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Faut-il censurer les mauvais livres ?

15/11/2024 Aucun commentaire

La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J’accuse la censure.
Lettre de Victor Hugo
à son excellence le Ministre de l’Intérieur,
3 janvier 1830.
Hugo n’a pas 28 ans et s’indigne de la censure d’Hernani.

Je suis viscéralement hostile à la censure des livres. Dès qu’un livre est foudroyé ou ne serait-ce que menacé par la censure, que celle-ci émane de l’État ou de quelque lobby, dès qu’il est condamné par la justice ou par la voix du peuple numérisée ou non, c’est plus fort que moi, j’en fais une affaire personnelle : je veux le lire, s’il le faut je veux le posséder comme si ma vie en dépendait, puisque la vie de ce livre en dépend.

Vive l’Enfer : c’est ainsi que compulsivement j’accumule, éparpillés dans ma bibliothèque, évidemment les Versets sataniques de Rushdie, La Question d’Henri Alleg, Le Con d’Irène d’Aragon, Suicide mode d’emploi de Guillon et Le Bonniec, les pamphlets de Céline, les premiers livres de Jean Genet, des volumes de Sade édités par Pauvert, Hitler=SS de Vuillemin et Gourio, Bien trop petit de Manu Causse…
Sans parler des exemples classiques aujourd’hui risibles où la vilaine Anastasie s’est ridiculisée pour l’éternité : Madame Bovary, J’irai cracher sur vos tombes, Les Fleurs du mal, Lolita, La Ferme des animaux, Les Damnés de la terre, Lourdes, lentes, Eden Eden Eden, Le Deuxième sexe, Le Maître et Marguerite

J’ai même quelque part sur un rayonnage un exemplaire de Mein Kampf, et les joues encore rouges du souvenir de ce jour où je l’ai acquis : j’étais étudiant en histoire et je trouvais normal de lire ce texte si plein d’effet dans le XXe siècle, mais la vendeuse me regardait comme si j’étais personnellement complice de crimes de guerre. Quel malentendu.

Je trouvais et je trouve capital, essentiel, suprêmement important que les livres soient disponibles : il faut ne rien effacer, afin qu’on puisse juger sur pièce. Même les ignobles journaux intimes de Gabriel Matzneff, petites dégueulasseries, confessions littéralement criminelles en plus d’être autosatisfaites, j’ai ressenti un léger malaise à la nouvelle de leur suspension de vente (je ne suis pas allé jusqu’à les acheter).

Et voilà que tombe l’affaire Spirou et la gorgone bleue, album écrit par Yann, dessiné par Dany. Alias Yann Le Pennetier (1954-) et Daniel Henrotin (1943-), qui ont en commun de signer sous leurs seuls prénoms réduits à quatre lettres.

Sorti en septembre 2023, ce livre ne fait parler de lui qu’un peu plus d’un an plus tard : une polémique est lancée sur Tik-Tok, l’accusant de racisme. Le bad buzz s’emballe, c’est-à-dire le lynchage en réseau, les invectives sont relayées mille et mille fois (dont celle d’un graphiste twittant « Je peux savoir qui a validé le dernier Spirou chez @EditionsDupuis ? La carte d’adhérent au RN est fournie avec la BD ? »), car on lit les réseaux davantage que le livre – comme d’hab. Les éditions Dupuis, ayant entendu le choeur des indignations, annoncent toujours sur les réseaux le 31 octobre dernier retirer l’album de la vente, et présentent leurs excuses, se disant « profondément désolées si cet album a pu choquer et blesser » .

Évidemment, je me précipite. Où est-il, ce bouquin ? Je l’emprunte en médiathèque. Toujours le même réflexe vital, juger sur pièces avant que les pièces ne disparaissent.

Eh, bien… Je trouve scandaleux de cancéler ce livre pour cause de caricatures racistes. Il faudrait plutôt, à la rigueur, le cancéler parce que c’est très mauvais ! (Et dans la foulée, interdire une bonne fois pour toutes la moindre velléité de reprise d’anciens personnages dans des franchises sans fin, sauf bien sûr le Spirou d’Émile Bravo qui est génial – oui, car outre mon inextinguible pulsion à sauver les oeuvres censurés, j’ai aussi un côté petit dictateur qui sait mieux que tout le monde ce qui est génial et ce qui est nul et qui voudrait virer toute la drouille, ah on ne s’ennuie jamais à l’intérieur de moi, y a du débat.)

Mais revenons à la Gorgone bleue. La caricature des Noirs y est très anecdotique (et dire que Tintin au Congo circule toujours sans être inquiété…), certes déplaisante, conventionnelle et datée (grosses lèvres et gros nez) mais pas spécialement plus choquante que la caricature des autres personnages – galerie de pantins. Tandis que c’est l’album dans sa globalité qui est hors de son temps : lourdingue, mal fichu, laborieux, né obsolète, encombré de références et d’un humour de boomers dont on se demande qui il peut faire sourire.

Les auteurs tentent de plaquer notre époque et ses problématiques (l’éco-activisme, la malbouffe, la toute-puissance de la finance industrielle agro-alimentaire incarnée par un type à tête de Trump… Okay, mais bon sang, la nocivité de la manipulation publicitaire était dénoncée par Franquin dès 1961 dans Z comme Zorglub de façon tellement plus subversive puisque les héros eux-mêmes y succombaient !), en utilisant pour cela des personnages archétypiques des années 50 (Spirou, Fantasio, Champignac, Seccotine)… Voire des années 70 puisqu’ils ressortent du chapeau à nostalgie un personnage oublié et oubliable, sans lien avec Spirou, l’agente spéciale Cloud Mac Kay, dessinée autrefois par Dany et qui était déjà un cliché en 1975. Détail révélateur : sur la couverture, son visage est caché par ses cheveux, on ne voit que ses seins.

Champignac invente un Viagra à base de champignons, Seccotine se révèle lesbienne (oh mais on s’en doutait : elle est depuis toujours en compétition avec le couple d’hommes à l’amitié homo-hérotique Spirou et Fantasio), Spip mordille des mollets en avertissant qu’il aurait pu s’en prendre aux noisettes… Bon bon bon.

Yann se montre encore un tout petit peu à la hauteur lorsqu’il fait ce qu’il sait faire (de la fiction roccambolesque aux dialogues relevés, à partir d’une documentation solide, en l’occurrence le « 7e continent en plastique », il a bossé ses dossiers, c’est indéniable). Dany est le moins supportable du duo. Égrillard et « gaulois » (depuis 25 ans il gagne sa vie avec des pénibles recueils de blagues érotiques comme il s’en colporte entre éviers et latrines à l’heure de la mise au baquet des repas une fois de plus ingurgités), il saisit toutes les occasions de dessiner des jeunes filles bien gaulées en bikini ou combinaison lycra hypermoulante, interchangeables et stéréotypées (toutes ont bouche pulpeuse, nez infime, yeux en amande). C’est son dessin qui rend l’ensemble nettement plus sexiste que raciste. Mais, plus que tout : sans intérêt, voilà. Le retrait de la vente n’est pas une injustice exorbitante. D’autant qu’il reste les médiathèques, CQFD. Je reste, du tréfonds de mon intimité, extrêmement vigilant et prompt à lire à tout prix ce qui est menacé de censure, mais on n’est pas non plus devant les Versets sataniques. Lit-on encore uniquement pour ce qu’il est ce beau roman foisonnant, baroque et onirique, au fait ?

Soeur yes soeur

29/08/2024 Aucun commentaire

Ma semaine de cinéma : deux films en salle. Le premier m’a diverti, le second m’a passionné.
Or le premier met en scène deux copains (deux mutants immortels : on sait qu’ils auront beau se taper dessus, ils ne mourront pas), adorant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière eux des bains de sang, aux prises avec un ennemi diabolique – une femme castratrice, naturellement, ficelle scénaristique grossière ; le second met en scène deux copines (une baronne de la drogue transgenre et son avocate) aux prises avec, non un homme diabolique, ce serait une ficelle scénaristique grossière, mais avec la masculinité toxique, cette entité archaïque qui passe d’une personne à l’autre, d’une génération à l’autre et même d’un genre à l’autre, qui aime tant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière elle des bains de sang.
De la comparaison entre les deux films se trouve renforcée mon intime conviction que la sororité est plus admirable que la fraternité.
Un blockbuster de super-héros Marvel/une comédie musicale d’auteur : peut-être que personne d’autre au monde n’aura pensé à mettre en miroir cette carpe et ce lapin, qu’y puis-je, je suis le roi de l’apophénie.

1) Deadpool & Wolverine (Shawn Levy, avec Ryan Reynolds et Hugh Jackman).

J’y ai pris je l’avoue un plaisir régressif, un peu comme quand je mange un hamburger.
Mais le lendemain, lorsqu’il faut digérer…
À la réflexion, après avoir dormi dessus, je trouve ce film complètement con. Sa faille la plus béante, c’est que le plaisant cynisme « 4e mur en miettes » de Deadpool, conjugué au principe du Multivers, fait qu’absolument plus rien de ce qui nous est donné à voir n’a de sens, d’importance, ni d’enjeu narratif. Tout ce qui se passe et peut se passer est « pour rire » : plus aucune perspective tragique n’est possible, puisque dès qu’un personnage meurt, ô comme c’est fastoche, on va chercher son double dans un univers parallèle.
L’idée du Void, désert où sont précipités les concepts ringards dont le cinéma ne veut plus est intéressante visuellement, presque attendrissante, mais purement théorique, elle n’émeut pas. On jette dans le Void les échecs commerciaux (le cadavre géant d’Ant-Man en premier, bonjour les sarcasmes), ok, ce n’est que du discours sur le cinéma, pas du cinéma. De même les acteurs ne cèdent jamais la place à leurs personnages : on reconnaît Chris Evans, Wesley Snipes et Jennifer Garner, mais pas Johnny Storm, Blade ou Elektra. Alors que moi, ce que j’aime chez Marvel, c’est le contraire, c’est être touché par des personnages qui sont humains (en plus d’être surhumains), et pleurer quand ils meurent. J’aime quand ce n’est pas seulement « pour rire » mais aussi, un peu, pour pleurer. J’avais pleuré à la fin de Logan, j’y croyais, moi, à cet enterrement ! J’ai besoin d’un minimum de premier degré !

2) Emila Perez (Jacques Audiard, avec Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña).

Là, oui, j’ai eu mon compte de premier degré tragique, merci. ET de second degré esthétique, de distance et de style apportés par l’anti-réalisme consubstantiel à la comédie musicale. J’ai été emballé sur les deux tableaux, convaincu, captivé, et d’ailleurs c’est bien simple j’ai pleuré lors de l’enterrement de l’un des personnages sur une reprise espagnole et bouleversante de Brassens.
Cannes a décerné aux quatre femmes du casting un prix d’interprétation collectif : prix de la sororité en somme. Karla Sofía Gascón dans le rôle-titre, actrice transgenre, a sans aucun doute mérité cette distinction, ainsi que les deux autres actrices, sensiblement plus secondaires, Selena Gomez et Adriana Paz. Mais c’est Zoe Saldaña dans le rôle de l’avocate qui rafle la mise et fait le show à elle toute seule tant elle parle et chante et bouge et danse avec justesse.
Zoe Saldaña est ma préférée actrice (je n’oublie pas qu’elle excelle aussi dans les films Marvel dans le rôle de Gamora, ah comme il est compliqué de ne pas être manichéen et péremptoire, mais c’est ainsi, je ne suis Scorsese).
Et Emilia Perez est ma préférée comédie musicale depuis Annette : j’en suis sorti avec la même électricité dans le corps et la même pulsion de revoir le film le plus rapidement possible, comme on se repasse un disque. Hélas la BO n’est pas éditée en disque (nous sommes en 2024). Les chansons sont parfaites, aux bons soins de Clément Ducal et Camille (on peut les écouter ici), comme celles d’Annette étaient dues aux Sparks (c’était le bon temps, j’avais acheté l’album en CD).
Une autre vertu d’Emilia Perez est qu’il a fait enrager Marion Maréchal et toute l’extrême-droite. En ces temps louches où le fascisme dédiabolisé trépigne aux portes du pouvoir, la tolérance envers les personnes trans est un excellent baromètre de la tolérance tout court. Pouvons-nous supporter le principe de réalité d’Emilia Perez caché derrière les artifices de la comédie musicale ? Les personnes trans existent, les cartels mexicains existent, la douleur existe, le malheur existe, la mort existe. (Pour rappel : les mutants immortels bénéficiant d’un facteur d’auto-régénération n’existent pas.) Et on prétend que c’est la gauche qui n’est pas capable d’accepter la réalité !

Alzheimer, c’est arabe, ça, non ?

05/07/2024 Aucun commentaire

Ce soir à 21h, je joue avec mes camarades de Micromegas devant le musée de l’eau, Pont-en-Royans, Drôme. Hélas, en arrivant sur place j’ai la mauvaise surprise de constater que des terroristes d’extrême gauche en ont souillé la façade avec leurs slogans extrémistes (document ci-dessus). Vivement qu’un peu d’ordre et d’autorité dans ce pays mette un terme aux agissements de ces dangereux individus radicalisés. Le fascisme de gauche ne passera pas !

Puis : merci à Laurent Vigne (tiens tiens ce nom me dit quelque chose) pour m’avoir durant le concert tiré le portrait ainsi que celui de l’orchestre.

En attendant le platane

23/06/2024 Aucun commentaire

I

Vu ce soir Vincent doit mourir de Stéphan Castang, avec Vimala Pons qui est ma préférée actrice, et Karim Leklou qui pourrait être mon préféré acteur si j’avais ce genre de chose, un préféré acteur.
Film génial !
Film très onirique c’est-à-dire parfaitement évident tout en étant parfaitement mystérieux.
Film « Kafkaïen » dans le sens où Kafka éclatait de rire tout seul en lisant à haute voix ses fables terrifiantes.
Film paranoïaque de haute volée, qui dit la vérité par la trouille, tel Le Locataire de Polanski, Les Chiens de paille de Peckinpah, Bug de Friedkin, ou à peu près tout John Carpenter.
Mais surtout film archi-contemporain : il donne à sentir ce monde incompréhensible où il vaut mieux rester confiné, ce monde où il faut éviter à tout prix le contact visuel pour ne pas courir le risque de l’agression, ce monde où l’on ne supporte plus son prochain, ce monde où la méfiance est le dernier mot des rapports sociaux individualistes et libéraux, ce monde où la violence mortelle de tous contre tous peut éclater à tout instant, c’est bien notre monde, il n’y en a pas d’autre.
Film éminemment politique, en somme.

II

Vu aussi le saisissant reportage sur Arte, La jeunesse n’emmerde plus le Front national, qui permet d’accompagner un groupe de jeunes militants du RN, de 17 à 25 ans, jusqu’à un meeting de leur rock star Jordan Bardella. Les laisser parler, tâcher de comprendre ce qui se passe, de comprendre leurs raisons, puisqu’il faut leur laisser ce crédit, ils ont leurs raisons, ils sont rationnels.
On écoute ces jeunes gens et ce qui est affolant c’est que sur bien des points on ne peut pas leur donner tort. « Personne ne fait rien pour nous, on veut reprendre en main notre destin » , « On est délaissés par la classe politique qui est déconnectée » , etc… comment ne pas contresigner. Les jeunes se ruent sur le RN tout simplement parce que personne d’autre dans la classe politique ne s’adresse à eux ! Ce n’est pas en trois semaines qu’on pourrait redresser ça, mais en une génération, 20 ans au moins…
Voilà : c’est désespérant, c’est flippant, c’est révoltant, mais « c’est normal » comme le disaient Brigitte Fontaine et Areski.
Que faire ?

III

Ces jours-ci je remâche une puissante image employée par l’écrivain Terry Pratchett (1948-2015) durant une interview, pour décrire son état d’esprit depuis qu’il se savait condamné.
Pratchett est mort huit ans après après avoir appris que la maladie d’Alzheimer l’habitait. Il a vécu huit ans à se savoir foutu, huit ans à se sentir partir jour après jour, huit ans de délabrement inexorable, huit ans de sursis ou bien de supplice très atroce, selon le point de vue.
Il dit ceci (je cite de mémoire, je trahis sans doute) :

C’est comme être coincé dans l’habitacle d’une voiture pendant un accident mortel, mais un accident prodigieusement lent. Des années passent entre le moment où l’on voit le platane dans le virage, et celui où le platane nous broie dans le métal, des années à le voir se précipiter chaque seconde vers nous sans pouvoir faire le moindre geste pour l’éviter.

Outre que cette image est difficilement surpassable pour exprimer le sentiment tragique en général, elle me hante aujourd’hui en raison d’un platane très précis, très concret, que nous voyons tous dans le virage. Nous n’avons pas huit ans mais à peine trois semaines avant de nous le prendre dans la gueule.
Que faire pendant ces trois semaines ? Rien, comme si on avait Alzheimer
Certains tentent des choses tout de même, bougent encore dans l’habitacle, envoient des signes, et je salue leurs initiatives.
Je salue ici l’initiative du poète Yves Béal. Chagriné que son petit village (Saint-Didier-de-Bizonnes, 318 âmes) ait voté, comme la France, massivement pour le RN, Yves a décidé d’écrire à chacun de ses 317 concitoyens. Il a glissé dans chaque boîte aux lettres du village :
– non seulement un poème (hélas les poètes ne sont pas les derniers à douter de l’efficacité didactique de leur poème) ;
– non seulement un rappel historique sur le passé de ce parti qui roule des mécaniques, et dont il est faux de dire qu’il n’a jamais été au pouvoir puisque les fondateurs du FN étaient très proches des cercles de pouvoir entre 1940 et 1944 (hélas ce simple bon sens n’est plus de mise à l’heure où le platane « dédiabolisé » et cachant ses racines est si proche que l’on peut voir le grain de son écorce) ;
– mais aussi, et peut-être surtout, un topo sur l’activité législative récente du RN que je reproduis ci-dessous :

Le RN prétend défendre le peuple, les gens de peu, les pauvres, les déclassés, les exploités, les galériens. Or leurs positions dans l’hémicycle prouvent qu’ils ont systématiquement voté CONTRE les dominés, et en faveur des dominants. Tandis que les vieilles positions de principe humanistes, genre « le racisme c’est mal » n’atteignent désormais plus leur cible, c’est cet argument-là, « au portefeuille » qui pourrait avoir in extremis les meilleures chances de toucher sa cible : ô vous les misérables, qui avez été abandonnés (c’est un fait) par la classe politique depuis des décennies, croyez-vous vraiment que votre vie va sensiblement s’améliorer lorsque ce parti-là sera aux affaires ? Ben, non. Vous êtes en train de vous faire arnaquer. Vous imaginez mettre un coup de pied dans la fourmilière « politicienne » à bonnes paroles et belle cravate mais vous en êtes la dupe pure et simple.

Trois jours, sans rire

12/06/2024 Aucun commentaire

On est bien avancés maintenant.
Que faire ?
De l’art.
Ouf.
L’art est ce pas de côté qui permet de ne pas succomber trop vite ni trop complaisamment au réel, de mieux le sentir dans sa main sur sa peau et dans ses yeux ce foutu réel, au lieu de seulement se faire avoir par lui.
On n’est pas à sa merci ! On n’est pas sa chose, il est la nôtre, merde !
Et même : MONSIEUR Merde. Tiens il nous avait manqué, celui-ci. On est content de revoir monsieur Merde chier très littéralement dans les bégonias.
Car je sors du cinéma. J’ai vu cela. J’ai vu les bégonias et le réel transfiguré. J’ai vu les 41 minutes et 19 secondes de C’est pas moi, dénégation enfantine et moyen métrage de Leos Carax.
Ouf, pas de panique, en tout cas un peu moins de panique grâce au pas de côté : l’art est toujours là, la mise à distance, l’archi-intime et l’archi-universel en tresse plutôt qu’en détresse.
Carax nous parle de lui, de son histoire et de celle du cinéma et de celle de l’Europe, histoire commune vieille d’un siècle mais il nous semble que le film nous parle d’aujourd’hui, car le tour de magie opère encore, et oui, et ouf, l’illusion que ce film a été fait ce matin en « réaction » .
Film work-in-progress (ce sont les premiers mots qu’on lit sur l’écran), film patchwork, film installation, film happening, film sans mode d’emploi et puis quoi encore puisque ce ne sont que des images, film intemporel et c’est justement en cela qu’il donne cette impression si vive d’actualité, film de montage, de bric, de broc et d’amour, film de fantômes comme n’importe quel film (digne de ce nom), film quête-de-beauté comme n’importe quel film (digne de ce nom), film ludique quoique tragique, film godardien quoique caraxoïde, « C’est pas moi » recycle toute la filmographie de son auteur, jusques et y compris dans la scène post-générique où Annette joue le rôle de Denis Lavant, mais toujours sur du Bowie.
Dans une scène que je suppose tirée de Holly Motors (2012) (mais je n’irai pas vérifier), un présentateur télé alerte ses spectateurs sur un étrange phénomène : plus personne en France n’a ri depuis trois jours.
TROIS JOURS ? Sérieux ? Mais oui, c’est bien ça, je recompte sur mes doigts, nous sommes mercredi jour des sorties au cinéma, trois jours depuis dimanche soir. Comment l’a-t-il su, comment le sait-il depuis peut-être 2012 (mais je n’irai pas vérifier). L’art a raison et c’est à ça qu’on le reconnait.
Et puis comme une menace certaines figures de l’extrême-droite défilent vers le premier tiers du film, elles tendent le bras en parade, elles aussi sont intemporelles, quoique certaines rient depuis trois jours, et sont créditées dans le générique de fin comme « Têtes de salauds » .

Ici et ailleurs

13/05/2024 Aucun commentaire

« La paix, c’est quand la guerre est ailleurs. »

Depuis quelques jours cette phrase géniale, profonde et menaçante tourne dans mes intérieurs. Je ne sais pourquoi. Ou peut-être que je sais, c’est l’approche des élections européennes. L’Europe est cette utopie créée il y a si longtemps pour mettre fin à la guerre, mais c’est comme si personne n’y croyait plus, et on s’apprête à envoyer au parlement, pour y représenter le peuple, des gens qui ne croient ni à l’Europe ni à la paix.

Cette phrase me fait aussi penser à Flon-Flon & Muzette, livre dit « jeunesse », génial, profond et menaçant, par Elzbieta (Pastel, 1994). Dans ce livre mettant en scène deux enfants qui s’aiment, la guerre n’est jamais morte, il faut juste profiter des moments où elle dort.

« La paix, c’est quand la guerre est ailleurs. » Cette phrase est, au hasard du web, attribuée à Jacques Prévert. Mais d’où sort-elle, au juste ? D’un poème ? Du dialogue d’un film ? D’un propos ? Je ne parviens pas à identifier sa source exacte. Quiconque la débusque pour moi gagne un livre du Fond du Tiroir.

Le chemin qui mène de Jean Vigo à Teddy Lussi-Modeste

23/04/2024 Aucun commentaire

« Sur quoi as-tu changé d’avis ces 10 dernières années ? » : c’est l’une des questions que je préfère poser aux gens que je rencontre pour la première fois. Elle dit beaucoup sur quelqu’un […] parce que c’est une question qui raconte toujours une histoire. Une histoire de temps qui passe et de rencontres. Elle dit ce qui a été et ce qui est désormais. Comme le luminol, ce liquide bleu phosphorescent qui révèle le sang d’une scène de crime, c’est une question qui révèle nos contradictions.
Pour certains, changer d’avis, c’est se trahir. Eric Zemmour reprochait, en septembre dernier à Mélenchon d’avoir, en 20 ans, changé d’avis sur la burka : il citait alors Talleyrand, « je pardonne aux gens de n’être pas de mon avis, je ne leur pardonne pas de n’être pas du leur » – faisant partie de ces gens qui se targuent d’être absolument d’accord avec eux-mêmes depuis vingt, trente, quarante, cinquante ans.

A-t-on encore le droit de changer d’avis ? Blandine Rinkel

J’ai changé d’avis.
J’ai changé tout court.
Comment n’aurais-je pas changé puisque le monde a changé.
Faudrait-il se fixer pour règle de ne pas changer, et par-dessus le marché s’enorgueillir de rester intact au milieu d’un monde qui change ?
Dans le marbre, dit-on pour signifier que c’est pour si longtemps que c’est pour toujours, sauf que non, combien il dure le marbre, combien il est dur, Le marbre pour l’acide est une friandise, ainsi qu’a dit le poète.

J’ai changé : depuis longtemps et même à peu près toujours, l’un de mes films préférés, de mes films culte, aura été Zéro de conduite de Jean Vigo. C’est fini.

À une époque, je le voyais une fois par an, avec un plaisir intact. Je constate que je ne le vois plus. Je l’avais même montré à mes enfants quand elles étaient petites. Je ne sais pas si je le leur montrerais aujourd’hui.

Zéro de conduite est un film sur le chahut salutaire et carnavalesque ; sur la liberté, en somme. Je raffolais de ce bloc d’anarchie douce où les collégiens renversent leur collège sens dessus dessous et cul par-dessus tête, prennent le pouvoir. Les adultes y sont ridiculisés, décrédibilisés et bien fait pour eux, ils y ont le sale rôle, celui de la contrainte, de la rigidité intellectuelle et morale, de la norme, du système, du pouvoir, du passé. Faisons table rase !

Ce film a infusé en moi en compagnie d’autres oeuvres qui pédagogisaient l’anarchisme en direction des enfants et des ados (Le roi et l’oiseau de Prévert et Grimault, Gaston Lagaffe de Franquin, The Wall de Pink Floyd, vous souvenez-vous de Hey teachers, leave us kids alone ?). J’en faisais régulièrement l’éloge lorsque l’on m’invitait à présenter mes livres dans les collèges – je me rends compte qu’alors ma posture, a priori, était toujours de me ranger du côté des élèves, contre les profs (j’avais beau jeu… ou étais-je simplement démago ?), j’imaginais que mon irruption dans la classe incarnait le même mouvement ascendant que Zéro de conduite, cette rébellion, cette aspiration à la liberté, cette fureur créatrice punkoïde, cette rupture dans la routine, cette responsabilisation, cette élévation de la conscience de soi-même, cette joie aussi et surtout. Je recommandais la vision de ce film et je tenais d’ailleurs, je tiens toujours, pour preuve de son génie le fait qu’il ait été censuré treize ans après sa sortie : il était dangereux pour la jeunesse. Vive le danger et la subversion. Ah ah ah.

Et puis voilà que c’est fini. Le danger est manifestement ailleurs.

Se moquer des profs aujourd’hui, ce serait comme faire une blague juive en 1943 : au minimum une obscénité, au maximum une criminelle complicité. Se moquer des profs, c’était bon enfant, vivent les vacances, les cahiers au feu, la maîtresse au milieu. Mais nous sommes passés d’une époque bon enfant à une époque mauvais enfant, comme il est dit quelque part dans Ainsi parlait Nanabozo.

Je viens de voir Pas de vagues, le dernier film de Teddy Lussi-Modeste, où des collégiens prennent le pouvoir, renversent leur collège sens dessus dessous et cul par-dessus tête, chamboulent au passage tous les adultes à l’intérieur. Un film parmi de très nombreux autres tombant en cataracte (L’Affaire Abel TremComme un fils, Bis repetita, La salle des profs, L’InnocenceAmal un esprit libre… liste impressionnante à laquelle j’ai ajouté un film roumain de 2021), qui tous montrent à quel point le métier de prof est devenu difficile, peut-être impossible, en tout cas héroïque, et atrocement solitaire au beau milieu d’une fourmilière. Cet empêchement du métier de prof est une catastrophe globale qui me touche intimement mais qui ne peut que toucher intimement chacun d’entre nous, en ce qu’il révèle que, sans enseignement commun, nous ne pouvons plus faire société. Sans l’Éducation Nationale, que l’on peut certes d’abondance moquer et critiquer, la société française n’existe tout simplement plus. Il faut la critiquer et la chérir, l’Éducation Nationale. Un peu comme la démocratie. Puisque c’est pareil.

Quel chemin avons-nous parcouru en 90 ans, de Jean Vigo à Teddy Lussi-Modeste ? Je ne parle pas de cinéma, je parle de ce dont parle le cinéma. Ce que nous avons gagné, ce que nous avons perdu en 90 ans.

Je suis sorti de la salle en mauvais état, accablé, angoissé, terrifié. Mais convaincu que c’est ce film-ci que je conseillerais à des collégiens aujourd’hui, c’est celui-ci qui élèverait leur conscience. Ma préconisation à la jeunesse remplacerait donc un film éminemment joyeux par un film fondamentalement stressant. Heureusement que je ne suis plus invité dans les collèges pour parler de mes livres.

PS. Je pars me changer les idées dans la Loire, je fais un peu de tourisme autour du barrage de Villerest, c’est très joli. Soudain je butte, en traversant le charmant village de Saint-Jean-Saint-Maurice-sur-la-Loire, contre cette plaque de rue que je vous adresse en carte postale. L’odonyme était presque parfait.

Rage

15/03/2024 Aucun commentaire
Par discrétion et protection de ma vie privée, je ne révèlerai pas laquelle de ces trois voitures est la mienne.

Ce matin, ma rue a quelques allures de scène de guerre. Je découvre la lunette arrière de ma voiture explosée, tessons partout, dedans dehors. Je suis contrarié mais je tâche de ne pas prendre les choses trop personnellement, je réalise la portée de l’onde de choc : en tout, une douzaine de voitures garées là se retrouvent dans le même état. Pas de larcin, les véhicules n’ont pas été fouillés, seulement vandalisés en série, l’un derrière l’autre. Le ressort de l’acte n’était pas la convoitise mais le défoulement pur et simple, l’expression éruptive, saccageuse, cependant méthodique, de frustrations sociales et/ou sexuelles.
Acte gratuit qui fait ch(i)er, 600 balles de pare-brise plus essuie-glace que multiplie une douzaine de sinistres.
Malgré mon sang froid, je n’ai pu m’empêcher de proférer des gros mots et de maudire le petit con inconnu, l’Erostrate de mes deux pare-chocs, qui eût mieux fait d’aller se dépenser au foot ou aux putes.
À moins que…
Une autre hypothèse me vient…
Je me prends à imaginer que, parmi les douze propriétaires de bagnoles cassées sur la chaussée, onze peut-être seraient susceptibles, par colère et dépit, de voter RN dans le but chimérique de mettre un terme aux « incivilités » ainsi que, tant qu’à faire, au grand remplacement (quant à moi, l’hypothèse de voter pour ce parti qui pue arrive juste derrière celle de me percer les deux yeux et les deux tympans juste pour voir l’effet que ça fait sous prétexte qu’on n’a « pas encore essayé »). Donc… À qui profite le crime ? Ce crime-là ? J’espère pour Jordan Bardella qu’il a un bon alibi pour la nuit du 14 au 15 mars…
(Ou alors… Attends laisse-moi réfléchir encore un peu… C’est Carglass qui a fait le coup !)

Laïcité pour quoi faire

06/02/2024 Aucun commentaire
Illustration : Philippe Vuillemin, prince du bon goût.

Je ne comprends pas trop pourquoi il semble si difficile en France de se mettre d’accord sur une définition de la notion de laïcité, sans l’affubler d’on ne sait quel qualificatif qui la relativise et l’amoindrit (inclusive, ouverte, positive, plurielle… comme si la laïcité était, par nature, excluante, fermée, négative et totalitaire, soit à l’image de la première religion venue).

J’estime que la définition de la laïcité est très facile à trouver : il s’agit très littéralement (loi de 1905) d’un principe qui établit une hiérarchie entre l’État et la religion. Explicitons pour qui n’aurait pas compris : la religion est placée en-dessous (en-deça) de l’État.

La laïcité consiste donc, je le répète c’est simplissime, à (re)mettre la religion à sa place, qui est celle de l’intimité, de l’échelon individuel et introspectif. Attendu que les fois religieuses sont diverses, a priori incompatibles, et qu’aucune n’est en mesure de l’emporter sur les autres par la simple puissance de sa démonstration factuelle (l’existence de Dieu n’est ni plus ni moins avérée que celle d’Allah ou de Yahvé, non plus que celle de Brahmā, celle de Wakan Tanka le Grand Esprit, celle d’Ahura Mazda, celle du Monstre Volant en Spaghettis, celle des leprechauns, celle de la Force et de son côté obscur, celle des mânes des ancêtres, ou celle de la Dame Blanche) ; attendu qu’il est impossible de construire un projet politique commun sur une seule de ces fois dès lors que des individus appartenant au même corps social revendiquent, dans des proportions diverses, toutes les autres, et que chacun s’estime détenteur de la vérité ; il ressort que la religion concerne l’individu et non la société, et qu’il faut la maintenir la plus éloignée possible de ce qui est commun à tous : la loi. C’est ici que le principe d’une hiérarchie (et, donc, le principe de la laïcité) s’impose par l’évidence : la loi étant la même pour tous tandis que la foi étant l’affaire de chacun, la loi est au-dessus des religions, CQFD.

La loi est non seulement au-dessus des religions, mais, depuis ce surplomb, elle les protège (loi de 1905 encore, article 1 : « l’État garantit l’exercice des cultes »). C’est ainsi que la laïcité est, ni plus ni moins, une liberté, accordée à tous les citoyens (et non, comme veulent le faire croire ses détracteurs, une oppression, fasciste, raciste et néocoloniale).
Liberté que je propose de définir ainsi :

Version un, périphrases incluses : libre à chacun, dans le secret de son âme (pour peu qu’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore de toute vie intérieure et poétique), de prier Dieu (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore du monde, du destin, de l’unicité de l’univers, de la Nature, de ce que l’on voudra de plus grand, plus durable et plus global que nous), de mener son existence en évitant de pécher (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore du mal prodigué à autrui et au monde), afin de travailler à son salut et/où à sa grâce (pour peu que l’on croie à la réalité de ces deux concepts autrement que comme des métaphores d’une vie bonne, heureuse, saine, sereine et généreuse) et d’ainsi préparer sa vie éternelle (pour peu que l’on croie à la réalité de ce concept autrement que comme une métaphore des souvenirs que l’on laisse dans la mémoire de ceux qui nous survivent).

Version deux, écourtée, délestée de toutes les périphrases : libre à chacun, dans le secret de son âme de prier Dieu, de mener son existence en évitant de pécher, afin de travailler à son salut et/où à sa grâce et d’ainsi préparer sa vie éternelle.

La laïcité, c’est : prie si tu veux, et personne ne te fera chier ; mais réciproquement ne fais chier personne avec ta prière.

Voilà, il me semble que présentée ainsi, la laïcité est simple, claire, équitable, raisonnable, et c’est ainsi qu’il faudrait la présenter aux enfants et aux jeunes citoyens – c’est ainsi que je me proposerais volontiers d’aller la leur présenter moi-même, si j’avais le moindre espoir qu’on me sollicite jamais, cf. cette archive 2017 au Fond du Tiroir). J’en viens à me demander si les personnes qui estiment que la laïcité est plus compliquée et problématique que ça n’auraient pas un intérêt à ce qu’elle soit plus compliquée et problématique que ça.

Ceux qui estiment qu’elle est plus compliquée et problématique, et que la religion doit bénéficier d’un respect supérieur (à la loi, notamment) sont, à mon sens, les victimes de l’un ou l’autre de quatre processus psychiques extrêmement dangereux, quatre biais cognitifs qui faussent le jugement :

– Le premier de ces processus psychiques dangereux est, bien sûr, la religion elle-même. Une frange de la population, qui aimerait se faire passer pour majoritaire alors qu’elle est minoritaire, croit en Dieu (dernier sondage Ifop en date, 2023 : à la question Croyez-vous en Dieu, les Français répondent non à 56%) ; au sein de cette minorité, une frange encore plus minoritaire et extrêmiste estime que leur religion perso devrait prendre le pouvoir – en somme mettre un terme à la laïcité.
– Le deuxième de ces processus psychiques dangereux est (comme les suivants) le propre des non-croyants. Il s’agit de la trouille. La terreur comprise étymologiquement et traditionnellement dans le mot « terrorisme » : certains non-croyants respectueux de la foi des autres sont, pour le dire autrement, intimidés par les religions. Ils ne « respectent » les religions que lorsque les religions les « tiennent en respect », au besoin avec une kalachnikov ou un couteau de boucher (exemple : la consigne « pas de vague » dans l’Éducation Nationale peut être interprétée non comme une manifestation de laïcité, mais comme une manifestation de trouille, par conséquent d’anti-laïcité).
– Le troisième processus psychique est plus insidieux, moins manifestement veule, plus barbouillé de vertu et maquillé de tolérance, bref beaucoup plus contemporain, plus « jeunesse du XXIe siècle », en cela il est un marqueur générationnel : l’admiration. Il conviendrait de respecter les religions au prétexte qu’elles seraient intrinsèquement respectables, ayant trait aux mystères qui nous dépassent, au sacré. Cette admiration repose, outre sur un complexe d’infériorité et sur le besoin d’échapper au matérialisme régnant dans notre malheureuse société de consommation, sur une grave confusion logique qui pose, en une équation tout-à-fait frelatée, religion = spiritualité = sagesse = esprit supérieur éclairé. Chacun de ces trois signes « égal » est à interroger soigneusement (je le ferai quand j’aurai le temps).
– Le quatrième de ces processus psychiques dangereux, enfin, est le plus pernicieux, le plus cynique : le calcul politique, mâtiné de culpabilité post-coloniale. Il est le propre de la France Insoumise, qui voit dans les musulmans, catégorie fantasmée, une réincarnation du prolétariat, des damnés de la terre à libérer, et surtout un réservoir de voix.

Ces quatre processus psychiques dangereux dessinent les contours des quatre ennemis de la laïcité, assez différents mais aboutissant au même résultat : l’injonction de, surtout, ne pas critiquer les religions, admettre leur préséance, et ne pas blasphémer. Or condamner le blasphème (le condamner judiciairement ou « seulement » moralement), c’est placer la religion au-dessus de la loi. Donc c’est la mort de la laïcité.

La laïcité n’est pas ringarde, elle est un combat qu’il faut mener aujourd’hui, le 9 décembre ainsi que le 364 autres jours.

Par ailleurs : l’un des énormes avantages de la laïcité est de pouvoir se passionner pour l’histoire des religions sans arrière-pensée dogmatique, et même, tout simplement, d’accéder à cette histoire, à cette connaissance-là, sans se cogner contre le mur du sacré. L’histoire des religions est une aventure humaine (et non divine) de premier ordre, pleine de bruit et de fureur, une histoire qui a contribué à construire le monde dans lequel nous vivons. Une fois encore Pâcome Thiellement, conteur et exégète, m’épate avec deux épisodes de sa série L’empire n’a jamais pris fin : Jésus contre le christianisme, puis Marie-Madeleine ou comment l’Église est devenue l’Empire.

Putes et pures

18/01/2024 Aucun commentaire

I

À qui profite l’Éducation Nationale ? Auprès de qui remplit-elle sa mission d’émancipation culturelle et sociale, sa mission d’ascension républicaine ? À part bien sûr pour un individu singulier, un ambitieux dénommé Gabriel Attal, pour qui cette institution aura été un indéniable marchepied, un ascenseur, une aubaine.

Une jeune femme chère à mon cœur, une inconnue que je connais, s’apprête à démissionner après seulement deux ans en tant qu’enseignante de français. Elle jette l’éponge, je ne lui jette pas la pierre. Ce n’est pas son échec, c’est le nôtre.

Au bout de deux ans elle n’en peut déjà plus d’affronter dans une salle de classe tous les problèmes sociaux de la France et de tenter d’exercer divers métiers pour lesquels elle n’a pas été formée, n’ayant été formée qu’à la pédagogie. Elle n’en peut plus de la somme de petites ou grandes violences accumulées : violence des élèves, violence des parents d’élèves (« Quoi mais vous avez mis une mauvaise note à mon fils ? Vous vous prenez pour qui ? » ), violence des collègues plus aguerris qui l’encouragent avec des mots bienveillants et cependant atroces (« Allez courage, tiens bon, tu sais c’est normal au début, moi aussi j’ai pleuré tous les jours les deux premières années » mais bon sang dans quelle autre corporation trouve-t-on normal de pleurer les deux premières années au point de métaboliser cette souffrance, d’accepter qu’elle fasse partie intégrante du métier ? Bourreau, peut-être ? Tortionnaire dans l’armée ? Prostituée ? Équarrisseur ?), violence de la hiérarchie qui ne manifeste aucun soutien ni aucune compréhension… sans même parler de la violence paroxystique des faits divers trop réguliers pour n’être que des faits divers (Samuel Paty, Dominique Bernard, Agnès Lassale), qui tatouent le fond de la cervelle et rappellent qu’enseignant est un métier où l’on risque sa vie. En saignant.

Elle n’en peut plus de cette crise que tout le monde connaît et que personne n’envisage de résoudre, ce serait trop de boulot et trop de remise en question, cette crise dont voici un condensé succinct et presque pudique, tel qu’exprimé par Sophie Vénétitay, secrétaire générale du premier syndicat du secondaire, le SNES-FSU : « Outre la remise en cause croissante de l’enseignant et de son expertise, l’école est le réceptacle de tous les maux de la société : si la société ne va pas bien, si la violence augmente en son sein, l’école n’en sera que le miroir grossissant ».

La jeune femme chère à mon cœur n’en peut plus. Avec lucidité, avec fatalisme mais avec détermination, elle me dit : « Le système est cassé et j’ai hâte que ce ne soit plus mon problème » – pourtant elle a suffisamment de conscience professionnelle, de conscience tout court, pour considérer que le système cassé reste son problème jusqu’en juin, et elle reporte sa démission à la fin de l’année scolaire car si elle passait à l’acte dès maintenant, elle sait qu’elle ne serait pas remplacée et que ses élèves n’auraient tout simplement plus de professeur de français en face d’eux. Combien d’héroïnes et de héros comme elle, d’inconnus que l’on connaît, pleins de bonne volonté, voire animés d’une authentique vocation, auront été déprimés, découragés, désabusés, désespérés en un rien de temps ?

Comme souvent en pareille solitude, la jeune femme chère à mon cœur n’a trouvé de solidarité qu’auprès de ses pairs, les profs débutants qui s’échangent leurs témoignages (voire leurs déprimes, découragements, désabusions etc.) juste pour vérifier, peut-être, que le problème ne vient pas d’eux en tant qu’individus. Or voilà qu’elle me met sous les yeux un cas relevé par une de ses collègues, qui comme elle exerce en collège, je cite :

Je viens d’apprendre que la semaine prochaine aura lieu une commission éducative exceptionnelle pour 50 élèves de 4e et de 3e qui tenaient un agenda avec des noms d’élèves meufs répertoriées selon qu’elles sont « pures » et « putes » . [Ce répertoire] tournait aussi sur les réseaux et dans les groupes snap […]

J’écarquille les yeux. Juste une affaire parmi des milliers, une goutte parmi les gouttes qui font déborder, un arbre cachant je ne sais quelle forêt, que je découvre fortuitement dans le fil d’une conversation avec une jeune femme chère à mon cœur… mais soudain il se serre, mon petit cœur, un haut-le-cœur l’emporte. C’est à gerber ce répertoire de filles « putes » ou « pures » ! Foutu archaïsme religieux patriarcal qui moisit la tête des garçons, graines de machos incapables de concevoir l’autre sexe (si exotique, si mystérieux, si dangereux) autrement qu’en termes binaires, toujours le même simplisme depuis des millénaires, « la maman et la putain » ! La bonne épouse pieuse qui sera la mère de mes enfants devant Dieu, vs. la fille perdue en libre-service mise à disposition pour me vider les couilles tout en préservant la pureté au foyer ! La sainte vierge et son double, le simple objet qu’on peut salir parce qu’il est sale par nature ! CONNARDS !!!!!!! Jeunes connards de 4e et de 3e qui deviendront de beaux et grands connards adultes !

Comme je ne peux m’empêcher de faire des associations d’idées, comme les associations d’idées fondent le tiroir même, je pense à Laure Daussy.
Sur le même sujet poussé dans ses retranchements tragiques, l’an dernier Laure Daussy journaliste de Charlie Hebdo a rédigé un feuilleton sur le procès de l’assassinat de la jeune Shaïna, 15 ans, qui dès le collège avait cette réputation de « pute » . Les garçons la faisaient tourner, puis l’ont brûlée vive, une fois qu’elle est tombée enceinte, comme une capote usagée qu’on jette après avoir tiré son coup. Après une enquête de terrain qui l’aura menée loin, si loin des milieux bobos où l’on boycotte Depardieu, où le féminisme devient peu à peu la norme (et tant mieux !), où l’on a la préciosité d’employer scrupuleusement l’écriture inclusive (et tant pis !)… Laure Daussy publie un bouquin formidable et terrifiant, La réputation, qui décortique la construction sociale de cet archétype de la fille facile, ses formes, origines et fonctions.

Que faire, maintenant ? Que faire pour que ces jeunes cons, et que tous les autres jeunes cons, soient moins cons ? Ma réponse spontanée et naïve est bien sûr « l’éducation » ah oui pardi l’éducation est le remède universel, bien sûr c’est tout simple comme solution, il y en aurait du boulot dans l’éducation. Sauf que personne (et en tout cas pas moi) ne reprochera à une jeune femme chère à mon cœur de renoncer à cette mission parce que c’est trop dur.

Post-scriptum : alors ça c’est le pompon.

II

J’ai vu hier soir mon film préféré de l’année (ohlà, faut pas que je m’emballe, on n’est qu’en janvier), Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos.

Conte fantastique (qui commence comme Frankenstein et se termine comme Freaks, avec la même morale : ce serait tellement plus simple si les vrais monstres ressemblaient à des monstres) ; conte philosophique (on est un peu chez Voltaire, avec une Candide qui arpente le monde loin de son Pangloss, interprété ici par Willem Dafoe) ; et conte féministe pour notre époque alors qu’il puise dans des racines imaginaires archaïques ; conte qui parle de notre époque en plein XIXe siècle, qui parle du « réarmement démographique » à la con, du désir ou non-désir d’enfants puisque l’histoire s’enclenche par une femme qui se suicide du désespoir d’être enceinte.

Emma Stone est prodigieuse de nuances inventées sous nos yeux mêmes, dans ce rôle d’une femme qui naît à l’âge adulte, donc sans le moindre conditionnement social (truisme : le conditionnement social est plus oppressif pour les femmes que pour les hommes, car c’est aux femmes d’abord que l’on apprend à rester à leur place). Il lui faut tout apprendre innocemment, y compris quoi faire de ses pulsions naturelles et mûres, il lui faut par exemple admettre qu’on n’a pas le droit de se masturber en public ni de frapper les bébés qui pleurent à la table d’à côté. Parce que le film est drôle, en plus d’être beau.

Et puisque comme d’habitude tout à un lien avec tout, voilà qui fait le lien aussi avec le sujet précédent au Fond du Tiroir (cf. ci-dessus) : afin d’introduire un peu de dialectique dans la tête des connards, on pourrait leur donner en exemple cette femme qui n’est pas « pute » ou « pure », mais qui est pute ET pure, et cela en toute innocence. Qui est libre, en fin de compte. Magnifique.

III

Ajout plus personnel (plus personnel encore) :

Un mail tombe dans ma boîte.

Madame, monsieur,
Vous êtes inscrit sur la liste de la réserve citoyenne de l’Education nationale dans l’académie de Grenoble.
Dans la perspective de mettre à jour nos données, je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous ne souhaitez pas maintenir votre engagement au sein de ce dispositif.
Bien cordialement,
Pour le chef de division,
Rectorat
1er étage | Bureau 1067 place Bir-Hakeim – 38021 Grenoble Cedex 1
04 76 74 74 94

Ah, oui, c’est vrai, soupiré-je, cette blague-là, la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale. Je suis fasciné par leur usage de la négation, je ne vois que la négation dans cet inespéré signe de vie, comme si elle me sautait à la gorge depuis ma boîte mail : « Je vous remercie de bien vouloir m’informer par retour de mail si vous NE souhaitez PAS maintenir votre engagement au sein de ce dispositif » , et je me demande si par hasard tout ce qu’il faut en retenir ne reposerait pas là, dans une négation.

Je me fends tout de même d’une réponse :

Bonjour
Après les attentats de 2015, il y aura donc bientôt dix ans, c’est avec un sentiment d’urgence que je m’étais inscrit sur cette fameuse liste de la Réserve citoyenne de l’Éducation nationale : je ne demandais pas mieux que de me rendre utile, immédiatement, dès le lendemain s’il le fallait.Depuis lors, j’attends d’être appelé. Et, faute de preuves tangibles, je me demande si cette Réserve citoyenne de l’Éducation nationale a une existence réelle, au delà de sa « liste » qui en est la surface et la vitrine.Pour répondre à votre question : il va de soi que je ne vois aucun inconvénient à « maintenir mon engagement au sein de ce dispositif » dans la mesure où je suis prêt à intervenir immédiatement, dès demain, s’il le faut, mais que je mesure à quel point mon engagement n’est pas trop contraignant.
Bien cordialement, et bon courage,
Fabrice Vigne

Rediffusion au Fond du Tiroir : le début de la pantalonnade.