Dans leur lutte inégale et désespérée contre l’impérialiste langue anglaise (cf. ici), les Québécois traduisent en français les titres des films et séries américaines.
Paradoxe : ces traductions sonnent parfois étrangement fausses aux oreilles françaises alors même qu’on ne saurait faire plus littéral. Comme si ces VF étaient trop explicites, trop translucides, trop premier degré, comme si un rideau se déchirait et qu’on revenait soudain à la raison, ah oui, tiens, c’est vrai, c’était cela que ça voulait dire. C’était seulement cela et rien de plus. Quelle trivialité, finalement. Comme les paroles des chansons pop qui perdent une part de leur mystère dès qu’on les comprend.
Au Québec, Lost in translation s’appelle Traduction infidèle (et au passage on perd le mot Lost qu’on retrouvera ci-dessous).
Kill Bill s’appelle Tuer Bill (et au passage on perd la rime, qui est la moitié de la poésie – peut-être aurait-on pu tenter de conserver une allitération en proposant Buter Bill ?).
Toy Story s’appelle Histoire de jouets.
Dirty Dancing s’appelle Danse lascive.
Grease s’appelle Brillantine.
Matrix s’appelle La Matrice.
Fast & Furious s’appelle Rapides et dangereux.
Usual suspects s’appelle Suspects de convenance.
Alien s’appelle L’Étranger (et on aimerait savoir ce qu’en pense Albert Camus).
Eyes Wide Shut s’appelle Les Yeux grand fermés.
Die Hard s’appelle Marche ou crève (et voilà qui est plus littéral quoique moins poétique que Piège de cristal).
Même Terminator s’appelle Terminateur…
Et, donc, Lost s’appelle Perdus.
Au moins les choses sont claires.
On est au coeur du sujet.
On n’est pas trompé sur la marchandise.
Il s’agit bel et bien des aventures d’une bande de gars et de filles perdus, voire complètement paumés, égarés jusqu’aux affres, faisant d’étranges rencontres, genre Dante déambulant dans une forêt obscure, ayant quitté le droit chemin au milieu de la course de sa vie, et tombant comme par hasard sur Virgile. Une bande de paumés s’adressant à des spectateurs qui ne le sont pas moins. Si, comme moi, vous vous êtes laissé happer par Lost, jusqu’à voir Lost partout même une fois l’écran redevenu noir, c’est, je le crains, que vous êtes, ou que vous avez été un jour, perdu. C’est que Lost vous attendait et que vous en aviez besoin. Vous aviez besoin des stations et des vidéos d’orientation de Lost.
Lost, que son titre soit traduit ou non, reste ma meilleure série du monde. À chacun la série de sa vie, sans doute. Sauf à ceux qui n’en ont pas, ceux qui au pire engloutissent distraitement les dernières saisons mises en ligne sur plateformes et formes plates tout en scrollant sur leur téléphone, et tant pis pour eux, ils ne pourront même pas prendre conscience à quel point ils sont perdus. Quant à moi je suis toujours perdu, même lorsque je me retrouve. Il faut croire que j’aime ça.
Juste avant mon départ de l’autre côté de l’Océan (pour ne pas dire l’Oceanic 815 – oui, car j’ai dû voler, en regardant les ailes trembler à travers les hublots, dans un état spécial puisque Lost déforme la psyché de quiconque grimpe dans un avion), juste avant mon départ donc j’avais terminé de re-revoir la première saison de Lost.
Depuis que je suis revenu chez moi, j’ai attaqué la deuxième. Je me régale toujours autant quoique différemment.
Le visionnage de Lost engendre un effet très spécifique, une ouverture des chakras peut-être, que je n’ai jamais retrouvé dans aucun film, ni dans aucune série, ni même aucun livre (pourtant les origines de l’imaginaire à l’oeuvre sont évidemment livresques : les robinsonnades, de Defoe, de Verne, voire de Golding et Sa Majesté des mouches, et leur innombrable descendance sont légitimement cités dans cette gigantesque centrifugeuse pop qu’est Lost).
Visionner Lost, attention quelques grands mots déboulent, est une expérience mentale, spirituelle et existentielle. Pas moins. Parce que tout au long des 121 épisodes de cette quête si incertaine, de ce parcours initiatique qui est aussi le nôtre, nous cherchons à comprendre pourquoi EUX et NOUS sommes à ce point perdus (eux sur leur île, nous dans notre forêt obscure, ou dans notre immeuble, ou dans notre canapé, dans toutes nos vies à la signalétique défaillante), à comprendre aussi comment nous pourrions imaginer cesser de l’être, à condition de favoriser la rencontre d’un Autre qui sait ce que l’on ignore (Virgile ?).
Lost a la taille du monde où l’on se perd. Ce monde est vaste, débordant de signes à interpréter, d’hypothèses à formuler, de références à engranger, de labyrinthes à explorer, et j’ai assez montré au Fond du Tiroir que Lost est un précieux outil intellectuel que je peux convoquer, lire entre les lignes et réactiver à la demande en parlant de tout autre chose. En parlant de Samuel Becket, ou bien d’Hervé Le Tellier, ou bien d’Eugène Green, ou bien de Jaco van Dormael. Ou même d’une journée d’action pour la non-violence.
Ce qui se passe dans la tête de qui voit Lost est plus grand que Lost. Parce que Lost est une suite de questions et que les réponses y sont rares. Ainsi que dans un rêve. Ainsi que dans la vie. Et ainsi que les rêves nous préparent à la vie.
Aussi, lors de ce re-visionnage, ma petite moulinette imaginaire intérieure s’est de nouveau emballée, à fond les ballons, quoique pas tout-à-fait de la même façon que la première fois.
La première fois qu’on est confronté à Lost, dix fois par épisode on est tenté d’appuyer sur pause et on pense : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice signifie ceci ou cela ? » – on raisonne en termes de spéculations ; tandis que la deuxième, et toutes les suivantes (je connais quelqu’un qui a vu l’intégrale cinq fois), alors qu’on se croit aguerri, qu’on connaît l’avenir, on est tenté de mettre en pause et on pense dix fois par épisode : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice est volontairement là pour annoncer ce qui va se passer dans trois épisodes ou dans trois saisons ? » – on raisonne en termes de destin.
Dans tous les cas, spéculation contre destin, science contre foi, on se lance dans une exégèse sauvage et sans fin, d’autant plus insatiable que nous n’obtiendrons pas de solution définitive et que peut-être même les solutions définitive n’existent pas : en attendant l’âge d’or de la limpidité, cet au-delà millénariste, tout alentour nous fait signe, tout fait sens dans l’île et dans la forêt obscure qui sont deux métaphores de notre âme, un mot un objet un vêtement un visage une couleur un geste une répétition une anomalie, tout ne demande qu’à être interprété, imaginé et ré-imaginé, tout passe à travers le crible de notre psyché, de notre intelligence et de notre imagination. Tout se discute.
Lost n’est pas de ces séries pop-cornesques pré-digérées, jouées d’avance selon des codes immuables et archétypique, ces séries qui créent l’addiction parce qu’elles épargnent de penser, ces séries devant lesquelles, à part au niveau de l’estomac, le spectateur reste passif. Devant Lost le spectateur est incroyablement actif, il a du travail, beaucoup de travail.
Je te donne un seul exemple de ce qu’est ce travail. Si tu as vu Lost, tu pigeras tout de suite ce que je veux dire. Si tu ne l’as pas encore vu (la chance !), je te spoïle juste un tout petit peu pour les besoins de la démonstration mais si tu ne veux aucun spoïl cesse immédiatement de lire et contente-toi de me croire sur parole. Je te le conseille, d’ailleurs. À partir d’ici je ne parle plus que pour ceux qui savent.
Lost est notamment connu pour sa méthode narrative, très plagiée depuis (Orange is the new black…) de présentation des personnages, qui ne se révèlent que petit à petit : un figurant n’accèdera au statut de personnage que s’il a droit à un flashback, si le public accède à sa manière singulière et unique d’être perdu (au passage, c’est une magnifique leçon théorique romanesque : un personnage est une histoire, et « Pour qu’une chose [ou une personne] soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » ainsi que disait Flaubert).
Parlons d’un personnage, et regardons-le longtemps.
Je choisis Sawyer, qui est l’un des personnages préférés des spectateurs, parmi toute la bande de paumés. Sawyer, c’est celui qu’on adore détester. Sawyer est dépeint comme un gars séduisant et dangereux, subtil et relou, conman manipulateur, indigne de confiance, bellâtre cynique à grande gueule, prêt pour l’action et pour le surf, surtout prêt pour la magouille y compris en plein chaos, un concentré de provoc et d’égoïsme qui confine à l’individualisme libertarien : ce qui intéresse Sawyer n’est que son épingle du jeu.
Or, dans la saison cinq on découvre un autre Sawyer, une version alternative (à la fois dans le passé et dans l’avenir, c’est compliqué à expliquer) sous le nom de LaFleur et il est, en gros, devenu le contraire de celui qu’on connaissait : un type rangé, honnête et responsable, travailleur, routinier, bon époux, bon copain, bon collègue, pépère, sans histoire, pôt-au-feu, le gars sympa qui a trouvé sa place dans la société, peut-être même un peu ennuyeux sur les bords, un bonhomme fiable et chiant qui n’a pas d’autre rêve, une fois sa journée et son devoir accomplis, que de lire un bon roman au coin du feu, sa femme à ses côtés.
Pourtant, ce qui est extraordinaire, c’est que lorsqu’on le découvre ainsi dans la saison cinq, on n’est pas surpris. Car des signes avant-coureurs, presque subliminaux, étaient déjà présents et nous avaient à notre insu imprimé la mémoire : ils ont fait une moitié du travail et il nous reste à faire l’autre.
Eh bien, ces signes annonciateurs de LaFleur, qui m’avait échappé à l’époque où je ne savais pas ce qui se passerait dans la saison cinq, m’ont sauté aux yeux tout au long de la saison une revisitée. Sawyer qui saisit toutes les occasions d’avoir la paix pour lire un bouquin bien tranquille… Sawyer qui, hypocondriaque comme un homme ayant peur du lendemain, s’imagine qu’il a un grave problème cérébral alors qu’il a seulement des migraines parce qu’il devient myope comme un rat de bibliothèque… Sawyer découvrant qu’il est suprêmement doué pour bercer et apaiser un bébé en lui lisant des histoires, et peut-être même en y prenant plaisir… Tout ça fait que LaFleur affleurait sour Sawyer dès le début.
C’est là que ma moulinette s’emballe en roue libre : se pourrait-il que la saison cinq fût non seulement prévue, mais écrite entièrement dès la saison une ? Ces flash-forwards de son destin feraient tellement sens, seraient tellement logiques ! Sawyer « Lost » et LaFleur « Found » ! Alors que je SAIS qu’il n’en est rien, je sais que les scénaristes ont largement improvisé tout au long de la série et qu’ils n’avaient aucune idée au moment de la saison une qu’ils auraient l’opportunité d’écrire une saison cinq ! Je sais tout cela, mais visionner Lost, pour la première ou la -nième fois, n’est pas un acte rationnel. C’est un acte imaginaire, et c’est beau. C’est une exégèse sans trêve comme est sans trêve le travail du cerveau lorsque l’on dort. (Du reste, ne pas croire qu’il y a une intention cachée derrière les signes est ce qui distingue l’exégèse du complotisme.)
Voilà ! Regarder et spéculer et rêver Lost n’est pas TOUT-À-FAIT ce que j’ai fait de plus intéressant durant l’été 2024, mais disons que c’est dans le top 5.
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