La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J’accuse la censure. Lettre de Victor Hugo à son excellence le Ministre de l’Intérieur, 3 janvier 1830. Hugo n’a pas 28 ans et s’indigne de la censure d’Hernani.
Je suis viscéralement hostile à la censure des livres. Dès qu’un livre est foudroyé ou ne serait-ce que menacé par la censure, que celle-ci émane de l’État ou de quelque lobby, dès qu’il est condamné par la justice ou par la voix du peuple numérisée ou non, c’est plus fort que moi, j’en fais une affaire personnelle : je veux le lire, s’il le faut je veux le posséder comme si ma vie en dépendait, puisque la vie de ce livre en dépend.
Vive l’Enfer : c’est ainsi que compulsivement j’accumule, éparpillés dans ma bibliothèque, évidemment les Versets sataniques de Rushdie, La Question d’Henri Alleg, Le Con d’Irène d’Aragon, Suicide mode d’emploi de Guillon et Le Bonniec, les pamphlets de Céline, les premiers livres de Jean Genet, des volumes de Sade édités par Pauvert, Hitler=SS de Vuillemin et Gourio, Bien trop petit de Manu Causse… Sans parler des exemples classiques aujourd’hui risibles où la vilaine Anastasie s’est ridiculisée pour l’éternité : Madame Bovary, J’irai cracher sur vos tombes, Les Fleurs du mal, Lolita, La Ferme des animaux, Les Damnés de la terre, Lourdes, lentes,Eden Eden Eden, Le Deuxième sexe, Le Maître et Marguerite…
J’ai même quelque part sur un rayonnage un exemplaire de Mein Kampf, et les joues encore rouges du souvenir de ce jour où je l’ai acquis : j’étais étudiant en histoire et je trouvais normal de lire ce texte si plein d’effet dans le XXe siècle, mais la vendeuse me regardait comme si j’étais personnellement complice de crimes de guerre. Quel malentendu.
Je trouvais et je trouve capital, essentiel, suprêmement important que les livres soient disponibles : il faut ne rien effacer, afin qu’on puisse juger sur pièce. Même les ignobles journaux intimes de Gabriel Matzneff, petites dégueulasseries, confessions littéralement criminelles en plus d’être autosatisfaites, j’ai ressenti un léger malaise à la nouvelle de leur suspension de vente (je ne suis pas allé jusqu’à les acheter).
Et voilà que tombe l’affaire Spirou et la gorgone bleue, album écrit par Yann, dessiné par Dany. Alias Yann Le Pennetier (1954-) et Daniel Henrotin (1943-), qui ont en commun de signer sous leurs seuls prénoms réduits à quatre lettres.
Sorti en septembre 2023, ce livre ne fait parler de lui qu’un peu plus d’un an plus tard : une polémique est lancée sur Tik-Tok, l’accusant de racisme. Le bad buzz s’emballe, c’est-à-dire le lynchage en réseau, les invectives sont relayées mille et mille fois (dont celle d’un graphiste twittant « Je peux savoir qui a validé le dernier Spirou chez @EditionsDupuis ? La carte d’adhérent au RN est fournie avec la BD ? »), car on lit les réseaux davantage que le livre – comme d’hab. Les éditions Dupuis, ayant entendu le choeur des indignations, annoncent toujours sur les réseaux le 31 octobre dernier retirer l’album de la vente, et présentent leurs excuses, se disant « profondément désolées si cet album a pu choquer et blesser » .
Évidemment, je me précipite. Où est-il, ce bouquin ? Je l’emprunte en médiathèque. Toujours le même réflexe vital, juger sur pièces avant que les pièces ne disparaissent.
Eh, bien… Je trouve scandaleux de cancéler ce livre pour cause de caricatures racistes. Il faudrait plutôt, à la rigueur, le cancéler parce que c’est très mauvais ! (Et dans la foulée, interdire une bonne fois pour toutes la moindre velléité de reprise d’anciens personnages dans des franchises sans fin, sauf bien sûr le Spirou d’Émile Bravo qui est génial – oui, car outre mon inextinguible pulsion à sauver les oeuvres censurés, j’ai aussi un côté petit dictateur qui sait mieux que tout le monde ce qui est génial et ce qui est nul et qui voudrait virer toute la drouille, ah on ne s’ennuie jamais à l’intérieur de moi, y a du débat.)
Mais revenons à la Gorgone bleue. La caricature des Noirs y est très anecdotique (et dire que Tintin au Congo circule toujours sans être inquiété…), certes déplaisante, conventionnelle et datée (grosses lèvres et gros nez) mais pas spécialement plus choquante que la caricature des autres personnages – galerie de pantins. Tandis que c’est l’album dans sa globalité qui est hors de son temps : lourdingue, mal fichu, laborieux, né obsolète, encombré de références et d’un humour de boomers dont on se demande qui il peut faire sourire.
Les auteurs tentent de plaquer notre époque et ses problématiques (l’éco-activisme, la malbouffe, la toute-puissance de la finance industrielle agro-alimentaire incarnée par un type à tête de Trump… Okay, mais bon sang, la nocivité de la manipulation publicitaire était dénoncée par Franquin dès 1961 dans Z comme Zorglub de façon tellement plus subversive puisque les héros eux-mêmes y succombaient !), en utilisant pour cela des personnages archétypiques des années 50 (Spirou, Fantasio, Champignac, Seccotine)… Voire des années 70 puisqu’ils ressortent du chapeau à nostalgie un personnage oublié et oubliable, sans lien avec Spirou, l’agente spéciale Cloud Mac Kay, dessinée autrefois par Dany et qui était déjà un cliché en 1975. Détail révélateur : sur la couverture, son visage est caché par ses cheveux, on ne voit que ses seins.
Champignac invente un Viagra à base de champignons, Seccotine se révèle lesbienne (oh mais on s’en doutait : elle est depuis toujours en compétition avec le couple d’hommes à l’amitié homo-hérotique Spirou et Fantasio), Spip mordille des mollets en avertissant qu’il aurait pu s’en prendre aux noisettes… Bon bon bon.
Yann se montre encore un tout petit peu à la hauteur lorsqu’il fait ce qu’il sait faire (de la fiction roccambolesque aux dialogues relevés, à partir d’une documentation solide, en l’occurrence le « 7e continent en plastique », il a bossé ses dossiers, c’est indéniable). Dany est le moins supportable du duo. Égrillard et « gaulois » (depuis 25 ans il gagne sa vie avec des pénibles recueils de blagues érotiques comme il s’en colporte entre éviers et latrines à l’heure de la mise au baquet des repas une fois de plus ingurgités), il saisit toutes les occasions de dessiner des jeunes filles bien gaulées en bikini ou combinaison lycra hypermoulante, interchangeables et stéréotypées (toutes ont bouche pulpeuse, nez infime, yeux en amande). C’est son dessin qui rend l’ensemble nettement plus sexiste que raciste. Mais, plus que tout : sans intérêt, voilà. Le retrait de la vente n’est pas une injustice exorbitante. D’autant qu’il reste les médiathèques, CQFD. Je reste, du tréfonds de mon intimité, extrêmement vigilant et prompt à lire à tout prix ce qui est menacé de censure, mais on n’est pas non plus devant les Versets sataniques. Lit-on encore uniquement pour ce qu’il est ce beau roman foisonnant, baroque et onirique, au fait ?
Petit livre jouissif à propos de la jouissance : Comment jouir de la lecture ?, Clémentine Beauvais, ed. La Martinière, collection Alt. Texte bref comme une conférence, mais du genre qui excite et non qui endort. Érudit mais primesautier, drôle, intelligent, stimulant. L’autrice propose de passer de l’idéologie si commune et si mal comprise du « plaisir de lire » à l’authentique jouissance, celle qu’on s’invente, cette qu’on travaille en pleine conscience, et qu’on partage. Elle commence par réfuter dos à dos les deux tendances dominantes et contraires : l’académique (qu’elle appelle pour sa part la réac, j’aurais eu envie de pinailler sur ce point parce que le snobisme et l’intimidation au « bon goût » n’ont pas d’époque) qui assène qu’il faut lire les classiques (elle parle de « prescription Homère-Dante » , formule assez marrante) ; et l’autre, la lecture plaisir exigée avec le sourire par les enseignants et les médiathèques, entre autres, qui est plus progressiste peut-être mais au fond tout aussi limitée et limitante, évidence fausse parce qu’impossible à remettre en question : le plaisir ne se discute pas, il est perso, chacun le sien, éclate-toi avec Shakespeare ou avec Guillaume Musso, les-goûts-les-couleurs circulez y a rien à dire. Or, Clémentine Beauvais a l’excellente idée de débuter son joli pamphlet par une analogie avec la jouissance par excellence : le sexe. Depuis une génération, ou même pas, depuis seulement une décennie, depuis qu’on a enfin compris à quoi ressemble un clitoris et qu’on prône le consentement, le plaisir sexuel s’améliore, il s’affine, il s’apprend, PARCE QU’IL SE DISCUTE, parce qu’on le verbalise, on le pédagogise, on le tutorise dans les forums, et mine de rien on le démocratise. Ce que Clémentine Beauvais appelle de ses voeux, c’est tout simplement qu’on fasse de même avec la jouissance livresque : discutons-la pour l’accroître, la varier, la connaître et se connaître. Quel beau projet. Ainsi, taxinomie pour mémoire, au coeur de la plaquette elle énumère pas moins de 20 jouissances littéraires distinctes (liste non exhaustive), qui vont de la familiarité rassurante à son contraire, la complète désorientation, ou de l’empathie-miroir à l’exotisme, etc.
À titre personnel, en lisant cette énumération, je réalise une chose, qui n’engage que moi mais m’engage tout entier, qui me permet de réfléchir à ma propre joie de lecteur (et, donc, de l’augmenter encore) : je pourrais faire correspondre chacune des variétés de jouissance à un texte précis de mon sempiternel auteur de chevet, Georges Perec – voilà qui confirme méthodiquement par A+B la réussite du projet global de Perec, qui était d’épuiser le champ des possibles littéraires.
Et pendant ce temps, dans le même monde mais juste à côté… À la une de la presse du jour :
« Un an après sa prise de contrôle par Bolloré, Fayard va publier « Ce que je cherche », le premier livre de Jordan Bardella. Lise Boëll, la nouvelle PDG de la prestigieuse maison d’édition (Hachette Livre), fait signer désormais des auteurs d’extrême droite, comme le président du RN ou Philippe de Villiers. Ce qui suscite l’ire de certains salariés et des départs en cascade. »
Le sentiment dépeint par Lewis Trondheim dans cette page m’est profondément familier.
Extrait de « Les petits riens de Lewis Trondheim » tome 9 : Les chemins de désir (Delcourt, 2024)
On peut s’instruire en s’amusant ! Le titre ainsi que l’illustration de couverture du livre me font découvrir une fort belle locution, issue du vocabulaire des urbanistes, que j’ignorais et que j’espère retenir. L’immédiate joie d’apprendre une telle expression compte parmi lesdits « petits riens » qui font que la vie, ou au minimum la journée, mérite d’être vécue.
Une ligne de désir, appelée aussi chemin de désir par les géographes, urbanistes et architectes, est un sentier tracé graduellement par érosion à la suite du passage répété de piétons, cyclistes ou animaux. La présence de lignes de désir (à travers les parcs ou terrains vagues) signale un aménagement urbain inapproprié des passages existants. » (Wikipedia)
Et à propos de petits riens, le Fond du Tiroir se passionne pour un rien et c’est même à ça qu’on le reconnaît. Là, tiens, par exemple, ce matin je me passionne pour une curiosité linguistique tout-à-fait stupéfiante, qu’il conviendrait peut-être de poser sur la table dans les débats sur le genre, même si je ne sais pas au juste à quoi ce serait utile.
Lorsque le nom générique d’un animal est masculin, le terme désignant sa femelle existe pratiquement toujours : Le lion a pour femelle la lionne. Le renard a pour femelle la renarde. Le dauphin a pour femelle la dauphine. Le cochon a pour femelle la truie. Le sanglier a pour femelle la laie. Le lièvre a pour femelle la hase. Existent aussi la rate, l’écureuille, l’hérissonne, la paonne, la manchote, la cygnesse, la phoquesse, la bisonne, la corbelle, la perroquette, la zébresse, la ponette, la daine, la rossignole, la crabesse, etc. (Je n’ai trouvé comme contre-exemple que le hibou qui est sans féminin, célibataire lexicologique, nulle hibolle et on est en droit de le regretter.)
En revanche, lorsque le nom générique d’un animal est féminin, le terme désignant son mâle N’EXISTE PAS ! Ainsi… Le mâle de la souris est UNE souris mâle. Le mâle de la tortue est UNE tortue mâle. Le mâle de la panthère est UNE panthère mâle. Le mâle de la chouette est UNE chouette mâle. Le mâle de la baleine est UNE baleine mâle (libérez Paul Watson, au fait). Le mâle de la hyène est UNE hyène mâle. Une salamandre mâle, une hulotte mâle, une antilope mâle, une marmotte mâle, une truite mâle, une taupe mâle, une chauve-souris mâle, une otarie mâle, une tourterelle mâle, etc.
Cette distinction grammaticale s’applique jusqu’aux races imaginaires : on parlera de la dragonne mais de la licorne mâle…
Reste le cas, rare et élégant, des épicènes : un aigle/une aigle.
(Illustration ci-dessous : un blaireau et sa blairelle. Le mâle et la femelle sont difficiles à distinguer, madame est seulement un peu plus petite que monsieur. D’ailleurs, sauvegardons les blaireaux, si mal-aimés.)
Rien à voir. Non, mais : ab, so, lu, ment, rien à voir !
D’un côté : La dernière reine (2022), bande dessinée que Jean-Marc Rochette a présentée comme l’ultime qu’il réalisera jamais, car désormais il ne fera plus que de la peinture. Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ? Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.
De l’autre côté : La dernière reine (2023), film algérien en costumes, coréalisé par Adila Bendimerad et Damien Ounouri, débordant généreusement de deux magnificences : celle d’un passé mythique fait de bruit et de fureur qui pourrait rendre des points à Sophocle, à Shakespeare, à Racine ou à Game of Thrones, et celle d’une cinématographie nationale peu connue et sinistrée (le FDATIC, Fonds algérien de développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique, ayant hélas été dissous peu après la production du film). Oeuvre singulière, magnifique, romanesque et d’autant plus poignante qu’on sait qu’elle restera la toute dernière de son genre. Mais au juste, de quoi parle-t-elle ? Des violences de la guerre et de la société répercutées sur un petit nombre de personnages, particulièrement un homme et une femme qui mettront du temps à devenir un couple (mais le deviendront-il jamais vraiment ?), évoluant dans un pays âpre, sauvage et sans pitié, à une époque révolue mais pourtant pas si lointaine ; et lorsqu’à la fin de l’histoire, la dernière reine du titre, en dépit de sa force, de sa splendeur et de sa liberté, accomplit son destin et trouve la mort, le lecteur est envahi par le sentiment du tragique, celui qui nous avertit qu’en même temps que le personnage, quelque chose a disparu à jamais, et rien ne sera plus comme avant. Mais la légende de la reine commence : pour la postérité, La dernière reine devient le nom d’une oeuvre d’art.
Rien à voir entre les deux, rien du tout je te dis, c’est dingue cette pure coïncidence de titres, ou alors c’est moi qui fais une rechute d’apophénie.
Chronique de lecture au Fond du Tiroir. Attention, c’est pas du marrant. C’est du bouleversant. Dans la vie on ne peut pas se marrer tout le temps, tôt ou tard on se bouleverse.
Jean-Christophe Chauzy a toujours alterné les fictions de genre, polars ou anticipation (si ça se trouve, c’est lui qui a vulgarisé l’expression Le monde d’après en 2016) et les autobiographies. Mais des autobiographies pour rire, à base d’absurde et d’autodérision, petits théâtres de marionnettes mettant en scène les tribulations de son double de papier, souvent nommé JC, angoissé et caricatural, au nez en triangle isocèle (au fil des décennies : Parano, 1995, Petite nature, 2007, ou mon préféré, L’Âge ingrat, 2000). Dans une interview il nomme cet avatar Mon Gaston latex. Avec son dernier livre, Sang neuf (Casterman, 2024), il ouvre et pardon pour le jeu de mot pourri, une troisième veine. Encore de l’autobio. Mais grave cette fois, au premier degré, question de vie ou de mort. Finie l’hypocondrie burlesque, adieu le pif isocèle, bye bye le masque en latex. On est dans le dur, qui porte le nom de myélofibrose de niveau 3. Chauzy est malade, il risque de mourir. La conscience de notre vulnérabilité, de notre fatale disparition, est une expérience universelle mais jamais banale puisque toujours neuve, chacun la sienne, on aura beau la partager elle se dissipera avec nous. Elle est l’humaine condition en personne. To be, or not to be.
En un instant, c’en est fini du déni. Dans les couloirs de l’hôpital, mes jambes pèsent une tonne chacune. Un peu comme si un immeuble m’écrasait au ralenti. Encore vivant. Mais déjà un peu mort.
Sang neuf est la chronique d’un processus médical puis d’une longue et incertaine convalescence, deux ans d’un voyage intérieur dans la maladie, d’un enfermement (qui débute en même temps que tout le monde, en plein confinement pour cause de Covid-19, ce moment unique où la prise de conscience de notre fragilité est devenue une expérience collective !), d’abord en chambre stérile, puis à domicile.
(Au passage on trouve ici, de même que dans un livre un peu comparable, Pilules bleues de Benoît Peeters, un éloge de la médecine et de l’hôpital. N’attendons pas d’en avoir besoin pour les célébrer, et donnons nous aussi si nous le pouvons, donnons de notre personne, donnons notre sang et notre moelle osseuse…)
Le memento mori est-il un genre pictural parce qu’il est plus facile à dessiner qu’à penser (1) ? Ce que Sang neuf donne à voir, c’est l’effet de la maladie non seulement sur le corps de Chauzy, sur sa psyché, mais aussi sur son dessin. Grand coloriste à l’aquarelle, Chauzy n’utilise pourtant ici que le noir (encre de chine voire crayon à papier tout nu), le blanc et le rouge. À l’os, à la moelle, oui. Plus, par surprise, six pages tout en couleur, effet contrôlé.
Je formule une hypothèse esthétique : Chauzy n’aurait pas été en mesure de « traiter le sujet », d’aborder sa fin et surtout la possibilité de penser sa fin en tant que phénomène extrême agissant sur le mental, sur l’imaginaire et sur le corps, si durant les décennies précédentes il n’avait pas pris l’habitude de raconter ses anxiétés sur le mode farce, de jouer ses angoisses comme on dit jouer sa vie. Il faut prendre au sérieux la comédie, parce qu’elle est la répétition générale de la tragédie.
(1) – Pour moi le plus génial memento mori du monde dessiné est Vanité d’Etienne Lécroart, Philippe de Champaigne et Hans Holbein peuvent aller se rhabiller le squelette.
Suite et fin du feuilleton le plus lent au Fond du Tiroir, d’une aventure littéraire et mentale qui aura duré deux ans (DEUX ANS !) et 3000 pages : ma lecture des six tomes du Dossier M de Grégoire Bouillier. Fresque immense, comparable à rien (même pas à Proust, j’y reviens ci-dessous) et, à mon niveau individuel des choses, choc littéraire de la décennie. Pour mémoire, les épisodes précédents :
Mais quoi ! Il allait bien falloir que je résolve l’énigme. D’une façon ou d’une autre, je devais trouver un moyen d’assembler les pièces si je voulais avoir une chance de découvrir de quel puzzle il s’agissait. Je n’allais pas éternellement être le jouet de je ne savais quoi. Il fallait que cela cesse. Que soit révélé le fin mot de l’histoire. Je n’allais pas noircir des pages jusqu’à la fin des temps. Le livre (si c’est un livre) devait à un moment ou à un autre trouver son épilogue et, à voir ta tête, le plus vite sera maintenant le mieux. Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Livre 6, Dossier Vert : Le Temps, p. 331.
Je me souviens d’une interview où Bouillier, auteur, narrateur et personnage de son oeuvre, disait que, durant tout le processus d’écriture du Dossier M, il avait l’impression d’être immortel puisqu’il ne pouvait pas mourir avant d’avoir terminé et c’est, en quelque sorte, ce qu’éprouve aussi le lecteur. C’est bien sur la longue durée, en accompagnant le Temps lui-même, que le Dossier M aura croisé ma route et m’aura fait un si gros effet.
À ce propos. On sait que Sainte-Beuve estimait qu’un livre (ne) s’expliquait (que) par la biographie de son auteur, ce qui poussa Marcel Proust, indigné, à rédiger son Contre Sainte-Beuve, fer de lance d’une vision de la littérature plaidant depuis lors pour une critique hors-sol, une réception de l’oeuvre en elle-même et pour elle-même, détachée de ses conditions de création.
Or Bouillier, pour qui l’identité (ou à tout le moins la continuité) de l’auteur et de son oeuvre est un truisme, va encore plus loin que Sainte-Beuve en affirmant que la biographie du lecteur lui-même explique la réception de l’ouvrage et c’est donc ici, pp. 136-137 du Dossier vert, qu’il conviendrait de cesser les comparaisons entre l’oeuvre de Proust et celle de Bouillier, en fin de compte diamétralement divergentes malgré leur ampleur commune, leur mise en exergue du Temps et leur ambition d’écrire dans les plus infimes détails une vie intérieure qui aspire sur la page, comme en un trou noir, l’univers tout entier :
J’aimerais beaucoup refonder la critique littéraire à partir de la biographie de ceux qui font le beau métier de donner leur avis sur ceci ou sur cela puisque tous nos jugements procèdent de notre biographie, absolument tous, depuis notre naissance jusqu’au moment où nous donnons notre avis car ceux-ci ne tombent pas du ciel, non, ils expriment, en l’objectivant et en le cristallisant, tout ce qui nous est arrivé (et tout ce qui ne nous est pas arrivé aussi). Et plus que la biographie, j’aimerais que chaque critique expose où il en est personnellement dans sa vie au moment où il dit du bien ou du mal de ceci ou de cela, au lieu de donner son avis à partir d’un désintérêt personnel transformé en intérêt professionnel. Car ici le vrai problème : parce qu’il est payé pour lire à la chaîne des livres dont il se fiche personnellement, le critique fonde son jugement sur la distance qui le sépare de ses lectures et c’est d’elle dont il parle lorsqu’il croit parler de lui et le tour est joué : d’avoir si bien intellectualisé qu’il n’avait rien à dire, le critique se croit quitte. Ce qui s’appelle un tour de passe-passe. Alors que je serais plus enclin à me fier à un avis si son auteur révélait qu’il (ou elle) est amoureux ou en instance de divorce, si il (ou elle) a fait Sciences Po ou le tour du monde, etc. J’aurais alors une clé pour comprendre pourquoi lui juge ceci ou cela un peu, beaucoup ou pas du tout intéressant. Le critique découvrirait lui-même d’où il parle et ce ne serait peut-être pas du luxe. Car quoi que nous cherchions dans un livre (des réponses, un plaisir, une évasion…), nous ne cherchons pas tout le temps la même chose. Avant M, je lisais beaucoup d’auteurs américains (Roth, McGuane, Ellis…) ; depuis M, je lis des poètes français, à commencer par Charles d’Orléans qui, fait prisonnier par les Anglais à Azincourt en 1415, resta 25 ans (25 ANS !) « en la forest d’Ennuyeuse Tristesse » et moi aussi « c’est grant pitié qu’il couvient que je soye / L’omme esgaré qui ne scet ou il va ». Parce que les poèmes qu’écrivit Charles d’Orléans en une si longue captivité coïncident avec mon état carcéral du moment, ce qui n’est pas le cas des livres que je lisais avant M. Ceux-là ne sont plus appropriés à ma situation présente. Ils ne me parlent pas et, sur moi, ne produisent plus l’effet escompté. Ils sont hors de mon cercle comme on dit hors sujet et, de ce fait, ils ne m’apportent ni les réponses, ni le plaisir, ni l’évasion dont j’ai actuellement besoin. Ils ne coupent pas ma route. Ce n’est donc pas que les livres sont bons ou mauvais, il ne s’agit pas seulement de cela, non, il s’agit aussi de la configuration existentielle dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous les lisons et qui tantôt nous donne accès à Joyce ou à Enid Blyton, tantôt nous en interdit l’accès et, bref, les livres sont un existentialisme, ils sont affaire de ligne de vie et tout conseil en la matière, toute recommandation venue de l’extérieure, aussi chaleureuse soit-elle, nous détourne des livres qu’il nous faut lire au moment où il importe que nous les lisions, selon notre état psychique du moment et d’après lui. Ceux-là nous sont nécessaires et utiles, ceux-là nous lisons, tandis que les autres nous égarent et nous volent un temps que personne ne nous remboursera.
(Ce qui n’empêchera pas Bouillier de se contredire quelques centaines de pages plus tard, car il est très doué aussi pour se contredire, abondant cette fois dans le sens de Proust et non plus de Sainte-Beuve au fil d’une désopilante envolée théorique quoique délirante pp. 338-342 : « On parle des auteurs pour ne plus parler des livres ! Vous pigez le truc ? Vous voyez le malentendu ? Mais qu’est-ce qu’on a à fiche de l’auteur ? (…) Cette époque a trouvé un excellent moyen de se débarrasser de la littérature et ce moyen ce sont les auteurs eux-mêmes ! (…) Les livres ne devraient pas être signés. Voilà ! Ils devraient être ANONYMES ! » )
Mais foin de théories – la conclusion d’une telle somme réclame des faits. Il y en a.
Ce dernier Dossier, de couleur verte, Le Temps, voit Bouillier replier sur eux-mêmes les cinq précédents. Il les vérifie au crible de tout ce qu’il a entre temps ajouté au dossier, il les cite à nouveau à comparaître pour bien vérifier que lorsqu’on parle de quelque chose on parle aussi d’autre chose, et c’était cela le vrai sujet finalement. Il va au bout de tout, de son histoire de M, de sa dépression, de ses diversions, de ses digressions, de la patience de son lecteur ; il réintroduit des personnages importants (« S » alias Sophie Calle, que l’on n’avait pas revue depuis le dossier rouge), il apporte quelques réponses que l’on attendait depuis le tout premier niveau du tout premier tome – on comprend enfin le rapport entre M et le suicide de Julien, suicide dont le récit tenait lieu d’entrée en matière ou d’entrée dans le lard, quelques milliers de pages en amont. Les réponses sont-elles plus importantes que les questions posées ? Peu importe (et au fait, qui peut me dire, si la France n’est pas un pays, c’est quoi ?), même si une clef surgit bel et bien sous nos yeux (métaphoriquement au début du livre, puis littéralement p. 495), le Dossier M n’a jamais été un whodunit.
Il est même le contraire d’un whodunit, puisqu’il n’y aura pas d’élucidation rassurante, pas de résolution, pas de re-solution, seulement la fin du voyage, et encore, la fin d’une partie du voyage avant l’étape suivante. Ce qu’est le Dossier M, c’est avant tout un texte. Une suite de mot (l’aveu intervient dès la page 82 de ce tome-ci : « Comprends que mon histoire de M est avant tout une histoire de mots » ). Un flux. Une énonciation. Une distance Y compris une palinodie, et y compris des mensonges. Il nous avait menti, et ce, depuis le début ! À compter de la page 372, voilà qu’il déballe tous les bobards dont il nous a abreuvés, plaidant « Maintenant que la fin approche il me faut me mettre en règle avec mon créateur » et on suppose que par cette formule c’est le personnage Bouillier qui souhaite se mettre en règle avec l’auteur Bouillier, GB n’aura jamais été aussi clivé que dans ce tome. Il n’était donc pas si fiable que cela, ce narrateur, mais paradoxalement, ou pas, cela renforce encore sa réalité, il ment comme vous et moi, et comme la réalité bien sûr, ce qu’on appelle la réalité. (Et au chapitre du rapport à la vérité, à titre personnel, pour des raisons que je ne vous donnerai pas si vous ne les avez pas déjà, je me régale de cette anecdote p. 390 : « La fiction ne m’intéresse pas. Seule la vérité me captive, parce qu’elle est une fiction plus vaste que nous. Ma mère elle-même l’a compris lorsque, voulant m’intenter un procès après la sortie de mon premier livre, elle y renonça finalement, au prétexte, je cite ses mots : « Tu as de la chance que tout soit vrai. » Sans déconner ! C’est moi qui ai de la chance ! » )
Ce qui importe ce n’est pas une vérité factice ex machina, ni un contrat de vérité dont on sait ce qu’il vaut dans le roman, ce qui importe est que l’auteur, de même que le lecteur, est de toute évidence devenu une personne différente à la fin du livre. Et ce n’était même pas le but, c’est seulement un constat en parvenant au bout.
Quant à moi : je suis refait, merci, je suis une meilleure personne qu’il y a deux ans et pourvu que ça dure.
Quant à l’auteur transformé par son propre livre : écrire ce Dossier M qui s’invente en permanence sous ses doigts et sous nos yeux lui a permis de mettre au point, dans la douleur et dans la joie, rien de moins qu’une méthode littéraire – tirer un fil et dévider la pelote, disons. Improviser, comme un peintre ou un jazzman, ne pas savoir mais être suprêmement attentif. Rappelons une fois encore l’épigraphe initiale : « Je pars d’un point et je vais jusqu’au bout » (John Coltrane) qui est contrebalancée bien plus loin par une autre des innombrables citations-exergues : « Je pars d’un point et je continue autour » (Pablo Picasso). Parmi les nombreuses fins du Dossier M nous aurons droit, p. 550, à une explicitation de cette pratique de l’improvisation, ce discours de la méthode sera l’ultime long extrait que je recopierai et celui-ci est capital :
Maintenant, qui peut dire si je ne peins pas lorsque j’écris (si j’écris), en mémoire de cette période [dans sa vingtaine, Bouillier s’imaginait non écrivain mais peintre et il peignait comme Jackson Pollock] et pour surmonter mon coïtus picturo-interruptus ? Pour renouer avec un sentiment premier qui ne m’a jamais quitté. A toujours guidé mes goûts. Fut dans un premier temps peinture, avant de devenir musique. Car après Pollock, il y eut Coltrane. Les deux sont liés. Il s’agit de la même chose, qui n’est pas une « chose » mais « the new thing » disaient Coltrane et les autres musiciens free. Que cette chose soit évincée et elle se transporte ailleurs. Pas de problème. On lui retire ses pinceaux ? Elle va jouer du saxophone. On lui retire son saxophone ? Elle va… où ? Sur la pelouse bien tondue de la société, la vie est un chiendent qu’il faut arracher. Dans l’ordre réglé du monde, l’improvisation libre est une hérésie. Elle est une perte de temps, d’argent et de contrôle. Alors qu’elle est, individuellement et collectivement, la solution si improviser signifie être concentré, attentif, à l’écoute de soi et de autres, responsable enfin de tout ce que l’on fait. Signifie refuser les formats imposés et, de ce fait, cesser d’agir mécaniquement. Signifie je ne sais quoi qui rend heureux et rend libre. Fait obstruction au mensonge et L’Art perdu de Jackson Coltrane : que penses-tu de ce titre, à la place de Le Dossier M ? Pour dire qu’il est possible d’improviser sur la page.
Il semble que cette méthode de liberté, jusqu’au bout et tout autour, appliquée durant 3000 pages à son histoire de M, peut se révéler tout aussi efficace pour saisir et révéler n’importe quel autre sujet. Durant le temps long de ma lecture, Bouillier a publié deux autres livres, qui semblent relever de cette même méthode mais sur d’autres vies que la sienne : Le coeur ne cède pas (2022) sur Marcelle Pichon et Le syndrome de l’Orangerie (2024) sur Monet, la peinture et la botanique. Okay. Il n’en a pas fini avec nous, je n’en ai pas fini avec lui. Le feuilleton continuera, finalement.
Épilogue : un échange de mails avec l’auteur.
Bonjour Grégoire J’ai la joie de vous informer qu’au bout de deux ans presque exactement (je me retiens d’écrire en majuscules DEUX ANS ! ce serait de la parodie), j’ai achevé la lecture du Dossier M. Merci et bravo, je n’avais jamais rien lu de tel. Il est indéniable qu’une aussi longue durée engendre chez le lecteur (comme chez l’auteur sans aucun doute) des effets très spécifiques. Et notamment sur les liens que l’on crée tous azimuts, que l’on découvre ou bien que l’on imagine : pendant deux ans, et pour une durée à venir encore indéterminée, je n’ai cessé de penser « Tiens, voilà qui me rappelle le Dossier M » . Vos lecteurs aussi continuent d’ « ajouter des pièces au dossier » . Ce dernier tome vert est particulièrement fertile en de tels « liens » puisqu’il se fonde sur l’idée de reprise, c’en est quasiment le thème y compris au sens musical : tout est perpétuellement repris, reprisé, replâtré et replié, depuis le premier tome rouge ou bien depuis la grotte Chauvet. Chaque expérience se vit en seconde ou en sixième fois. Quel mille-feuille ! et même quel trois-mille feuilles. Toutefois, je me permets de vous signaler une « reprise » qui m’a sauté aux yeux à la lecture, telle une riche et évidente révélation, Eurêka, mais que vous semblez négliger, en tous les cas que vous ne relevez pas, dont vous ne faites rien, alors qu’elle me semble capitale dans votre (et, excusez : notre) Histoire de M. La dernière fois que vous avez vu M, elle vous a dit « Vous me faites pitié » et par pur réflexe vous avez répondu du tac au tac « Vous aussi » ; lorsque l’aréopage des 107 femmes (du moins sa délégation) vous a dit « On veut vous dire que l’on vous trouve très courageux d’être venu ce soir », par pur réflexe vous avez répondu du tac au tac « C’est moi qui vous trouve très courageuse de vous présenter devant moi ». Or c’est la même chose, c’est un flagrant « remake », une identique répartie en miroir, de type « c’est çui qui dit qui y est » (un peu comme dans l’interview d’Andy Warhol que vous citez – encore un lien). Sauf que bien sûr une reprise n’est jamais un copié-collé mécanique, l’intention et les effets sont distincts lors de la répétition, ne serait-ce que du fait même de la répétition. Face à M, la répartie était doloriste, faible, presque honteuse ; face aux 107, la répartie était orgueilleuse, volontariste, et presque joyeuse. La même attitude mais en deux mouvements contraires : une plongée, et une remontée. Enfin, voilà, c’est terminé pour moi, et sur l’époustouflant dernier mouvement j’ai bien écouté en boucle conformément aux consignes l’album Certain Blacks de l’Art Ensemble of Chicago, introuvable en tant qu’objet mais heureusement disponible sur Youtube. Bien à vous, Fabrice Vigne
Cher Fabrice, Je vous réponds avec quelque retard, mais la rentrée littéraire (comme on dit) m’accapare… Voilà qui me plait beaucoup : que vous soyez allé écouter Certain Blacks ! Lorsque la radio FIP m’a proposé une carte blanche, j’avais hésité à programmer Certain Blacks. Finalement, l’émission commençait par The lowlands et c’était assez sauvage. Ou comment le chaos finit par s’harmoniser collectivement… Un bonheur en nos temps résilients… (le free jazz est la seule musique que le marché n’a pas réussi à transformer en marchandise culturelle !) Une tranche de Jazz primaire et sauvage. Votre message me fait d’autant plus plaisir que, même si je sors un nouveau livre, Le Dossier M reste pour moi une aventure unique, inégalée, fondamentale ; que des lecteurs comme vous continuent de le faire vivre est pour moi une joie que vous n’imaginez pas. Non, un clou ne chasse pas l’autre ! Vous avez raison. Cela m’avait échappé mais, oui, ces « tac au tac » dans deux situations différentes, oui, c’est vrai, il s’agit bien de quelque chose de l’ordre de la reprise. Celle-là m’avait échappé et merci à vous de l’avoir relevée… J’ignore ce que vous allez lire maintenant, mais merci merci de m’avoir lu ! Avec toutes mes amitiés. Grégoire Bouillier
Enfoncez-vous bien ça dans la tête ! Photo réalisée sans trucage par Laurence Menu à La Tuque, en direction du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Canada.
* Observation politique : parmi les Québécois que je rencontre, beaucoup s’étonnent que je me trouve chez eux quand se déroulent chez moi les Olympiques (et en plus y a Céline Dion qui chante là) ; ils s’émerveillent davantage lorsque je leur révèle je n’ai rien à cirer des Olympiques (diplomatiquement, je garde pour moi que je n’ai rien à cirer de Céline Dion non plus). Mais ce qui les intrigue par-dessus tout, ce qui les préoccupe et les inquiète sincèrement, ce sur quoi ils sont étonnamment informés et m’interrogent presque systématiquement, c’est sur l’extrême-droite qui a failli prendre le pouvoir dans mon pays. Qu’est-ce qu’il se passe donc chez toi ? À quoi jouez-vous en France lorsque vous ne jouez pas aux Olympiques ? Excellente question. J’en profite pour confesser ma honte d’être pratiquement ignorant de la situation politique québécoise.
* Observation linguistique : Français et Québécois se révèlent très prompts à relever, voire à dénoncer, la prolifération d’anglicismes qui parasitent le langage de l’autre, non mais regarde-moi cette paille ah ah ah, hein quoi où ça une poutre, je ne vois pas de quoi tu parles. Ainsi le Québécois parlera de téléphone intelligent, de magasinage, de chandail, d’entrevue, d’autocaravane, de service au volant, de fin de semaine, de stationnement, de cinéma-maison, de chaise berçante ou de divulgâchage (soit en français tel qu’on le cause en France : smartphone, shopping, t-shirt, interview, camping-car, drive-in, week-end, parking, home cinema, rocking chair et spoil) ; en revanche il émaillera ses phrases de c’est le fun, c’est fucké, oh boy, il dira catcher, grounder, flusher, ouatcher, pleuguer, reusher, scorer, settler et son contraire déssettler, fitter et même dans le meilleur des cas matcher, tchécker, booker, canceller, focusser, dealer, frencher (il s’agit de rouler une pelle), il parlera de shifts, de spots, de lifts, de dates, de jokes, de tounes, de peanuts, de party, de graduation, de tough, de rough, de cute, de chum, de lunch, de plasters, de bumpers, de balloune, de badluck, de clip (faux ami : c’est un trombone !), de fan (faux ami : c’est un ventilateur !), de canne (faux ami : c’est une boîte de conserve !), de shop (faux ami : c’est une usine ! on dit vente directe de la shop) et en partant il n’oubliera pas de laisser un tip à la serveuse. Sans compter les calques morphologiques : le Québécois prendra une marche (tandis que le Français ira se promener), tombera en amour (tandis que le Français tombera amoureux – la chute demeurant le solide invariant de notre espèce sentimentale), souhaitera « bon matin » ou « meilleure chance la prochaine fois » , dira « à date » ou « une couple de » , « rencontrera ses objectifs » faute de quoi il sera « dans le trouble » et il lui faudra « prendre une chance » … La vérité, c’est que les anglicismes chacun en a son lot (son batch). J’ai eu bien du mal (« de la misère » comme on dit icitte) à trouver un anglicisme commun aux deux côtés de l’Atlantique. J’en ai au moins noté un : « C’est cool ». Nous voilà frais. Anyway, ce sont les Québécois qui ont peur du Grand Remplacement (du français par l’anglais) donc ceci est aussi une question politique, finalement.
* Observation sociologique : Québec, terre de contrastes ! Qu’on en juge.
Nous avons d’abord passé une semaine à Montréal, métropole moderne et trépidante pleine de foules et de jeunesse, de culture, de festivals, d’offres de spectacles, de concerts et de cinéma… Ah, au rayon cinéma je glane en passant une formidable découverte, la série de films autobiographiques de Ricardo Trogi, quatre à ce jour : 1981, 1987, 1991 et le dernier 1995 qui vient à peine de sortir et qui est déjà mon préféré parce qu’en plus de me faire rire comme les précédents, il m’a beaucoup fait pleurer, et méditer, eh oui – quelle misère que cette autobio-fresque, en ce qui me concerne la plus marquante depuis Philippe Caubère, ne soit pas distribuée en France ! Le cinéma québécois est prodigieusement vivant, riche, varié, et ce qu’on en reçoit en France semble le fruit d’un quota limité à un film par an, généralement de Xavier Dolan ou de Denys Arcand, sauf cette année, c’était Simple comme Sylvain de Monia Chokri…
… Ensuite, total dépaysement au bord du Lac Saint-Jean, profonde cambrousse et nature sauvage (du moins si l’on s’éloigne un peu des autoroutes), sensibilité plus rustique quoique fort chaleureuse surtout à côté du barbecue. C’est en chemin entre les deux pays qu’on risque les coups de marteau.
Entouka (comme on dit icitte en guise de transition entre chaque phrase, alternativement à Féqueu, ce qui nous change des deux explétifs les plus courants dans la conversation française : Hédukou et Héhenfète), rassurons-nous, car dans les deux écosystèmes, celui des gratte-ciels et celui des maringouins, on n’est jamais très loin de la société de consommation et du Dollarama, que curieusement on prononce plutôt Dollorama, comme un chagrin sous-entendu, comme une mélancolie à demi-mots, comme un hommage à La Douleur du Dollar de Zoé Valdès.
Et à propos de douleur américaine, je mentionnerai pour terminer cette carte postale que l’un des événements majeurs de mon séjour aura été la lecture du roman L’Avortement de Richard Brautigan, auteur certes non canadien mais américain, même continent. J’en suis subjugué, ébloui, régalé. D’enthousiasme, je m’exclame in petto que, dans un monde parfait, on ne devrait confier l’écriture des romans qu’à des poètes, de la même manière et pour les mêmes raisons que dans un monde parfait on ne devrait confier la charge politique qu’à des gens de terrain. Plutôt qu’à des professionnels de faire-des-phrases.
Bien sûr, il y a le sujet du livre. Son titre, encore plus violent en version originale, The Abortion: An Historical Romance 1966. Un amour historique de 1966 publié en 1971, alors que l’avortement était illégal aux USA. Rappelons que dans ce pays, l’avortement a été protégé par la loi de 1973 à 2022. Ensuite, il est redevenu clandestin et mexicain, direction Tijuana. Heureusement que la lecture, quant à elle, n’a jamais cessé d’être légale.
Bien sûr il y a le sujet mais, comme toujours, encore plus importante il y a la façon. Confier l’écriture des romans aux poètes évite de se contenter de traiter le sujet, et permet de traiter, simultanément au sujet, bien des choses. De décrire simultanément à l’avortement la splendeur de son champ de bataille, le corps féminin et les façons de l’habiter quand on est une femme – par exemple. De décrire simultanément la violence du réel et la beauté du rêve – par autre exemple. Beauté du rêve : la bibliothèque qui joue un rôle central dans cette histoire est une idée de bibliothèque, un fantasme de bibliothèque, un rêve de bibliothèque, du genre farfelu mais dont on aimerait soudain qu’elle existe réellement. Du reste, entre temps elle s’est mise à exister réellement puisque la poésie n’est pas là que pour dire le beau mais aussi pour le prophétiser.
Si jamais, moi qui suis pourtant trop peu poète, j’étais ces jours-ci d’humeur à écrire un roman (sait-on ce que la vie nous réserve ?), je viendrais à l’instant, au bord du Lac Saint-Jean, de trouver l’épigraphe de celui-ci dans L’Avortement de Richard Brautigan.
Vu d’ici, la posture détachée et les leçons de dandy rance de Michel Houellebecq semblent ringardes, datées pour le moins. L’époque n’est plus propice à son hédonisme pornographique du bon côté du manche, à sa masculinité blessée et revancharde, à ses désaffections affectées, ni à sa girouette politique (qui se souvient de ses éloges successifs de Macron puis du Frexit ?) et son dernier livre pleurnichard était spécialement imbitable. Je l’aimais en auteur (et acteur) comique, sa mue en prophète premier degré est embarrassante. Alors, qui nous reste-t-il, comme écrivain capital, qui saurait transcender l’air du temps, dont on guetterait chaque nouveau roman pour avoir des nouvelles de la France ?
Virginie Despentes et son acuité épidermique. Virginie Despentes et sa colère intacte. Virginie Despentes, son angoisse et sa recherche, comme elle dit. Virgine Despentes et sa contemporanéité du mauvais côté du manche.
Je lis avec près de deux ans de retard son Cher Connard, peu importe le décalage horaire, il est sacrément d’actualité.
Roman épistolaire par mails, dès sa forme il ravira ceux qui comme moi ont toujours écrit et écrivent encore beaucoup de correspondance, ceux qui se méfient du téléphone, ceux qui jouent dans l’échange, ceux qui se dévoilent et cherchent à percer l’autre (avec son entier consentement) en sculptant des phrases, ceux qui d’ailleurs regrettent (l’avoueront-ils ? moi, oui) que l’outil ait changé, soit devenu numérique comme tant d’autres pans de nos vies, les privant de la connaissance sensuelle d’autrui via son écriture manuscrite.
Exceptées quelques interventions d’un troisième personnage qui relancent le jeu à intervalles réguliers, tout le roman se fonde sur le dialogue, écrit et par conséquent lent et différé, entre un homme et une femme : Oscar Jayack, écrivain ayant bu et déjà pissé son petit succès, baronnet du milieu littéraire emporté comme fétu dans la tempête #MeToo parce qu’il a harcelé une fille dix ans plus tôt, et Rebecca Latté, actrice quinquagénaire qui perd sa jeunesse mais pas sa superbe ni sa grande gueule. Oscar et Rebecca se sont connus dans leur bled natal et prolétaire lors de l’enfance, avant de monter à Paris loin l’un de l’autre. Ils renouent en commençant par se couvrir d’injures, puis vont plus loin dans le lien et la confidence.
Despentes écrit deux personnages à la première personne. Elle a su, et c’est déjà un geste politique, se placer dans la peau non seulement d’un autre, mais de deux, pour écrire y compris leurs malentendus, leurs méchancetés, leurs bêtises, leurs désarrois, leurs vulnérabilités, leurs mauvaises fois respectives (Je n’ai jamais dit ça !) autant que leurs errances de pure bonne foi, bref elle s’est glissée dans leurs deux styles.
Un style, c’est une voix. Or, quant au style de Rebecca, j’ai eu tout le long du livre, et pas seulement lors de phrases-clefs, de quasi-gimmicks tels J’en ai rien à foutre, une hallucination auditive : l’impression d’entendre la voix de Béatrice Dalle, sa gouaille et son accent, sa volonté et ses volutes (Béatrice Dalle est ma préférée actrice). Selon moi elle était forcément le modèle du personnage, transparent, littéral, cette actrice à contre-courant de tout y compris de sa propre popularité, moitié grenade dégoupillée moitié pitbull à punchlines, moitié destroy moitié fleur bleue contondante (j’ai toutefois douté à un moment donné : au détour d’une page, on apprend qu’une jeune fille a punaisé sur son mur ses trois sources d’inspiration féministe, Lydia Lunch, Béatrice Dalle et Rebecca Latté, ah, zut, il n’y a donc pas identité entre Rebecca et Béatrice, au temps pour moi, je n’avais pas fait assez preuve d’imagination)… De mon intuition découle que je n’ai pas été le moins du monde surpris de découvrir qu’entre temps était parue la version audio du roman, où le rôle de Rebecca est bel et bien tenu par la Dalle mais c’était joué d’avance, l’évidence en personne alors non merci, je n’ai pas besoin d’écouter pour vérifier puisque je me le suis déjà intégralement joué dans la tête.
Un petit extrait pour le plaisir du jeu : qui entendez-vous, vous autres ?
« On dit que la honte va avec la colère. C’est faux. Je n’ai jamais eu honte. J’ai envie de tuer les gens. C’est différent. […] Je n’ai pas eu honte d’être violée à quatorze ans. Je savais que le gros mec couché sur moi qui m’avait suivie dans la rue et qui faisait le double de mon poids était un connard. Je n’ai pas eu honte. Depuis j’ai vu des meufs qui m’ont expliqué que si, forcément, j’avais eu honte sauf que je ne me l’étais pas avoué. Je déteste qu’on m’explique ce que je dois ressentir. Je n’ai pas eu honte. Envie de le crever et la rage d’être trop faible pour pouvoir le faire physiquement, certainement. Mais honte ? Tu rêves ! C’est à lui d’avoir honte. Je le savais déjà quand ça m’est arrivé. [pp. 258-259]
Là où ce roman au titre oxymorique parfait est le plus beau, c’est lorsqu’il révèle enfin son vrai sujet, qui n’est ni le sevrage aux drogues (même s’il est est beaucoup question), ni les rapports hommes-femmes post #MeToo. Son vrai sujet, toute pudeur bue, est : la possibilité de l’amitié. Et même, de l’amitié la plus délicate qui soit, celle dont les cons prétendent qu’elle n’existe pas, l’amitié entre un homme et une femme.
L’amitié, celle-ci comme les autres, est-elle encore possible en nos temps de chacun-pour-soi sous toutes les formes, individualisme hérissé, consumérisme balkanisé et revendicatif, communautarisme ultralibéral, réseaux antisociaux, vanités en ligne et uber-clientélisme, hystérisation par fausses infos et complots, apocalypse imminente en zeitgeist, addictions chimiques et connectées, virus et confinements, braquages idéologiques, sans compter les vieilles lunes mises à jour en 2.0 telles la guerre, le patriarcat, le fascisme ou même la religion ?
Oui. Et encore heureux. C’est du boulot l’amitié, personne ne dira le contraire, c’est du boulot et c’est un risque, mais l’amitié est possible, y compris avec quelqu’un qu’on (qui nous) traite de connard, CQFD. Le temps long de l’amitié n’est pas celui du clic et quelle joie, en fin de compte, d’être le cher connard de quelqu’un si cher prévaut sur connard, c’est-à-dire si l’on est bien là ensemble, à l’horizontale de l’autre, yeux dans les yeux, sans domination – contrairement à l’amour lui-même qui souvent vise la fusion donc l’annexion. L’amitié est la connaissance qui passe par les affects, et parfois le contraire. Or comme La lecture est une amitié selon la formule de Proust, ainsi le lecteur se coule à son tour dans cet attachement sous ses yeux, il en prend de la graine.
Comment la décrire, l’amitié qui s’écrit ? Chercher ou à défaut construire un terrain commun par les phrases… prendre le temps d’aller au bout de la sienne et de relire celle d’en face… accorder à l’autre, grâce au délai de réponse, le temps de comprendre, de se comprendre, de nous comprendre… de se laisser subtilement changer par cette compréhension… faire en sorte que le dialogue ne soit pas la juxtaposition de deux monologues… en venir à la confidence qu’en temps normal on n’aurait faite qu’à soi-même, et ainsi découvrir l’autre comme un autre soi-même… ne pas rompre le lien au premier désaccord et accepter que le désaccord fait partie du lien… enfin se supporter, aux sens d’abord français ensuite anglais du verbe. Pour parvenir à ce petit miracle il suffit de s’écrire, en privé bien sûr (l’invective en public ne compte pas) sans jamais compter le nombre de signes, et de se lire, vraiment. Quel beau mot, correspondance.
Ci-dessous : Cher Connard brise le quatrième mur dans Hidden Knowledge, fresque de street art signée Jan Is De Man qu’on peut admirer Cours de la Libération à Grenoble.
Le Fond du Tiroir a été micro-éditeur, douze livres au compteur : il cause en connaissance. La micro-édition a mauvaise presse. Elle est perçue comme une activité dilettante, peu sérieuse, peu exigeante, peu ragoûtante, voire parasitaire (tâchez d’en discuter avec un libraire, pour voir) à la manière de la fausse monnaie qui porte atteinte à la vraie, de l’ivraie qui cache le bon grain. Il est du reste fort exact qu’on trouve dans la micro-édition des quantités décourageantes de drouille, de livres ni faits ni à faire, surtout à une époque qui, via notamment les kindle d’Amazon, laisse croire que tout le monde peut « faire un livre ». Mon point de vue est sensiblement distinct de la condescendance générale. Il est que, dans la micro-édition très exactement comme dans la grande édition, la vraie, la parisienne, voire dans toutes les activités créatives humaines, un même phénomène joue : la masse ensevelit les pépites. Les mauvais livres enterrent les bons, la fausse monnaie cache la vraie, l’ivraie nuit au bon grain etc. Parce que voilà : en réalité, éditer un livre, le micro-éditer, l’auto-éditer en artisan, comme on voudra, est un geste artistique, au même titre que l’écrire, c’est-à-dire une prise de risque. Risque de réussir ou d’échouer ; risque d’être bon ou mauvais, ou tout simplement médiocre et kindle ; risque d’être génial (personne n’est à l’abri) ou banal (personne, non plus). Ce geste/ce risque est toujours respectable même lorsque le résultat ne l’est pas. Ce préambule établi, je me trouve bien sûr ici devant vous pour parler des pépites géniales, et laissons la drouille là où elle est. Je reçois dans ma boîte aux lettres quelques aventures micro-éditoriales sensationnelles, que j’égrènerai ci-après.
II
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : L’Infundibuliforme d’Aston Verz.
Même si je me suis régalé de Gens de Dublin ou des Lettres de James à Dora… Même si je suis allé jusqu’à me frotter (transpirant d’abondance) à Ulysse… Je confesse n’avoir jamais lu Finnegans Wake, livre réputé le plus illisible de James Joyce qui, déjà, n’est pas l’auteur le plus facile du monde. Non seulement illisible mais, corolaire, livre intraduisible (Finnegans Wake a été non pas traduit mais adapté en français par des écrivains, c’est-à-dire des créateurs de langues eux-mêmes, Beckett, Soupault, etc.) et bien sûr inadaptable au cinéma. Tout cela n’intimide pas Aston Verz qui depuis des années (du moins pour autant que je sache ! en réalité ce peut être depuis des décennies ?) adapte Finnegans Wake en bande dessinée. Ou plutôt en graphitation, comme il l’écrit, puisque l’ouvrage naît à la mine de crayon. Régulièrement, il en publie une planche sur les rézos. Puis, planche après planche, lorsqu’il a bouclé un chapitre il l’imprime – or une telle compilation vient juste d’advenir, que l’on peut commander à l’auteur pour une somme dérisoire. Nous sommes bien en présence d’un maniaque passionné et patient, construisant une œuvre dont l’essence est très distincte des brouettes d’adaptations « digest » de romans en bandes dessinées, proliférant en librairie. C’est le contraire, même. Certes, que ce soit en feuilleton goutte-à-goutte ou en recueil fanzine, « on n’y comprend rien ». Sauf qu’on comprend l’essentiel, on comprend qu’il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose dans chaque planche, dans chaque dessin : une aventure graphique se joue sous nos yeux, de même que le texte de Joyce est une aventure langagière. Il suffit de dépasser l’abscons pour en saisir la pure joie, et ce n’est pas si difficile. Il semble que James Joyce a forgé cette fameuse locution anglaise désormais passée dans le langage courant français : « Work in progress ». Durant les 17 années de son écriture, c’est par ces trois mots qu’il désignait son roman avant que celui-ci ne trouve, au moment de sa publication, son titre définitif : Finnegans Wake. Work in progress : œuvre en progression, non finie, peut-être même infinie (on sait que les derniers mots du roman s’enchaînent avec les premiers comme une seule phrase prise dans une boucle de Moebius). C’est dire si Aston Verz n’est pas au bout de sa peine, et s’il ne parvient jamais au parachèvement ce sera tout de même parfait, puisque dès qu’il a terminé une partie il retouche tout le reste. D’ailleurs Infundibuliforme signifie « en forme d’entonnoir » : le couvre-chef des fous.
III
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : deux cahiers photographiques, La crise de la quarantaine et De coiff’hair par Michelle Dollmann.
Michelle Dollmann a été bien des choses, mais disons qu’elle est aujourd’hui photographe (on a pu la croiser ici, par exemple). Pour son bon plaisir et à ses dépens, elle autoédite (je ne suis même pas sûr qu’elle vende, peut-être offre-t-elle seulement) deux charmants albums de photos pince-sans-rire, qui ne paient pas de mine, qui ressemblent avec leurs coins arrondis aux cahiers de brouillon d’autrefois. Le premier, La crise de la quarantaine, n’est composé que de photogrammes extraits de films américains sous-titrés en français, et ainsi les images « parlent » comme dans un roman-photo. Sur chacune des doubles pages, un dialogue s’invente de toutes pièces entre, d’un côté, Woody Allen que nous voyons et entendons user de son légendaire bagout et de son sens de la vanne ; de l’autre, en vis-à-vis, une diva hollywoodienne anachronique (Lauren Bacall, Rita Hayworth, Ingrid Bergman et consœurs) lui répond, la plupart du temps pour le remettre à sa place. Cet art du montage/collage est ludique et burlesque. Mais sûrement qu’il dit quelque chose de profond sur l’Hollywood post-#metoo : on t’aime, Woody, mais maintenant ferme-la, laisse parler ces dames. Le second, De coiff’hair, concrétise ce que nous sommes nombreux à avoir rêvé de faire un jour : une compilation sociologique de témoignages visuels sur un phénomène urbain très massif et pourtant très énigmatique, l’épidémie d’enseignes de coiffeurs à base de calembours pleins de Tif, de Hair, et de Coiff. Chais pas Coiff’Hair, comme disait Anna Karina dans Pierrot le fou. Michelle a-t-elle fait un tour de France des salons de coiffure ? En tout cas, sans me vanter, la toute première vitrine photographiée, qui a l’honneur d’inaugurer son recueil est celle du coiffeur de mon village, L’art de pl’hair. Et au nom de toute la municipalité je la remercie de remettre ainsi mon village au centre de la coupe avec la raie au milieu.
IV
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : les éditions Pscht-Étanche, nom composé abracadabrant et sorte d’oxymore (le fluide jaillit/le fluide est contenu).
Sébastien Lumineau, dessinateur connu durant la première partie de sa carrière sous le pseudonyme d’Imius, a été publié par l’Association, Cornelius, les Requins Marteaux, Delcourt… Voilà que cette année il tombe à son tour dans la catégorie des auteurs-qui-deviennent-microéditeurs et inaugure sa structure de bon plaisir. C’est sous cette bannière bizarre qu’il bricolera en liberté quelques livres remarquables qui ne seront peut-être pas remarqués, que personne ne lui a réclamés, et qui ne seront distribués nulle part sinon sur les salons et sur son site. La première salve disponible, généreuse, éclectique dans ses formats, ses auteurs et ses manières, compte pas moins de cinq ouvrages :
– Pscht Étanche, comix éponyme qui compile des bandes dessinées de Lumineau parues notamment dans Le journal de Delphine et Marinette.
– ÉPÉ 00 : mini-livre gratuit qui explique l’origine du nom de l’enseigne. Aaaaaaaaah, d’accord, eh, ben, dis donc.
– ÉPÉ 01 (mon préféré) : Faux plafond premier livre publié de Bernard Thomas (ne pas confondre avec Thomas Bernhard – quoique). Formidable recueil de souvenirs d’enfance et de photos de famille qui n’ont rien du tout d’attendrissant ni de complaisant : on est plus proche de Pialat que du Petit Nicolas. Nous saisissent en vrac l’âpreté de l’enfance s’ajoutant à celle de la campagne, la relation crue des violences, méchancetés et mensonges des adultes, la transmission héréditaire des traumatismes, mais aussi, heureusement, un peu de joie et d’humour absurde. Il y est beaucoup question de la mort, puisqu’il n’y est question que de la vie. Fragment choisi (parmi les plus rigolos et non les plus trash) :
La nuit en colonie de vacances, nous communiquons avec les morts grâce à un verre Duralex et des lettres de Scrabble disposées en cercle. Nos doigts posés sur le verre nous invoquons l’esprit de Kurt Cobain ou d’Hitler. Curieusement, ils nous répondent toujours en français. Lors d’une séance nous avons même invoqué Satan et j’ai eu le bras pétrifié par le froid pendant deux jours malgré des massages répétés à la pommade Vicks Vaporub. Une fois, nous avons même demandé à Dieu où vont les gens après la mort. Le verre s’est arrêté successivement devant la lettre P, puis A, puis R, puis à nouveau A, puis encore P… Maintenant je sais que lorsqu’on meurt on va tous au parapluie.
– ÉPÉ 02 : Pousse la porte par Ronald Grandpey. Objet purement graphique est extrêmement élégant, bande dessinée muette et improvisée pensée comme une seule cavalcade. Un cheval galope de la première à la dernière page. On sent bien que pour l’auteur, travaillant par ailleurs dans l’animation, le mouvement est une fin en soi.
-ÉPÉ 03 : La berlue d’athée (quel merveilleux titre !) par Sébastien Lumineau lui-même, qui s’est tout de même réservé un espace personnel de création dans cette fournée inauguréegurale. Davantage écrit que dessiné, ce livre qu’on n’ose dire « d’actualité » retrace le chemin spirituel de son auteur, depuis la bigoterie dans laquelle il baignait enfant jusqu’à sa décision adolescente d’être athée, cohabitant avec une sensibilité mystique. Fragment choisi :
Le jour de ma confirmation, j’eus la révélation : je n’étais sans doute pas croyant. Sur les bancs de l’église, avant que le sacrement ne commence, je fis part de mes doutes à Nathalie [l’animatrice du catéchisme qui subit tant bien que mal ce groupes d’adolescents déconneurs], argumentant le fait que j’étais trop jeune pour décider, et surtout pour avoir sérieusement réfléchi à la question. Nathalie, fatiguée de mon comportement puéril et infernal tout au long de l’année, me cloua le bec d’un « C’est trop tard maintenant ».
Notons que le travail artisanal de l’édition, qui fait que le livre est assemblé à la main, permet quelques trouvailles graphiques : ici la page de titre est recouverte, pour ne pas dire emballée, par la page de couverture translucide mentionnant auteur et éditeur, ce qui fait que le titre n’est lisible qu’en transparence, comme une apparition surnaturelle.
V
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Il neige et Les eaux de Joseph Beaude, par l’Atelier typographique de l’Estey.
Vaille que vaille, avec exigence et opiniâtreté, l’ami Hervé Bougel poursuit son travail sur la terre, pratiquement sa mission, qui est de faire des livres – du moins lorsqu’il n’en écrit pas. Soulignons cette spécificité : ici micro-édition ne signifie pas auto-édition, puisque les livres signés Bougel paraissent ailleurs que chez Bougel (chez Jean-Louis Massot, à l’enseigne des Cahiers du Dessert de Lune qui auront été fondatrices pour lui, puis à la Table Ronde, au Réalgar, chez Buchet-Chastel… cf. plus bas, section VIII).
Lorsqu’il était grenoblois, Hervé a cultivé son pré#carré des décennies durant. À présent qu’il est bordelais, au bord d’un estey devenu Estey, il continue de créer avec ses outils typographiques, lentement mais sûrement, des écrins dignes de la voix des poètes. La dernière fois que les éditions de l’Estey m’avaient réjoui les yeux et les mains, c’était avec Le livre secret pour Youki de Robert Desnos, extraordinaire coffret-leporello. Les deux nouvelles plaquettes littéralement sorties de la presse sont des objets plus ordinaires, si tant est que ce mot eût ici la moindre pertinence : deux livres toutefois scellés à la cire et portant sur leur couverture le nom de Joseph Beaude (1933-2015). L’un des deux réédite un texte paru autrefois au pré#carré, d’ailleurs en incipit je mentionnais l’opiniâtreté comme l’une des qualités essentielles d’Hervé.
Simple, limpide et pur comme un paysage blanc, ancré dans le monde comme un haïku, Il neige s’ouvre ainsi :
Vient un jour où les images n’infectent plus la langue on peut dire il neige quand il neige
Et ensuite, eh ben, ça va mieux. On lève la tête hors des mots, ils nous ont rendu plus fort, on regarde par la fenêtre, la neige peut venir, même en juin. Chaque aventure typographique de l’Estey réclame plusieurs mois de travail. Guettons la prochaine : L’album de Poil de Carotte de Jules Renard.
VI
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Aristée de Vincent Vanoli, ed. l’Apocalypse.
Par principe, par fidélité, avant tout par plaisir, j’achète systématiquement tout ce que JC Menu façonne dans sa micro-structure, l’Apocalypse. Qui a une histoire singulière et revient de loin. En 2011, en délicatesse avec l’Association, son historique terrain de jeu, l’héroïque et intrépide Menu fonde sa propre maison, l’Apocalypse (soit un tout petit peu devant « l’Association » selon l’ordre alphabétique…) avec la ferme intention de publier là quantité de beaux livres (et même de disques vinyle), faits de mots et de dessins – la définition est lâche mais l’exigence extrême. Éblouissantes rééditions ou époustouflantes nouveautés : Topor, Nadja, Delfeil de Ton (Menu est déterminé à compiler l’intégralité de ses Lundis parus dans l’Obs, rien que ça, une dizaine de volumes au moins), Geneviève Castrée (morte prématurément peu après), Rachel Deville, Willem, Thomas Ott… De la joie pour les yeux, pour l’esprit et pour les mains. Las ! Après deux années au rythme stakhanoviste (15 parutions), Menu a mangé la grenouille ainsi que son chapeau. Tout le monde, lui le premier, pensait que c’en était fini à jamais de l’Apocalypse. Pourtant, après huit ans de hiatus il relance l’affaire en 2022, de façon plus modeste et prudente (en tout cas du point de vue économique – pas esthétique), publiant ses livres au compte-goutte, et chaque goutte compte. Il a eu la bonne fortune de recevoir un prix spécial du jury au dernier Angoulême pour Hanbok de Sophie Darcq, ce qui lui a assuré une certaine visibilité et a conforté son programme à venir (dont un livre signé JC Menu himself prévu à l’automne). En attendant, sa dernière livraison en date est l’extraordinaire Aristée de Vincent Vanoli. Vanoli est un auteur-raconteur, qui jusque là fuyait le « beau dessin pour le beau dessin » et ne faisait des livres que lorsqu’il avait une histoire à retranscrire (pour ma part celles qui m’ont le plus touché étaient les plus autobiographiques, et cependant oniriques – Objets trouvés, Le passage aux escaliers, etc.). Au contraire, cet Aristée né durant le confinement comme tant de projets improvisés qu’on n’a pas vu venir, s’est d’abord voulu suite d’images, sans texte et sans narration, chacune renfermant un monde et un récit. Ce n’est qu’assemblés dans un élégant volume à l’italienne toilé (imprimé chez les Deux-Ponts, s’il vous plaît) que ces 80 dessins charbonneux, à raison d’un seul par page, chacun étant une fin en soi et un concentré de poésie, tissent les errances d’un géant sans ombre, ses allers-retours de la campagne à la ville, silhouette qui enjambe les routes, les monts, les pylônes, les hommes, leurs agissements et leurs agitations. Il s’extrait du paysage pour s’y fondre quelques instants plus tard. Sa présence fugace et fantomatique, peut-être bienveillante, est-elle la réincarnation littérale de l’Aristée grec, dieu rustique et humble ? Ou bien est-il un simple (?) esprit de la nature, témoin qui ne fait que passer puisqu’il est déjà partout mais restera plus grand que nous ? Conseil d’écoute : I used to walk like a giant on the land de Neil Young.
VII
(mais est-on vraiment encore « micro-édition » lorsqu’on vise la distribution en kiosque ?)
Avant Charlie Hebdo existait Charlie Mensuel. Le mensuel, moins politique et plus artistique que l’hebdo, a vécu de 1969 à 1986, successivement dirigé par Delfeil de Ton, Wolinski, Willem et Mandryka. Il était un irremplaçable laboratoire pour le renouveau de la bande dessinée. À titre personnel je peux témoigner que, préado, je feuilletais les exemplaires que laissait traîner mon tonton et que le rouge me montait aux joues en admirant les pages de Crepax, Pichard ou Barbe. Les autres pages me faisaient marrer, ou réfléchir, ou les deux à la fois (Mafalda). C’est là-dedans, également, que j’ai lu du Jean-Patrick Manchette pour la première fois, mais je n’en savais rien. Or voilà qu’est annoncée pour septembre la sortie en kiosque d’une revue de bande dessinée de création qui reprend et féminise le flambeau : Charlotte mensuel, truffée de grands auteurs d’aujourd’hui et d’hier (Chris Ware, premier nom de la liste, a suffit pour que je m’abonne sans plus tergiverser), sous la direction de l’écrivain et critique Vincent Bernière – qui tenait la chronique bande dessinée de Beaux Arts. L’événement est important et rare (c’est simple : ce n’était plus arrivé depuis À suivre selon eux / plutôt depuis Franky et Nicole selon moi, mais peu importe, les deux organes ont succombé), et constitue une grosse prise de risque étant donné l’état général de la presse. Voici le lien pour soutenir ces intrépides dès maintenant en souscription. Il est à noter que si la collecte atteint 35 000 euros, tous les abonnés recevront en poster l’excellente illustration ci-dessus, signée de ce pauvre bâtard de Joe Matt (prématurément disparu en septembre 2023), qui ne peut que toucher au cœur nombre de personnes dans mon genre, ayant du mal à se retenir d’accumuler compulsivement livres et revues.
VIII
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Métaphysique d’Hervé Bougel, Bruno Guattari Éditeur
Je n’ai pas bien dormi, cette nuit [30 juin 2024 : premier tour des élections législatives avec score record de l’extrême-droite]. Je me retournais dans mon lit yeux ouverts, essentiellement occupé à résister à la tentation de me relever pour consulter de nouveau les résultats en lumière bleue, on ne sait pas, si jamais, la cartographie couleur étron frais, département par département. Sans que cela fasse vraiment diversion, je me consacrais aussi à énumérer intérieurement les amis qui, désormais, pour une raison ou pour une autre, chacun la sienne mais toujours la même au fond, ne se sentiront plus les bienvenus dans ce pays. Il ne seront plus TOLÉRÉS. Quelques uns me lisent, ils se reconnaîtront. Leur sentiment ne me sera pas étranger. Et puis aujourd’hui, j’ai marché dans la nature, j’ai arpenté les chemins, j’ai mis mon nez dans ce qui pousse. Tout pousse, et quelle joie de le vérifier avec les yeux le nez les oreilles et la peau, alors ça va, tout poussera dans les péripéties. Les figuiers délivreront leurs figues, les poiriers délivreront leurs poires, les ruisseaux délivreront leurs eaux, les chattes délivreront leurs chatons, les petits éditeurs de poésie délivreront leurs plaquettes d’oxygène, et aussi longtemps qu’on délivrera en choeur, ma foi on sera délivré, tant bien que mal. Hervé m’adresse son dernier recueil de poésie, dont, je l’avoue, le titre ne me disait rien qui vaille. Pourquoi Métaphysique alors que ce que j’aime dans son écriture est profondément physique, du genre que l’on vérifie avec les yeux le nez les oreilles et la peau ? Il m’a fallu lire pour comprendre, et peut-être que le climat politique m’a aidé, mais oui, en fin de recueil tout était devenu clair : « métaphysique » au sens où nous sommes vivants, par conséquent nous sommes mortels, et réciproquement. C’est tout simple au fond la « métaphysique », pas si intimidant. « Métaphysique » comme l’est l’un des plus beaux proverbes (et monovocalisme en e) de Perec, qui eût pu servir ici d’exergue : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ». La figues et les poires, les ruisseaux et les chats, la poésie physique et métaphysique, le pas de côté pour mieux voir, et la force de vie qui surgit toujours : merci.
« Nous sommes là Et nous rêvons À la fragilité De notre temps Immuable Ce qui de nous Pousse en terre Rejoint la cime Et se mange Les yeux oubliés La pensée belle Des nuées Un parfum Proposé au vent Le coeur ignoré Comme si le monde fleurissant Pensait aussi à nous » (p. 39)
IX (9e et dernier épisode – j’avais bien quelques idées supplémentaires d’exploration des papiers empilés sur ma table de chevet, au train où vont les piles je pourrais ne jamais cesser mais baste, je ne suis plus d’humeur, pour le temps présent j’ai perdu l’envie de présenter mes papiers)
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : La Civette, Bruno Heitz, éditions On Verra Bien.
Yann continue de mener son frêle esquif à l’abri des vents et tempêtes, en publiant discrètement un ou deux livres par an, soigneusement sélectionné(s) et peaufiné(s). Sans toutefois dédaigner les inédits, On Verra Bien s’est fait une spécialité de la réédition, ou carrément de la résurrection, de romans oubliés du milieu du XXe siècle. On lui doit notamment d’avoir (re-)découvert des voix aussi singulières et gouleyantes, âpres ou poétiques, que celles de Ernest Pérochon (Les Hommes frénétiques, stupéfiant roman de SF écrit en 1925), Georges Magnane, Christian Bachelin ou JMA Paroutaud.
La dernière parution en date d’On Verra bien sonne pareillement « vintage »… sauf qu’il s’agit d’une authentique nouveauté, et même d’un premier roman. Certes, son auteur est loin d’être un perdreau de l’année : Bruno Heitz a signé son premier livre il y a 45 ans, et il est devenu entre temps l’une des superstars de la bande dessinée et du livre pour enfants. Ayant franchi l’âge de la retraite (y compris selon les récents critères macronistes) voilà qu’il écrit pour la première fois un livre sans images. Sans images mais pas sans imaginaire : le lecteur reconnaît en quelques pages l’univers rural et drolatique, quotidien et absurde, à la frontière de la chronique populaire et du polar, qu’Heitz a déployé notamment dans ses séries Un privé à la cambrousse ou Les dessous de Saint-Saturnin, ou bien dans J’ai pas tué de Gaulle mais ça a bien failli et ses déclinaisons.
Ici je glisse une confidence : à l’époque où je fréquentais le milieu de la littérature jeunesse, je croisais parfois Bruno Heitz puisque, à la fois immensément talentueux et immensément sympathique, il était d’à peu près tous les salons. Or souvent je me débrouillais pour me retrouver assis à la même table que lui, assuré ainsi de finir le repas en pleurant de rire et en me tenant les côtes. Car, avant même de toucher un outil, qu’il soit crayon ou stylo, Bruno est un conteur exceptionnel, qui en a toujours une bonne à raconter, puisant dans ses souvenirs ou les inventant au fur et à mesure. Il incarne chaque personnage, il fait même les voix et on ne se lasse pas de son petit théâtre, bonhomme et pourtant vachard, tendre mais sans concession, empathique quoique malicieux, pittoresque mais pas caricatural : profondément humain, donc marrant et brutal, en même temps.
C’était ce même régal que j’espérais de sa Civette. Je ne suis point déçu. Nous voici à Villeneuve-les-Granges, bled imaginaire mais facile à situer sur une carte en triangulant les indices disséminés : Chalon-sur-Saône est la ville la plus proche ; Lyon, une cité lointaine quasi-mythique, lieu de débauche et d’administration ; et l’un des deux bistros de Villeneuve s’appelle « Café de Paris » puisqu’il est placé dans une rue qui, sans doute, mène à la capitale, mais cette idée-là est une pure abstraction.
L’époque n’est pas précisée non plus mais là encore les indices sont suffisants pour inspirer au lecteur une approximation fiable : de Gaulle est encore président. Parmi les innombrables marqueurs temporels émaillant ce qu’il faut bien appeler un roman historique, voici une notation sur les voitures, remarquable de pertinence sociologique mais aussi d’acuité esthétique, morceau choisi qui permettra de goûter l’expressivité de Bruno Heitz et le sel de ses images (on précisera à toutes fins utiles que, selon Wikipedia, Citroën a produit en série l’Ami6 de 1961 à 1969) :
Il n’était pas très populaire, [le nouveau docteur]. Rien que sa voiture, déjà : une originalité, cette nouvelle Citroën, la 3CV qu’on appelle aussi Ami6. Une drôle de bagnole qui fait un bruit de 2CV mais qui se donne des airs de grosse voiture avec des phares rectangulaires, un capot plongeant et une lunette arrière inversée. Une bizarrerie à Villeneuve, où on est plus habitué aux Juvaquatre et aux 2CV, ou même aux Rosalie d’avant-guerre, camionnettes pour la plupart. Cette voiture au style tarabiscoté, qui se dandine comme son aînée la deux pattes, ça fait sourire, comme on se moquerait d’un ouvrier portant un nœud papillon ou un chapeau melon pour aller au turbin. Mais ce qui a le plus intrigué, ce n’est pas la voiture, ni le collier de barbe du petit docteur. C’est son goût pour les cigarettes blondes. Dans ce village, on ne fume pas de ces tabacs qui sentent le miel. C’est une drôle d’idée, de fumer des blondes, une idée de citadin, d’acteur de cinéma… pour ne pas dire d’inverti.
Car oui, au fait, la fameuse Civette qui donne son titre au roman est la patronne du tabac, une veuve qui, comme tous les autres personnages, juge et ordonne le monde depuis son propre comptoir : elle sait qui fume ou non, et quelle sorte, du vieux gris, du Caporal de troupe, ou, exceptionnellement, des cigarettes blondes, pour les excentriques et les gens pas d’ici. Autour d’elle, grenouillent chacun à son tour et chapitre après chapitre, comme autant de trognes, le docteur adultère, le bistrotier morose et sa rivale la bistrotière accorte, l’amoureux éconduit, l’instit dépressif et sa remplaçante pète-sec dont personne ne sait qu’elle vit avec une femme, le correspondant local du journal quotidien qui passe pour un intellectuel puisqu’il utilise des locutions latines, le pharmacien sournois, la postière à qui il ne faut pas marcher sur les pieds, la cantinière revancharde, l’alcoolique qui a perdu son bébé… Chacune et chacun va jouer son rôle dans l’intrigue qui, bien sûr, de ressentiment en superstition, de complot de cambrousse en lettre anonyme, finira mal.
Tout ceci est délicieux. Mais l’anxiogène air du temps m’incitant à tirer de chaque événement, y compris de mon plaisir de lecture, un commentaire politique, je me dis, levant soudain les yeux pour aller voter, que ce conte cruel issu de notre passé n’est pas passéiste. Évoquer les périodes révolues, les périodes qui « résistaient au changement », en l’occurence cet âge prétendu d’or qu’étaient nos Trente Glorieuses, n’est pas réactionnaire, puisque non, décidément, ce n’était pas mieux avant. Tout a changé, sauf l’essentiel : les gens se détestaient déjà, se méprisaient ou s’ignoraient, se tuaient, les préjugés et les ragots dans les villages n’avaient pas besoin des réseaux sociaux pour faire de gros dégâts. Mais certains individus, rares, étaient (sont) admirables. Ceux qui font ce qu’ils peuvent.
Et voici le nouveau chapitre (le pénultième) du feuilleton le plus lent au Fond du Tiroir, à raison d’un épisode tous les quelques mois : je lis Le Dossier M de Grégoire Bouillier ! [La livraison précédente est ici.]
J’en suis au volume 5, à couverture jaune, sous-titré La Vie, rien que ça, et je suis obligé de constater que je lis de plus en plus lentement, comme si je voulais faire en sorte que Le Dossier M ne s’arrête jamais. Plus j’avance, plus je freine en lisant simultanément dix ou douze livres (qui, souvent, et c’est là que Bouillier est le plus fort, me font d’une manière ou d’une autre penser au Dossier M et comment pourrait-il en être autrement puisque tout est dans le Dossier M), le terme recule au fur et à mesure qu’il s’approche, l’éternité est jouable façon paradoxe de Zénon.
Ce volume cinq se situe dans la même stase que le précédent : il se déploie (se débat) toujours à contre-courant, dans le contrecoup du chagrin d’amour, peine à purger fixée pour une durée de dix ans, durant lequel le narrateur vit malgré tout, en ayant d’autres amours, comme l’écrit Flaubert dans l’Éducation Sentimentale. Les chapitres consacrés aux autres amours couvrent la première moitié du livre et cette abondance est une façon explicite d’affirmer que nos autres amours font partie de l’histoire de notre grand amour, ils sont des pièces ajoutées au dossier, en bonus ou par défaut. Prenons le sous-titre au sérieux : La Vie c’est peut-être cela, la somme de tous nos autres amours faute de l’amour.
Quoique souvent désopilante, d’ailleurs plus jamais je n’écouterai Foule sentimentale de Souchon sans que je enfin bref (et profitons de la cocasserie, la seconde moitié du livre sera moins drôle), l’énumération des autres amours revêt un aspect liste-de-conquêtes façon Mille e tre chez Don Giovanni, susceptible de valoir à l’auteur une accusation de misogynie. Ce qui serait une erreur : ainsi qu’il le précise p. 170, il attend la réciprocité, suprême gage d’aspiration à l’égalité des sexes, car l’autre est un sujet tout comme soi :
À propos de se mettre à la place de l’autre : j’aimerais avoir la version de toutes les femmes dont je parle. Ce qu’elles virent de moi et vécurent de leur côté. Comment et pourquoi. Car je n’eus jamais accès à leurs pensées. À ce qu’elles se racontaient en leur for, une fois rentrées chez elles ou même en ma présence. Oui, j’aimerais qu’une femme raconte ses « autres amours » comme je le fais moi-même. J’aimerais qu’elle en fasse un livre. Sans rien dissimuler. Sans en faire tout un plat mais sans rien minimiser non plus. En se tenant au plus près de son niveau individuel des choses. Au plus ras de ses pâquerettes. En se trouvant aussi formidable que les autres et aussi déplorable qu’eux. Aussi victime et bourreau que n’importe qui puisque nous sommes les deux et ne sommes donc ni l’un ni l’autre. C’est juste que, homme ou femme, nous sommes tous précipités dans l’immense Rastro de la vie et contraints de lutter pour notre propre survie. Chacun avec ses armes et ses faiblesses. Ses encombrants qui pèsent des tonnes. Ses rêves et ses démons. C’est aussi simple que ça. Aussi compliqué aussi, et qu’une femme raconte ce qu’il est pour elle sans oublier de se mettre dans le tableau (cela l’important), j’adorerais lire ça. C’est un appel que je lance. J’adorerais lire Le Dossier G écrit par M !
Bref, à nouveau, voici un livre qui donne envie de lire et d’écrire. La cinquième partie de l’oeuvre est dans la lignée des quatre précédents : prodigieuse. Le monologue se poursuit, Bouillier vérifie régulièrement que son lecteur est toujours là (la dédicace de ce volume est À ceux qui ne lâchent rien), il pourrait bien parler de n’importe quoi (et de fait…), le spectacle est permanent.
Je n’ignore point que certains se lasseront en moins de 40 pages chrono. Je puis apporter le témoignage suivant : comme je conseillais Le Dossier M à certaine dame, puisque j’ai ces temps-ci tendance à le conseiller à tout le monde, à elle aussi pourquoi pas, elle m’a rétorqué : Non merci, j’ai essayé, j’ai eu l’impression d’être à côté de mon mari qui ne s’arrête plus de parler quand il a bu, j’ai refermé, je ne lis pas des romans pour me retrouver dans cette situation familière, tout au contraire. Il faut donc bien avoir conscience que cela ne marche pas pour tout le monde. Pour ma part, j’en suis à 2 500 pages, non seulement ne suis-je pas fatigué, je reste tendu comme un arc, sensible au suspense réel de ce flot (où est-ce que tout ceci va le/me mener ?), mais je suis à chaque page ébloui par l’ambition perpétuellement renouvelée de cette œuvre-cathédrale, où je me régale de chacune des digressions comme d’autant de vitraux, rosace, statues, tableaux, bas-reliefs, autels, chapelles, pinacles, cryptes aussi, et même reliquaires, portails, arcs, voussures, bizarreries architecturales planquées dans l’ombre, sans compter les sons, bruits de pas, tuyaux d’orgues, résonances en chaire (et en os), jusques et y compris l’écho de ma propre voix.
Car le narrateur du Dossier M, Grégoire Bouillier sous toutes ses coutures, a beau être profondément idiosyncratique dans sa logorrhée qui décourage les uns et enchante les autres, il est suffisamment universel pour que chacun soit invité par empathie à s’identifier, ainsi que font tous les grands protagonistes de la littérature, y compris la littérature autobiographique depuis le protagoniste nommé Jean-Jacques dans les Confessions (1). Grégoire n’hésitant pas plus que Jean-Jacques à se montrer antipathique, chaque lecteur ne s’identifiera pas au même chapitre. Mais quant à moi, par exemple, je m’identifie direct à la page 138 du présent tome, paraphrase rousseauiste où justement il aborde la différence entre lui-auteur et lui-personnage :
« Tu piges ? » Je pigeais d’autant mieux que, pour ma part, je ne dis jamais que je suis écrivain. Cela me gêne. Ce serait pure posture. Faire le jeu social. Alimenter le mythe et les malentendus. Si je suis un écrivain c’est lorsque j’écris et uniquement lorsque j’écris. Je deviens alors quelqu’un d’autre. J’entre dans une temporalité infinie. Je le sens. J’ai tout le temps chaud. C’est à la fois mental et physique. Ici le mystère de l’écriture. Hormis cela, je ne suis pas un écrivain. Quand je chie, je ne suis pas un écrivain. Quand je parle de mes livres dans un micro, je ne suis pas l’écrivain qui les a écrits. Prétendre le contraire serait débile. Ce serait indécent louche ! Ce serait m’inventer un personnage. C’est comme les bouchers : s’ils peuvent conduire jour après jour les bêtes à l’abattoir, c’est parce qu’ils jouent leur rôle de boucher. Sinon, ils ne pourraient pas. Pas dans ces conditions. Cela les affecterait. S’inventer un personnage revient toujours à se défaire de son humanité. Voici qu’on ne se sent plus personnellement responsable de ce qu’on fait puisqu’on obéit à une fonction qui fait de nous sa dérivée. C’est comme endosser un uniforme garantissant l’impunité et celui d’artiste ne vaut pas mieux que les autres. Je déteste les uniformes et je ne veux pas sacrifier mon humanité à la Littérature ou à n’importe quoi d’autre affublé d’une majuscule. C’est comme ça qu’on devient inhumain. Tout ce que je peux dire, c’est que je suis un type comme tout le monde qui écrit des livres pas comme les autres. À tout le moins j’essaie. Comme tout le monde, je possède ma propre singularité. Elle seule m’assure que j’existe. Elle seule mérite d’être cultivée pour ce qu’elle est.
D’autres amours, d’autres amis aussi. Bouillier parle très bien de nos innombrables façons de passer le temps, de gré ou de force, et je saisis au vol ce chapitre (p. 315) sur l’addiction aux séries américaines qui occupent et dans le meilleur des cas libèrent nos vies comme une armée occupe et dans le meilleur des cas libère un territoire :
Depuis M, c’est dingue comme je me suis fait énormément de nouveaux amis et pourquoi m’en trouver d’autres ? Je n’ai pas besoin de davantage d’amis. Mes nouveaux amis me suffisent. Ils me comblent. Ce sont eux qui viennent à moi, eux qui me veulent comme ami et ils sont bien les seuls aujourd’hui [(…)] Ils sont le même remède à la solitude et au désarroi. [Ils] occupent pareillement tout mon temps libre. Ils font travailler mon imagination. Avec eux, le temps passe à toute allure. Il est toujours bien rempli. Il est plein comme un œuf. Sur leur rythme je me cale. Grâce à eux, je voyage dans l’espace et le temps. J’échappe à la durée d’ici, qui n’est pas une durée, qui n’est rien, qui n’a aucune consistance, ni lenteur ni vitesse, ni rien.
S’ensuit une interminable énumération (puisque Bouillier avoue ailleurs qu’un autre effet secondaire de son histoire de M est son goût compulsif pour les énumérations) de ses nouveaux amis, les personnages de séries américaines, et particulièrement un éloge sur quatre ou cinq pages de Treme, série ni plus ni moins susceptible de le (de se) réconcilier avec le genre humain (série dont je parlais ici, justement par comparaison avec un film qui faisait détester le genre humain).
Oh, comme je m’y retrouve, encore une fois.
Une nouveauté, toutefois : à l’occasion de ce volume-ci, j’ai écrit à l’auteur. Oh, j’aurais eu envie depuis à peu près le début, depuis d’innombrables recoins de la cathédrale, ruisselants de lumière ou cachés dans l’obscurité, mais je suis passé à l’acte en début de tome 5, à la faveur de Lino Ventura. Qu’est-ce que vous croyez, puisqu’il y a tout, dans Le Dossier M tome 5, puisque tout fait vie, puisqu’il y a du Kafka et du Günther Anders, du cafard et de l’intelligence artificielle, les effets du Viagra et ceux de la lâcheté professionnelle au bureau, du BDSM et un choral de Bach, des tests HIV et des gueules de bois, le flipper Spirit of ’76 de Gottlieb (« Il s’agissait d’éviter la chute dans le trou et, sous des dehors clinquants, ce jeu recelait une vraie métaphysique de l’existence« ) et une grille de mots croisés, la Vue de Tolède sous l’orage du Greco où le ciel domine le paysage et le drame et au contraire le Pont de Maincy de Cezanne qui a révolutionné l’art moderne parce qu’il a entièrement obturé le ciel… il y a aussi et comment s’en étonner Lino Ventura. Plus précisément, il y a une incise longue comme un chorus où Bouillier nie, conteste, réfute, une scène de L’Armée des ombres de Jean-Pierre Melville, où Ventura, alias Gerbier, échappe à une mort certaine, en courant dans un tunnel qui est une métaphore, une cosa mentale. J’ai écarquillé les yeux en lisant ce chapitre, et me suis décidé à lui répondre :
Bonjour Grégoire Bouillier Je lis votre Dossier M avec des délices variés et profonds. Je suis époustouflé mais très lentement. J’ai commencé le tome 1, rouge, il y a bientôt deux ans, et je viens d’attaquer le tome 5, jaune. Je suppose que j’aurai terminé l’ensemble courant 2024. Or cette longue durée crée des effets spécifiques, je suis amené à créer sans cesse des liens avec nombre d’autres livres que je lis ou films que je vois (etc.), comme si votre « histoire de M » repeignait le paysage. Ce genre de connexions élargissent encore le champ de votre livre pourtant déjà opulent. (…) Ainsi, le volume 5 s’ouvre sur L’armée des ombres (film de Melville sorti en 1969, année de ma naissance et de la première course autour du monde en solitaire qui occasionne un développement de quelques 200 pages dans le volume 4, je ne l’ai pas oublié) et sur sa terrible scène du tunnel. Sapristi et coïncidence : il se trouve que j’ai revu ce film le mois dernier, pour la première fois depuis l’enfance, il y a une quarantaine d’années. Je n’avais d’ailleurs pas compris grand chose lors de ma première vision, mais il m’en était resté beaucoup d’images, notamment le visage de Paul Meurisse sortant de l’ombre. Le revoir aujourd’hui et à mon âge fait que je crée d’autres liens. Lors de la fameuse scène du tunnel, j’ai cru voir tout à fait autre chose que ce que je voyais. Ventura se met à courir, se fait mitrailler, et s’interrompt face à un nuage de fumée noire, une corde miraculeuse tombe du ciel, il se hisse aisément, saisit une main, se fait recueillir par ses amis et s’enfuit avec eux en voiture vers des jours meilleurs. Cette scène est tellement invraisemblable, deus ex-machina rocambolesque et abracadabrant, correspondant tellement plus à une rêverie consolatrice qu’à la cruelle réalité, que je n’y ai pas cru. Ce que j’ai cru voir, c’était la fin de Brazil de Terry Gilliam : le héros (Jonathan Pryce), sur le point d’être torturé et mis à mort, est brusquement sauvé par des membres de la Résistance (Robert de Niro) qui font tout exploser, le libèrent et l’emportent en voiture vers un lieu sûr, grâce à leur héroïque secours il s’enfuit, rejoint sa bien aimée dans le camion de celle-ci et tous deux quittent la ville pour couler enfin des jours heureux loin du malheur. Puis, juste avant la fin, le film revient sur la situation précédente du héros qui n’a, en réalité, jamais quitté sa chaise de torture, son coeur a lâché, il est mort, et toute cette dernière séquence n’était que l’ultime giclée de réconfort que lui accordait son cerveau avant la mort. Ainsi j’ai cru que l’Armée des ombres me faisait le même coup que Brazil sorti 16 ans après lui, plagiat ou remake par anticipation, je m’attendais à ce que ce faux happy end se termine mal et cyniquement, façon « tout ça c’était dans sa tête » d’autant plus que par une erreur d’appréciation visuelle dont je faisais une preuve irréfutable de mon interprétation, j’ai cru reconnaître « Félix » dans la personne qui tend la main à Ventura, « Félix » dont on sait qu’il est mort il y a déjà plusieurs scènes (un peu plus tard j’ai fini par admettre, à la faveur d’un gros plan, qu’il s’agissait non de « Félix » mais d’un autre personnage, « le bison » ). Pendant quelques minutes, j’ai été persuadé de voir une scène imaginaire inventée par les derniers soubresauts du cerveau de Gerbier à l’agonie. Puis, comme l’histoire se poursuivait, j’ai eu des doutes pendant les minutes suivantes, des hésitations, enfin quand j’ai vu que le film partait ailleurs j’ai définitivement évacué ma théorie stupide de plagiat par anticipation et je n’en ai parlé à personne de peur de me couvrir de ridicule. Et puis voilà, coup de théâtre : j’attaque le Dossier jaune, tome 5, et vous venez me confirmer que c’est moi qui avais raison, pas le film ! Merci énormément pour cela, et bravo pour tout le reste, Fabrice Vigne
Grégoire Bouillier m’a répondu. Les auteurs qui prennent la peine de prolonger (l’effet de) leur livre en répondant au courrier de leurs fans sont admirables pour plus d’une raison.
Cher Fabrice, Merci de votre message, merci beaucoup ! C’est « drôle » ces coïncidences. (…) Concernant L’Armée des ombres, je suis heureux que, vous aussi, ayez d’emblée perçu à quel point la scène du tunnel est improbable, à quel point il y a quelque chose d’anormal dans cette scène (même si je crois me souvenir que dans son livre, Kessel raconte que cette évasion eut réellement lieu). En tout cas, elle est filmée comme une « intervention divine » (deus ex machina) et je ne crois pas m’être trompé en disant que cette évasion, Melville la filme comme une « élévation » au sens chrétien du terme, c’est-à-dire que Gerbier est mort dans le tunnel. Tout est dans le zoom… 🙂 Bref. Merci vraiment d’avoir partagé avec moi les ramifications que mon livre a tissées avec vous. Que la littérature s’invite dans nos vies, que demander de plus ? Très amicalement. Grégoire Bouillier (avec Bmore et Penny)
Rendez-vous au sixième et dernier tome. Mais je vais sans doute prendre tout mon temps.
(1) – On ne le sait que trop : c’est la faute à Rousseau. Saisissons à pleines mains l’occasion de citer encore une fois (je le faisais déjà il y a quinze ans) ce texte fondateur de l’écriture de soi, l’incipit des Confessions de Jean-Jacques Rousseau (1782), et prenons-en encore de la graine :
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu. Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été ; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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