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Mot clé : ‘montréal’

« The Ticket » (Kamala et moi)

19/08/2024 Aucun commentaire

Je n’aurais pas quitté Montréal sans présenter mes respects à Leonard Cohen. Je m’incline, la main sur le coeur tout comme lui depuis son mur, en écoutant Ten New Songs, album de 2001 découvert quasiment à sa sortie, lors de mon tout premier voyage au Canada, et quelle joie alors de songer que j’étais le contemporain de Cohen, que je respirais le même air que lui, dans sa ville même.
Ten New Songs, avec ses airs de recueil de berceuses pour vieillards revenus de tout mais content d’être vivants, avec sa délicate profondeur et sa grave douceur, est demeuré mon album préféré de Cohen, eh, quoi, chacun le sien, je n’ai pas eu la chance d’être son contemporain en 1967, et je l’écoute aujourd’hui encore avec une joie intact de contemporain perpétuel, By the rivers dark I wandered on, I lived my life in Babylon. I did not know and I could not see, who was waiting there, who was hunting me.

Voilà qui est fait, je me suis recueilli dans sa rue, devant sa tombe, j’ai respiré l’air de son cimetière et celle son mural, je suis hadj, je peux désormais rentrer chez moi. Car ce n’est pas le tout, des choses m’attendent.
De grandes choses.

En effet, pas plus tard que cette nuit, j’ai appris que Kamala Harris me proposait le ticket, me demandait d’être son partenaire pour la candidature. Elle me le disait sans façon, tout sourire.
Moi, vice-président ? Mais je ne suis même pas américain ! Je suis seulement un tout petit peu québécois, et encore, très peu, très peu !
Mais Kamala, qui parle un français impeccable et sans accent, et qui me tutoie comme font les Québécois, balaye mes dénégations en m’expliquant qu’elle a besoin d’une crédibilité internationale. Hein, quoi ? C’est moi la crédibilité ? Tu es sûre de toi, Kamala ?
Je n’en reviens pas, mais puisque nous sommes rendus là du malentendu, allons-y franchement, je n’ai rien à perdre, je n’ai rien de mieux à faire, je suis disponible : nous nous trouvons sur la tribune du Sénat américain (qui ressemble, trait pour trait, fauteuil pour fauteuil, feston pour feston et moulure pour moulure, au Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale française, décidément quel manque d’imagination ces Américains) et c’est à nous de parler. C’est à moi ?
Il règne dans les rangs du Sénat américain un brouhaha indescriptible, les sénateurs se chicanent et certains en viennent aux mains. Face à eux et à côté de moi, une brochette de vieux messieurs sérieux en cravate, ainsi que Kamala, confiante, rayonnante. Ils me poussent à prendre la parole, ils me poussent littéralement dans le dos, zut, si j’avais su que j’étais l’homme providentiel qui allait mettre un terme à la crise politique, je me serais habillé autrement qu’en pantacourt et t-shirt. Je porte mon t-shirt à motif tête-de-bouc, ce n’est pas très approprié, en plus je n’ai pas vérifié mais je crois qu’il est troué à l’épaule, ma foi je n’ai rien pour me changer.
Je me racle la gorge, je tapote la tête en mousse du micro et je tente un « S’il vous plaît… » qui n’a aucun effet sur le vacarme ambiant. Les sénateurs s’invectivent d’une rangée à l’autre sans me prêter la moindre attention.
Je commence un discours que je n’arrive pas à entendre moi-même tant je suis couvert par le tohu-bohu, je sais que j’improvise mais je ne suis même pas sûr que mes paroles aient le moindre bon sens. De quoi suis-je en train de parler ? En français ou en anglais, au fait ?
La masse des sénateurs dans l’hémicycle est de plus en plus bruyante et agitée mais quelque chose a changé. Désormais c’est contre moi qu’ils orientent leur agressivité, leur colère, leurs insultes et tout leur boucan. Je ne suis plus l’homme providentiel mais le bouc émissaire. Ils deviennent si menaçants, quittant leurs sièges pour se diriger vers moi en retroussant leurs manches et en desserrant leurs noeuds de cravate, que le personnel du Sénat américain, revêtu du costume des gardes suisses, hallebarde comprise, se précipite sur moi, me saisit pour m’exfiltrer. Encadré par une meute de gardes suisses en rangs serrés, qui m’entoure presque comme une mêlée de rugby, je quitte les lieux sans même toucher le sol et me retrouve dehors.
Je suis sur le trottoir. Devant moi, une limousine longue comme un autobus, avec d’innombrables portières, fait tourner son moteur. Kamala et toute son équipe de vieux hommes cravatés passent devant moi sans m’adresser la parole et entrent dans la limousine en claquant une portière après l’autre. Je lève la main et j’essaye de parler à Kamala mais elle m’adresse un regard plein de mépris, me faisant comprendre sans équivoque que j’ai laissé passer ma chance, elle me jette des tchips comme font les femmes africaines.
Lorsque la dernière portière de la limousine a claqué, me laissant seul sur le trottoir, soudain une lumière blanche bleutée s’allume dans le véhicule, une lumière de frigo, qui fige Kamala et tous les hommes, les immobilise, les congèle. Ils ressemblent à des photos 3D prises au flash bleu. La voiture ne bouge toujours pas mais son moteur tourne.

C’est ici que je me réveille.

Ah, au fait, puisque je rentre en France, on n’a toujours pas de premier ministre, chez nous ? Je suis dispo, en cas.


Bonus : épigraphe à l’envers, je chope au vol ceci dans la chronique de Yannick Haenel, Charlie Hebdo n°1661, 22 mai 2024.

[J’en profite] pour vous livrer une vision. Ai-je vu ça dans un film ou dans mes songes ? Peu importe, seuls comptent l’amour et les phrases.

Hommage à Pierre Boulez et René Char

31/07/2024 un commentaire
(le titre de l’article ne trouve sa signification que dans cette image, ne la cherchez pas ailleurs)

Enfoncez-vous bien ça dans la tête !
Photo réalisée sans trucage par Laurence Menu à La Tuque, en direction du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Canada.

Ah, le Québec ! Mon Amérique à moi, où je n’étais pas revenu depuis 11 ans !

* Observation politique : parmi les Québécois que je rencontre, beaucoup s’étonnent que je me trouve chez eux quand se déroulent chez moi les Olympiques (et en plus y a Céline Dion qui chante là) ; ils s’émerveillent davantage lorsque je leur révèle je n’ai rien à cirer des Olympiques (diplomatiquement, je garde pour moi que je n’ai rien à cirer de Céline Dion non plus).
Mais ce qui les intrigue par-dessus tout, ce qui les préoccupe et les inquiète sincèrement, ce sur quoi ils sont étonnamment informés et m’interrogent presque systématiquement, c’est sur l’extrême-droite qui a failli prendre le pouvoir dans mon pays. Qu’est-ce qu’il se passe donc chez toi ? À quoi jouez-vous en France lorsque vous ne jouez pas aux Olympiques ? Excellente question. J’en profite pour confesser ma honte d’être pratiquement ignorant de la situation politique québécoise.

* Observation linguistique : Français et Québécois se révèlent très prompts à relever, voire à dénoncer, la prolifération d’anglicismes qui parasitent le langage de l’autre, non mais regarde-moi cette paille ah ah ah, hein quoi où ça une poutre, je ne vois pas de quoi tu parles.
Ainsi le Québécois parlera de téléphone intelligent, de magasinage, de chandail, d’entrevue, d’autocaravane, de service au volant, de fin de semaine, de stationnement, de cinéma-maison, de chaise berçante ou de divulgâchage (soit en français tel qu’on le cause en France : smartphone, shopping, t-shirt, interview, camping-car, drive-in, week-end, parking, home cinema, rocking chair et spoil) ; en revanche il émaillera ses phrases de c’est le fun, c’est fucké, oh boy, il dira catcher, grounder, flusher, ouatcher, pleuguer, reusher, scorer, settler et son contraire déssettler, fitter et même dans le meilleur des cas matcher, tchécker, booker, canceller, focusser, dealer, frencher (il s’agit de rouler une pelle), il parlera de shifts, de spots, de lifts, de dates, de jokes, de tounes, de peanuts, de party, de graduation, de tough, de rough, de cute, de chum, de lunch, de plasters, de bumpers, de balloune, de badluck, de clip (faux ami : c’est un trombone !), de fan (faux ami : c’est un ventilateur !), de canne (faux ami : c’est une boîte de conserve !), de shop (faux ami : c’est une usine ! on dit vente directe de la shop) et en partant il n’oubliera pas de laisser un tip à la serveuse.
Sans compter les calques morphologiques : le Québécois prendra une marche (tandis que le Français ira se promener), tombera en amour (tandis que le Français tombera amoureux – la chute demeurant le solide invariant de notre espèce sentimentale), souhaitera « bon matin » ou « meilleure chance la prochaine fois » , dira « à date » ou « une couple de » , « rencontrera ses objectifs » faute de quoi il sera « dans le trouble » et il lui faudra « prendre une chance » …
La vérité, c’est que les anglicismes chacun en a son lot (son batch). J’ai eu bien du mal (« de la misère » comme on dit icitte) à trouver un anglicisme commun aux deux côtés de l’Atlantique. J’en ai au moins noté un : « C’est cool ». Nous voilà frais.
Anyway, ce sont les Québécois qui ont peur du Grand Remplacement (du français par l’anglais) donc ceci est aussi une question politique, finalement.

* Observation sociologique : Québec, terre de contrastes ! Qu’on en juge.

Nous avons d’abord passé une semaine à Montréal, métropole moderne et trépidante pleine de foules et de jeunesse, de culture, de festivals, d’offres de spectacles, de concerts et de cinéma… Ah, au rayon cinéma je glane en passant une formidable découverte, la série de films autobiographiques de Ricardo Trogi, quatre à ce jour : 1981, 1987, 1991 et le dernier 1995 qui vient à peine de sortir et qui est déjà mon préféré parce qu’en plus de me faire rire comme les précédents, il m’a beaucoup fait pleurer, et méditer, eh oui – quelle misère que cette autobio-fresque, en ce qui me concerne la plus marquante depuis Philippe Caubère, ne soit pas distribuée en France ! Le cinéma québécois est prodigieusement vivant, riche, varié, et ce qu’on en reçoit en France semble le fruit d’un quota limité à un film par an, généralement de Xavier Dolan ou de Denys Arcand, sauf cette année, c’était Simple comme Sylvain de Monia Chokri…

… Ensuite, total dépaysement au bord du Lac Saint-Jean, profonde cambrousse et nature sauvage (du moins si l’on s’éloigne un peu des autoroutes), sensibilité plus rustique quoique fort chaleureuse surtout à côté du barbecue. C’est en chemin entre les deux pays qu’on risque les coups de marteau.

Entouka (comme on dit icitte en guise de transition entre chaque phrase, alternativement à Féqueu, ce qui nous change des deux explétifs les plus courants dans la conversation française : Hédukou et Héhenfète), rassurons-nous, car dans les deux écosystèmes, celui des gratte-ciels et celui des maringouins, on n’est jamais très loin de la société de consommation et du Dollarama, que curieusement on prononce plutôt Dollorama, comme un chagrin sous-entendu, comme une mélancolie à demi-mots, comme un hommage à La Douleur du Dollar de Zoé Valdès.

Et à propos de douleur américaine, je mentionnerai pour terminer cette carte postale que l’un des événements majeurs de mon séjour aura été la lecture du roman L’Avortement de Richard Brautigan, auteur certes non canadien mais américain, même continent. J’en suis subjugué, ébloui, régalé. D’enthousiasme, je m’exclame in petto que, dans un monde parfait, on ne devrait confier l’écriture des romans qu’à des poètes, de la même manière et pour les mêmes raisons que dans un monde parfait on ne devrait confier la charge politique qu’à des gens de terrain. Plutôt qu’à des professionnels de faire-des-phrases.

Bien sûr, il y a le sujet du livre. Son titre, encore plus violent en version originale, The Abortion: An Historical Romance 1966. Un amour historique de 1966 publié en 1971, alors que l’avortement était illégal aux USA. Rappelons que dans ce pays, l’avortement a été protégé par la loi de 1973 à 2022. Ensuite, il est redevenu clandestin et mexicain, direction Tijuana. Heureusement que la lecture, quant à elle, n’a jamais cessé d’être légale.

Bien sûr il y a le sujet mais, comme toujours, encore plus importante il y a la façon. Confier l’écriture des romans aux poètes évite de se contenter de traiter le sujet, et permet de traiter, simultanément au sujet, bien des choses. De décrire simultanément à l’avortement la splendeur de son champ de bataille, le corps féminin et les façons de l’habiter quand on est une femme – par exemple. De décrire simultanément la violence du réel et la beauté du rêve – par autre exemple. Beauté du rêve : la bibliothèque qui joue un rôle central dans cette histoire est une idée de bibliothèque, un fantasme de bibliothèque, un rêve de bibliothèque, du genre farfelu mais dont on aimerait soudain qu’elle existe réellement. Du reste, entre temps elle s’est mise à exister réellement puisque la poésie n’est pas là que pour dire le beau mais aussi pour le prophétiser.

Si jamais, moi qui suis pourtant trop peu poète, j’étais ces jours-ci d’humeur à écrire un roman (sait-on ce que la vie nous réserve ?), je viendrais à l’instant, au bord du Lac Saint-Jean, de trouver l’épigraphe de celui-ci dans L’Avortement de Richard Brautigan.

Lettres à des morts : l’affiche

04/02/2024 Aucun commentaire

Stéphanie Bois, Christophe Sacchettini et moi-même avons donné deux représentations (allez, deux et demie si l’on compte la numéro zéro, encore plus confidentielle que les suivantes) de nos Lettres à des morts. Nous aimons tellement ce spectacle, et le public aussi, juré, que nous avons envie de le jouer jusqu’à ce que mort s’ensuive et oh la la c’est bien le cas de le dire. Ce spectacle pourrait être un marronnier du 11 novembre qui rappellerait sans relâche l’horreur de la prétendue Grande Guerre y compris à l’arrière, mais pas que. Comme nous l’a dit une spectatrice (merci Anne), Tout le monde devrait voir ce spectacle. Vous le voulez ? Contactez-nous.

Et puis voilà que désormais nous disposons d’un atout supplémentaire : le splendide visuel, signé Adeline Rognon. Pour le précédent spectacle du même trio, Trois filles de leur mère d’après Pierre Louÿs, nous avions sollicité Adeline qui nous avait offert une magnifique affiche… Rebelote : ci-dessous son premier jet, pour vous donner une idée du making of.

… Soit une encre bien noire et bien memento mori en surimpression d’un texte imprimé. Nous étions déjà emballés par l’idée, mais nous avons fait valoir à Adeline qu’il était dommage que le texte ne soit pas un écrit à la main, voire, justement, le manuscrit d’une des 26 lettres qui composent le spectacle…

Il s’agit d’un point hautement sensible : à chacune des représentation une question est soulevée par le public (nous pouvons déjà faire des statistiques, même au bout de deux et demi). Ces lettres, publiées pour la première fois en 1932, sont-elles d’authentiques témoignages de 14-18, ou bien l’œuvre apocryphe d’un écrivain transformiste et pacifiste ? Les tenants du vrai et ceux du faux ont tous de solides arguments, et quant à nous, même si nous avons une petite idée, nous n’avons pas de quoi dissiper l’énigme qui, selon moi, ne fait qu’ajouter à la fascination exercée par ces 26 terribles textes. En tout état de cause, le manuscrit original, personne ne l’a vu et personne ne sait où il est. Stéphanie et moi-même avons donc entrepris, pour les besoins du spectacle, d’entièrement réécrire à la main les lettres, 13 chacun.

Désormais, le manuscrit existe bel et bien puisque nous l’avons créé, et le théâtre est un espace d’illusion pour la bonne cause.

C’est ainsi qu’Adeline a recomposé son illustration, en utilisant cette fois comme fond l’une des lettres portant mon écriture. Comme pour les Trois filles, pour la remercier, nous allons en tirer quelques sérigraphies de luxe et cartes postales, objets rarissimes qui seront, comme de juste, en vente à l’occasion des spectacles ainsi qu’au sein du réseau (montréalais) d’Adeline.

Bonus : nos têtes de circonstances.

L’acteur et la violence

12/07/2021 Aucun commentaire
Adam Driver dans le rôle de Henry McHenry

Zéro

Depuis ma lecture décisive, à l’âge de 17 ans mais une fois pour toutes, du Théâtre et son double d’Antonin Artaud, j’entraperçois dans les films que je vois ou dans les livres que je lis les liens entre l’acteur et la violence. La mission de l’acteur, athlète affectif, ou peut-être son sacrifice, consiste à prendre en charge la violence, la sienne comme celle des autres et surtout de qui le regarde, et à la rendre, tant pis pour lui. Il n’est pas là pour enfiler des bons mots, en aucun cas pour être sympathique, mais pour émettre des signes depuis son bûcher. Violence de l’empathie même.

Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement.
Aussi bien, quand nous prononçons le mot de vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes. Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers.
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938, préface

Un

Vu Annette de Leos Carax.

Après le si riche Holy Motors (2012), matrice de dizaines de films à faire ou à rêver, Carax pouvait aller n’importe où, l’embarras du choix sur 360°. Il a choisi de faire cet objet littéralement pop, comédie musicale éblouissante construite sur une question pop d’aujourd’hui : la vie intime des people, dont le public surveille les amours, enviant leur bonheur et se rassurant de leur malheur. Un opéra pop, vert, noir et rouge dont l’extravagance ne pourrait être comparée qu’aux comédies musicales tordues des années 70, celles de Ken Russell, dont Tommy, ou bien le Rocky Horror Picture Show. Ou Lost Highway, qui d’ailleurs n’est ni une comédie musicale ni des années 70. Bizarrement j’ai aussi décelé des liens avec Pola X (1999), le film le moins aimé de Carax, ne serait-ce que par l’énergie insufflée par la moto dans la nuit.

Ici, donc, c’est Adam Driver qui endosse le rôle sacrificiel et perturbateur, le suspect usuel, l’acteur qui joue à l’acteur sur son bûcher, le matériau explosif, le comique de stand-up agressif, cynique, imprévisible, instinctif et animal, toxique, alcoolique, autodestructeur. Pas sympathique. Il a peut-être assassiné une femme. Il finit en prison. Que lui fait-on payer, ce crime apparent ou bien ses spectacles où il nous purgeait de notre propre violence ?

Deux

Lu L’inconnu de la Poste de Florence Aubenas.

Les grands reportages de Florence Aubenas font figure d’archaïsme, à une époque où le métier de journaliste s’est ruiné, dilué dans ceux, encore rentables, de communiquant ou d’animateur télé. Aubenas perpétue de façon anachronique la noblesse et la vertu du journalisme tel que l’entendait le saint patron de la profession, Albert Londres, et ses papiers dans Le Monde, même après plusieurs années, sont inoubliables alors qu’on ne se souvient plus de l’actu de la veille. Je conserve en tête celui sur les rond-points de gilets jaunes, celui sur l’affaire Jeanne Calment, celui sur l’Ehpad pendant le premier confinement, celui extraordinaire sur la Femme des Bois des Cévennes

Son dernier livre documente l’assassinat sordide de la poste de Montréal-la-Cluze (Ain), le 18 décembre 2008. La postière est lacérée de 28 coups de couteau, trois sont mortels dont deux à la gorge. En face habite Gérald Thomassin, petite frappe et ex-vedette du cinéma français, zonard, drogué, instable, boiteux, lauréat du César du meilleur jeune espoir masculin.

Ici, donc, c’est Thomassin qui endosse le rôle sacrificiel et perturbateur, le suspect usuel, l’acteur qui joue à l’acteur sur son bûcher, le matériau explosif, le marginal trop instinctif pour qu’on puisse l’imaginer faire autre chose que s’identifier à ses rôles de petits criminels (Aubenas retranscrit son fulgurant bout d’essai pour Le Petit Criminel de Jacques Doillon en 1989). Imprévisible et animal, toxique, alcoolique, autodestructeur. Pas sympathique. Il a peut-être assassiné une femme. Il finit en prison. Que lui fait-on payer, ce crime apparent ou ses rôles passés où il nous purgeait de notre propre violence ?

Le fait qu’il soit suspect, et puni, parce qu’il est acteur est attesté par les déclarations de la magistrate ayant rédigé les réquisitions à Lyon en 2019 : parmi les maigres éléments à charge, « une faculté théâtrale à endosser le personnage de l’homme meurtri au point d’aller pleurer sur la tombe de sa victime » (L’inconnu de la Poste, p. 233). Oui : sa victime, ici pas de présomption d’innocence, prouver sa culpabilité ne sera qu’une formalité, sa filmographie constituant un éloquent casier judiciaire. Puis Gérald Thomassin disparaît de la surface de la terre, la veille de sa comparution au tribunal de Lyon où il prétendait se rendre de bon coeur, comptant se blanchir définitivement. Nul ne l’a vu depuis le 29 août 2019.

Poussez la chanson poussez (One, Two, Three & Four)

13/11/2020 Aucun commentaire

Un

Matthieu Giroud était un géographe, urbaniste, sociologue, prometteur. Oh putain que cet adjectif est tragique, dégueulasse, à pleurer. Matthieu Giroud a été assassiné il y a cinq ans jour pour jour, à l’âge de 38 ans, parce qu’il était allé assister à un concert des Eagles of Death Metal au Bataclan, à Paris.
Parce que Matthieu Giroud aimait aussi le rock. Il tenait la basse dans un groupe grenoblois, Daïgui. En novembre 2015, les musiciens de Daïgui travaillaient à la réalisation de leur second album. Ils croyaient avoir le temps. Depuis 5 ans, jour pour jour, les autres membres du groupe s’échinent à peaufiner ce qui sera un album posthume, pour l’hommage, pour la consolation, pour la joie, pour la vie. Chacun des 13 titres a été soigneusement élaboré, arrangé, enregistré (on remarquera que l’un d’eux, Des années sans contrôle, bénéficie de la présence de nombreux invités dont quelques membres de Mustradem) et la sortie de l’album, intitulé Cette nuit encore, est enfin imminente.
Mais aujourd’hui 13 novembre, pour que l’anniversaire revête la force vitale de la création plutôt que l’armure plombée du deuil, le groupe lâche un clip, pas n’importe lequel, celui de la chanson qui donne son titre à l’album. Le clip a été tourné en plein confinement entre Grenoble et Montréal. Il est très beau.
Ici, on lira in memoriam le portrait de Matthieu Giroud sur lemonde.fr ; là, on lira des détails sur la démarche de Daïgui.

Deux

Il arrive que le rap m’exaspère. C’est parce que j’aime trop le rap, je crois. J’attends des choses de lui, j’espère, et puis j’entends ce qu’il me donne et ce n’est pas tout à fait à la hauteur, une énième variation sur le même gros tas de clichés bodibildés, ego trip et blingbling, rimes pauvres et discours creux. Alors je réécoute La fin de leur monde d’IAM (2006) et ça va mieux, je me souviens que j’ai raison d’aimer le rap.
Morceau fabuleux, teigneux, énergique de la première à la dernière seconde, c’est le contraire du rap qui n’a rien à dire puisque ça parle, ça parle, ça parle jusqu’à ce que tu cries grâce parce que pendant que ça continue de parler toi tu cherches encore le sens de la phrase prononcée 30 secondes plus tôt, attends, il vient de dire « Juifs, Catholiques, Musulmans, noirs ou blancs, fermez vos gueules, vous faites bien trop de bruit » ou j’ai mal entendu ?
La fin de leur monde a des idées longues et compliquées à dire et il les dira jusqu’au bout, quitte à exploser totalement le format rap ET le format chanson. Pas de refrain, pas de couplet, pas de répétition ou de ritournelles, pas de repères (le titre lui-même n’apparaît qu’en signature), pas d’alternance des deux MC ni d’écho entre eux (un bloc pour l’un, un bloc pour l’autre, c’est tout, on ne peut pas faire plus dépouillé), pas de fioritures, pas d’esbroufe… juste du texte qui se déploie, maîtrisé, argumenté pendant plus de 10 minutes. J’ai copié-collé les paroles sur traitement de texte pour relever le compteur : près de 2300 mots et 13 000 signes, soit un long article de presse ou bien un tout petit livre. Moi qui en ce moment me pique d’écrire des chansons, je m’efforce de ne pas faire trop long, par admiration pour le format court (quoi de plus beau qu’un haïku) et par prévention contre mes propres penchants (je me dis que si je fais trop long ce sera une facilité littéraire pour compenser mes limites musicales). Sauf que je réécoute La fin de leur monde et je reprends (dans la gueule) une leçon sur ce que doit être la taille d’un texte, leçon qui peut se traduire en ces termes : Faut ce qui faut.
Et ce clip ! Ce pur et simple recyclage d’images d’actualité qu’il nous remet sous le nez comme si on les avait mal regardées. C’est la même démarche que dans certains bouquins insoutenables d’Ivan Brun (No comment, War songs, ou ses recueils d’illustrations chez Tanibis).

Trois

Frank Zappa, Joe’s Garage, 1979.
« Héros » de cet opéra rock qui est aussi une parodie d’opéra rock (nous sommes bien chez Zappa, merci), le dénommé Joe est musicien dans un monde où la musique est interdite. Il répète avec son groupe dans un garage mais cette activité clandestine est dénoncée par ses voisins. La police intervient et, indulgente, conseille à Joe de se consacrer à un hobbie plus sain, comme la religion. D’abord tenté par le catholicisme parce que les « Catholic girls » sont de sacrées cochonnes, Joe choisit finalement l’Eglise d’Appliantologie, créée par un certain L. Ron Hoover (see what I mean ?). À partir de là, l’histoire part en quenouille pornodada (nous sommes toujours chez Zappa, merci) et peu importe, l’essentiel étant de se marrer, de balancer des solos du feu de Dieu et en filigrane de rappeler les vraies priorités existentielles. Car au sein de ce fatras loufoque est exprimée cette essentielle hiérarchie des valeurs, propre à mettre cul par dessus tête notre société de l’information : « L’information ne vaut pas le savoir. Le savoir ne vaut pas la sagesse. La sagesse ne vaut pas la vérité. La vérité ne vaut pas la beauté. La beauté ne vaut pas l’amour. L’amour ne vaut pas la musique. Rien ne vaut la musique. »

Extrait du livret rédigé par Zappa : « Joe’Garage est une histoire idiote qui raconte comment le gouvernement cherche à se débarrasser de la musique, qui est l’une des premières causes de comportement de masse incontrôlable. (…) Si un tel synopsis vous paraît absurde, et si l’idée d’un Central Scrutinizer [dispositif de surveillance généralisée, version zapaïenne de Big Brother] faisant respecter des lois pas encore votées vous fait pouffer, estimez-vous heureux de ne pas vivre dans l’un de ces joyeux petits pays où, en ce moment même, la musique est soit sévèrement encadrée soit, comme en Iran, totalement illégale. » (La République Islamique d’Iran n’a que quelques mois lorsque Zappa enregistre son album.)

Actualité de Zappa :
Le 4 décembre 1993 nous étions contraints de nous passer de Frank Zappa. C’était il y a 27 ans et nous notons avec intérêt que la mort de Zappa elle-même vient d’intégrer le très prisé club des 27, nous obligeant à nous reposer la question, « Que fait un homme en 27 ans de vie », et sa variante, « Que fait un homme en 27 ans de mort ».
Car heureusement, des inédits de Zappa sont régulièrement exhumés.
Parmi lesquels, pour fêter l’anniversaire surgit un film documentaire intitulé Zappa (facile à retenir) et promettant moult archives personnelles. Oui mais zut les cinémas restent fermés. Bon, ben je retourne voir la bande-annonce alors.

Quatre

Je lis dans un journal que je m’étais juré de ne plus lire une interview de James Murphy (LCD Soundsystem) par Luz. Un dessinateur que j’aime interroge (et dessine, voir ci-contre) un musicien que j’aime. Je relève deux passages qui me touchent directement :
1) A propos de son public.
« J’ai 50 ans. J’ai été à peu près vieux à un moment de ma vie, mais là je le suis pour de bon. Et je ne suis pas sûr que je sois la personne que les kids voudraient voir en concert dans un jeu vidéo. Mon job est de faire de la musique pour les kids qui se sentent bizarres et seuls. C’est pour cela que je suis là, [pour qu’] un certain pourcentage de kids qui ne sont pas nécessairement intéressés par ce qui intéresse la majorité des kids qui les entourent aient un endroit où se sentir bien. »
Je me sens concerné parce que lorsque va sortir (en avril, peut-être) mon roman, qui met en scène des adolescents, un vieux malentendu va se réactiver, on va de nouveau croire que je suis un « écrivain pour adolescents ». Alors que tout ce que je fais, c’est écrire « pour les kids qui se sentent bizarres et seuls », à tous âges.
2) A propos de la société plus que jamais clivée voire balkanisée.
« Regarde, je suis entouré de gens qui détestent les supporters de Trump. Et c’est vrai que ce sont des gens faciles à détester. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on ne partage plus les mêmes canaux d’information. On ne partage plus la même vérité sur laquelle on pourrait débattre et avoir des opinions différentes. C’est sombre et assez fou, je ne sais pas comment on en est arrivé là. Il y a un manque cruel d’empathie. On a échoué à comprendre ce dont l’autre a besoin. On n’a plus de destin commun, alors qu’il me semble qu’on avait ça, avant. Aujourd’hui, les gens restent dans une bulle. Tu peux rester enfermé dans cette bulle et dans tes croyances sans t’en rendre compte. Mais dès que tu voyages, tu as l’occasion de réaliser que tu vis dans une bulle. Le problème, c’est que cette bulle s’est déployée à l’échelle mondiale avec internet. »
L’analyse de Murphy me bouleverse puisque je la crois très juste. Enfermés que nous sommes dans nos bulles, en compagnie exclusive de nos opinions et de ceux qui les partagent, nous ne supportons plus la contradiction, le débat, autant dire que nous ne supportons plus la démocratie. Bien sûr, Internet, et surtout les réseaux dits sociaux, ont été les accélérateurs essentiels de cet effondrement social : la mort de l’empathie. Mais la pandémie, qui décourage les contacts et nous dissuade de sortir de chez nous, n’y est pas étrangère.
Bonus : pour fêter ça, un peu de musique pour « les kids qui se sentent bizarres et seuls », par James Murphy et Kermit la grenouille.

One, two, three, four

Confine not dead ! Headbanger forever !
Au cas où l’information vous aurait échappé, nous voici reconfinés. Ce « Confinement 2 » est moins réussi que le premier, comme il en va des séquelles. Bizarrement, il est à la fois plus relâché et plus résigné, plus lourd et plus anxiogène, ne cherchez pas plus loin, il est plus automnal que printanier.
Allons, ce nouveau confinement n’a pas que des mauvais côtés. Youpi, la Confine redémarre ! La chanson fleuve signée Marie Mazille/Capucine Mazille/Franck Argentier/Fabrice Vigne consolera de bien des attestations dérogatoires autosignées. Attention mesdames et messieurs préparez-vous à appuyer de toutes vos forces sur le bouton rouge le plus près de vos doigts car l’épisode 13 sort du chapeau et il est… rock n roll ! Car oui, nous l’affirmons avec la force d’un coming-out, le confinement autorise également ce plaisir privé dont il ne faut pas avoir honte : tourner en rond seul chez soi, brancher du rock bien gras, pousser les meubles, les potards et la chanson, brailler de toutes ses forces en faux anglais, profiter que personne ne regarde pour gesticuler, sauter, se rouler par terre comme Jimi, transpirer à fond, secouer la tête à bloc, se la donner à mort, air guitar jusqu’à la transe.
Special guest stars de l’épisode : Luc Biichlé à la guitare saturax et Stéphanie Bois au death growl.
Bonus : dansez ! dansez ! dansez ! c’est bon pour ce que vous avez !

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles

02/10/2018 2 commentaires

En mars et avril dernier, le Fond du Tiroir gambergeait tout haut et publiait deux articles (pour mémoire : « Justice sommaire et réseau wifi, ou : La nouvelle loi du far-west », puis « L’Indien qui pleure ») où il posait publiquement une turlipinante question de méthode et d’éthique : « Comment, lorsque l’on n’est pas amérindien, représenter un Amérindien ? ».

Oui, pardon de parler de moi à la 3e personne, le Fond du Tiroir en fait c’est moi. C’est moi tout seul qui suis présentement obnubilé par les Amérindiens, moi qui suis en train d’écrire un gros roman où ils tiennent un rôle majeur, moi qui ai créé un profil Facebook au nom de l’un de ses personnages emplumés, qui dévore tout ce qui me tombe sous la main à propos de leur culture, et qui me laisse pousser les cheveux en saluant le Soleil, notre père à tous.

Mais en ai-je le droit ? Suis-je un usurpateur ? (Sur Facebook, c’est évident – mais dans un roman, domaine plus ambigu du mentir vrai ?) Depuis le printemps dernier et mes deux articles initiaux, cette question que je croyais toute personnelle a défrayé la chronique dans le monde du théâtre. Un mauvais procès a été intenté, via les réseaux dits sociaux, contre Robert Lepage, accusé d’appropriation culturelle sous prétexte que son nouveau spectacle, monté au Théâtre du Soleil, Kanata, prétendait aborder les oppressions subies par les peuples autochtones du Canada sans mettre en scène aucun comédien amérindien. Lepage s’est fait traiter de spoliateur, de raciste, de profiteur, hallali numérique habituel.

Le spectacle a d’abord été annulé face aux pressions (et au désistement financier de l’un des coproducteurs qui a pris peur), puis re-programmé avec un léger changement de titre, et sera joué à la Cartoucherie du 15 décembre 2018 au 17 février 2019.

Remarquons que Lepage est un dangereux récidiviste (ou bien que le modèle multiculturel canadien est propice à cette hystérie-là) puisqu’à peine quelques semaines plus tôt le festival de jazz de Montréal a annulé son spectacle SLĀV consacré aux chants d’esclaves afro-américains au prétexte que la plupart des chanteurs n’étaient pas noirs. Or ces chants de nègres sont à l’origine de quasiment toute, oui mesdames et messieurs, toute la musique populaire que nous écoutons et que nous jouons nuit et jour, alors là pour le coup on peut en parler de l’appropriation culturelle. Aussi, osons un anachronisme juste pour voir jusqu’où pousser le sens du ridicule : dénonçons le scandaleux opportunisme, le racisme et le colonialisme culturel d’un Alan Lomax (1915-2002), infatigable collecteur blanc de musique noir grâce à qui le blues et ses enfants ont pu devenir des sujets d’études et de connaissances, ou bien, chez nous, d’une Marguerite Yourcenar, odieuse femme blanche (belge, en plus !) qui s’est permise cyniquement de présenter, traduire et compiler des textes de Negro Spirituals comme s’il s’agissait de poèmes issus de sa communauté (Fleuve profond, sombre rivière, 1963).

Ce serait absurde, au XXe siècle. Mais nous vivons en 2018, à une époque où les rassemblements racisés et non mixtes prolifèrent, où les querelles identitaires encombrent les forums et les écrans davantage que les querelles esthétiques, et j’aurais dû me douter que le débat était brûlant et sociétal, prompt à éclater en divers endroits sous divers oripeaux… De quelle légitimité peut-on se prévaloir lorsqu’on se pique de parler d’un groupe, voire au nom de ce groupe, auquel on n’appartient pas ?

Chacun n’existe et ne s’exprime qu’en tant que membre de quelque communauté, ou dans le cas contraire est invité à fermer sa gueule. Par exemple, Detroit, film puissant de Kathryn Bigelow reconstituant des émeutes raciales en 1967, a scandalisé certains de ses détracteurs non parce qu’il révélait une très choquante réalité, mais parce qu’en tant que bourgeoise blanche Bigelow n’était pas censée se mêler de documenter des injustices infligées à des Afro-Américains. Bigelow n’était donc autorisée qu’à raconter des histoires de bourgeoise blanche ? La polémique a pris des proportions grotesques qui funestement occultaient le vrai scandale exposé par le film.

Le réflexe politiquement correct, autrefois petite chose risible, niaise et lénifiante, a muté en une génération pour devenir ce monstre clivant, agressif, sectaire, castrateur et communautariste : dis-moi où tu te trouves sur la carte des Balkans avant de commencer à parler, car chacun ici n’est autorisé qu’à exprimer les intérêts de son groupe d’origine. Tu es toute ta tribu, ta tribu est tout toi. RPZ, comme disent les rappeurs.

Désormais le soupçon est partout : un Blanc ne peut plus raconter l’histoire d’un Noir, un homme l’histoire d’une femme, un jeune l’histoire d’un vieux, un bien portant l’histoire d’un malade, un roux l’histoire d’un blond, un Juif l’histoire d’un Palestinien, un hétéro l’histoire d’un homo, un anorexique l’histoire d’un obèse, un vivant l’histoire d’un mort, un Capulet l’histoire d’un Montaigu, un O’Timmins l’histoire d’un O’Hara… Bref, le plus sage est de ne plus raconter d’histoires du tout, sauf si celle-ci est dûment labélisée en tant que revendication ou arme de guerre. Fusillons l’imagination, il restera toujours la propagande – et le manichéisme.

On lira avec grand profit l’interview d’Ariane Mnouchkine sur l’affaire Kanata. Pour les pressés qui ne cliqueront pas, voici un extrait-clef :

Il ne peut y avoir appropriation de ce qui n’est pas et n’a jamais été une propriété physique ou intellectuelle. Or les cultures ne sont les propriétés de personne (…) Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l’humanité. C’est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. Les cultures, toutes les cultures, sont nos sources et, d’une certaine manière, elles sont toutes sacrées.

 

Le plaisir d’un monde de services et de saveur ouvert de 8h à 22h

25/08/2013 Aucun commentaire

Cet été j’ai fait du tourisme. Voyager est tellement enrichissant ! Rencontrer d’autres gens, contempler d’autres horizons, embrasser d’autres paysages, découvrir d’autres manières de vivre… Toutefois, certains lieux explorés ressemblaient pas mal à chez moi, finalement.

Aventures dans le monde de la grande distribution internationale : aujourd’hui, Rivière-des-Prairies (Montréal, Québec). Contribution possible à une série sur les « films de supermarché ».

La voix du feu (Troyes épisode 27)

27/09/2011 Aucun commentaire

Il ne se passait rien. (François Bon, L’incendie du Hilton, p.95)

Il se trouve que j’essaye d’écrire un livre. Je prends pour point de départ un fait divers, un incendie en milieu urbain, puis je recherche les moyens appropriés pour raconter cette histoire de biais, et en extrapoler des considérations sur le monde dans lequel je vis. J’avais entendu parler, lors de sa sortie il y a un ou deux ans, de l’Incendie du Hilton, roman (du moins, étrangement qualifié tel sur la couverture) de François Bon, qui prend pour point de départ un fait divers, un incendie en milieu urbain, puis qui recherche les moyens appropriés pour raconter cette histoire de biais et en extrapoler des considérations sur le monde dans lequel vit François Bon. On comprendra que j’aie consciencieusement dédaigné de lire ce livre, craignant qu’il ne me parasite.

Une jeune fille avec qui je suis en correspondance (bonjour, Pauline) me demande récemment si je l’ai lu. Comme je réponds par la négative, elle se fait radicale : « Alors, ne le lis surtout pas ! C’est très mauvais. » Mauvais ? Bon ! (Cas de le dire, pardon.) Il ne m’en fallait pas davantage pour foncer tête baissée : si ce livre était loupé, je ne pouvais plus redouter, orgueilleux comme je suis, qu’il m’influençât.

Je viens de lire l’Incendie du Hilton. Le 22 novembre 2008, François Bon, invité au salon du livre de Montréal, loge dans une chambre de l’hôtel Hilton. L’hôtel prend feu. Tout le monde est évacué en pleine nuit. Le salon du livre devant avoir lieu dans les sous-sol de ce même hôtel, les stocks de livres risquent de partir en cendres et fumée, métaphore possible du microcosme littéraire et/ou de la place du livre dans la société. François Bon discute avec des gens. Finalement ce n’est pas grave, alors tout le monde remonte se coucher. C’est tout.

Je me préparais, d’après l’avertissement de ma correspondante, à détester ce récit plus franchement. Je l’ai trouvé mal écrit, laborieux, non nécessaire, répétitif (le genre de répétitions fastidieuses, pas lancinantes comme du Thomas Bernhard) mais, pour autant, pas détestable. Certaines pages sont dignes d’intérêt (j’ai même aimé le chapitre, pourtant hors-sujet, sur le stage de récupération des points de permis)… mais l’ensemble est certes bien mal fichu. J’essaye d’en tirer des leçons sur ce qu’il ne faut pas faire.

Mon avis global sur François Bon : il a incontestablement inventé quelque chose sur son blog, il a été l’un des pionniers de cette écriture-là, en flux électronique et participatif, éphémère en éphéméride, archi-subjective puisqu’égocentrique, en prise directe et quotidienne avec ce qui entoure le scribe, c’était gonflé et vif, subversif, nouveau, bon timing. Tous les écriveurs de blog lui sont peut-être redevables, moi inclus, même si je ne l’ai lu que tardivement. Les problèmes, je crois, sont venus quand il a appliqué ce style d’écriture à tout un bouquin : étiré sur 180 pages, un monologue à la blog ne tient pas, ne peut pas tenir, il va vieillir prodigieusement vite, ça n’a pas de colonne vertébrale, toutes ses petites réflexions sur ce petit événement sont déjà éventées, ni fait ni à faire, le livre est mort. Le défaut de François Bon est donc, à ce que je comprends, d’avoir confondu deux sortes d’écriture. Je me le tiens pour dit.

Londonomètre : 601.

Où l’on fait diversion en bavassant musique, IV (Troyes, épisode 16)

16/09/2011 Aucun commentaire

Coups de cœur musique (plus trois DVD, pour changer un peu)
automne 2009-printemps 2010

Mulatu Astatke, New York-Addis-London The story of ethio-jazz 1965-1975, Strut (Play it again Sam), 2009.

Mulatu Astatke est le parrain de l’ethio-jazz, ce courant né à l’aube des années 60 dans les bars d’Addis-Abeba, d’une fusion entre les rythmes latins, les grooves psychédéliques de la pop de l’époque, et les traditions locales. Ce son si caractéristique a été remis sur le devant de la scène dans les années 2000 grâce à la série de CD à succès « Ethiopiques », et grâce à la bande-son, fort pertinemment décalée (et par conséquent mélancolique), du film de Jim Jarmusch, Broken Flowers (2005). La présente compilation, parue sur le label allemand Strut, raconte le cheminement de cette musique autant que celle d’Astatke, musicien hors du commun. Né à Jimma, Ethiopie, en 1943, il a d’abord étudié à Londres avant de filer à New York, puis au Berklee College of Music de Boston, avant de revenir à Addis-Abeba. Vibraphoniste, pianiste (souvent au Wurlitzer électrique à la Soft Machine), Astatke intègre, en une synthèse très personnelle, toutes les musiques qu’il a absorbées, des plus dansantes au plus avant-gardistes. Cette rétrospective est une excellente introduction à la musique tonique, exotique, hypnotique de Mulatu, mais ne doit pas faire oublier qu’il est toujours actif : ce fringant sexa(quasi-septua)génaire prépare un nouvel album, Mulatu steps ahead.

Collectif, Indian Rezervation blues and more, Dixiefrog, 2009.

3 heures de musique, 30 minutes de vidéo, 33 artistes, un livret 48 pages… Le label français Dixiefrog parachève l’un de ses projets les plus ambitieux : un panorama de la musique des Amérindiens d’aujourd’hui. Entre blues, country, chants traditionnels, folk, americana (et même avec quelques épices Hip-Hop et R&B), cet album fait voler en éclats les clichés et met en lumière l’apport des tribus dans la musique. L’album est présenté par la chanteuse Pura Fe’, marraine et inspiratrice du projet, et illustré par deux artistes amérindiens. Avec, en fil rouge comme la peau cuivrée des seuls véritables Américains natifs, cet apport théorique majeur : « L’influence musicale indigène sur les débuts du blues est rarement évoquée. Les ouvrages sur le blues ignorent les échanges culturels qui se sont produits entre esclaves africains en fuite et les peuples des Premières Nations, et comment cela aurait donné naissance au blues (…) Le jazz et le rock sont issus du blues. Aussi, l’affirmation selon laquelle nous avons contribué aux premiers développements du blues devrait bouleverser l’essence même de la musique américaine. » Elaine Bomberry, productrice d’émissions musicales sur des chaînes de télévision, et membre de la nation Ojibwe/Cayuga.

Rufus Cappadocia, Song for cello, Daqui, 2009.

Né en 1967 à Hamilton (Ontario, Canada) d’une mère américaine et d’un père immigré italien, Rufus Cappadocia découvre le violoncelle à l’âge de trois ans. Après des études classiques, notamment avec le violoncelliste tchèque Zdenick Konicek, il s’inscrit à l’université McGill de Montréal où il passe des heures dans la bibliothèque d’ethnomusicologie. Il profite aussi de ces années universitaires pour écumer la scène jazz progressiste de Montréal et pour jouer en duo avec une batterie, dans les rues et les stations de métro. Durant ces années d’expérimentation, il met au point un violoncelle électrique à cinq cordes. Cet instrument unique lui permet d’étendre les basses du violoncelle et d’explorer de nouvelles tonalités. Avec Songs For Cello, Rufus Cappadocia revient aux sources de sa démarche, comme quand il jouait seul dans la rue ou dans le métro. Tous les morceaux ont été enregistrés en public au Canada, en privilégiant une démarche de jeu intuitive. Magicien du violoncelle électrique, Rufus donne à entendre un jeu inventif, à la fois épuré et sophistiqué.

Vox Clamantis & Weekend Guitar Trio, Stella Matutina, Mirare, 2009.

Héritier du Hilliard Ensemble, le chœur estonien Vox Clamantis est l’un des plus respectés ensembles de musique grégorienne. Sous l’impulsion de leur jeune chef Jaan-Eike Tulve, ces compatriotes et amis d’Arvo Pärt présentent aujourd’hui un nouveau projet audacieux et très ambitieux : Stella Matutina. « Neuf et ancien, proche et lointain, chaud et froid… ou quand le chant Grégorien rencontre la musique improvisée pour trois guitares (le Weekend Guitar Trio) et électronique. Ces couples de mots, qui nous paraissent à première vue opposés, peuvent, au fil du temps ou à la faveur d’une observation plus attentive, devenir de proches compagnons, voire s’interpénétrer étroitement. Le chant grégorien est une méditation musicale née d’une tradition orale qui remonte à des siècles dans le passé. Qu’est-ce qui pourrait en être plus éloigné que le son de nos guitares électriques ? Ainsi parle, exaspéré, celui qu’aveuglent les préjugés. Cependant, la guitare électrique sait elle aussi méditer, et le chant qui résonne dans les textes sacrés est capable d’expressivité et de sensibilité, au plus haut degré. Les compagnons de route peuvent différer par l’âge et par leur vêtements, mais s’ils empruntent le même chemin, leurs pas les guident vers le même but. » Jaan-Eike Tulve

Weepers Circus, À la récré, EPM (Universal), 2009.

Weepers Circus est un groupe alternatif, rock festif nourri d’influences diverses (dont une pointe de jazz klezmer) né à Strasbourg et écumant les scènes depuis près de vingt ans. Surprise : son nouvel album s’adresse aux enfants. À la récré alterne les grands classiques des cours d’école réorchestrés avec bonheur (Trois p’tits chats, Lundi matin…Du très très neuf avec du très vieux) et les compositions originales. De nombreux invités sont de la partie : Didier Lockwood, Caroline Loeb, Juliette sur une version swing aux petits oignons de L’Hélicon de Bobby Lapointe ou Olivia Ruiz sur une étonnante V.O. de Little Boxes de Greame Allwright… Voisinage strasbourgeois oblige, les illustrations sont dues à un autre vieux gamin de cour de récré, le vénérable quoiqu’espiègle Toni Ungerer.

Hugues Aufray, New Yorker, hommage à Bob Dylan, Mercury (Universal), 2009.

Un duo entre Hugues Aufray et Didier Wampas ? Cette proposition semble surréaliste, mais tout est possible s’il s’agit de fédérer les enfants et petits-enfants français de l’inépuisable folksinger Bob Dylan. Quarante ans après avoir traduit et vulgarisé Dylan en France, Aufray revient encore et toujours à celui qui lui est à la fois une source d’inspiration majeure, et un ami. Le premier titre de l’album est un monologue touchant et humble (Aufray ne se présente qu’en intermédiaire : « Je ne me suis jamais pris pour Orphée »), et les suivants sont tous des duos revisitant les tubes de Dylan – Blowin’ in the wind avec Francis Cabrel, Just like a woman avec Jane Birkin, Knock knock knockin’ on heaven’s door avec Bernard Lavilliers, Man gave name to all the animals avec Alain Souchon… L’hommage est plus ou moins inspiré, plus ou moins nécessaire, mais toujours sincère. Et puis, en redécouvrant ces mélodies de Dylan sur les traductions d’Aufray, on se dit, « Ah, c’était donc ça que ça voulait dire ? » Quant au duo avec Didier Wampas sur Tout l’monde un jour s’est planté (traduction de Rainy day woman) ? Oui, il est très réussi, le morceau le plus joyeux de l’album, un entraînant et consolant hymne aux losers.

Danger Mouse/Sparklehorse/David Lynch, Dark night of the soul, Parlophone (EMI), 2010.

La nuit noire de l’âme. Qu’est-ce à dire ? L’expression, empruntée à Saint Jean de la Croix, désigne une expérience propre à la mystique chrétienne, une phase de solitude et de tourments où Dieu semble s’éloigner… S’il exprime sans aucun doute les affres d’âmes perdues, l’étrange album qui porte ce titre n’est, disons, pas très catholique. Dark Night Of The Soul est un projet commun de Danger Mouse (Gnarls Barkley, Gorillaz…) et de feu Mark Linkous (Sparklehorse), épaulés par le cinéaste David Lynch, qui apporte l’inquiétante étrangeté de son univers visuel, et de sa voix – l’un comme l’autre immédiatement identifiables. Le trio a convié les Flaming Lips, Gruff Rhy, Jason Lytle (Grandaddy), Julian Casablancas (The Strokes), Black Francis (Pixies), Iggy Pop, James Mercer (The Shins), Nina Persson (The Cardigans), Suzanne Vega et Vic Chesnutt. Les rumeurs entourant ce projet mystérieux qui rassemblait comme en un chœur de fantômes la crème de la scène rock indé, ont commencé à circuler début 2009, suscitant moult excitation. Mais si Dark Night Of The Soul a fait parler de lui en tant que livre d’art (en édition limitée, un magnifique ouvrage sans le moindre son, contenant un CD vierge à graver soi-même !) et installation audiovisuelle dans une galerie, sa musique n’avait pas encore été officiellement publiée. C’est chose faite, après un an et demi de chicanes juridiques. La fête qu’aurait dû constituer l’avènement de cet album magnifique, tortueux et envoûtant est ternie par les décès récents de Mark Linkous et de Vic Chesnutt.

Pierrick Sorin, Nantes, projets d’artistes [DVD], Centre national de documentation pédagogique, 2009

Le vidéaste Pierrick Sorin est une gueule de l’art contemporain, et depuis vingt ans ses auto-portraits dérisoires marquent les esprits et les galeries, et suggèrent un art de rire, y compris de soi, parfaitement subversif. En l’an 2000, Nantes, sa ville natale, lui passe une commande dans le cadre des célébrations du nouveau millénaire. Sa réponse est, comme on pouvait l’espérer, à la fois pertinente et impertinente, subtile et désopilante : Sorin réalise un film où il se réinvente sept fois. Il interprète sept artistes européens (plus un présentateur) dont lui-même,  déambulant dans la cité, chacun présentant son projet délirant de recomposition du paysage urbain, à coups d’hologrammes, de sculptures, d’architectures, de films amateurs et de yaourts aux fruits. Ce film est une parodie des documentaires à vocation culturelle que l’on peut voir sur des chaînes de télévision versées dans la vulgarisation, tel Arte. La forme emprunte aux codes de ce type d’émission, et le fond est une savoureuse satire (une auto-critique ?) des discours et postures d’artistes. Pourtant, la grande ambition de l’art contemporain est atteinte en douce : le regard que nous posons sur le quotidien en est réellement changé. Cette œuvre authentique, qui consiste en une accumulation d’œuvres factices, a acquis inopinément une légitimité nouvelle en se voyant inscrite au programme du baccalauréat, ce qui nous vaut cette paradoxale édition didactique du DVD, aux bons soins du Centre national de documentation pédagogique.

La Commune (Paris 1871), un film de Peter Watkins, Doriane films, 2001

Connaissez-vous la « Monoforme » ? En tout cas, elle vous est familière, trop familière, à votre insu… Selon l’inventeur de ce concept, le cinéaste anglais Peter Watkins, la Monoforme serait le schéma narratif dominant les productions audio-visuelles du XXIe siècle. Nous regardons un film, un téléfilm, voire un documentaire ou le journal télévisé, et nous sentons bien que l’on nous raconte toujours, sinon la même histoire, du moins le même squelette d’histoire, quels que soient sa chair et ses vêtements, téléguidant nos émotions et nos réactions. Afin de briser, par un contre-exemple radical, ces conventions qui standardisent, non seulement l’audiovisuel, mais l’imaginaire des spectateurs, Watkins a tenté une expérience hors norme : son film La Commune est un OVNI cinématographique. Œuvre exigeante de 6 heures, tournée à Montreuil dans les anciens studios de Georges Méliès, cette reconstitution d’une page sanglante de l’Histoire de France est à la fois une critique de la mémoire historique, et du traitement de l’actualité par les mass medias. La fidélité aux faits (Qu’en savons-nous ? Y avait-il des caméras ?) est le prétexte à une mise en abyme anachronique : on voit des reporters de télévision interroger des protagonistes de la Commune, et des acteurs en costume décrocher de leurs rôles pour évoquer l’héritage de cette insurrection, les comparant aux grèves de 1995. La médiathèque, lieu ressource qui tente à sa manière de résister à la Monoforme, propose à son public quelques films invisibles, et pour cause, à la télévision. La Commune (Paris 1871) en fait partie.

Le petit fugitif, film de Morris Engel, Carlotta/SCEREN-CNDP (collection l’Eden cinéma), 2009.

L’édition en DVD de ce film réalisé en 1953 par le photographe Morris Engel est comme la découverte du chaînon manquant de l’histoire du cinéma : François Truffaut prétendait que la Nouvelle vague n’aurait pas existé sans le déclic offert par cette œuvre charnière et pourtant méconnue. De fait, Joey le petit fugitif ressemble à un cousin américain d’Antoine Doinel, héros d’un autre conte de l’enfance cruelle. Persuadé à la suite d’une mauvaise blague d’avoir tué accidentellement son grand frère, Joey, 7 ans, fugue une journée et une nuit dans le parc d’attraction de Coney Island. Livré à lui-même dans un monde voué au divertissement alors qu’il porte la culpabilité d’un faux crime de sang, il est filmé caméra au poing, à la manière d’un documentaire… Les bonus décrivent l’importance historique de ce film, l’influence de la photographie, le jeu de l’enfant, et l’histoire de la photographie aux Etats-Unis.

Où l’on fait diversion en discutant musique, I (Troyes, épisode 13)

13/09/2011 Aucun commentaire

Pour commencer : joyeux anniversaire au webmestre anonyme quoique dévoué. Quand on rédige un blog quotidien, les évènements du même nom s’y glissent naturellement, comme un devoir de civilité. Profite, webmestre ! Je ne te souhaiterai pas bonne fête devant tout le monde chaque année.

Ensuite : causons d’autre chose. De musique. La musique, j’aime ça par ailleurs. En arrivant à Troyes, j’avais mon trombone dans les bagages, question d’hygiène personnelle.

Il se trouve que, à l’heure où je vous parle, j’ai temporairement quitté ma thébaïde troyenne pour reprendre les affaires courantes de mon turbin salarié. Eh, ben, ça fait drôle. Pendant une semaine complète, adieu la Maison du Boulanger, puisqu’au contraire (?) je vais me reconcentrer sur mon gagne-pain. D’un côté ou bien de l’autre, où se trouvent au juste les « vacances » (étymologiquement, les choses vides) ? Oh, je ne suis pas à plaindre, allez, j’ai la chance de ne pas détester mon métier. Dans le civil, j’ai en charge le rayon musique d’une médiathèque.

Je me retrouve face à une difficulté : comment conserver à ce blog son rythme journalier quand je serai happé par mes fonctions musicalo-municipales ? J’ai décidé, précisément, de les y intégrer. Pendant une semaine, je n’écrirai rien de neuf sur le blog, mais je recyclerai des Fonds de tiroir professionnels, à savoir les chroniques de CD (et à l’occasion, de DVD) rédigées ces dernières années dans le cadre de mon boulot. Un ami musicien et mélomane m’avait aimablement encouragé à diffuser ces chroniques ailleurs que dans un cadre pro, c’est l’occasion, les voici à raison de dix par jour. Je les relis juste avant de vous les copiercoller, je résiste à la tentation de les rater mieux… Je décèle de ci de là, autant vous prévenir, des facilités de style, des tics un peu agaçants, des régurgitations éhontées de bouts de phrases lues dans quelque dossier de presse, bref je ne vaux guère pas mieux au fond que Lisabuzz ou que le premier commentateur Amazon venu, qui ne font tous deux quer singer les clichés rhétoriques des critiques officiels et/ou appointés par les majors… Coup de cœur ! À ne pas manquer ! (À ma décharge, je crois n’avoir jamais employé de ma vie l’adjectif incontournable.)

Mais tant pis, à la relecture je remarque surtout l’honnêteté (y compris lorsqu’un pote très proche joue sur l’une des galettes…) de ces notules. Voire l’éthique. C’est beaucoup mieux que rien, l’éthique, comme vertu : ces musiques sont recommandables, j’ai bien fait de les recommander, j’ai fait mon boulot. D’ailleurs pour la plupart je les écoute encore (à part Florence Foster Jenkins, qu’on n’écoute qu’une fois dans sa vie, il ne faut pas déconner avec ça). Je suis constant dans mes goûts (des mélanges, des cowboys solitaires, des architectes déments, d’indécrottables punks, du blues partout). Rendez-vous la semaine prochaine après les redifs.

Coups de cœur musique, 2006-2008

Chair Chant Corps, Nous rirons, Rock Revolution Records, 2006.

La scène musicale grenobloise, en perpétuelle ébullition, ne se limite pas aux chanteurs (Calogero) ou groupes (Sinsemilia) qui ont l’heur d’accéder aux grandes ondes médiatiques.
Parmi les groupes remarquables ayant émergé ces dernières années, le quatuor Chair Chant Corps étonne avec un premier album superbe de maturité, intitulé, de façon plus mélancolique qu’ironique, « Nous Rirons » (label Rock Revolution Records).
Les ambiances sont tour à tour fiévreuses ou éthérées, et les textes se révèlent d’une exigence poétique rare… c’est à dire ambigus, et revenus de loin. Des influences identifiables (Noir Désir sans aucun doute, mais aussi bien Brel que Jeff Buckley) n’écrasent pas cet album avant tout personnel, pénétré d’un romantisme déchiré comme seule l’énergie rock’n’roll sait en produire à coups de guitare. Du style, du sens, et du souffle.

[P.S. : il semble bien qu’en 2011 Chair Chant Corps n’existe plus…]

Loco Locass, Amour oral, Select distribution (Québec), import.

Le rap est une formidable manière de lancer des mots… à condition d’avoir des choses à dire. Et si le salut du rap francophone, qui s’enlise depuis longtemps dans les clichés vantards et creux gangsta à la remorque de Skyrock, nous venait d’outre Atlantique ? L’album Amour oral (c’est bien d’amour de la langue française qu’il s’agit) du trio montréalais Loco Locass est un collier de perles hip-hop à l’écriture savante, magnifiquement ciselée, qui cite Eminem et Baudelaire dans le même flot (le même flow), doublée d’un acte d’engagement politique fort : le groupe s’affirme anti-libéral, anti-Bush (W roi), anti-raciste (L’ascenseur pour les fachos) et résolument pour l’indépendance du Québec. Le tout avec l’accent de la nouvelle France, mais heureusement le CD est pourvu d’un livret pour ne rien perdre des textes : « Ostie d’câlisse de Saint-ciboire de tabarnak ! Y’a quequ’chose de pourri au royaume du trademark ! » A noter : l’imparable tube Libérez-nous des libéraux, scandé dans bien des manifestations au Québec, a fait l’objet d’un article dans Courrier International n°749, 10 mars 2005.

Raphaël Imbert Project, Bach Coltrane, Zig Zag Territories, Distribution Harmonia Mundi

Projet tellement étrange et pourtant tellement logique ! Jean-Sébastien Bach le fertile baroque, et John Coltrane le météore du free jazz, n’ont rien en commun, si ce n’est une profonde spiritualité – un dialogue avec le ciel distillé dans des volutes d’orgue ou de saxophone, sophistication d’écriture ou improvisation au service de la même quête. Aboutissement d’une recherche musicale menée par le saxophoniste Raphaël Imbert sur le jazz et le sacré, soutenue par la Villa Médicis hors les murs à New York, cet étonnant programme, tant sur scène que sur CD, mêle dans une même ferveur thèmes de Bach et de Coltrane, liturgie luthérienne et esprit du gospel. Imbert a fondu (plutôt que rassemblé) quelques jazzmen et quelques baroqueux (dont l’organiste André Rossi, le quatuor à cordes Manfred, et, sur un titre, l’immense contre-ténor Gérard Lesne) et le résultat de l’opération alchimique peut à bon droit être qualifié de miracle : le mélange n’est jamais forcé, il est profondément émouvant, lumineux, fort. Comme disait Daniel Toscan du Plantier, « Je ne crois pas que Dieu existe, mais nous avons au moins une preuve de son existence : Bach composait pour Lui ». On pourrait dire la même chose de Coltrane. Et peut-être de Raphael Imbert. La musique est une grâce.

Musiques Racines, Enfance & Découvertes, 2007.

Label associatif fondé en 1994 par Jean-Pierre Devant de Martin, Enfance & découvertes a exploré le monde en quête de contes et chansons traditionnelles. Le résultat : quelques dizaines de CD, formant une somme estimable de sons et d’histoires bigarrées qui éveillent à « l’autre » l’oreille des enfants et des adultes bien disposés. Mais la plus belle réussite du label à ce jour, leur projet le plus juste et cohérent, est le triple CD intitulé Musiques Racines, du Brésil à la Louisiane. En 3h30 de pédagogie qui danse et de musicologie qui groove, nous refaisons le déchirant voyage des esclaves qui, d’Afrique en Amérique via les Antilles, ont légué au monde les rythmes devenus la musique populaire d’aujourd’hui : le jazz, le reggae, la salsa…Enfance & Découvertes est distribué discrètement : peu de chance de trouver leurs créations en tête de gondole des supermarchés, et l’on gagne à se renseigner directement sur le site http://www.cantinlevoyageur.com.

Gerard Pierron, Djal, Kordevan, Plein Chant, Harmonia Mundi/Le Chant du Monde, 2006.

Vous avez dit « populaire » ? Le double CD « Plein Chant », comme le spectacle du même nom, rend hommage à Edmond Thomas, éditeur de poètes dits « populaires », c’est-à-dire non pas célèbres, mais au contraire humbles, voire anonymes – même si on trouve des plumes assurées telles celles de Pierre Louki, Allain Leprest ou Valéry Larbaud. Au total, 28 poèmes deviennent ici des chansons poignantes ou douces, réalistes ou drôlatiques, chroniques prolétaires ou élégies du quotidien. Derrière la voix de l’initiateur du projet, Gérard Pierron, ou plutôt tout autour d’elle, la douzaine de musiciens, membres des groupes grenoblois Djal et Kordevan rivalise d’imagination, de virtuosité, de chaleur et de malice… en somme une fête « populaire », ici aussi au meilleur sens du terme. Dernier ingrédient de ce magnifique album  : les mains dessinées, diverses comme autant d’hommes au travail, offertes par Ernest Pignon-Ernest.

Nosfell, Kälin Bla Lemsnit Dünfel Labyanit, Warner (V2), 2006.

Un OVNI dans le rock français. On n’avait pas vu ça depuis Christian Vander et son Magma : pour exprimer toutes les nuances de son univers intérieur, un musicien sans concession répugne à se contenter des mots et notes du commun des mortels, mais ressent le besoin de créer un langage de toutes pièces. Cet ancien étudiant en langues orientales (il sait comment fonctionne la structure d’une langue…) a ainsi rêvé un monde, la Klokochazia, et son idiome, le Klokobetz. Une fois prévenus de cet exotisme fantastique, ne nous arrêtons pas aux titres des morceaux, à coucher dehors comme il se doit, et laissons-nous envoûter par la poésie unique de Nosfell : ses ambiances sophistiquées, ses harmonies habitées, sa voix incroyablement riche, sa mythologie échevelée. Le titre de son deuxième album, Kälin Bla Lemsnit Dünfel Labyanit, signifie paraît-il «Le chien mord, mais pas le renard» en Klokobetz. Ah, bon !

Rabih Abou-Khalil, Songs for sad women, Harmonia Mundi (Enja Records), 2007.

Après vingt ans de carrière et une quinzaine d’albums (dont six dans les bacs de la médiathèque) à géométrie variable, oscillants selon les humeurs entre jazz et musique traditionnelle, le compositeur et joueur de oud Rabih Abou-Khalil délivre avec ces Chansons pour femmes tristes l’un de ses opus les plus recueillis, intimes, et doux. Installé en Allemagne, ce Libanais a réagi à la guerre qui a ensanglanté son pays l’été 2006 en dédiant son album aux femmes libanaises – mères, filles, épouses, premières victimes des conflits, premières oubliées des actualités. Comme souvent en compagnie d’Abou-Khalil, la grâce musicale naît des rencontres entre les horizons – ici, le français Michel Godard est au serpent, l’arménien Gevorg Dabaghyan au doudouk, l’américain Jarrod Cagwin aux percussions. Et comme toujours, la pochette du CD, conçue par le musicien lui-même, est sublime.

La pompe moderne (The Brassens), Plus dur, meilleur, plus rapide, plus fort, Les Disques bien, 2007.

Ouvrons une porte sur un univers parallèle… Pénétrons une quatrième dimension sonore, un endroit aux frontières de notre imagination où les spéculations musicologiques les plus saugrenues, les expériences vocales les plus dada, auraient soudain une existence légitime… Et si Georges Brassens chantait des chansons de IAM ? de Diam’s ? de la Compagnie créole ? de Daft Punk ? Pourquoi faire, direz-vous ? Certes, mais pourquoi pas ?
Le groupe sétois (forcément) nommé « The Brassens » a suffisamment écouté tonton Georges pour imiter à la perfection les accents, la bonhomie moustachue, les harmonies faussement simples, les arrangements tranquillement manouches (guitare-contrebasse-percus), bref tout l’art de Brassens. Et pour en faire quoi, sacrebleu ? Pour entonner placidement « Le bal masqué », « Je danse le Mia » et « Laisse-moi kiffer la vibe avec mon mec ». La plaisanterie, qui serait sans doute un peu longuette sur tout un album (quatre titres seulement ici), n’a pas été appréciée par les ayant droits de Brassens, qui ont exigé un changement de nom (le CD a été réédité en 2008 sous l’appellation « La Pompe moderne »). Pourtant, il n’y avait pas de quoi se fâcher : ce n’est pas une parodie, pas une moquerie, juste un mélange un brin absurde des codes musicaux, pour démontrer en fin de compte que « Brassens » n’est pas seulement le nom d’un chanteur, mais peut-être celui d’un genre musical. Quel plus bel hommage ?

Florence Foster Jenkins, The complete legacy, Naxos, 2007.

Attention : ce CD de musique classique est peut-être à réserver à ceux qui détestent la musique classique. Voilà une curiosité, aussi comique que pathétique, et pour cela même rééditée depuis 60 ans : les enregistrements stupéfiants de la pire diva du monde, dépourvue d’oreille, du sens du rythme, du sens de l’harmonie, du sens de la mesure, et manifestement du sens du ridicule. Florence Foster Jenkins, authentique Castafiore, massacre allégrement l’air de la Reine de la nuit (la Flûte enchantée de Mozart), ainsi que des lieder et airs populaires. La dame, sourde également aux critiques, eut un certain succès et réussit même à remplir le Carnegie hall en 1944 – c’était la guerre, les occasions de rire étaient précieuses. Le fait est qu’il faut l’entendre pour admettre qu’une chose pareille est possible… Certes, on peut se moquer. Mais le personnage est fascinant, et admirable sinon pour son « œuvre », au moins pour sa force de caractère : elle aimait la musique (amour à sens unique, hélas… comme le sont les amours les plus tragiques et les plus belles), elle s’était enfuie de sa maison natale pour se consacrer entièrement à sa passion, et elle est restée jusqu’à sa mort persuadée de son immense talent. « Les gens pourront toujours dire que je ne sais pas chanter, mais personne ne pourra jamais dire que je n’ai pas chanté. » À noter : F. Foster Jenkins a fait l’objet, outre trois (!) pièces de théâtre, d’une chanson « Casseroles et faussets », dans le dernier album de Juliette, Bijoux & babioles, également dans nos bacs.

Mat et Iano, Mountain men, autoproduit, 2005

Le blues est la musique des Noirs américains, mais il est à tout le monde depuis longtemps, y compris à cette paire de blancs-becs, le Français et l’Australien, qui un beau jour se sont rencontrés et ont jamé sur le Vercors. D’où leur nom : Mountain Men. J’ai nommé Mr Mat (alias Mathieu Guillou), compositeur et brailleur, et Barefoot Iano (alias Ian Giddey), harmoniciste aux pieds nus. Ensemble, et à deux guitares, ils réussissent l’accord entre le blues des origines, celui qui sent encore la sueur et le sang des colored people du sud des Etats-Unis, et un blues d’aujourd’hui, qui nous parle (parfois en français) de notre vie au début du 21e siècle. Revisitant Robert Johnson, Skip James ou Sonny Boy Williamson autant que Metallica, ils déploient (surtout sur scène) des mélodies entêtantes , de l’énergie, de l’humour… De la chaleur presque noire, vue d’en bas.