Il semble que le film Watchmen (Zack Snyder, 2009) soit un bide, finalement. Tant mieux. En tout cas, moi non plus, je n’irai pas le voir.
Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons, est un livre parfait. La notion de « livre parfait » est naturellement sujette à caution ; je ne l’utilise que pour les besoins de la démonstration : une œuvre qui a trouvé sa forme idéale (en l’occurrence : une bande dessinée) ne peut pas avoir d’intérêt transposée dans une autre forme d’expression. Un tableau parfait n’a nul besoin d’être transposé en musique. Hitchcock disait quelque chose comme : « On me conseille de temps en temps d’adapter Crime et châtiment de Dostoïevski… On me dit que c’est un livre pour moi… Voilà une erreur grossière. Si l’on veut faire un mauvais film, certes il faut adapter un bon livre. Mais si l’on veut faire un bon film, il faut adapter un mauvais livre… Prenez Psychose… »
Eh bien, ce qui vaut pour Dostoïevski, sans déconner, vaut pour Alan Moore. Permettez que je développe. Vous avez un peu de temps ? Le temps. Tout est là. Le mot Watchmen est traduit par « Gardiens ». C’est tellement évident qu’on en oublierait l’ambigüité apportée en douce par le second sens. Les Hommes-montres. Précédés, selon l’histoire, par les Hommes-minutes (Minutemen). Tic, tac.
J’ai lu pour la première fois Watchmen (dans la traduction de J.-P. Manchette, qui n’est plus celle que l’on trouve en librairie) en 1987, à l’âge de 18 ans. L’impact de ce maître-livre sur moi fut gigantesque, et ne s’est guère résorbé. C’était l’âge où mon goût se formait, où mon relief intérieur s’agençait à coups de révélations littéraires : Dostoïevski justement, ou Céline, Kafka, Perec, Flaubert, Borges… Tous ceux-là qui simultanément racontent de sacrées bonnes histoires et délivrent un geste esthétique ; ceux qui parlent du monde en même temps que de leur art ; ceux qui me nourriront à vie.
Alan Moore me nourrira à vie. À l’égal des écrivains précités, j’ai tenté de lire, après l’initiale illumination, et méthodiquement, tout ce qu’il a écrit. Inévitablement, certains aspects de mes propres livres sont influencés par Moore – thématiquement peut-être (l’ancrage dans le temps, la perplexité et la tentation de l’anarchie face aux images du pouvoir), mais formellement à coup sûr (le soin apporté à la structure globale, mettant en forme un sens qui est, ou bien qui n’est pas, celui du détail particulier ; l’itération dudit détail, qui modifie sensiblement le regard qu’on lui porte…).
L’œuvre d’Alan Moore me fascine à un point tel que j’ai même entrepris il y a environ trois ans de, ah, non, c’est vrai, j’ai promis que je ne parlerai plus de ça, c’est trop pénible.
Bref.
Voilà qu’on adapte Watchmen au cinéma. Pourquoi ? Parce que les films de super-héros, c’est cool, en ce moment. C’est sympa, en plus d’être possible numériquement. Et ça rapporte. Cependant il semble que le film Watchmen soit un bide. Au cul, le cool et le sympa. Bof. Tant mieux.
Je lis aujourd’hui une interview de Moore, très sévère, dans Technikart, dont voici un extrait :
« Je ne sais même pas si j’ai un exemplaire de Watchmen à la maison, je ne peux plus regarder cet album, il y a trop de mauvais souvenirs associés à cela. C’était la culture des années 80, nous sommes en 2009… Ça en dit long sur la pauvreté de la culture populaire actuelle. J’espérais que Watchmen allait ouvrir les portes et encourager les créateurs à concevoir des idées et des manières originales de raconter. C’est l’inverse qui s’est produit. (…) Depuis Watchmen, je ne pense pas que ce soit les comics qui ont gagné en maturité, c’est plutôt la société qui a régressé en s’infantilisant. Les lecteurs de comics, en deux générations, sont passés de la tranche 7-12 ans, à 12-18 ans, à une petite quarantaine. Nous voulions faire en sorte que les comics ne soient plus seulement pour les gosses… résultat, ils sont lus (et vus au cinéma) par les adultes qui ont refusé de grandir. (…) Vous savez, je n’ai vu aucun des films consacrés aux superhéros. L’idée me paraît ridicule et infantile. Je suis un adulte, pourquoi voudrais-je voir des fantaisies adolescentes telles que Batman ? Au niveau créatif, c’est pire. Les artistes pop d’aujourd’hui sont en état de choc créatif. C’est l’inertie totale. Prenons la misérable adaptation du Spirit par Frank Miller : dès que j’ai entendu parler du projet, j’étais incrédule. Ces gens ont-ils seulement compris le sens du Spirit ? Le Spirit n’est pas une série sur un ennemi du crime qui se bat dans un monde noir et graveleux à la Sin City. Le Spirit, c’est une disposition de cases sur une page. Will Eisner changeait le support et le langage des comics… Il n’y a rien à tirer d’une adaptation cinématographique, qui ne peut que passer à côté de la poésie d’Eisner. (…) J’ai le plus grand mépris pour toute cette culture qui s’inspire des comics. »
Je trouve Alan Moore très en colère, et même un poil aigri, mais je comprends ce qu’il veut dire. Tout ça pour ça… Cette déflagration il y a 25 ans pour assister, sur grand écran plutôt qu’en quadrichromie, à un repli névrotique dans les archaïsmes super-héroïques et le pop-corn…
Reprenons. Tic, tac. La grande affaire de Watchmen, c’est le mûrissement. L’affirmation que le temps passe. L’historicité. L’adolescence, si l’on veut trouver un autre synonyme significatif. Il se trouve que, pour ma génération, et peut-être pour elle seule parce que les aiguilles ont continué leur rotation (historicité dès le gimmick : le mouvement des aiguilles est l’emblème graphique de l’oeuvre), Watchmen a été très important : dans la seconde moitié des années 80, alors que nous sortions, à des vitesses variables, de l’adolescence, Watchmen nous donnait l’impression que la bande dessinée de super-héros (culture adolescente par excellence, dont je me suis gavé, ayant pour ainsi dire appris à lire dans Strange) mûrissait en même temps que nous. L’effet était saisissant : nous ne reniions pas nos lectures passées (tout n’est pas à jeter, loin de là, dans les stéréotypes super-héroïque… la bravoure chevaleresque, pour être candide, n’en est pas moins parfois admirable), mais nous les relativisions, nous comprenions par cette œuvre ambitieuse et complexe que la vie était (ou plutôt : serait) plus ambitieuse et complexe que ce qu’on avait cru – la scène page 16 du dernier épisode est ainsi une métonymie de toute la lecture du bouquin :
« – Veidt ! You Bastard ! If you’ve hurt her, I’ll…
– Oh, Daniel. Daniel, Daniel, Daniel… Please… Do grow up. »
Or, ce qui est frappant dans Watchmen, c’est qu’on n’y trouve pas un seul ado (à part le jeune noir à côté du kiosque à journaux, dont le seul rôle consiste à lire des comics !). Les personnages ont entre 40 ans (le second hibou bedonnant) et 80 (le premier hibou, vieillard sympathique qui vit sur son passé), ils ont des « midlife crisis », des problèmes d’âge mûr. Voilà (entre autre) ce qui était vraiment culotté : aucun ado-miroir tendu au lectorat adolescent, pourtant cœur de cible. Je me suis fait cette réflexion a posteriori, puisque il arrive que l’on me prenne pour un « écrivain pour ados »… La question s’est posée pour mes Giètes: suis-je, au fil de ma narration, obligé de placer stratégiquement un personnage ado pour aller à la pêche au lecteur ? Non, pas question ! Pour cela (mais pour vingt autres raisons) Watchmen reste un modèle de perfection narrative, sans concession. Il ne faut pas croire que les ados ont forcément besoin d’un miroir tendu pour entrer dans une histoire, pour la sentir, pour vibrer, et en retirer quelque chose. Il ne faut pas croire qu’ils vivent dans leur seul présent et que le seul moyen de les toucher est de leur parler de ce présent-là. Ces histoires d’adultes ont contribué à façonner l’ado que j’étais.
Et, comme je le disais, le geste esthétique combine l’histoire très bien ficelée, les personnages habités, ET le discours réflexif sur l’art en train d’advenir : oui, c’est surtout sur la forme que l’on assiste au mûrissement puisque, de la part d’Alan Moore, l’innovation iconoclaste a été d’insérer les personnages de super-héros dans une chronologie (historicité encore) : ils sont nés à une époque, ils ont vieilli à une autre, et ils meurent en une troisième – contrairement à Superman qui a le même âge depuis 1938, et Spiderman depuis 1962… mais le tic-tac est à l’œuvre dans le fond aussi. Toute l’intrigue de Watchmen tourne autour du vieillissement, du passage d’une époque à une autre, du parfum « Nostalgia » au parfum « Millenium », c’est à dire du repli sur le passé à l’ouverture sur l’avenir.
Seulement, chaque personnage est apte ou pas à mûrir, prêt ou non à passer un cap, et chacun accomplit ce passage à sa manière ; mais irréversiblement.
– Dr. Manhattan décide que les conneries humaines ça commence à faire, et s’exile sur Mars, qui est sa vraie place.
– Daniel et Laurie décident que les conneries super-héroïques ça commence à faire (mais seulement après un dernier exploit, le plus important de leur vie, parce que leur carrière héroïque, le dévouement, l’adrénaline, ça avait vraiment un sens), et mènent désormais une vie bourgeoise, rangée, ils auront sûrement des enfants.
– Adrian Veidt a reçu une leçon, et consacrera la prochaine partie de sa vie à méditer la moralité de la fable : « Rien n’est jamais fini » (historicité, toujours). Alors à quoi bon ?
– Rorschach, lui, est trop intransigeant, il est incapable d’évoluer, de s’adapter, de renaître autrement : c’est le seul dans l’histoire qui choisit la mort, et c’est là son passage de cap à lui.
– Et moi, lecteur, qui ai sacrément mûri au bout du livre, pour toutes ces raisons-là, face à tous ces destins d’adultes. Est-ce donc ça, mûrir ? Alors, qu’est-ce que je vais faire de ma vie, de mon miracle thermodynamique perso, moi ?
Dans l’une des plus belle pages du dernier chapitre, Dr. Manhattan passe silencieusement devant le couple Daniel/Laurie, nus, endormis l’un contre l’autre. Il a pour eux un sourire bienveillant et, peut-être, un peu mélancolique (s’il est encore capable de mélancolie). Ce sourire signifie « Aimez-vous les enfants, couchez ensemble, profitez-en, vous mourrez un jour, alors soyez vivants… Moi, je suis immortel, donc je ne suis pas non plus vivant… Je ne connaitrai pas cela, la chaleur d’un corps qui vieillit contre le mien… »
Eh bien cette morale tacite, « Vous savez que vous allez mourir, donc vivez votre vie, soyez vivants avant la mort », est une définition tout à fait recevable de la maturité, et vraiment cela n’a rien d’une farce, c’est même plutôt le seul antidote au nihilisme qui domine ce bouquin, le smiley sanglant. Cette fin est, du reste, exactement la même que dans Le septième sceau de Bergman : les deux seuls qui s’en sortent correctement à la fin du film sont le couple de jeunes comédiens, qui rayonnent de vie charnelle et qui grâce à cela échappent (provisoirement) à la mort, à la farce – car pour le coup, Le septième sceau, voilà encore une grosse farce bien tragique à propos de la fatalité des ravages du temps sur les hommes et les sociétés.
Le mûrissement, c’est la prise de conscience que l’on s’inscrit dans un processus temporel, que le temps passe, autant le redire simplement puisqu’on le vit simplement… Certes, après le mûrissement, viendra le pourrissement ! On le sait au moins en abstraction. Mais cette désillusion s’accompagne d’une lucidité qui est loin d’être un renoncement.
Car avant le pourissement, eh bien profitons du mûrissement. Y compris politiquement. Quis custodiet ipsos custodes ? C’est encore ce même thème de la maturité qui travaille la question de Juvénal choisie comme épigraphe de Watchmen. Qui garde nos gardiens ? Se poser cette question, sous quelque forme que ce soit (à qui obéissent nos parents ?), c’est grandir. L’adolescence s’emploie énormément à mettre en doute l’autorité (« le roi est nu ! »), tandis que la maturité consiste à devenir sa propre autorité – penser par soi-même, devenir son propre gardien. Mais qui est vraiment mature, y compris parmi les adultes ?
Ah là là, quel beau livre ! Plus j’y pense, moins j’ai envie d’aller voir le film !
Livre noir, cependant, memento mori. La brièveté de nos échéances y est inscrite dès la première page : « The end is nigh »… C’est curieux, d’ailleurs, parce que cette angoisse de la fin, de la fin des hommes et de la fin du monde, on pourrait croire que c’est l’un des aspects périmés de Watchmen, parce que c’est ancré dans le contexte de la guerre froide, quand LA bombe arriverait à minuit moins une poignée de minutes. Mais en fait non, ce n’est pas périmé, ça ne l’est plus, le catastrophisme millénariste revient en force aujourd’hui, sous d’autres formes que l’apocalypse nucléaire de la guerre froide : la planète se réchauffe, la crise mondiale (partout-partout) déglingue la géopolitique mondiale et les structures sociales… A nouveau, comme il y a 25 ans, the end is nigh.
C’est fâcheux.
Il paraît qu’Alan Moore ajoute sa voix de prophète à ceux qui croassent la fin du monde pour 2012, j’ai lu ça quelque part.
C’est bientôt la fin du monde alors que j’ai des plans, moi…
D’un autre côté, Moore prévoit la sortie de son prochain roman, Jerusalem, pour 2013, alors…
Dub
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