuelles, associations, ou fondations, dont le fonctionnement interne et les activités sont fondés sur un principe de solidarité et d’utilité sociale.

089 * Autre usine à gaz social plus récente, car on n’arrête pas le progrès : le Contrat à impact social (CIS, 2021), c’est un partenariat entre le public et le privé destiné à favoriser l’émergence de projets sociaux et environnementaux innovants. Ces contrats permettent le changement d’échelle de solutions identifiées sur le terrain et efficaces. L’investisseur privé et/ou public préfinance le projet et prend le risque de l’échec en échange d’une rémunération prévue d’avance en cas de succès. L’État ne rembourse qu’en fonction des résultats effectivement obtenus et constatés objectivement par un évaluateur indépendant. Ah, bon.
Notons que ce dispositif fait l’objet de critiques sur son coût (le public finançant le privé) et sa toute relative efficacité. Ah, bon.

090 * Un membre social, c’est une personne qui, à jour de ses cotisations et droits d’adhésion, peut revendiquer sa pleine appartenance à une association, à une amicale, etc.
Ici société a pour synonyme le club, et social signifie relatif à une association (loi 1901), soit sa sixième et, a priori, dernière, acception majeure, après relatif à la société (au corps social, cf. 002), relatif à la sociologie (cf. 006), relatif à la classe populaire ou prolétarienne (cf. 036), relatif à une politique d’aide et de solidarité envers les défavorisés (cf. 059) et relatif à une entreprise privée de type SARL (cf. 084 à 086). On a bien avancé, là. On aurait pu se contenter de cinq catégories plutôt que de cent-sept, finalement.

091 * À ce sujet, un social club, au sens anglais (en français on dit également cercle social), c’est soit un groupe de gentlemen se rassemblant par cooptation selon affinités et communauté d’intérêt, ayant par exemple en commun hobbies, professions ou convictions (nous retombons par conséquent ici sur une tautologie : social club = club), soit le lieu même où ils se rencontrent. Le Buena Vista Social Club était dès les années 1940 un tel lieu de rencontres privé où l’on écoutait de la musique, situé dans le quartier de Buenavista à La Havane (Cuba) avant, par métonymie et clin d’oeil, de devenir le nom d’un orchestre de musique cubaine fondé en 1996, notamment par Compay Segundo, Rubén González, et Ibrahim Ferrer, ainsi que le titre d’un film, d’un album, d’une tournée…

092 * Les partenaires sociaux, ce sont, tous-ensemble-tous-ensemble afin de démultiplier la confusion, les patrons (tenants d’intérêts privés, bénéficiaires de biens sociaux, voir ci-dessus, et détenteurs de la signature sociale) ET les ouvriers (tenants d’intérêts privés plus modestes mais aussi d’intérêt collectifs et publics, qui eux sont les bénéficiaires d’œuvres sociales, cf. 084), en somme des personnes appartenant à des classes sociales distinctes et aux intérêts divergents, ont l’occasion de se rencontrer et de s’adonner au dialogue social (cf. 058). Soulignons que dans l’expression partenaires sociaux, le substantif partenaires, aussi énigmatique que l’adjectif social et redoublant celui-ci, mériterait sa propre exégèse : son étymologie passe par l’ancien français parçonier qui signifie associé, par conséquent les partenaires sociaux seraient des associés sociaux, et ici nous sommes dans la tautologie – pourtant partenaires sociaux peut être curieusement employé en tant que synonyme de ennemis de classe (cf. 057).

093 * Tout comme la Sécurité sociale (cf. 071), l’Assistance sociale, c’est deux choses, une théorique et une pratique.
C’est d’abord un principe, à savoir le devoir de solidarité de la société de porter assistance aux indigents, vieillards ou enfants abandonnés ; c’est ensuite un ensemble d’institutions et de travailleurs dédiés (essentiellement des travailleuses dédiées, cf. 094).
En tant que principe théorique, l’expression Assistance sociale dispose de deux quasi-synonymes : l’Aide sociale (mais pour sa part celle-ci désigne également, plus concrètement, les prestations sociales versées, cf. 074) ; et l’Assistance publique (mais pour sa part celle-là désigne également, plus concrètement, des établissements publics de santé assurant les fonctions de centres hospitaliers universitaires).
À noter que l’Assistance publique a désigné de 1849 à 1956, souvent avec élision de l’adjectif : simplement l’Assistance, les orphelinats, et ce qu’on connaît aujourd’hui sous le nom d’Aide sociale à l’enfance, ASE, qui prend en charge les enfants ayant perdu tout lien avec leurs parents ou leur famille (cf. placement social, 096). C’est ainsi que dans le film Le Jour se lève (Marcel Carné, 1939, scénario Jacques Viot, dialogues Jacques Prévert) on peut entendre ceci :
Françoise – J’ai pas de parents. Je suis de l’Assistance.
François – Ça alors, moi aussi, je suis de l’Assistance… c’est marrant ! On s’appelle pareil, on est de la même famille puisqu’on n’en a pas, ni l’un ni l’autre… et puis, on se rencontre aujourd’hui… Juste le jour de notre fête…

094 * Une assistante sociale, animatrice sociale ou plus généralement travailleuse sociale (statistiquement il s’agit d’une femme, mais pas toujours, car on trouve quelques assistants sociaux, sans doute des hommes assez peu virils pour s’abaisser à exercer un métier féminin, ainsi que sont les assistants maternels, les maîtres d’école, les bibliothécaires ou les infirmiers), est une travailleuse sociale employée par l’Assistance sociale (cf. 093), localisée dans un centre social (cf. 095).
Quelle est son image sociale (cf. 044) ? On la regardera, selon le groupe social (cf. 007) auquel on appartient, soit comme une courageuse héroïne débordant de vertus telles que l’abnégation, la générosité, la compassion, l’écoute ; soit comme une martyre en burn-out s’ébattant dans un désolant cache-misère privé de moyens réels, un pansement sur une gangrène ; soit enfin comme une parasite sociale gaspillant un pognon de dingue pour aider d’autres parasites alors qu’elle ferait mieux de fonder sa start-up, comme tout le monde.
Car Le travail social, ou simplement Le social selon une abréviation courante, désigne une catégorie de métiers qui ne sauraient être respectés puisqu’ils ne rapportent pas d’argent. Les pouvoirs publics auront soin d’humilier régulièrement les travailleurs sociaux, jetant dans le même sac les assistés sociaux et les assistants sociaux, au motif que les prestations sociales (cf. 059) coûtent le proverbial pognon de dingue, ou qu’ils s’illusionnent s’ils imaginent que l’argent magique existe, pour citer une autre trouvaille rhétorique du président de la République Emmanuel Macron, le 5 avril 2018, lorsqu’il expliquait à une aide-soignante venue pleurer misère, qu’en gros, elle et ses congénères devraient se débrouiller puisque lui-même ne ferait rien pour l’aider. Une expression très banale recouvre précisément ce que le président a dit ce jour-là : « J’fais pas dans le social », qui signifie « Démerde-toi ».
On dit faire dans le social pour qualifier, et souvent disqualifier, toute forme d’assistance à autrui, de soutien dispensé gracieusement aux nécessiteux ou aux personnes en déficit d’habileté sociale (cf. 041 pour énumérer quelques cas de telles lacunes), ou, par extension, d’entraide entre deux particuliers.

[Faut-il le souligner au lieu que de rester humble et discret ? Le Fond du Tiroir fait dans le social.]
Attention, faux ami ! La thèse présentée par Émile Durkheim à la faculté des lettres de Paris en 1893, De la division du travail social, n’est absolument pas un exposé sur le regrettable éparpillement des travailleurs sociaux, mais une théorie selon laquelle la structuration d’une société et de la solidarité sociale qui la caractérise (cf. 005) procède de la spécialisation progressive des métiers, des rôles sociaux (cf. 008) et des différenciations individuelles.

095 * Un centre social est, donc, le local d’accueil et le bureau de proximité de travailleurs sociaux (cf. 094), de fonctionnaires dévoués à la population (pléonasme ?), mais attention, en France seulement, car, faux ami ! En Italie et en italien, le centre social (Centro sociale) désigne un squat punk autogéré. Cf. les livres de Zerocalcare.
Une mission locale est parfois le synonyme d’un centre social (au sens français et non italien), s’adressant toutefois à un public spécifique : elle est entièrement dédiée aux jeunes de 16 à 25 ans. Attention, faux ami ! La mission locale assume une mission sociale en tant qu’elle aide ces jeunes dans leurs démarches sociales, énumérées ainsi : emploi, formation, orientation, santé, logement, mobilité. Attention, DOUBLE faux ami ! Les entreprises privées revendiquent elles aussi une mission sociale, qui a peu à voir avec celle des centres sociaux ou des missions locales, qui s’évalue en terme d’audit social (cf. 026) et qui se définit essentiellement par une mission d’insertion sociale par l’emploi (cf. aussi la Responsabilité Sociale des Entreprises, 087).

096 * Parmi les expressions fréquemment associées à l’assistance sociale (cf. 093) ou à l’aide sociale, on trouve notamment la protection sociale ou le placement social, qui tous deux consistent à extirper de sa famille une personne fragile (un enfant, un adolescent, une femme), repérée comme encourant un danger dans son environnement d’origine, et à la faire prendre en charge par la société (par l’intermédiaire des services sociaux de l’État, sous décision du juge), société qui va la placer, la protéger, la loger dans une résidence sociale (cf. 052)…
Le principe général est celui de la solidarité (cf. 005) : l’ensemble de la société pallie aux déficiences individuelles – en somme, c’est la déclinaison en termes humains de la solidarité financière que recouvre le coût social (cf. 077).
Dans le même registre des dispositifs sociaux et solidaires, à l’occasion on trouve aussi des acceptions sensiblement plus rares, tel l’internat social, qui désigne un hébergement scolaire et une prise en charge nuit et jour permettant de scolariser des jeunes loin de leur milieu, après que celui-ci a fait la preuve de sa nocivité.
Et à propos d’internement, attention, faux ami ! Défense et protection ont beau être synonymes, la protection sociale (cf. 71) ne doit pas être confondue avec la défense sociale, qui désigne (en Belgique, depuis 1930) un dispositif judiciaire destiné à interner selon des conditions spécifiques, à mi-chemin du médical et du pénitentiaire, les auteurs de crimes ou délits considérés comme irresponsables de leurs actes en raison de leur état mental. Ce dispositif a pour double but de leur assurer des soins appropriés et de protéger la société.

097 * Le Musée social, c’est un institut de recherches et une fondation privée nés à Paris en 1894, dans le but de conserver et exposer de façon permanente les documents du pavillon d’Économie sociale de l’exposition universelle de 1889. Cette exposition, aux antipodes des habitudes propres à de tels événements internationaux davantage captivés par les progrès techniques, avait en effet réservé une place à une présentation pédagogique de la Question sociale (cf. 059) et des conditions de vie et de travail des ouvriers. C’est dans le cadre du Musée social que naîtront quelques progrès sociaux (cf. 032) tels que le mouvement mutualiste.

098 * La participation sociale, concept plus fréquent au Québec qu’en France, c’est le fait pour des individus exclus de la vie sociale (cf. 043), particulièrement les personnes en situation de handicap, ainsi que les personnes âgées de (re-) nouer des liens sociaux (cf. 005).

099 * Vive la sociale !, c’est un roman autobiographique (1981) puis un film (1983) de Gérard Mordillat, dont le titre provient d’un slogan peint dans le métro que contemple le narrateur, enfant.
La Sociale, par élision du substantif, désigne la République sociale (cf. 101), telle qu’auto-définie par opposition à la République bourgeoise, dichotomie très active dans la vie politique française notamment lors de la révolution de 1848 et de la Commune de 1871. Vive la sociale est un cri poussé par certains des 147 communards au moment d’être fusillés par les Versaillais (tenants de la République bourgeoise) devant le mur des Fédérés, le 28 mai 1871.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec La Sociale, sous-titré Vive la Sécu !, film documentaire de Gilles Perret (2016), qui, quant à lui, par élision d’un autre substantif, est consacré à la Sécurité sociale (cf. 071).

100 * La République sociale, c’est une chanson révolutionnaire (voire plus haut, à Chanson sociale) écrite par Emmanuel Delorme cette même année 1871, pendant et à propos de la Commune de Paris. La musique est sur l’air de L’Âme de la Pologne.
Attention, faux ami ! Ne doit pas être confondu avec le Républicain social (Philetairus socius), petite espèce de passereau endémique des zones arides du sud de l’Afrique, notamment du Kalahari. Il est l’unique espèce du genre Philetairus. L’espèce est remarquable par ses nids : collectifs et habités à l’année, ils sont énormes, et peuvent être construits par des centaines d’individus. L’espèce n’est actuellement pas menacée.

101 * Mais, plus généralement, une République sociale, c’est un pays, par exemple la France. Lorsque le personnel politique français se réfère à « notre modèle social » il évoque deux choses : par l’épithète social, ils évoquent le caractère social de notre régime politique, inscrit dans l’article premier de la Constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » ; par le substantif modèle, ils suggèrent, ce qui est très français, que ce régime politique doit servir de modèle et éclairer les nations du monde.
Cette définition de la France ouvrant la Constitution de 1958 mériterait un examen mot à mot et, pour ce qui nous concerne, des précisions sur le dernier terme. Que veut dire au juste sociale en parlant d’une République ? Nous posons la question au site gouvernemental vie-public.fr et voici la réponse officielle :
« Le caractère social de la République résulte de l’affirmation du principe d’égalité. Il s’agit de contribuer à la cohésion sociale (cf. 025) et de favoriser l’amélioration de la condition des plus démunis. »
Voilà qui est une surprise, du point de vue de la philosophie politique : le principe social renvoie donc officiellement au principe d’égalité, soit le deuxième terme de la devise dont s’est dotée la République Française, alors que toute la recherche sémantique qui précède (cf. 001 à 100) portait à croire qu’il renverrait plutôt à celui de solidarité (cf. 093, 096, 005 et alii), troisième terme de la même devise.
Quid en ce cas du concept d’égalité sociale ? Il y a fort à craindre que nous soyons en face d’un énième cas de tautologie (cf. da capo) : l’égalité sociale, c’est l’égalité.

102 * Social fiction, c’est le titre d’un livre de Chantal Montellier (1947-) qui rassemble ses œuvres de science-fiction publiées entre 1978 et 1983. L’autrice explicite ce titre générique dans une interview :
« Plutôt que science-fiction, qui évoque pour moi le space opera et toutes ces choses, je dirais plutôt social-fiction, en ce sens qu’il s’agit pour moi de partir d’une réalité de la société d’aujourd’hui et de la pousser à l’extrême, par exemple le contrôle, l’omniprésence des caméras-vidéos, l’omniprésence d’un regard sur les gens. » Montellier s’inscrit manifestement dans la tradition de l’art social (cf. 036) et du roman social (cf. 037) en mâtinant cette tradition d’anticipation, car c’est en mélangeant qu’on invente.
Il est plus qu’improbable que cet album de bande dessinées corresponde à la recherche du rayon des BD sociales qui a déclenché la présente enquête (cf. 000).

103 * L’inégalité sociale, qui en termes d’occurrences dans le discours public, est sensiblement plus fréquente que l’égalité sociale (cf. 016 où l’on relevait, de façon comparable, que le comportement asocial était plus récurent dans les discours que le comportement social), consiste dans la différence constatée selon les individus, au sein d’une société donnée, dans l’accès aux ressources, que celles-ci soient naturelles (l’eau, le contact avec l’environnement), économiques (le patrimoine, l’accès à certains métiers), institutionnelles (les services publics, l’accueil réservé par l’administration), éducatives, sportives, culturelles, symboliques, etc.
Les inégalités sociales, vécues comme des ségrégation sociales (cf. 010) ou des injustices sociales, sont un effet du rapport de domination sociale existant entre les classes sociales (cf. 057), et bafouent clairement le fameux deuxième terme inscrit au fronton des mairies, encadré par la liberté et la fraternité.

104 * L‘individualisme social, ce n’est pas un oxymore, c’est une proposition politique et même éthique, tout-à-fait stimulante, de Charles-Auguste Bontemps (1893-1981), militant pacifiste, anarchiste, l’un des penseurs du refus de parvenir. Bontemps prône un « collectivisme des choses et un individualisme des personnes ». Histoire d’ajouter un terme accolé à l’adjectif social, comme si on en manquait, il précise dans sa célèbre plaquette : « il m’a été demandé un résumé précis de ma conception d’un individualisme social que je dénomme tout aussi bien un anarchisme social ».

105 * Le Samu social, ou Samusocial tel qu’il s’écrivait d’un bloc lors de sa création en 1993, est une fédération d’ONG ayant pour but de venir en aide aux personnes démunies. Ce mot-valise se compose de SAMU, acronyme qui signifie Service d’Aide Médicale Urgente, et de social qui signifie, ma foi, tout ce que nous savons, du moins si nous avons réussi à en savoir quelque chose.
Dans la foulée de l’exemple français un Samu social international a été fondé en 1998.

106 * Le Recueil social, c’est un service à part entière de la RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens), fondé en 1994 à la faveur de la suppression des lois réprimant le vagabondage, et entièrement dédié à la prise en charge des sans-abris sur le réseau. Une soixantaine de professionnels ainsi que des « bus de maraude » apportent aux plus démunis une première prise en charge, un réconfort, un café, une orientation vers des structures d’accueil social. On voit à l’oeuvre un bus de maraude affilié au Recueil social dans le film L’Histoire de Souleymane (Boris Lojkine, 2024).

107 * Les socio-chaux, ce sont les adhérents d’une association fondée en 2018, dont la raison sociale est un mot-valise conjuguant sociétaires et Sochaux tout en plaidant implicitement pour ressusciter la mission sociale du football, réputée perdue par la professionnalisation et le business entourant ce sport. Le Footing Club Sochaux-Montbéliard (FCSM), fondé en 1928, est une équipe de foot née du paternalisme industriel de l’entreprise Peugeot, représentative d’abord de l’heure de gloire du football français, puis de sa décadence et sa dérive financière, après son rachat par une société chinoise en 2015. Les socio-chaux, entrés au capital du club, revendiquant droit de regard et pouvoir de décision, incarnent (du moins, souhaitent incarner) un retour du pouvoir populaire dans ce sport devenu spectacle de masse et chose de la finance internationale.

108 * Un mérou social, c’est… Ah… Non… Je ne sais toujours pas ce qu’est un mérou social. C’est peut-être un animal mythologique, ou une simple vue de l’esprit, une chimère pour théoriciens. Comme l’Europe sociale.

Quelle pagaille. Que de contradictions, de presque synonymes, de tautologies et d’oxymores, surtout que de faux amis dans le monde social.

Et il faudrait ne pas désespérer d’un parti ou d’un gouvernement dit socialiste ? Et quoi encore ? Crier Vive le roi ? Ne plus trousser les filles ? Aimer le filet de maquereau ?

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Bonus 1 : si vous en voulez encore, on peut également se plonger dans l’étymologie mais je vous préviens, ce qu’on y trouvera ne lèvera pas l’imbroglio, en ajoutera au contraire une louche : socius vient du verbe latin sequor, suivre, qui a aussi donné secte, et dès Rome l’adjectif avait les usages les plus divers (le socium templum était un temple dédié à plusieurs divinités, le socius lectus était le lit conjugal, la socia agmina était l’armée auxiliaire, etc.).
Je me souviens qu’en 1992, en préambule d’un de mes premiers cours de sociologie, si ce n’est le tout premier, le professeur nous avait souhaité la bienvenue en nous avertissant que nous entrions dans une discipline bizarre, empirique, composite, contradictoire et expérimentale, et pour le vérifier il n’y avait qu’à se référer à son étymologie, qui avait le culot de mélanger arbitrairement le latin, socio-, et le grec, –logie.

Bonus 2 : Toujours le Social. Le contrat social, le sens social, l’avenir social, la souffrance sociale, le spectre social. Cette croyance à la Société est quand même la plus étrange qui ait jamais existé. » Philippe Sollers (1936-2023), Passion fixe (2000)

Bonus 3 : le sociologue Alain Touraine (1925-2023), qui commença sa carrière en tant que spécialiste des mouvements sociaux (cf. 031), avait plus tard développé une curieuse propension à déclarer achevée l’époque du social et à ringardiser sans regret ce qui relevait de cette notion.
« Le temps des luttes sociales, des rapports de classes, des mouvements sociaux n’est-il pas passé ?», se demandait-il dès La Voix et le Regard en 1978 ; méthodologiquement, il estimait que la sociologie devait se débarrasser du concept de social, « de même que les historiens se sont débarrassés de toutes les formes d’évolutionnisme, et ils ne s’en sont pas plus mal tirés » ; en 1984, après le tournant libéral du Parti socialiste, il salue le gouvernement dont « le mérite essentiel est de nous avoir débarrassé de l’idéologie socialiste » ; dans une interview de 2011 il évoque une « société post-sociale », estime que « La mondialisation a fait disparaître le social », que l’on « assiste à cette formidable montée de forces non plus sociales mais morales » et prophétise : « La crise économique n’a pas fini d’aggraver la crise sociale, on risque d’avoir affaire à des mouvements qui sont le contraire de mouvements sociaux, des mouvements de repli sans autre orientation possible que la violence » ; enfin, dans l’un de ses derniers livres, La fin des sociétés en 2013, présenté comme le couronnement théorique de son oeuvre, il explicite « l’ère post-sociale et post-historique dans laquelle nous entrons » : « Nous sommes, depuis la crise financière, confrontés à cette évidence : avec la décomposition du capitalisme industriel, toutes les institutions sociales, la famille, l’école, la ville, les systèmes de protection et de contrôle social, l’entreprise, la politique elle-même perdent leur sens. »

Bonus 4 : l’adjectif convivial, qui dans certains contextes spécifiques peut faire figure de synonyme de social (lorsque tous deux s’inscrivent dans le registre du vivre ensemble), désigne quant à lui désormais et plus prosaïquement une facilité d’utilisation, en parlant d’un système informatique. Bonne convivialité à tous.

Bonus 5 : j’ai fait ma part mais si vous avez encore faim, une fois épuisées les occurrences de social vous pourriez vous pencher sur celles du plus récent sociétal. Un indice puisé chez Grégoire Bouillier, Le dossier M, livre premier, dossier rouge, « Le Monde », partie V, niveau 3 :
« [C’est] à cette époque aussi [les années 80] que les problèmes de société ont été remplacés par des questions dites « sociétales », fabuleux mot permettant d’évacuer d’un coup d’un seul les problèmes liés à la lutte des classes. Exit la lutte des classes, déclarée obsolète sans autre forme de procès, on ne se demande pas pourquoi, ni par qui. »

« Mage-Astre », comme il disait

08/08/2023 Aucun commentaire

Il se présentait à l’occasion comme Mage-Astre, lorsqu’il lui fallait rappeler que les noms sont tout sauf innocents. Et d’ailleurs il racontait, pour peu qu’on l’encourageât un peu, qu’il avait assisté au séminaire de Lacan à une époque où le défrichage du savoir était un peu plus épique et sauvage qu’aujourd’hui.

Aujourd’hui 8 août 2023 auront lieu à Grenoble les funérailles de Jean-Olivier Majastre. Je ne serai pas présent mais je songerai très fort à cette figure locale, à sa pensée si originale, à sa voix bégayante mais farceuse, à sa silhouette longiligne que je ne croiserai plus dans les rues, poussant son vélo et ayant toujours, comme par hasard, une chose intelligente à me dire.

Comme je l’ai avant tout connu en tant que professeur de sociologie durant mon cursus, j’admirerai sans fin ce vieil excentrique qui avait réussi à s’insérer dans un parcours académique tout en restant libre, capable de publier une Approche anthropologique de la perception aussi bien qu’une déclaration d’amour aux vaches. Tous les professeurs de liberté (en plus de sociologie) sont bons à prendre.

Je reproduis ci-dessus ses 36 choses à faire avant de mourir éditées (et diffusées sur les réseaux, merci) par Hervé Bougel. Le point 32 est un hommage à son fidèle vélo et j’en suis tout attendri.

Spécial Origines

24/07/2023 2 commentaires

Lorsque j’étais étudiant en sociologie à Grenoble dans les années 90, l’un de mes camarades de promo s’appelait Gérald Bronner. Je ne le côtoyais guère, je le croisais à peine : il avait la réputation, pour ne pas dire l’aura, d’un bosseur acharné, il était sérieux, il irait loin, il faisait tout très vite et très bien. J’avais peu d’indices sur qui il était vraiment, mais du moins avais-je été très impressionné par sa déclaration incidente, devant la machine à café, selon laquelle pour tenir le rythme de ses recherches il avait pris l’habitude de passer une nuit blanche par semaine. Tandis que moi, je glandais, je jouais de la musique, j’allais boire des coups et voir des films au cinéma, et lorsque je passais une nuit blanche généralement ce n’était pas pour faire de la sociologie. Il a décroché son doctorat en un temps record (je n’ai jamais terminé le mien), est parti enseigner ailleurs, est devenu professeur à La Sorbonne, a occupé un siège de l’Académie de Médecine, un autre de l’Institut Universitaire de France, exercé comme directeur éditorial aux PUF, rencontré le Président de la République, signé maintes tribunes dans les journaux ou chroniques dans le Magazine Littéraire, laissé son nom à la Commission sur Les Lumières à l’ère du numérique dite Commission Bronner, obtenu la Légion d’Honneur. Pendant le même temps, j’ai pas mal glandé, joué un peu de musique, bu beaucoup de coups et vu énormément de films au cinéma, on ne peut pas tout faire.

Je ne l’ai jamais revu sinon à la télé, ce qui fait que je l’appelle Bronner et non Gérald. Mais j’ai toujours gardé un œil curieux et admiratif sur son impressionnante bibliographie, enrichie d’un volume ou deux chaque année, depuis son premier essai, un « Que-Sais-je ? » en 1997, et son premier roman, aux éditions Baleine en 2001. Car Gérald Bronner écrit également des romans, parmi lesquels une histoire de super-héros adaptée en long-métrage pour Netflix et dont il a co-signé le scénario. Certains de ses livres m’ont grandement intéressé, surtout ceux consacrés aux croyances et à la post-vérité.

Je me suis rué sur son dernier, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (éd. Autrement, coll. Les Grands Mots, 2023), dont le sujet promettait un essai à mi-chemin de sa discipline, la sociologie, et du témoignage autobiographique réfléchissant sur son parcours individuel. De la sociologie à la première personne : quasi-oxymore. Je m’étais dit, ah, Bronner décidément fait tout plus vite que les autres, à seulement mon âge (j’ai vérifié sur Wikipédia, il est plus jeune que moi d’un mois) il se permet déjà de publier l’équivalent d’Esquisse pour une auto-analyse, dernier livre (posthume) de Pierre Bourdieu, auquel celui-ci ne s’était consacré qu’à 70 ans sonnés.

Mais Bronner, et il est même connu pour cela, est plutôt un anti-Bourdieu puisqu’il récuse la fatalité de l’assignation sociale érigée en mythologie ou en récit personnel (ce qui fait d’ailleurs de lui un sociologue macrono-compatible, tenant d’un autre mythe, la méritocratie), et il récuse surtout le dolorisme afférent aux discours des transfuges de classe. Il est autorisé à parler de la sorte, transclasse lui-même, élevé chichement en HLM par une mère célibataire femme de ménage. Il égratigne les écrivains qui en ont fait un sujet, une complainte, une revendication ou une identité à part entière, tels Didier Eribon (autre sociologue, auteur du formidable Retour à Reims), Édouard Louis, ou Annie Ernaux elle-même qui, notoirement, est devenue écrivain en notant un jour sur un cahier « J’écrirai pour venger ma race », et qui a glosé sur la honte de classe au point de titrer La Honte l’un de ses récits (l’un des plus forts à mon goût). Bronner, lui, ne se sent pas concerné, n’a ni race à venger, ni honte à ravaler (on trouve la phrase-clef p. 154 : Il se trouve que certains d’entre nous refusons d’avoir honte), et prétend du reste n’avoir réalisé de quelle misère il provenait que bien après être arrivé. Il n’avait peut-être pas le temps pour cela : il bossait. Il note p. 56 « Les signes de notre pauvreté étaient nombreux mais aucun n’étaient vraiment douloureux » .

Je lis avec passion ce livre qui agence de très importantes problématiques sur la construction de l’identité, problématiques que j’ai creusées ailleurs et à ma manière – son dernier chapitre est intitulé Ce que nous devons à nos pairs et la dette est un concept qui m’intéresse toujours. Comment suis-je devenu ce que je suis ? Comment quiconque devient-il ce qu’il est ? La réponse ne peut être que : au contact de. Et la sociologie commence.

Ensuite, quelque chose se met en branle dans la perception de soi. Bronner donne un nouveau sens au terme autofiction : les transclasses ont selon lui cru à une fiction d’eux-mêmes, qui a fait de chacun d’entre eux un être singulier, notamment parce qu’ils ont eu un rapport au langage plus précoce et plus intense que leurs pairs.

Il me semble que les transclasses offrent un terrain d’observation qui permet d’affiner les analyses usuelles de la façon, par exemple, dont se construit l’estime de soi, le rapport à la conflictualité, le rapport même à la créativité, c’est-à-dire le fait de pouvoir contester un ordre mental établi, que ce soit dans l’art ou dans la science… Il manque une enquête qui mettrait au jour, en tenant à distance le récit doloriste, les vraies caractéristiques de ceux dont les origines ne correspondent pas à la ligne d’arrivée sociale. La créativité me paraît un point assez aveugle de cette question. La chose est difficile à mesurer mais il me semble qu’elle présuppose un esprit frondeur, une forme de défiance qui est facilitée par le regard ironique de celui ou celle qui a traversé plusieurs mondes sociaux. Comme l’écrit de belle façon Norbert Alter dans Sans classe ni place à propos du nomade social : « Il aborde le monde avec liberté, et parfois le succès, de celui qui n’en connait pas les règles. » (p.112)

Puis :

Lorsque je repense à mes années de petite enfance – je sais bien qu’il s’agit en partie d’une reconstruction mémorielle – ce qui me marque, c’est le sentiment intime, qui m’est venu par la fréquentation des autres, d’être différent. Un sentiment un peu honteux [NdFdT : ah, tout de même, il n’est pas exempt de ce sentiment-là] qui m’inspirait l’idée que je n’étais pas de la même espèce que mes congénères. Lorsque j’observais les mouvements collectifs dans la cour d’école, je voyais ces petits êtres qui avaient mon âge comme des sortes de singes. Je leur parlais fort de peur qu’ils ne me comprennent pas. Je me montrais exagérément compréhensif avec eux. Je me sentais comme un extraterrestre abandonné sur terre et lorsque, plus tard, je demandai à mes parents : « mais comment étais-je à cette période ? » , leur réponse tint à ce seul qualificatif : bizarre. Dans mon milieu de socialisation primaire, Vandœuvre-Est, j’analysais la vie avec la sociologie spontanée d’un enfant de 5 ans. Je comprenais qu’il faudrait que je devienne violent. Violent juste ce qu’il faut pour ne pas faire partie des victimes qui n’étaient pas forcément les enfants [les] plus chétifs d’entre nous mais, à tout le moins, les plus craintifs. Ce n’était pas bien dur à comprendre. (p. 122)

Enfin, eurêka, l’hyperactivité s’explique :

Alors j’ai beaucoup rêvé – beaucoup – et cela a fait naître une créativité particulière. Aujourd’hui encore, si d’aventure je m’assieds pour songer un instant, je suis assailli par mille idées et mille histoires. On me demande parfois où je trouve l’énergie d’écrire ces essais, ces romans, ces éditoriaux… La vérité est que je n’ai pas le temps d’écrire – de loin – tous les livres que j’ai en tête, toutes les histoires que je voudrais narrer. C’est un bien, d’ailleurs, car la plupart de ces écrits seraient sans intérêt. Avoir beaucoup d’idées ne signifie pas en avoir de bonnes, mais il me semble que cette créativité dont j’ai découvert qu’elle m’était assez spécifique est une des choses qui s’est développée sur le terreau de mes origines. Le sentiment de différence, l’ennui, l’urgence de trouver une échappatoire ont fait de moi une machine imaginante. (p. 128)

Je trouve Gérald Bronner brillant encore une fois, toujours pertinent, et impeccable épistémologiquement : au passage il résout vers la page 77 la querelle ancestrale entre les deux écoles de la sociologie française, Bourdieu vs. Boudon, le déterminisme comme fatalité voire comme oppression consciente de la classe dominante vs. les mécanismes plus complexes de stratégies individuelles de l’acteur en fonction des conditions sociales… Bronner fait remarquer, et il fallait y penser, que l’un n’empêche pas l’autre ! Ça, c’est de la dialectique… Il ajoute : « N’eût été la rivalité entre les deux grands sociologues, cela aurait dû sauter aux yeux de tous leurs commentateurs. » Voilà qui me rappelle ma jeunesse… J’aimais bien la sociologie, y compris ses polémiques théoriques fumeuses…

A propos de polémique, je me permets d’émettre une réserve : je trouve Bronner parfois un peu léger lorsqu’il profite de son statut académique pour asséner ses idées sans les démontrer, même si ce travers est sans doute dû à la nature bizarre et métissée du texte même. Par exemple il affirme :

Aucun de mes amis originels [prolétaires] ne nourrit le désir de ressembler à un bourgeois. Ce n’est pas par sagesse mais simplement parce que cela ne nous paraît pas du tout prestigieux. Beaucoup d’entre nous sommes porteurs de stéréotypes sur la bourgeoisie ou la grande bourgeoisie qui nous les font tourner en ridicule plutôt qu’ils ne nous placent en position de soumission. Nous n’avons jamais été vraiment impressionnés par les ors et les rituels sociaux. J’ai pu rencontrer des ministres et même des présidents de la République et je n’ai jamais pu tout à fait m’empêcher de les voir – subrepticement, mais tout de même ! – comme des individus que nous aurions malmenés dans la cour du collège […] Lorsque nous rencontrons des bourgeois grands ou petits, nous ne pouvons pas toujours les voir autrement que comme des êtres faibles. Il est farfelu d’imaginer que nous avons profondément envie de leur ressembler. (pp. 52-53)

Je souris en lisant ce témoignage intime, intelligent, drôle, étonnant (imaginer ce qui se déclenche dans la tête de Bronner au moment où il serre la main de Macron est délicieux), à contre-courant… mais je fronce les sourcils. Autant je prise la sociologie ET cette sorte d’anecdote, autant je me garde bien de prendre l’une pour l’autre sous prétexte que l’auteur d’une anecdote est un sociologue. Testis unus testis nullus, et la statistique manque pour commencer à parler sérieusement de fait social. Il me semble qu’on trouverait sans trop de difficultés des contre-exemples, des cas où des « pauvres » envient sinon le mode de vie des « riches » du moins le moyen essentiel de ce mode de vie, la richesse, valeur absolue pour beaucoup, qu’on en ait ou qu’on en manque.

Je suis, en somme et tout simplement, heureux d’avoir des nouvelles de Gérald Bronner, de le découvrir tel que je n’avais pas eu l’occasion de faire il y a 30 ans. Aujourd’hui beaucoup moins sociologue que lui quoique sans doute resté plus bourdieusien, gorgé moi-même de la doxa qu’il dénonce à propos des origines sociales déterminant la vie, imprégné de cette vulgarisation sociologique sur laquelle il fait la fine bouche… je ne peux que me poser la question : son côté bosseur acharné, homme pressé tête baissée, nuits blanches sur le métier, et pas seulement son côté rêveur et différent… ne lui viendrait-il pas de son origine modeste ? Pas de dolorisme, non, pas non plus de rapport mécanique et simpliste de cause à effet, mais une indéniable énergie, un moteur.

Arrêt demandé

21/09/2022 Aucun commentaire

Il faut de temps en temps élever le niveau. Surtout quand comme moi on marche à ras de terre, et qu’on emprunte les transports en commun.

J’emprunte les transports en commun. J’attends le bus, je monte dans le bus, je suis transporté, je descends du bus et je poursuis ma vie. C’est parfois long, parfois un peu contrariant aux heures de pointe. Heureusement que je sais le moyen d’élever le niveau : j’ai toujours un livre dans la poche. Ce qui fait que je suis ailleurs en même temps que dans le bus, et que je m’élève en même temps que j’avance latéralement, axe orthonormé. Chacun fait comme il peut mais, a contrario, scroller sur son téléphone dans les transports en commun élève-t-il le niveau de l’usager des transports en commun au-dessus de la chaussée ? Je ne sais pas. Peut-être, après tout, tout dépend du scroll.

Aujourd’hui dans le bus je sors de ma poche La personne et le sacré de Simone Weil. De quoi assurément élever le niveau. La pensée de Simone Weil élève. Du moins, en ce qui me concerne, elle m’élève une fois que j’ai soigneusement écarté, ainsi que les arêtes dans mon assiette, les scories de son prêchi-prêcha chrétien, qui fait qu’à chaque fois qu’elle parle de l’Amour elle ne peut s’empêcher de glisser Comme le Christ sur la croix, comme si pesait désormais sur l’Amour lui-même un copyright christique, un label au fer rouge. Je suis insensible à cette ferveur-là, ce n’est pas cela du tout que je voulais dire par élever le niveau et, sans vouloir répéter ce que j’ai écrit maintes fois ici, la spiritualité m’apparaît distincte voire contraire à tout dogme religieux. Du reste je ne suis pas sûr que feue Mme Weil en disconviendrait, elle qui, née juive, ayant rencontré et épousé le Christ, n’a jamais demandé à se faire baptiser.

Le véritable sujet est ailleurs. Le véritable sujet est, donc, La personne et le sacré même si la première publication de ce texte, en revue, portait le titre La personnalité humaine, le juste et l’injuste, c’était en 1950 et Simone Weil était morte depuis déjà 7 ans.
Le véritable sujet, audacieux, lumineux, terriblement à contre-courant tient dans la thèse suivante : « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel ». Depuis la mort de Simone Weil, la société de consommation intégrée n’ayant fait que des progrès, incitant sans cesse aux revendications personnelles sous couvert de respect, je suis ceci je suis cela, la thèse est peut-être encore plus à contre-courant dans notre époque qui ne peut fonctionner économiquement qu’en vouant un culte à la personnalité de chacun, qu’en flattant l’individu (synonyme de consommateur). Incipit :

« “Vous ne m’intéressez pas.” C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.
“Votre personne ne m’intéresse pas.” Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.
De même on dira sans s’abaisser : “Ma personne ne compte pas”, mais non pas : “Je ne compte pas.”
C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste [ici Simone Weil vise Emmanuel Mounier] est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.
Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement. »

J’avance dans la pensée de Simone Weil en même temps que sur le trajet de la ligne 25, arrêt après arrêt. Je relis plusieurs fois certains paragraphes.

« Il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’âme est dans le froid, la détresse, l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé. »

Je relève les yeux. Tiens, il y a du bruit, je l’avais oublié. En face de moi une dame parle à son téléphone, j’entends une moitié de conversation. À mes côtés un lycéen tousse, éternue, renifle et crache (sans masque, l’enfoiré !) mais il a des écouteurs sans fil au fond des oreilles, il est connecté à quelque chose de sonore et de personnel. Au loin le chauffeur écoute un tube des années 80. Et les moteurs bourdonnent tout alentour, et les cahots. Simone Weil a écrit son descriptif de la condition humaine à une époque où l’usine était l’horizon commun, l’environnement prolétaire, y compris son tumulte glacé… Mais depuis la désindustrialisation massive de nos pays, l’horreur a changé de visage, force est de constater que le tumulte glacé a trouvé d’autres voies pour empêcher l’individu de se retrouver, de se recentrer dans le silence chaleureux, et ces autres voies flattent toutes l’individualisme, le personnalisme.

Le bus avance tandis que Simone Weil s’en prend maintenant à la notion de droit, sacralisée depuis le Code napoléonien, et complice de la personnalisation forcenée dans la société consumériste.

« La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de sa personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.
En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce que l’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.
Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes ; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.
Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale de privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège par définition est inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.
Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.
Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre ; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. »

Il faudra que je la relise, celle-ci aussi. Quelques dizaines de pages plus tard, ou peut-être était-ce durant un autre trajet, je tombe sur cette phrase en revanche limpide comme un aphorisme :

Un homme intelligent, et fier de son intelligence, ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Mais pardon, excusez-moi, je descends là, j’ai failli rater mon arrêt.

Les hommes savaient cela depuis toujours

25/06/2022 Aucun commentaire

Lu en une gorgée le dernier Annie Ernaux, infime et considérable, Le Jeune homme.

Ernaux raconte son aventure, à Rouen dans les années 1990, avec A., étudiant de trente ans son cadet. Cette histoire est subtilement connectée à l’écriture de L’Événement, l’une de ses grandes œuvres, parue en l’an 2000.

Ma mémoire me redonnait aisément des images de la guerre, des tanks américains dans la Vallée, à Lillebonne, des affiches du général de Gaulle sous son képi, des manifs de mai 1968, et j’étais avec quelqu’un dont les plus lointains souvenirs remontaient à grand-peine à l’élection de Giscard d’Estaing. Auprès de lui, ma mémoire me paraissait infinie. Cette épaisseur de temps qui nous séparait avait une grande douceur, elle donnait plus d’intensité au présent. Que cette longue mémoire du temps d’avant sa naissance à lui soit en somme le pendant, l’image inversée, de celle qui serait la sienne après ma mort, avec les événements, les personnages politiques que je n’aurai jamais connus, cette pensée ne m’effleurait pas. De toute façon, par son existence même, il était ma mort. Comme l’étaient aussi mes fils et que je l’avais été pour ma mère, disparue avant d’avoir vu la fin de l’Union soviétique mais qui se rappelait la sonnerie des cloches dans tout le pays, le 11 novembre 1918.

En ouvrant cette petite trentaine de pages, chacune comptant peu de lignes, j’ai d’abord pensé que Gallimard était quelque peu culotté (et opportuniste) de donner la dignité de livre, de fin en soi, en collection Blanche par-dessus le marché, à un texte aussi mince qui aurait pu se placer sans mal en tant qu’article, dans le récent Cahier de l’Herne par exemple, ou à la rigueur en préface ou postface d’une réédition augmentée de l’Événement, puisque les deux ont partie liée.

Une fois achevé, moins d’une demi-heure plus tard, j’avais changé d’opinion. Non seulement au regard de l’indéniable intérêt littéraire de cette matière courte, dense et quintessentielle (chaque texte d’Ernaux est une pièce du puzzle dans le tableau construit depuis 45 ans). Mais surtout parce que le sujet de ce livre est tout-à-fait distinct de L’Événement, distinct de tous les autres livres de son auteur (même si tous traitent aussi, en sus de leur sujet propre, du temps qui passe, des Années, et de la circulation entre les classes sociales), distinct d’ailleurs de quasiment tous les livres du monde. Un sujet autonome réclame un livre autonome, d’accord, admis.

Son sujet, c’est la vie amoureuse et sexuelle d’une quinquagénaire qui désire un vingtenaire et fait l’amour avec lui. Son sujet est celui-ci :

Mon corps n’avait plus d’âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme « qui aurait pu être mon fils » quand n’importe quel type de cinquante ans pouvait s’afficher avec celle qui n’était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. Mais je savais, en regardant ce couple de gens mûrs, que si j’étais avec un jeune homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.

Les hommes savaient cela depuis toujours… Si les hommes mûrs sortent avec jeunettes, tendrons et nymphettes depuis toujours, s’ils les entretiennent et parfois les épousent, c’est que cette différence d’âge entre Jeunes femmes et vieux messieurs est admise, respectée, voire applaudie. Les exemples publics seraient innombrables. Qu’on songe à celui, récent, d’Eric Zemmour (64 ans) et de sa conseillère en communication (29 ans)… Mais comme il est toujours urticant de songer à Zemmour, je préfère convoquer le souvenir de Charles Aznavour. Celui-ci a eu jusqu’à la fin de sa vie, à 94 ans, des compagnes âgées de 20, 30, 40 ans maximum. Je me souviens d’une interview, à plus de 90 ans, où il racontait, bonhomme, qu’il chérissait cette relation d’aîné à débutante, de maître à élève, ce statut de Pygmalion ou de mentor, indéniablement plus aisé à verbaliser que celui d’amateur de chair fraîche : « Je lui apprends des choses… » Peut-être en changeait-il aussitôt qu’il n’avait plus rien à apprendre à la jeune fille ? Nul doute qu’Annie Ernaux a appris des choses à A. Sauf que dans ce sens-là, la différence de génération est pire qu’inacceptable, elle est inimaginable. Elle attirera non seulement quelques sourires de moquerie, mais une incompréhension et une franche réprobation, on parlera de cougar et de gigolo, de sens commun honteusement perdu dans le retour d’âge.

Car une fois de plus, la sexualité des femmes est niée. Une vieille n’est pas censée désirer. Un vieux bien sûr, mais une vieille, ce serait contre-nature, n’est-ce pas, et d’ailleurs stérile après la ménopause tandis que le sperme d’un vieillard est encore actif. Au fond le temps ne fait rien à l’affaire : le désir féminin se révèle insortable à tout âge. Une femme de 16 ou de 70 ans qui désire est vue comme obscène, hystérique, sorcière, tandis qu’un homme de 16 ou de 70 ans qui désire, quoi de plus normal, et fertile, c’est qu’on battit des civilisation avec ce désir-là, on en tire des découvertes, des guerres, des parts de marché et des progrès technologiques.

Scoop tonitruant : vu de la lune, un quinquagénaire qui trouve plus attirante une jeune fille qu’une femme de son âge/une quinquagénaire qui trouve plus attirant un jeune homme qu’un monsieur de son âge, C’EST EXACTEMENT PAREIL. Car statistiquement une jeune personne, quel que soit son genre, est plus désirable qu’une vieille, tandis que statistiquement une vieille personne, quel que soit son genre, est presque aussi désirante qu’une jeune. C’est exactement pareil, sauf socialement, bien sûr. Socialement, c’est-à-dire ni plus ni moins à tous points de vue. Socialement, vu de la terre, l’égalité homme-femme n’existe pas et ne connaît que peu de progrès au fil des siècles. Utopie : l’égalité réelle des hommes et des femmes adviendra par une égalité de dignité des libidos de chacun(e). Bonne chance. S’il fallait un livre pour l’affirmer, et en collection Blanche par-dessus le marché, ainsi soit-il.

Les droits des femmes sont un marqueur infaillible de la civilisation. Or aujourd’hui même, l’avortement cesse d’être un droit fédéral aux États-Unis. La civilisation ne va pas forcément de l’avant.

Va te faire encravater

27/05/2022 Aucun commentaire
Le « héros » du film est à l’arrière-plan, net. Avez-vous identifié les personnages flous du premier rang, indistincts comme des filigranes, ou comme les petits caractères d’un contrat piégé ? Il s’agit de Marine Le Pen et Florian Philippot.

Vu en DVD de rattrapage La Cravate, film brillant d’Étienne Chaillou et Mathias Théry, hélas passé sous nos yeux à la trappe puisque sorti en salle quelques jours avant le confinement de 2020. Or je tiens ce documentaire unique en son genre pour salutaire politiquement, psychologiquement, sociologiquement, et bien sûr cinématographiquement, tout ceci sans la moindre date de péremption.

Un, politiquement.
La Cravate documente avec précision les rouages du fascisme aujourd’hui, c’est-à-dire de la tentation autoritaire, du déclassement, du ressentiment, de la violence, de l’irrationnel, de l’exaltation, des stratégies de conquête, de la démagogie, de l’opportune faiblesse voire de l’opportune trahison de l’adversaire (la démocratie libérale), de la dédiabolisation et du management.
Pourtant, dans le contexte contemporain, les valeurs fascistes pourraient sembler tout simplement démodées : rappelons que le fascisme est la forme, ou disons le variant, extrême et toxique du nationalisme, vieille lune née au XIXe siècle, illusion fédératrice selon laquelle le pays X, meilleur pays du monde, mis en danger par les pays Y et Z alentour débordant d’étrangers malveillants, doit accéder à son émancipation et retrouver sa grandeur mythique, sa place prépondérante grâce à un régime totalitaire et/ou un homme providentiel qui est parfois une femme et/ou un dogme religieux intégriste à titre d’excipient. Ces billevesées, fussions-nous des êtres sensés, moisiraient dans les bacs à compost de l’Histoire en notre époque où le danger numéro Un est environnemental, par conséquent planétaire, où l’effondrement des ressources, la sixième extinction de masse, l’irrémédiable pollution des écosystèmes, ou les radiations, se foutent comme d’une guigne des archaïques états-nations, de leurs guéguerres, de leurs dérisoires frontières ouvertes ou fermées ou de leurs revendications identitaires sans fin aussi passionnantes que les débats sur le sexe des anges.
Comment, en 2020, le fascisme peut-il se présenter comme une solution moderne ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Deux, psychologiquement.
Ce film est avant tout le portrait d’un jeune homme singulier. Certes les films qui dressent les portraits, et narrent par le menu les itinéraires, de militants d’extrême-droite ne manquent pas, de Lacombe Lucien (Louis Malle) à Un français (Diastème), du Conformiste (Bertolucci) à Chez nous (Lucas Belvaux)… Chacun a ses mérites. Aucun n’a le mérite de la Cravate, qui regarde et écoute sans le moindre surplomb son protagoniste, le jeune Bastien Régnier. « Ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre. » (Spinoza, Traité politique)
Comment, en 2020, un jeune fasciste peut-il s’inventer un destin ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate. Et si comme moi vous le voyez en DVD, ne loupez en aucun cas parmi les bonus l’indispensable épilogue qui parachève le récit, l’intervention dudit Bastien Régnier à la sortie du film, prenant acte du rôle même que le tournage aura joué dans sa propre histoire et redevenant sujet pensant.

Trois, sociologiquement.
Le portrait du jeune homme singulier devient ensuite représentatif de ce qui le dépasse et c’est ici que l’effet devient très, très fort. J’ai vu ce film il y a huit jours, et sur le moment j’ai cru qu’il m’aiderait seulement à comprendre les récentes élections présidentielles, les 41,45% de Le Pen, et que ce serait déjà bien. Mais non. Il a d’autres choses à me dire. Alors qu’il continuait à mûrir dans mon esprit, éclate aujourd’hui à Uvalde, Texas, une énième tuerie de masse américaine en milieu scolaire qui fera encore se lamenter The Onion c’est comme ça qu’est-ce qu’on y peut il n’y a rien à dire nous ne pouvons que pleurer et prier. Et par surprise, ce massacre aussi, je le comprends tragiquement grâce à la Cravate – mais je ne peux en dire davantage sans prendre le risque de déflorer une scène clef du film.
Comment, en 2020, la pulsion meurtrière, la violence armée et retournée contre l’école d’un homme en perdition, en situation d’échec et de haine de soi, en complète rupture familiale et sociale, peut-elle trouver à s’employer/à se canaliser/à se sublimer/à se faire oublier ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Et quatre, bien sûr, cinématographiquement.
Une portion du public ignore (et, je ne nourris hélas aucune illusion à ce sujet, ignorera toujours, la pédagogie n’y fera rien) qu’un documentaire peut être une œuvre d’art – de même, d’ailleurs, que d’autres catégories culturelles une fois pour toutes reléguées au second rang, une bande dessinée, un livre jeunesse, un polar, une chanson pop, une série B…
Or ce documentaire est une œuvre d’art absolue, créant du sens neuf avec les purs moyens esthétiques à sa disposition, audiovisuels. Il invente un dispositif cinématographique inédit et fulgurant, quoique très littéraire puisque certaines scènes capitales filment le protagoniste en train de lire la retranscription de la voix off du film lui-même, très écrite, lettrée et romanesque, qui rappelle aussi bien Hugo ou Balzac que le Modiano de Lacombe Lucien – et soudain une lecture silencieuse devient une brûlante scène d’action cinématographique ; il invente en choisissant de placer caméra et micro ici plutôt que là ; il invente en jouant sur la chronologie, les niveaux de récit, les effets de montage ou de mixage (par exemple, dans un meeting, les mots du discours disparaissent, anecdotiques ou mécaniques par rapport aux visages du public) ; il invente enfin et surtout en façonnant sur le long terme une relation de confiance et de vérité sans précédent entre celui qui filme et celui qui est filmé – relation incluant in fine, par généreux ricochet, celui qui regarde.
Comment, en 2020, un film peut-il vous éclairer en vous racontant une histoire que vous pensiez connaître, mais qui vous avait totalement échappé ? En enfilant une cravate. Voyez la Cravate.

Chronique colibri, en trois actes

11/04/2022 Aucun commentaire
Vénus de Willendorf, Musée d’histoire naturelle de Vienne (Autriche)

Comment faire de la politique ? Je veux dire au-delà de voter, pour ce que ça sert. En ce jour de gueule de bois électorale, nous faisons mon Doliprane et moi le tour de la presse en ligne, je cueille Le premier tour, et après ? Constance Debré : “Le pouvoir politique n’est pas tout. La politique c’est nous, c’est chacun de nous”, je suis bien d’accord, mais comment faire ?

Dans une époque lointaine, à une bonne décennie d’ici, mes livres me valaient des sollicitations, notamment scolaires, et je savourais la bonne fortune d’être un auteur qui rencontre des classes : parfois des primaires, beaucoup de collèges, quelques lycées. Bien sûr, j’adorais dans cet exercice l’opportunité de faire mon show, j’étais comme sur scène et je m’en donnais à cœur joie ; mais pas seulement. Pas gratuitement. Je prenais au sérieux la responsabilité, la dimension sociale et politique du job. Je causais avec des jeunes, j’étais avide de leurs interrogations, et j’en retirais le sentiment, tout aussi gratifiant que mon pur plaisir cabotin, de faire œuvre utile. J’offrais ici et maintenant une contribution au débat, à l’éveil des consciences, carrément une bonne action de colibri. Je partageais directement, joyeusement mais humblement (je réfléchis juste devant vous, avec vous, mais je ne détiens pas la Vérité), ma culture plus ou moins générale, mes idées humanistes, le témoignage personnel de ma quête de beauté (un peu subversive, comme le sont toutes les quêtes de beauté), une parole libre surgie au beau milieu de la routine scolaire. Je faisais de la politique.

Puis le monde a changé et moi aussi. Durant les années 2010 mes livres sont passés de mode, et le contexte global s’est durci (a priori, aucun lien de cause à effet entre les deux événements). J’ai cessé d’être invité à rencontrer des classes. Comme le désastreux quinquennat Hollande avait vu (avait laissé) la laïcité devenir un problème, je m’étais dit naïvement que sur ce sujet je pouvais, que je devais, aller au contact des jeunes, discuter, débattre, pour réfléchir ensemble, avec ou même sans le prétexte de mes livres (notamment celui que j’ai publié le 7 janvier 2015). Ces rencontres auxquelles j’aspirais n’ont pas eu lieu (cf. un lamentable bilan dressé deux ans plus tard, en 2017).

Ensuite, pétri de doutes mais aussi d’ambitions, j’ai consacré quatre ans à l’écriture d’un volumineux roman que je me figurais très politique. Aussi, dès sa sortie en 2021, je me calais dans les starting-blocks, impatient d’en parler, d’en découdre, à moi les rencontres ! Malheureusement, le roman n’a fait aucun bruit sinon flop, seuls mon éditrice et moi-même savons que ce livre est ce que j’ai écrit de meilleur, et je n’aurai connu aucune occasion d’en discuter avec de jeunes lecteurs. Encore raté.

Par conséquent, ne me reste que mon autre métier. Pour l’heure ce n’est plus que durant mon activité salariée de bibliothécaire que j’ai, parfois, l’opportunité de discuter avec de jeunes lecteurs, de jouer mon rôle de colibri, ma mission automissionnée d’éveilleur politique. Voici une brève chronique professionnelle de mes joies maïeutiques, en trois actes, en trois anecdotes qui n’ont que la valeur des anecdotes – c’est-à-dire celle qu’on leur donne.

Acte I (niveau élémentaire) – La Vénus de Willendorf, janvier 2022

Je reçois en ma médiathèque une classe de CM1 à qui je dois présenter une série de petits romans pour lecture suivie à l’école. L’un de ces romans, mi-chronique sociale, mi-fantaisie, raconte les pouvoirs magiques d’une figurine préhistorique exhumée dans un chantier de fouille à côté d’une école.
Je raconte, je résume, je lis le début, je mets le ton pour les amuser, les inciter et les exciter… Et soudain, je pars en roue libre. Alors que ce n’était pratiquement pas prévu, je me mets à broder au sujet de la fascinante figurine en question. J’improvise sous leurs yeux.

« D’après la description du roman, cet objet, statuette qui représente une femme avec des grosses fesses et des gros seins (rires dans l’assemblée) a pour modèle une Vénus paléolithique telle que la Vénus de Willendorf. Vous savez ce que c’est, une Vénus paléolithique ? C’est un genre de trouvaille archéologique, l’une des plus vieilles représentations humaines faite par des humains, et ça date de 20 ou 30 000 ans, tiens, regardez, je vous en ai imprimé une photo (grosses fesses, gros seins, rires dans l’assemblée).
Ces objets sont émouvants parce qu’ils sont extrêmement vieux, mais ils sont très mystérieux. On ne sait pas au juste à quoi ils servaient, on n’a pas de mode d’emploi puisqu’ils viennent de la préhistoire, donc d’avant l’écriture. On suppose qu’ils avaient une valeur religieuse, parce qu’à quoi bon mettre autant de soin dans un objet s’il n’est pas sacré, hein ? C’est pour ça que faute de mieux, on les appelle des Vénus, par allusion à la déesse de l’amour chez les Romains. Oui, on peut supposer qu’il s’agit d’une déesse. La déesse-mère, ou la déesse de la fertilité, de la maternité, de la protection, etc. Ce qui laisse rêveur, enfin je ne sais pas vous, mais moi je suis drôlement rêveur, c’est que cette archaïque représentation d’une divinité à l’allure humaine, c’est une femme. Ce qui voudrait dire qu’il y a 20 ou 30 000 ans, Dieu était une femme. Dieu en tout cas pouvait être une femme. Les religions récentes, celles qui sont à la mode, là, les monothéismes qui ont 4000 ans à tout casser, voire à peine 1400, soit de vrais gamins par rapport à ce témoignage d’il y a 20 ou 30 000 ans, ne parlent jamais que d’un Dieu, masculin, même pas de point médian Dieu*esse. Ce n’est qu’avec l’invention du monothéisme, que l’on subit encore, que nous sommes partis du principe que Dieu était un bonhomme, souvent vieux et barbu, à l’image de son chouchou l’humain mâle, rien à voir avec l’autre moitié femelle de l’humanité, avec grosses fesses et gros seins (rires) considérée au mieux comme un mal nécessaire. Et c’est ainsi que la religion institutionnelle est l’alliée objective du patriarcat. Comment ça, vous ne panez pas un mot de ce que je vous raconte depuis 5 minutes ? Mais enfin, vous êtes grands, vous avez déjà 9 ans, vous devez savoir ce qu’est le patriarcat, tout de même, non ? Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ? Bon, okay, je vous explique en deux mots ce qu’est le patriarcat… Mais vite fait parce qu’on a encore cinq romans à voir… »

Je me suis emballé, je l’avoue, mais ça va, c’est passé. Du reste ce n’était pas gagné, je me souviens d’une autre fois où j’avais évoqué les religions… J’ai attendu quelques jours, redoutant un possible retour de bâton, une plainte d’un parent d’élève indigné, ou d’un instite me rappelant qu’il a un programme à traiter… Et puis rien. C’est passé, crème. Donc on peut.

Acte II (niveau collège) – Contrefeu, décembre 2022

Tiens ? Me voilà bombardé tuteur de deux stagiaires de 3e qui viennent effectuer leur stage en entreprise à la médiathèque. Leur semaine a commencé par une entrevue où nous avons fait connaissance (Alors, ça vous intéresse, la médiathèque ? Euh ben euh oui mais surtout y’a qu’ici qu’on nous a pris…) et je leur ai présenté le métier. Ils m’ont lu à haute voix les questions préparées à leur attention dans une grille clefs en main, un beau tableau Excel.
« Quelle est l’activité de l’entreprise ? »
« Quelles sont vos relations avec la clientèle ? »
etc.
J’ai lâché un discret soupir et je me suis lancé dans le contrefeu, prompt à endosser mon sacerdoce pédagogique.
« Okay, les gars, vous êtes là pour découvrir le monde du travail, pas vrai ? Alors on va tout reprendre à zéro. Pour des raisons statistiques mais aussi idéologiques, « l’entreprise » se fait passer pour le seul modèle de cadre professionnel, alors qu’il en existe de nombreux autres dans le monde merveilleux du travail. Une entreprise, au fond, n’a qu’une seule fonction, voire un seul métier : gagner de l’argent. En vendant des pneus neige, des ordinateurs, des actions, des leçons de coaching en développement personnel, en vendant ses muscles ou bien son cerveau, peu importe, le métier reste en gros le même, gagner de l’argent. Toutes les autres formes de métiers, dont la fonction n’est pas de gagner de l’argent, sont discréditées, dénoncées comme peu sérieuses et parasitaires, ou tout simplement oubliées sur les questionnaires qu’on fournit aux stagiaires de 3e… pourtant elles existent, vaille que vaille. Il y a les emplois dans les associations, par exemple. Il y a aussi le bénévolat. Il y a surtout le service public. Vous savez ce que c’est le service public ? »
Ils me regardent, perplexes, stylo figé, ce que je suis en train de raconter ne rentre pas dans leur grille.
« Le service public est un ensemble de métiers extrêmement variés puisqu’il se déploie autour de nombreuses fonctions essentielles, vitales, accessibles théoriquement à tous… mais souvent gratuites, et pour cette raison même distinctes du métier unique de l’entreprise qui est, pour rappel, de gagner de l’argent. Par conséquent, ces métiers sont un peu méprisés, ils ne valent rien. Éduquer, soigner, assurer l’entretien des espaces communs, la protection des citoyens, et aussi mettre la culture à disposition de tous, comme ici à la médiathèque. Vous voyez le truc ? Nous n’avons pas de clients parce que nous n’avons rien à vendre, seulement des services à offrir et le public à servir, comme l’indique le nom service public… J’ai donc un peu de mal à répondre à cette question sur ma clientèle. Bon, question suivante ? »
« Heu… Quel est le salaire moyen dans l’entreprise ? »

Acte III (niveau lycée) – La Vie ne vaut rien, novembre 2021

Hier : j’étais en grève pour la cinquième fois en deux mois – des collègues, ailleurs, cumulent trois fois plus de jours de lutte, dans l’indifférence absolue des pouvoirs publics. Pourquoi ? Pour protester contre le contrôle du pass sanitaire au seuil des bibliothèques, ces lieux de savoir et de loisir ouverts à tous gratuitement et qui, conséquence de cette gratuité, malgré les 15000 signatures de la pétition en ligne, n’ont pas de valeur, n’ont pas le moindre poids économique comparé aux hypermarchés où l’on peut s’entasser par centaines sans avoir à présenter de QR code, mais seulement sa carte bleue (véritable pass universel en ce monde).

Le seul poids économique de la grève est privé, sur mon bulletin de salaire. Aussi, pour limiter la casse, en réalité je n’étais hier qu’à moitié en grève, dans la manif devant la mairie l’après-midi, mais fidèle à mon poste de prêt le matin, injectant des doses de Virginie Grimaldi et d’Amélie Nothomb à des lecteurs masqués et opportunément munis de leur attestation vaccinale.

C’est alors qu’une adolescente est venue me demander un renseignement, puisque nous sommes là aussi pour elle. « Je peux vous poser une question ? » Elle avait en main un bloc et un stylo. Ben oui, bien sûr, vas-y pose. Je me préparais à lui indiquer le rayon où elle trouverait de quoi préparer son exposé sur la construction européenne, le réchauffement climatique ou la mythologie grecque. Mais non, il s’agissait de tout autre chose.

« Que vaut la vie ? »

J’ai écarquillé les yeux et par réflexe je les ai détournés vers la fenêtre, comme si la réponse était dans le ciel. J’aurais voulu vous y voir. Les bibliothécaires sont là pour répondre à toutes les questions. D’où qu’elles viennent, il faut les prendre au sérieux, cela fait partie du métier, un petit effort.

Après quelques longues secondes de silence, mes yeux sont revenus sur les siens, j’avais fini par trouver quoi dire, j’ai prononcé une citation qui est un peu d’André Malraux et un peu d’Alain Souchon : La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. Je lui ai même fredonné la mélodie, en précisant qu’il était bien normal qu’elle ne la connaisse pas, cette chanson a une vingtaine d’années, nettement plus vieille qu’elle, une chanson de daron. Je me suis bien sûr abstenu de lui chanter en entier le refrain car il y est question d’une paire de jolis petits seins, il ne manquerait plus que je me fasse traiter de pédophile.

Elle a hoché, a paru à moitié satisfaite de mon plaisant paradoxe mais l’a tout de même noté sur son bloc, et moi j’ai repris ma tâche, remettant des doses de Marc Levy ou de JK Rowling entre des mains frottées au gel hydroalcoolique. Pourtant, deux minutes plus tard, profitant d’un creux dans la file, je l’ai rappelée pour développer un peu :

« Les citations sont très pratiques lorsqu’on est pris de court, elles nous permettent de commencer à penser, mais ensuite, à partir d’elles, on peut creuser tout seul. Comment creuser à partir de La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ?
Eh bien, on peut poser une question à ta question, d’où viennent les mots qui la composent ? On peut réfléchir sur le verbe valoir, sur la valeur. Je crois que nous sommes tous, globalement, sous l’influence d’une certaine manière de penser, manière de penser consensuelle qu’on peut appeler idéologie, et qui nous fait formuler les questions, et les réponses, avec certains mots et pas d’autres.
L’idéologie dominante, ici et maintenant, nous force à estimer la valeur des choses, y compris la valeur des gens, de façon comptable : c’est en euros que l’on estime. Nous ne cessons jamais de poser des questions dont la réponse est exclusivement numérique, numéraire, tarifée : Combien ça coûte ? Quel métier rapporte ? Combien tu gagnes ? Combien tu dépenses ? Qu’est-ce que j’y gagne ? Quel est la fortune de tel people ou d’Elon Musk, et par conséquent quel est le prestige et le sérieux de ladite personne ? etc. Bref, nous en venons à penser en permanence comme des comptables, en cohérence avec l’idéologie comptable qui prévaut.
C’est ici que le paradoxe La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie est très utile, pour briser, ne serait-ce qu’une petite seconde, cette pensée en nous, pour protester contre les excès de cette idéologie qui prétend tout quantifier en termes de profits et de dépenses, tout acheter et tout vendre, y compris la vie elle-même. Que vaut la vie est une question que pourraient poser des compagnies comme Monsanto dont le projet est de privatiser la vie, et donc d’accumuler plus de vie que les autres dans leurs coffres. Or c’est une aberration. Parce que les choses les plus importantes de la vie… Je ne sais pas, moi, euh, attends, par exemple…

Je lui laisse le temps d’intervenir. Elle intervient.

– Tomber amoureux ? »

Mon index a tranché l’air en signe d’approbation, j’étais épaté du répondant. Cette jeune fille avait déjà beaucoup vécu, n’avait nul besoin du prêche intégral pour pressentir d’elle-même les tenants et aboutissants.

« Exactement ! Excellent exemple, merci. Combien ça vaut, l’amour ? Deux euros cinquante ou dix milliards d’euros ? Aucun des deux. Donc, a priori, l’amour ne vaut rien. De quoi faire enrager les comptables, y compris le mini-comptable qui squatte notre cerveau. Et pourtant, rien ne vaut l’amour. Tu comprends le truc ? »

Bien sûr, elle comprenait. Elle m’a remercié et elle est repartie avec son bloc et son stylo, et moi j’ai continué à prêter du Max et Lili et du Eric Zemmour à des citoyens dûment vaccinés. Mon métier est assez beau, parfois. J’étais à présent suffisamment remonté pour le défendre au point de me mettre en grève l’après-midi même.

De « Our man » jusqu’au « Dernier Homme » et retour : super-héros et politique libertarienne, le cas Steve Ditko

06/02/2021 Aucun commentaire
Blue Beetle #5, novembre 1968, écrit et dessiné par Steve Ditko

En 2019, la série HBO Watchmen de Damon Lindelof connaissait un grand retentissement, confrontant des personnages dont le registre narratif était facilement identifiable, voire traditionnel (il s’agit de « super-héros » ) à diverses problématiques sociétales contemporaines archi-brûlantes (Black Lives Matter, culture woke, violences policières, racisme d’état, féminisme, populisme, tentation du totalitarisme…), démontrant à ceux qui en doutaient encore qu’un récit de super-héros, précipité imaginaire typiquement américain, populaire et même pop, peut recéler un discours politique.

Cependant… Remontons jusqu’à la source d’inspiration, une génération plus tôt, en 1985, pour constater à quel point la politique était déjà présente… La bande dessinée Watchmen de Moore et Gibbons a révolutionné les comics en traitant ses personnages avec davantage de réalisme (notion discutable : qu’est le réel ? on ne sait pas), de profondeur psychologique (notion indiscutable : qu’est la psychologie ? le contraste, la nuance, l’analyse, la synthèse), de cohérence, de tragique (en conséquence, de chronologie : brutalement des personnages de comics cessaient de vivre dans un éternel présent), et de conscience politique.
Les grands sujets de l’époque (guerre froide, géopolitique, théorie des dominos, terreur nucléaire, affrontement des idéologies…) y étaient pleinement discutés. Trente ans plus tard, Lindelof a eu pour son aggiornamento télévisé le génie de s’inspirer de l’esprit et non de la lettre du livre originel, en traitant les questions de sa propre époque, contrairement à la plate et littérale adaptation cinématographique de Zack Snyder en 2009.

Cependant… Remontons jusqu’à la source d’inspiration, une génération encore plus tôt, en 1967, pour constater que la politique a toujours été présente… L’auteur des modèles s’appelle Steve Ditko et c’est de lui que nous causerons ici.

Alan Moore, en façonnant chacun de ses Watchmen, a certes travaillé sur des archétypes très génériques, mais en s’appuyant sur une base spécifique préexistante, une gamme obscure d’Action Heroes des années 60 créés notamment par Ditko chez Charlton Comics. En effet, en 1985 DC Comics, l’éditeur de Watchmen, venait de racheter les droits de ces personnages tombés en désuétude sans trop savoir quoi en faire, et les a refilés à Moore en lui disant en substance Tiens, amuse-toi avec ça plutôt qu’avec nos vedettes, tu ne toucheras pas à Superman ou à Batman. Ainsi, Rorschach est un décalque de The Question, le Hibou (Nite Owl) une variation sur Blue Beetle, Dr. Manhattan une extrapolation de Captain Atom, The Comedian une radicalisation de Peacemaker, etc. (cf. ce tableau d’équivalences)… simulacre impliquant que, comme leurs modèles, les Watchmen sont de simples humains ordinaires costumés, dénués de super-pouvoirs – avec une seule exception confirmant la règle, Dr. Manhattan/Captain Atom.

Bref, plus on remonte le courant, plus on vérifie que les super-héros, ces si attrayantes silhouettes colorées qui font la bagarre, sont dès leur origine des idées politiques en costumes. Un vigilante qui se déguise, se masque, distribue des bourre-pifs dans la rue en estimant rendre la justice, toléré par la police ou combattu par elle ou encore appelé à la rescousse en tant que dernier recours, homme providentiel, est un individu qui prend une décision éminemment politique, et l’on peut voir en lui du courage, de l’idéalisme, du dévouement, du désintéressement, du souci du bien commun… ou du pur et simple fascisme prônant la justice expéditive selon son propre arbitraire.

C’est ici qu’il convient de décortiquer le profil politique de Steve Ditko. En 1966, après avoir co-créé pour Marvel maints super-héros appelés à une grande popularité (Spider-Man, le héros costumé préféré du public, génération après génération, ou Doctor Strange), Steve Ditko claque la porte au nez de Stan Lee, et se vend à la concurrence où il espère une totale liberté artistique. Liberté pour faire quoi ? Pour insuffler à ses personnages ses propres idées, sa propre vision du monde.

De fait, la raison (controversée) de son départ de Marvel serait que sa conception personnelle des personnages n’était pas approuvée par le boss – les intrigues de Ditko se caractérisent souvent par l’emphase donnée à l’ingrat combat du héros solitaire, incompris et méprisé par une foule injuste et décérébrée. Ce thème légèrement paranoïaque domine, sous l’influence du dessinateur, les premières années de la série Spider-Man, dont le protagoniste, qui n’est que bonne volonté, subit de plein fouet des campagnes de presse incitant à son lynchage, souvenons-nous des unes du Daily Bugle : Spider-Man, Hero or menace ? La vérité est que Spider-Man, héros déclassé, toujours en porte-à-faux, trop innocent dans un monde trop coupable, est une sorte d’autoportrait de Ditko.

Amazing Spider-Man #1, 1963 : Dès la première page, le héros se fait insulter par la foule stupide

Pour compléter le tableau, l’alter-ego du héros rouge et bleu, Peter Parker, est quant à lui dépeint, durant ses trois premières années d’existence, c’est-à-dire aussi longtemps que Ditko tiendra le crayon, comme un geek maladroit, asocial et plutôt antipathique, un pur souffre-douleur qui attend sa revanche masquée. Il faudra attendre le dessinateur suivant, John Romita, pour lire les aventures d’un Peter Parker sensiblement plus sympa et sexy (le schéma s’est plus ou moins répété avec l’autre grand personnage inventé par Ditko pour Marvel, Doctor Strange : Ditko l’avait dessiné hautain, louche, antipathique, loin du monde… et ses successeurs en ont fait un séducteur charismatique et bienveillant). Rappel graphique des portraits respectifs de Steve Ditko et Peter Parker :

La vie privée de Ditko est mal documentée tant il fuyait les contacts sociaux. Toutefois, une anecdote, rapportée par son collaborateur (on n’ose pas dire son ami) le scénariste Will Murray est révélatrice de son intransigeance morale. Alors qu’ils discutaient au téléphone d’une histoire en cours, Murray affirma imprudemment que les êtres humains étaient foncièrement contradictoires. Ditko rétorqua qu’ils ne devraient jamais se contredire. Il raccrocha aussi sec, et ils ne s’adressèrent plus la parole pendant des années.

Libéré de Marvel et de Stan Lee, Ditko entend recycler et affirmer plus fort sa vision du héros et la réincarner dans des nouveaux personnages dont il sera le seul maître, scénario et dessins. Certaines de ses créations seront de pures idées en costumes, la dialectique prenant le pas sur la psychologie. Ainsi pour l’autre major, DC Comics, il crée Hawk & Dove, deux super-héros qui sont ni plus ni moins que des symboles qui parlent, Hawk faucon pro-guerre, Dove colombe pro-paix (nous sommes en pleine guerre du Vietnam et les positions sont tranchées).

Surtout, Ditko trouve refuge chez Charlton Comics, éditeur minuscule comparé aux deux grands mais où Ditko compte bien jouir d’une absolue carte blanche pour écrire et animer ses idées philosophiques. Or ses idées philosophiques sont radicales. Steve Ditko est un disciple libertarien et objectiviste d’Ayn Rand, romancière et théoricienne de l’égoïsme rationnel, qui assume et même revendique les conséquences antisociales, anti-collectives, anti-étatiques, anti-altruistes du capitalisme.

Exemple presque caricatural de vulgarisation discrète par Ditko des concepts de Rand : selon Ayn Rand les seuls vrais héros sont les créateurs et les entrepreneurs individualistes, tous les autres sont soit des looters (des pilleurs, des parasites) soit des moochers (des pleurnicheurs) ; dans l’un des tout derniers épisodes de Spider-Man qu’il signe avant de fuir Marvel, Ditko invente un super-vilain nommé The Looter… On serait même tenté de suggérer qu’en créant ce personnage Ditko réglait ses comptes avec Stan Lee. Un extrait du roman d’Ayn Rand La Source vive semble décrire l’irrémissible antagonisme entre Stan Lee le baratineur public et Steve Ditko l’homme de l’ombre : « Le parasite suit les opinions d’autrui. Le créateur pense, le parasite copie. Le créateur produit, le parasite pille. |…] Le créateur recherche l’indépendance. Le parasite cherche le pouvoir. »

Les héros de Ditko, tout comme ceux de Rand (cf. Gary Cooper dans Le Rebelle de King Vidor, adapté du roman d’Ayn Rand La Source vive) sont des individualistes forcenés, seuls dans la multitude, se fichant pas mal d’être incompris et lynchés (Spider-Man était le prototype de ce type de héros solitaire, d’ailleurs trop mélodramatique au goût de Ditko qui n’aimait pas le sentimentalisme de son dialoguiste Stan Lee), droits dans leurs bottes, méfiants envers la démocratie qui, via le suffrage universel, confie les pleins pouvoirs à une multitude médiocre, inconséquente et si facile à manipuler. Manichéens, ces protagonistes sont guidés par le principe absolu de la liberté individuelle : chacun est libre de faire le bien ou le mal. Malheur à ceux qui font le mauvais choix. Graphiquement, Ditko souligne ses préférences sans équivoque : chez lui, ceux qui choisissent le bien ont les traits purs et gracieux ; ceux qui choisissent le mal sont laids, difformes et répugnants.

On peut ainsi comparer cette scène, dessinée par Steve Ditko (1927-2018), où Blue Beetle combat Our Man, tandis que seuls un homme et une femme les observent en conservant leur dignité et leur empathie au beau milieu d’une foule abjecte, odieuse, chauffée à blanc, prête au lynchage…

… au fameux Portement de croix de Jérôme Bosch (v. 1453 – v. 1516), où le Christ, beau, sublime et humilié, marche vers son supplice, mutique, les yeux clos et baissés, seul au milieu de la foule, entouré de personnages obscènes, soudards dégénérés, caricaturaux, grimaçants, gueulards, tous bouche ouverte. (vu à Gand en 2013)

Principe souvent repris, comme ici par Goya (1746-1828) dans L’arrestation du Christ, peint en 1798 pour la Cathédrale de Tolède :

Mais il y a plus. Le spectateur roux au costume vert, noble et impassible parmi la masse répugnante, n’est autre que Vic Sage, alias The Question, super-héros sans visage à l’inflexible rigueur morale, qui n’hésite pas à terroriser et à supprimer ses adversaires, personnage radical typiquement « ditkien » ou « randien » (pour l’anecdote Howard Roark, le rebelle de Fountainhead d’Ayn Rand était roux, lui aussi).

Ce 5e épisode, Blue Beetle faces the Destroyer of Heroes, qui voit se croiser Blue Beetle et The Question, réunis par des valeurs communes mais séparés par leur attitude respective (de même que feront équipe dans Watchmen leurs clones revus et corrigés, Rorschach et Nite Owl), est le plus intéressant de la série, parce que le plus ouvertement politique. Ditko, vulgarisateur, semble transformer directement en récit divertissant les sévères préceptes d’Ayn Rand, notamment en matière d’art. Pas de doute, le comic book est pour Ditko un outil de propagande philosophique. Le méchant désigné par le titre, le destroyer of heroes, le pourrisseur de la jeunesse, est un critique d’art en costume trois pièces, fume-cigarette, canne et nœud papillon. Dès la première page, ce souriant triste sire condamne l’art classique issu de l’idéalisme grec, vilipende toute œuvre épique ou héroïque exprimant la force, la majesté, la volonté, la conquête (on pense aussi à la statuaire d’Arno Breker), autant de « mensonges » propres à complexer le spectateur… et il exalte à l’inverse une statue moderne rudimentaire, repoussante, maronnasse, figure humanoïde rabougrie et découragée, amputée de son cœur et de ses yeux, battue d’avance, donnée comme seul miroir recevable de l’humanité. Je recopie son speech, édifiant :

Voici celle que j’appelle « Notre Homme » ! Cette statue anonyme est le parfait exemple d’une œuvre qui révèle la vraie condition humaine. L’allure générale est grossière, loin de la traditionnelle et grotesque posture héroïque. Il manque les yeux, ce qui lui donne une touche profondément humaine dans laquelle tout le monde peut se reconnaître et qui expose les inévitables faiblesses de l’Homme. Vous remarquerez le trait de pur génie… L’absence délibérée de cœur ! La vertu qui devrait guider l’Homme ! Les mains closes représentent l’incapacité de l’Homme à saisir ou contrôler l’illusion que constitue notre existence. C’est bien l’Homme dans toute sa réalité… Voici ce que nous sommes… Nul ne peut la rendre meilleure… Ni s’en extraire… Nous ne pouvons qu’accepter Notre Homme !

Traduction : Tristan Lapoussière, in « Les Gardiens de Terre -4 », Urban Comics, 2017
Remarquez le pauvre diable dans le coin inférieur droit, victime de la propagande nihiliste et pétri de haine de soi.

Achevons l’arbre généalogique des idées en mouvement : Notre Homme est évidemment la réincarnation du Dernier Homme de Friedrich Nietzsche, homme du ressentiment, de la culpabilité, de la résignation et du nihilisme décrit dans Ainsi parlait Zarathoustra. Nietzsche était l’auteur de chevet de Rand, comme Rand était l’auteur de chevet de Ditko. Père, fille, petit-fils.

Blue Beetle & The Question versus Our Man, c’est bien le surhomme contre le dernier homme : combat d’idées en quadrichromie sur papier pulp, match de catch philosophique et esthétique.

Maintenant que nous avons remonté jusqu’à la source, redescendons, et récapitulons les faits :

1 – En 1883 Friedrich Nietzsche met en demeure l’humanité de choisir son destin, soit s’élever vers le surhomme, soit s’abaisser vers le dernier homme.

2 – Dans les années 1930 Ayn Rand développe ces concepts à son profit le long de romans didactiques, secs et sans humour, qui glorifient l’individu tout puissant fidèle à ses principes, et condamnent au passage le communisme, l’État, les médias et la décadence.

3 – En 1967 Steve Ditko s’approprie à son tour ces concepts pour en faire la matière première de héros pour illustrés à destination des adolescents. Le summum de son travail de conceptualisation aboutit à The Question, héros froid et ambigu, incorruptible, sans visage (mais roux), portant chapeau et cravate. Simultanément, Ditko va encore plus loin dans l’abstraction en autopubliant (démarche qui révèle son engagement) une variation en noir et blanc pour toujours plus de manichéisme, Mr. A. Mr. A est comme un auto-plagiat de The Question, plus bavard et plus explicite.

À gauche, version noir et blanc underground : Mr. A / À droite, version mainstream en couleurs : The Question.

4 – En 1985 paraît Watchmen. Alan Moore renverse complètement The Question (ou bien révèle sa vérité profonde), le réincarnant en Rorschach, justicier psychopathe misanthrope, parano, froid et violent, sans pitié, sans empathie, sans visage, chapeau mou, imperméable, tignasse rousse, masque noir et blanc où jamais le noir et le blanc ne se mélange…
Rorschach n’est pas un chevalier au port aristocratique, il est clairement un paria réprouvé, un criminel en roue libre plutôt qu’un héros donné en modèle, et son identité secrète civile n’est plus reporter-chroniqueur vedette intransigeant comme The Question, mais clochard arpentant les rues en brandissant un écriteau « La fin est proche » .
On remarquera que Watchmen utilise obstinément un gaufrier à 9 cases verticales, format qui était celui qu’employait le plus couramment Steve Ditko, propice à toutes les symétries et dichotomies…
Extrêmement conscient des idées qu’il manipule et auto-réflexif (en racontant les personnages il raconte aussi l’histoire des comics, cf. son opinion sur Ditko, ce qui a pu lui être reproché), Alan Moore utilise une citation de Nietzsche (aphorisme 146 de Par-delà le bien et le mal) dans le chapitre 6 de Watchmen consacré à Rorschach : « Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » Moore, qui avait conçu Rorschach comme un antihéros, fut stupéfait de constater que les fans de Watchmen l’adoraient, fascinés par lui au premier degré. Il déclara dans une interview de 2008 :

« Je voulais faire un truc du genre, « Ouais, c’est ce que Batman serait dans le monde réel. ». Mais j’avais oublié qu’en fait, pour beaucoup de fans de bandes dessinées, sentir mauvais et ne pas avoir de petite amie, c’est considéré comme des [caractéristiques] de héros. En fait, en quelque sorte, Rorschach est devenu le personnage le plus populaire de Watchmen. Au départ, je voulais en faire un mauvais exemple, mais des gens me disent dans la rue : « Je suis Rorschach ! C’est mon histoire ! ». Et chaque fois, je me dis : « Ouais, génial, tu peux me laisser tranquille et ne plus jamais t’approcher de moi aussi longtemps que je vivrai ? »

5 – Enfin, en 2019 dans sa série télévisée Watchmen, Damon Lindelof présente les successeurs et héritiers autoproclamés de Rorschach, un groupe armé de suprémacistes blancs dans la mouvance alt-right, appelé « la 7e Kavalerie »… qui préfigure étrangement les envahisseurs du Capitole en janvier 2021, et on en a froid dans le dos.

6 – Pendant ce temps… Business as usual. L’éditeur DC Comics, qui s’est singulièrement mal comporté avec les auteurs de Watchmen, Moore et Gibbons, refusant de leur rendre les droits des personnages comme il s’y était initialement engagé, continue de traire la poule aux oeufs d’or (métaphore audacieuse) et lance une nouvelle série sur le super-héros Rorschach en 2020. Cynisme éditorial et triomphe de la fascination pour la violence au premier degré : la nouvelle série est un succès.
Ce qui n’empêche pas la subtilité d’écriture et les références. Le scénariste Tom King ressuscite le personnage (spoïl : le Rorschach original est mort en 1985) en imaginant que son masque binaire est porté par un vieux dessinateur de comics floué par le système, binoclard, misanthrope et reclus dans son studio, William Myerson… dont on imagine sans mal qu’il est, au moins partiellement, inspiré de Steve Dito en personne.

7 – Pendant ce temps bis… Le libertarianisme d’Ayn Rand ne s’est, par ailleurs, jamais aussi bien porté en ces temps de fragmentation des valeurs partagées puisque les milliardaires tout puissants de notre temps, de type Elon Musk, Peter Thiel, Jeff Bezos, Rupert Murdoch, Richard Branson… lui doivent tout, mais c’est un autre sujet. (Ci-dessous, pour le pur plaisir de l’objection, un oeuf pourri pour Ayn Rand dessiné par Crumb :)

Épilogue
Puisque les statues sont pour Steve Ditko un modèle culturel explicite livré aux masses, un dernier mot sur les déboulonneurs de statues d’aujourd’hui, dont on devine l’opinion qu’il en aurait eue : dans la scène ci-dessous, Our Man, lui-même une statue sans passé et sans avenir, met à bas une statue en hurlant We don’t need any past !

Lire plus loin, ailleurs :

un article argumenté et nuancé sur la facette politique de Steve Ditko par Guillaume Laborie dans Neuvième art ;

une interprétation en tant que prophétie de la série Watchmen de Lindelof par Pacôme Thiellement ;

un documentaire de la BBC en 2007, In search of Steve Ditko ;

à l’époque où j’écrivais des histoires de super-héros, j’avais ajouté à mon casting de bras cassés un nouvel avatar de justicier radical et intransigeant, directement inspiré de La Question de Ditko, et je l’avais appelé La Solution…

Pisser à la raie du blasphème

26/10/2020 Aucun commentaire
Maison de la Boétie, Sarlat-la-Canéda, Dordogne

Je répète, je reprends, je martèle l’idée force énoncée précédemment : la religion n’est pas sacrée puisqu’elle (n’)est (qu’)un phénomène humain. J’ai sous la main une histoire qui en fournit un puissant exemple et je vous la conterai tout à l’heure.

Je suis de passage à Sarlat-la-Canéda où je souhaite présenter mes hommages au plus fameux des natifs, Etienne de la Boétie. La Boétie est ce gamin qui en 1548, à 18 ans, âge où l’on écrit des dissertes de philo, a rédigé le puissant et indépassable Discours de la servitude volontaire que quiconque souhaite vivre libre ferait bien de lire, surtout les victimes des bigots armés d’un quelconque épouvantail divin. Il est aussi ce brillant esprit qui, avant de mourir trop jeune à 32 ans peuchère, travailla, au beau milieu des sanglantes guerres de religion, comme négociateur pacifique entre catholiques et protestants.

Or voilà qu’arpentant les coquettes rues pavées de Sarlat je découvre cette magnifique anecdote : ici, au moyen-âge, les passants avinés avaient la fâcheuse habitude de pisser sur les murs des maisons (coutume folklorique qui ressurgit régulièrement en France, hors couvre-feu). Les propriétaires excédés par l’impunité des pisseurs finirent par trouver la parade : ils peignirent des petits crucifix au pied de leurs façades. Grâce au symbole profané, le compissage nocturne changeait de catégorie et de châtiment, non plus petite délinquance mais blasphème ! Ainsi les ivrognes ne subissaient plus quelques injures volatiles ou coups de bâton furtifs, mais le pilori, la torture, l’indignité publique et au besoin la mise à mort.

Vous mordez le truc ? Que l’on soit un bourgeois de Sarlat au moyen-âge, ou un salaud de tout temps, de toute taille et envergure, de la plus petite frappe jusqu’au président de la Turquie (Grand Turc et Mamamouchi), crier au blasphème est TOUJOURS une astuce politique. Une manoeuvre d’intimidation. Utiliser le sacré pour en tirer des avantages profanes, pragmatiques, stratégiques, oh, humain, trop humain, CQFD.

Autre droit de suite d’un précédent article… J’ouvre au hasard le merveilleux Livre des chemins d’Henri Gougaud (voir ci-dessous l’épisode Le chemin plutôt que la destination 2).

Je tombe sur la page 38. Je lis : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne. (Descartes) »

Okay, René Descartes, né 30 ans après la mort de La Boétie, catholique pieux et surtout prudent mais inventeur du doute méthodique, ça m’ira pour aujourd’hui.

Vivent les profs, les soignants, les éboueurs, les assistantes sociales, les femmes de ménage, les paysans, les pompiers, les gardes forestiers, les facteurs, les bibliothécaires, les cuisiniers, les musiciens de bal, les poètes qui font pleurer, ceux qui font rire, les caricaturistes ! Et parfois les flics !
À bas les traders, les harceleurs de telemarketing, les manageurs conseils, les consultants en communication, les publicitaires, les prédicateurs et fatwateurs de toutes obédiences, les experts appointés à la gamelle, les coachs placés, les trolls de réseaux sociaux, les stratèges qualité-clients, les missionnés et commissionnés du lobby, les consultants en pensée unique, les assistants chargés du développement auprès du sous-secrétariat d’État chargé de la relance auprès du secrétariat d’État chargé de la reprise auprès du Ministère de la Croissance, les déforestateurs et les haters, les élémenteurs de langage, les bureliers cocheurs de cases, les sous-chefs demi-chefs quarterons-de-chefs et autres intermédiaires superfétatoires, les ronds-de-cuir rentiers et jetons de présence, les faiseurs de fake news russes et les scameurs africains, les bulshit jobs et bulshiters de tous les pays ! Et parfois les flics ! Bande de cons, Descartes vous crache à la gueule que vous ne valez proprement rien !