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D’un autre 11 septembre

01/09/2013 Aucun commentaire

Et ainsi les idées s’associent (IV).

* New York, city that never sleeps, coeur de la planète, nerf de la guerre, capitale de la crise partout-partout, et en outre « centre des échanges du monde » si l’on tente de traduire approximativement la locution vernaculaire bien connue : World Trade Center. C’est ainsi que le dernier jour de mon séjour à New York City, je suis allé me recueillir sur le site des deux tours fantômes, devenu à la fois chantier pharaonique et mémorial intimidant, lieu de tabou et de représentation, terreur sacrée et matuvu-dans-mon-joli-cercueil, comme un tombeau qui serait aussi un mall, sur cinq hectares. On peut, en payant un supplément, bénéficier d’une visite guidée du musée par un rescapé du 11 septembre garanti authentique. Puis on pénètre dans le monument à ciel ouvert.

* Par la grâce d’une anagramme simple et radicale, les tours sont devenues des trous. Idée de l’architecte : l’emplacement exact des deux tours est aujourd’hui occupé par deux gigantesques gouffres carrés, où l’eau cascade vers l’abîme. Sur les parapets des deux bassins courent les noms gravés des 2977 victimes des attentats du 11 septembre. Les lettres composant les noms sont profondes, on y peut déposer une fleur, la tige tient. Un peu en retrait, on trouve des bornes interactives qui permettent, en entrant un nom précis, de retrouver une brève biographie, une photo, et l’endroit exact où ce nom a été gravé sur la litanie de bronze. Je vois, de loin, de dos, une personne sangloter devant la borne.

* Ma fille me demande : « Et les noms des terroristes, ils y sont aussi ? » Elle me pose cette excellente question innocemment, sans intention de provoquer, mais bon sang, elle a raison. Leurs noms pourraient, ils devraient figurer. Ils sont morts aussi, ce même jour, victimes de la même folie, ils ne sont plus rien eux non plus. Un mort est un mort. 2977 morts ne sont plus que des noms, et des sanglots. Je cherche sur le parapet, j’ose à peine le toucher. Je lis des noms de toutes origines, c’est le principe américain, le principe new yorkais, y compris des noms arabes, mais je ne crois pas que ce soit ceux des terroristes, non, c’est impossible. Je ne sais pas quoi répondre à ma fille.

* Nous sommes tous américains, comme avait titré le patron d’un journal ce jour-là. Tous solidaires du traumatisme, alors ? Tous connectés en direct, conscients, témoins en deuil, les cendres chez soi tombent de l’écran, dans notre gueule les avions ? Peut-être, pour des raisons de suprématie US sur la globalisation des médias. Mais aussi pour une autre raison. Plutôt que tous américains, nous sommes en quelque sorte tous des « Américains », je veux dire des immigrés ou descendants d’immigrés (moi, c’est seulement deux générations au-dessus de ma tête), puisque le génie propre de cette grande nation est de se construire avec les étrangers débarqués du monde entier. Il en est peut-être du corps social comme de l’organisme physiologique : les plus costauds sont les métis. Ce n’est pas de la gnognote, la proclamation gravée en bronze sur le socle de la Statue de la liberté, il faut la lire, Vieux Monde, donne-moi tes pauvres, tes exténués, qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, le rebut de tes rivages surpeuplés, envoie-les moi, les déshérités (poème The New Colossus écrit par Emma Lazarus)

* Comme dans toutes les bonnes familles, j’ai moi aussi un oncle d’Amérique, branche mythique de l’arbre généalogique. Un dénommé Victorin Battail, ou peut-être Amblard, oncle de ma grand-mère qui, d’après les souvenirs de celle-ci, serait partie à la fin du XIXe siècle tenter sa chance en Amérique. Pour y faire quoi, pauvre diable ? Ici, il gardait les chèvres et il creusait la mine, deux talents certes exploitables dans le nouveau monde. Je crois qu’il est pourtant revenu au village à la fin de sa vie, il n’avait pas fait fortune là-bas, tant pis, on a l’oncle d’Amérique qu’on peut… Ça ne m’empêche pas d’être « Américain », ni de rêver que Victorin a peut-être essaimé sur place, laissant une descendance, des miens cousins, des vivants, des morts… J’ai eu une pensée pour lui en apercevant, au large, Ellis Island. Et une autre pour Perec aussi bien sûr.

* Tous américains ? Voire. Je me souviens d’un film collectif, intitulé 11’9″01 September 11, pour lequel un producteur visité par une l’idée géniale et le concept-qui-tue, invita une brochette de cinéastes réputés à tourner chacun un court-métrage de 11 minutes et 9 secondes (11’9 ») consacré aux attentats. Ken Loach se distingua en mangeant effrontément la consigne, traitant autre chose que le sujet imposé. Pour lui, la vigilance exigeait de ne pas laisser la date « 11 septembre » se faire confisquer, dans la mémoire collective mondiale, en tant que martyre des USA, légitimation de la politique du Département d’État américain à venir, pour le meilleur et pour le pire. Il a donc choisi de consacrer son film au 11 septembre 1973, autre jour funeste de violences politiques, mais où le brave mais sévère Oncle Sam n’a pas le beau rôle. Ce jour-là, le gouvernement du président du Chili Salvador Allende était renversé par le coup d’état du général Pinochet, dictateur durant les 27 années suivantes. La CIA était peut-être complice, ce n’est pas prouvé, sans aucun doute complaisante : une dictature militaire est un meilleur voisin qu’une démocratie qui porte à sa tête des communistes. Bilan : environ 3000 exécutions (tiens, score comparable – un mort est un mort), 38000 torturés, entre 250 000 et un million expulsés ou exilés.

* 40 ans plus tard, le Musée de la Résistance de Grenoble présente une exposition temporaire sur l’accueil des exiliados, ces réfugiés chiliens accueillis en France, notamment dans notre bonne vieille Villeneuve de Grenoble qui à peine sortie de terre  offrait à point nommé tout le confort urbain moderne à des malheureux déracinés. Ce volet de l’exposition résonne incidemment d’autres considérations politiques, amères : on se souvient soudain que ce fameux quartier de la Villeneuve, vilipendé depuis qu’un certain discours y fut prononcé, synonyme aujourd’hui de détresse dans le ghetto, d’explosion sociale, de stigmatisation, de chacun-pour-soi-misère-pour-tous, avait été inventé pour atteindre l’exact contraire, l’utopie d’un accueil, d’une convivialité, la joie d’un mode de vie nouveau à inventer ensemble… On écoute, attendri et triste, le témoignage d’un réfugié chilien : « Un appart grand comme un stade de foot, rien que pour nous ! Des chaînes de montagnes par toutes les fenêtres, trois Cordillères au lieu d’une ! Et en plus, une bouteille de Champagne dans le frigo ! Ah ça, ils savaient recevoir… Nous étions au paradis. » Souvenons-nous aussi de cela. Nous avons, nous aussi, été capables d’offrir un paradis pour les pauvres, les déshérités, les exténués, fuyant leurs rivages pour vivre libres...

* Quant à moi, j’apporterai ma modeste mais vibrante contribution à ces salutaires exercices de mémoire en prêtant ma voix à Salvador Allende. J’aurai l’honneur de lire le dernier discours du Président, prononcé à la radio nationale quelques instants avant sa mort, lors d’une soirée intitulée Chili : 1973-2013, un voyage en septembre, le samedi 28 septembre 2013 à 20h30, au Petit Théâtre, 4 rue Pierre Duclot à Grenoble, soirée au cours de laquelle on entendra en outre La Maison Bleue du Chili de Fernand Garnier, texte dit par Romano Garnier, des Bandos d’Efraín Barquero, des poèmes d’Arinda Ojeda Aravena…

* Nous sommes tous chiliens, aussi.

Double-edged

04/05/2013 Aucun commentaire

On cause de tout de rien, mais de longtemps nous n’avions parlé de Double tranchant… Que devient le plus beau livre du catalogue ? Eh bien d’abord ceci, relativement inédit : il est resté le plus beau livre du catalogue quand bien même il a cessé d’être le dernier paru.

Et par ailleurs, ou bien par conséquence, il est en cours d’épuisement. Seulement quelques dizaines d’exemplaires en stock. Nous le réimprimerons donc puisqu’il est hors de question de le laisser disparaître, mais j’ignore quand, ou en quelles quantités, il me faut ressortir la calculette et équationner les prix de revient, le compte en banque, le temps virtuel de rentabilisation, sachant que je ne peux plus compter sur la vente auprès des fidèles au moment de la souscription. Seule certitude, cela retardera forcément le livre suivant, qui de toute façon n’est pas prêt. Écoutons The Knife pour fêter l’événement, ou le non-événement, ou ce qu’on voudra.

En attendant, le livre voyage. Jusqu’au Kansas, oui messieurs-dames, où un certain John Mallery (photo ci-dessus) cumule dans la même silhouette rondouillarde et sympathique un lanceur de couteaux, un historien de l’art, un chef d’entreprise spécialisé dans la sécurité informatique, et un esthète collectionneur, car tout est possible dans le grand pays Iouhessay. Fendant l’air transatlantique par voie numérique, l’affiche de la récente Librairie éphémère a tapé dans l’oeil de l’homme, qui est entré en contact avec Jean-Pierre Blanpain pour acquérir vite-vite en dollars, et le livre, et la linogravure.

Le livre voyage aussi sous la forme d’une exposition, qu’hélas je désespère de voir près de chez moi, mais que, lagardèriratatoi, j’irai prochainement vernir avec grand bonheur dans les locaux du Centre de création pour l’enfance de Tinqueux, Dans la lune, le vendredi 17 mai à 18h30. L’expo demeurera visible là jusqu’au 20 juin 2013.

Bonus : on sait que JP Blanpain, imprévisible homme de couleurs, s’est illustré dans Double Tranchant en réalisant notamment une siasissante gravure inspirée du sacrifice abrahamique, belle comme du Rembrandt. Il persiste dans l’art religieux puisque, iconoclaste iconographe, il vient d’achever une Cène, pas moins, qui sera exposée dans la chapelle de Saint-Clair sur Galaure (38). Tout est possible ici aussi, en fait.

Sexe et violence

13/01/2013 Aucun commentaire

2013, retour aux fondamentaux : sexe et violence pour tout le monde, c’est ma tournée ! Pour mes deux premières apparitions publiques de l’année, je donnerai ici dans l’érotisme, et là dans le gore.

Sexe : le vendredi 25 janvier à 19h, j’inaugurerai le cycle Lectures clandestines au Lys noir, 1 rue des Clercs à Grenoble, où je procèderai à la lecture d’ABC Mademoiselle avec mademoiselle (il est désormais défendu de dire « mademoiselle » paraît-il, je m’en fous, j’aime ce mot, j’en ai même fait le titre d’un livre, alors je continuerai à m’en servir) Marilyne Mangione, qui expose pour l’occasion les originaux de l’ouvrage sur les murs de ladite échoppe. Dans la foulée je lirai, je crois, des poèmes et proses de mon érotomane préféré, Pierre Louÿs, que je puiserai dans des livres admirables et précieux tels que Les Chansons de Bilitis, Trois filles de leur mère, Douze douzains de dialogues, Manuel de civilité pour les petites filles et même, pour finir, car dans un coït le crescendo fait tout, l’hallucinant Pybrac. Ceci avec la complicité de mademoiselle Vanessa Curton et de mademoiselle Nathalie Tjernberg, et l’amicale participation du comédien Eric Trung Nguyen. Réservations au 06 10 02 67 57.

Violence : le mardi 19 février à 20h dans l’auditorium l’Odyssée d’Eybens, mon camarade et maître Olivier Destephany et moi-même exécuterons sauvagement la lecture musicale de Fais-moi peur saison 3, Du sang sur l’archet, avec le soutien de l’orchestre à cordes Les Aventuriers de l’archet perdu (direction Christine Antoine). Ou l’histoire sanguinolente mais bien sentie d’un pauvre contrebassiste qui se transforme en loup-garou en pleine représentation du Requiem de Mozart, mésaventure qui hélas arrive tous les jours, on ne le sait pas assez. L’affiche dans le plus pur style films-de-la-Hammer ci-dessus est signée Romain Sénéchal, avec qui je n’ai pas fini de travailler.

Je précise que ces deux happenings seront à entrée libre et but non lucratif. J’avais initialement songé à faire de 2013 l’année Sexe, violence et pognon, mais finalement c’eût été abuser de démagogie, le sexe et la violence sont encore meilleurs s’il s’agit d’actes gratuits, venez donc nombreux et sans votre carnet de chèques. Sauf si vous tenez à acheter des livres, bien sûr.

Ah, et puis, sinon, j’ai aussi fait un disque.

07/06/2012 un commentaire

Mélosophia, à la base, est un duo de chanson créé par une copine, Sophie Rouvre, et son jules, Benoît Quévy, pianiste. On peut entendre sur leur site quelques échantillons de leur musique. En prévision d’une prestation très spécifique et très extraordinaire, ainsi que de la sortie de leur album, ils ont transformé le duo en « vrai » (?) groupe, recrutant il y a quelques mois une basse, une batterie, et un trombone – c’est là que j’entre en scène. J’ai répondu à l’aimable invitation, d’abord avec circonspection, pas certain de trouver là ma place, mais finalement j’y ai pris beaucoup de plaisir.

[Flagrant délit d’auto-censure : ici, je supprime un paragraphe qui a fait de la peine à quelqu’un que j’aime. Un journal intime en public comprend des risques, je les accepte, mais je n’écris pas ce blog pour faire de la peine à quelqu’un que j’aime.]

Point culminant, après des heures et des jours de répétition : concert, vendredi dernier (ici une petite vidéo de la répète finale). Nous n’avons joué qu’une demi-heure (nous ne faisions qu’assurer, en réalité, la première partie d’une pièce de théâtre scolaire pour laquelle Mélosophia a composé une bande originale), et ce fut une demi-heure exaltante, je suis toujours autant attiré par l’adrénaline de la scène et ses projos. Ce projet me fut fertile en premières fois, or il n’y a que les premières fois qui valent comme le prétend un roman qui est une seconde fois  : … que je chantais (et sifflais) en public, que je jouais un solo (par coeur, sans partoche), que je donnais dans l’orchestre variète en étant la section cuivre à moi tout seul, que je me lançais dans un chorus (j’ai osé, pas trop long, pas trop compliqué, en do mineur… Je ne l’ai pas trop foiré…),  que je jouais dans une salle aussi classe que l’Hexagone (scène nationale s’il vous plaît), première fois enfin que je faisais un disque, ah ! un disque ! J’ai toujours rêvé de faire un CD, surtout depuis que ce support est moribond, c’est mon côté « soins-palliatifs », je suis friand des agonies, des modi operandi sacrifiés dans le Flux, encore-un-instant-monsieur-le-numérique, de même que j’adore projeter des films en pellicule argentique, que j’éprouve une profonde tendresse pour les cabines téléphoniques, ou que j’ai la passion du livre en papier, sortir en 2012 un CD vintage vraie galette ronde brillante polycarbonate sous boîtier cristal n’est pas très raisonnable, raison de plus, enfin le voilà, j’ai fait un disque, j’ai mon disque entre les mains, j’ai cru fort à un moment que mon disque serait la captation des Giètes, mais non, autre chose à la fin assouvit mon fantasme, l’album du groupe Mélosophia existe, il s’appelle Déclic, je chante et trombonise et sifflote sur quelques titres, et vous savez quoi je suis content.

Mais à présent, foin de satisfaction exotique et facile, fini de plaisanter, terminée la petite bière, arrachés les oripeaux du simple-exécutant : je replonge dans le bain où j’ai de réelles ambitions, je sors un bouquin la semaine prochaine (du moins si tout va bien – car à l’heure où je vous parle, c’est la crise partout-partout-partout, mon factotum est en plein burnout).

Une joie (Troyes épisode 66)

17/11/2011 Aucun commentaire

Certaines choses ne se font pas. En revanche, d’autres se font, et m’emplissent de joie – il faut parler aussi des trains qui arrivent à l’heure. J’aime quand on sait que faire de moi, et j’ai passé une excellente journée hier en compagnie d’élèves et d’enseignants réceptifs. Deux séances très denses de deux heures chacune autour des Giètes, avec des classes de 4e du collège d’Arcis sur Aube, au cours desquelles nous avons abordé à peu près tous les sujets qui valent la peine, les livres, les photos, l’écriture, la mort et la curiosité. Je retourne dans cet établissement aujourd’hui pour y assister à l’inauguration de l’expo Photoroman qu’ils accueillent (et que je n’avais pas revue depuis Saint-Raphaël).

Après mon départ, l’une des profs de français à demandé à ses élèves de s’exprimer sur la rencontre. Un garçon a décrété : « Fabrice Vigne, c’est un homme libre » . Merci beaucoup, p’tit gars, je prends le compliment de grand coeur et te souhaite la même. Je suis un homme libre de septembre à décembre 2011 (sur rendez-vous).

Pendant ce temps au chapitre Tout va bien dans le vrai monde, la dernière idée manadgériale et lumineuse de Luc Chatel, qui s’y connaît en éducation puisqu’il est Ministre, c’est l’avancement de carrière des enseignants indexé sur un entretien d’évaluation systématique. Je recommande à chacun, et même au Ministre, pour se préparer consciencieusement à l’entretien, la lecture de ce livre.

Bis(es) ! (Troyes épisode 56)

07/11/2011 Aucun commentaire

Samedi dernier à Vizille avait lieu la dernière représentation de la lecture musicale adaptée des Giètes. Ici : un aimable compte-rendu.

« Dernière » ? Voire. Christophe me traite de coquette, et m’incite à cesser de prétendre que le rideau tombe à jamais chaque fois que nous n’avons plus de date prévue, il moque ma méconnaissance des moeurs dans le spectacle et me compare, le bougre, aux Frères Jacques, qui tournèrent leur spectacle d’adieux pendant vingt ans, soit la moitié de leur existence. Certes. Il est avéré que je suis tarabusté à l’excès par les choses qui s’achèvent… Je n’ai pas l’intention de jouer ce spectacle jusqu’à ce que j’atteigne l’âge du rôle, mais c’est d’accord, si nous avons une nouvelle proposition, je signe. Et sinon, restera le souvenir : si vous souhaitez voir la séance filmée jadis au théâtre de Saint-Raphaël, envoyez-moi un mail, je vous dirai comment faire.

Il reste que cette dernière-là était une excellente dernière, qui mériterait d’être la bonne. La salle était comble, les organisateurs ont même refusé du monde (jouer à guichet fermé est du dernier chic pour une dernière je trouve), j’ai ri et pleuré et fait pleurer et rire, et j’ai tremblé d’émotion parce que Vizille n’est pas un endroit anodin pour re-raconter cette histoire-là. Je joue le spectacle avec, entre les mains, l’exemplaire des Giètes ayant appartenu à ma grand-tante, qui vécut les vingt dernières années de sa vie dans le foyer logement pour personnes âgées à quelques minutes de là, et qui fut la première source d’inspiration de ce roman.

Der ou pas der, je tiens à saluer une fois pour toutes mon partenaire, sans qui cette extraordinaire aventure scénique de trois ans et mèche n’aurait pas eu lieu. C’est grâce à lui, grâce à sa présence, à son expérience, à sa musique autant qu’à son écoute, que j’ai pris autant de plaisir à récréer des dizaines de fois ce texte, à l’affiner encore là en direct devant vos yeux mesdames et messieurs. Trois ans et demi de représentations, c’est autant pour ressusciter à la Frankenstein cette chose morte qu’est un livre, et pour la retravailler à mains nues comme une pâte qu’on sent gonfler, qu’on remodèle d’une forme sensiblement différente de la veille, qu’on charge de nuances inédites, qu’on risque autrement, qu’on comprend enfin quand on la prononce. J’ai eu la chance de recevoir des retours de spectateurs ayant vu deux représentations à plusieurs mois de distance, et qui m’ont dit : « Sur celle-ci, vous étiez plus profond, sur celle-là vous étiez plus cérébral », ah, d’accord, je vois ce que vous voulez dire, il y a tant de versions possibles.

La photo ci-dessus, prise samedi, nous montre quasiment dos à dos… Eh bien, elle est fidèle à ce qui se passe, à ce que je ressens : Christophe et moi sommes dos à dos parce que nous n’avons pas besoin de nous voir, nous nous faisons entièrement confiance, chacun de nous deux fait SON truc… et pourtant, miracle, en fin de compte c’est NOTRE truc. On joue ensemble, c’est exactement ça, oh dites donc qu’est-ce que c’est bien le spectacle vivant, une gamme de joies inconnues dans la simple pratique de la littérature. Merci encore, Tof. Allez, à la prochaine.

Fond de saison

29/08/2011 Aucun commentaire

Comment ? Déjà la pré-rentrée ? Pour clore la saison 2010-2011 in extremis avant la suivante qui pointe à l’horizon, je viens de rédiger, en-retard-en-retard, le compte-rendu de ma collaboration, pour la troisième année consécutive, au dispositif « À l’école des écrivains, des mots partagés ». Cette année, c’est auprès d’une classe de 4e du collège de Lubersac, en Corrèze, que je fus envoyé prêcher. Le compte-rendu est lisible ici. Je préviens qu’il est nettement moins sensationnel que celui de l’an dernier lorsque, je le rappelle, mes aventures à la Villeneuve de Grenoble avaient défrayé ma petite chronique – on peut relire tout le feuilleton depuis le premier épisode.

Eh bien, oui, cette année la rencontre avec les p’tits gars et les p’tites gonzesses de Lubersac s’est déroulé sans anicroches. Serein comme un vieux loup de mer, décevant comme un train qui arrive à l’heure. Presque une routine. J’ai fait mon job, eux aussi, on s’est amusé, on a écrit, on a voyagé. Est-ce utile ? Sans doute. Moins que le travail que je ne fais pas à la Villeneuve de Grenoble ? Peut-être.

Il n’en reste pas moins que l’état de l’Education Nationale est globalement préoccupant. L’un des intérêts, pour mon édification perso, de ces incursions bon an mal an dans le paysage scolaire, est de me fournir la température d’un milieu qui chauffe. Or l’un des souvenirs les plus marquants que je conserverai de Lubersac n’a pas eu pour cadre la salle de classe, mais celle des profs où, à l’heure de la récré, un professeur de sciences, binocles et collier de barbe à l’ancienne, à un an de la retraite, a vidé devant moi son sac de lasse indignation alors que je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Ah, j’aurais dû enregistrer, ou retranscrire immédiatement cette tirade extraordinaire, ce réquisitoire lucide, ce diagnostic implacable sur un métier qui aura tellement changé durant sa carrière presque close. Il ne m’en reste que peu de faits précis, juste une impression générale : à coups de suppressions de postes, de moyens, de formations, de considération, d’attention, de cohérence, l’inexorable déliquescence des conditions de l’enseignement dans notre pays s’est sensiblement accélérée ces dernières années. Il faut le voir pour le croire, il faut écouter pour constater à quel point l’enseignement est devenu un métier précaire, pédagogiquement, matériellement, institutionnellement, psychologiquement, et même idéologiquement, comme si la connaissance elle-même était devenue une valeur impossible sur le long terme, périmée.

Cet homme parlait presque pour lui-même, mais à la faveur d’un petit silence j’ai tout de même pu en placer une : « Dans ces conditions… Comment ne sombrez-vous pas tous dans le cynisme, ou bien dans l’aigreur, ou la dépression, ou l’alcoolisme ? Comment arrivez-vous encore à enseigner ? Pourquoi continuez-vous à venir au boulot le matin ? » Il m’a regardé comme s’il réalisait que j’étais là et m’a répondu sur le ton de l’évidence que l’on répète sempiternellement mais gentiment au cancre : « Mais… Pour les enfants. Je suis là pour les enfants. Il nous faut recommencer, chaque année, chaque rentrée, parce que ce sont de nouveaux enfants, qu’ils se moquent bien des directives ministérielles au-dessus de leur tête, qu’ils se moquent bien de nos affres, et qu’il faut faire quelque chose avec eux, ici et maintenant. »

J’éprouve, derechef, un immense respect pour le corps enseignant. Les blagues anti-profs ne me font pas beaucoup rire, je les trouve en ce moment, toutes proportions gardées, aussi spirituelles qu’une blague antisémite pendant l’Occupation.

L’éducation, j’en suis de plus en plus convaincu, est l’enjeu politique numéro un, puisqu’elle applique et concrétise l’idée qu’une société se fait de son propre avenir. Mais peut-être faut-il être de gauche pour placer ainsi l’éducation en tête des priorités ? (Clivage gauche-droite expliqué aux enfants : traditionnellement, pour la construction de l’individu-citoyen, la gauche croit à l’éducation et la droite à l’héritage.) L’an prochain, nous élisons un président. J’éplucherai attentivement les programmes en matière d’éducation des uns et des autres, pour vérifier si oui ou non certains candidats sont de gauche. Et pour commencer, je lis dans l’actualité un grand progrès en arrière toute ! La nouveauté propre à redresser la France est le retour dans les programmes scolaires de la leçon de morale. Hon-hon… Je note… Un tel « progrès » ressemble davantage à un héritage qu’à une éducation, non ?

… et me cherchez sans retard l’ami qui soigne et guérit la folie qui m’accompagne

06/08/2011 6 commentaires

Zdoïng ! Zdoïng ! Le destin est monté sur ressort. Contrebalançant l’article précédent, empreint de morosité et de désabusion (néologisme popularisé par Nino Ferrer, il en avait le droit, il en est mort), c’est dans l’euphorie et la grande excitation que je klaxonne aujourd’hui une grande nouvelle, genre « once in a lifetime », et en avant vers de nouvelles aventures. Vous allez faire un beau voyage, me lirait une voyante dans son cristal. Où l’on retrouve notre héros, riant et trépignant, occupé à boucler ses valises.

Je m’apprête à passer quatre mois en résidence d’écriture, quatre mois d’oasis au beau milieu du CV, quatre mois de concentration offerte en parenthèse magique, quatre mois à ne rien penser qu’à mes œuvres, tout un automne de lâchons le mot le grand mot le plus grand de tous le seul qui vaille, quatre mois de liberté. Et ceci se passera très exactement à Troyes, à compter du premier septembre prochain. Toujours riant, toujours trépignant, je me suis rendu à la gare en sautillant pour acquérir un abonnement SNCF (selon le perpétuellement spirituel Jean-Pierre Blanpain, je prépare mon cheval pour l’insidieuse invasion de Troie) et j’ai même eu l’autre jour envie de m’acheter des chaussures neuves, envie saugrenue qui m’advient pour la première fois de ma vie, c’est dire le niveau inédit de mon excitation nerveuse, l’état second carrément, hi hi hi j’en rougis, des chaussures neuves je ne me reconnais plus, je frise l’hystérie amoureuse, imaginez j’ai rendez-vous.

Jusqu’alors, Troyes, où je n’ai jamais eu l’honneur de mettre les chaussures, ne m’avait guère évoqué que le champagne (chic chic, euphorie excitation bonne nouvelle), François Baroin (oh, non, zut, attention à la rechute, morosité, désabusion) et également mon camarade Jean-Philippe Blondel, qui est de Troyes puisqu’il faut bien être de quelque part, je suis bien de Grenoble et ne m’en vante point (ahah, j’avais écrit « ne m’en vente », mon dévoué webmestre m’a signalé la coquille, le vent déjà m’emporte c’est l’explication), je n’ai pas fait exprès, ni mieux ni pire, on trouve partout ici comme là de quoi s’exciter l’euphorie et se désabusionner la morosité. Car tout dépend du seul humain, seul critère qui vaille. Or cela est avéré, on trouve de l’humain à Troyes, et du chaleureux, et du charmant, accueillant, délicieux, toute ma gratitude s’envole d’ores et déjà vers l’équipe de l’association « Lecture et loisirs » qui m‘invite et prépare le terrain. C’est pourquoi je ne redoute point l’acclimatation : le crétin des Alpes se fera Crétin de Troyes. Un grand merci aussi chapeau en l’air, à Nicolas Bianco-Levrin, illustrateur et cinéaste débordant d’activités comme de générosité, précédent occupant des lieux et qui a pris l’initiative, par pur souci d’émulation, de passage de relai de l’euphorie et concentration, de me contacter afin de me présenter l’endroit, dans tous ses détails y compris le mode d‘emploi du radiateur.

Ne reste plus qu’à être à la hauteur de cette chance exceptionnelle, de cette confiance que l’on me témoigne : écrire. Des nouvelles ici même très bientôt. En attendant l’Aube, déposez-moi au manoir… et me cherchez sans retard l’ami qui soigne et guérit la folie qui m’accompagne et jamais ne m’a trahi : Champagne-Ardenne.

Mathias Enard est un grand écrivain

01/06/2011 5 commentaires

Je viens de lire L’alcool et la nostalgie, le dernier roman de Mathias Enard. C’est très bien. J’ai tout lu de Mathias Enard je crois, presque, à part son best-seller démesuré Zone, devant lequel je recule encore. Mais tout le reste, quand j’ai pu, même ses articles, même ses traductions, même son album jeunesse, même ses nouvelles de commande, et tout est très bien, constant, divers, une œuvre, une vraie. Je la surveille. J’ai mes raisons.

Je viens d’achever L’alcool et la nostalgie et j’en suis étourdi. Cette dérive russe se prétend ou semble se prétendre strictement autobiographique : les protagonistes surgissent dans le monde réel du paratexte, « Mathias » le narrateur est aussi l’auteur et « Jeanne », l’amour perdu, est la dédicataire. Mais je n’y crois guère. Si autobio il y a, elle est sans aucun doute piégée, biaisée, romancée. D’ailleurs ce triangle amoureux tragique, avec dans un angle le narrateur, dans l’autre Vladimir l’ami/rival/doppelgänger/ogre, et dans le troisième Jeanne la frêle muse qui s’automutile, ressemble un peu trop et trait pour trait au casting qu’on lisait déjà dans le deuxième roman de Mathias Enard, Remonter l’Orénoque, lequel était peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, peut-être autant de la fiction, et puis d’ailleurs ce prénom, Jeanne, est louche, c’est celui de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars dont Mathias Enard dit s’être inspiré, alors vraiment on s’en fiche de l’autobio, on ne veut pas le savoir, l’important c’est le souffle. Mathias Enard est en pleine possession de son souffle, on l’écoute en vibrant, on le suit à l’aveugle, on s’embarque dans sa transe lyrique et désespérée, dans sa mélancolie éthylique qui déborde l’érudition par tous les pores.

Je l’ai raconté plusieurs fois, je l’ai même écrit là-dedans sur le mode pathético-burlesque, je le répèterai tant qu’il le faudra : le Festival du premier roman de Chambéry au printemps 2004 fut un événement déterminant de ma vie, de mon existence « d’auteur » tout au moins. Ce festival, belle et brave institution de littérature vivante prend à cœur de découvrir : il recense depuis un quart de siècle les premiers romans publiés dans l’année, lit, fait lire, débat, déblaie, puis invite une poignée de « primoromanciers » comme ils disent, triés sur le volet, et pendant quelques jours au mois de mai, les choie, les célèbre, les écoute, les trimballe, les envoie un par un ou en commandos au-devant des publics, d’adultes, d’enfants, d’autres écriveurs, bref les prend au sérieux, et les traite comme des princes. J’ai eu l’honneur de connaître ce baptême du feu, ce privilège de celui qui, écrivant depuis un an ou depuis toujours, est brusquement lu.

C’est à Chambéry que j’ai reçu la première preuve, gratifiante et perturbante, que j’étais lu par des gens que je ne connaissais pas. J’étais lu, avec attention, gourmandise, bienveillance, fébrilité parfois, j’étais attendu, j’avais la sensation d’être pris pour un écrivain, de « démarrer une carrière ». Parmi d’autres qui, eux aussi, avaient publié leur premier roman l’année précédente, mais qui passé ce point commun avaient des profils  variés, des trajectoires singulières : on comprenaient de certains, comme JP Blondel, qu’ils n’étaient qu’au début de leur carrière et qu’ils publieraient désormais et pour longtemps un ou deux livres par an ; tandis que d’autres avaient écrit le livre de leur vie, et s’en tiendraient là. Et moi, où me situais-je ? Entre les deux, peut-être. Je n’épiloguerai pas sur la fibre névrotique de mon caractère qui, par la suite, m’a incité à esquiver cette « carrière » entrevue et, en lieu et place, à labourer, semer, arroser, et récolter le Fond de mon tiroir.

Il n’en reste pas moins que ces quelques jours de mai 2004 à Chambéry m’auront permis de lire des premiers romans (ce qui ne me serait pas venu à l’idée) et ainsi de me faire une petite idée de ce à quoi ressemblaient les primoromanciers mes pairs, et la primolittérature si elle existe. J’y ai lu des premiers livres qui, surprise bonus, m’ont enthousiasmé, j’y ai noué des contacts avec Jeanne Benameur et Thierry Magnier qui se sont révélés fertiles quelques années plus tard, et j’y ai même rencontré certains écrivains qui, suprême cerise sur le gâteau de Savoie, m’honorent depuis de leur amitié (celui-ci ou celui-là voire ce troisième).

J’étais invité, donc, à Chambéry pour mon premier roman, TS. Mathias Enard pour le sien, La perfection du tir. Ce roman m’a été un rude choc. Quand bien même certains des autres primoromanciers avaient signé de bons et estimables romans, sympathiques et/ou sincères, très émouvants ou très drôles ou très habiles, j’avais senti que celui-là planait un peu plus haut : une exigence, une tension, une énergie, une originalité, une âpreté dans le sujet comme dans l’écriture, un évident engagement littéraire. Un incontestable souffle, déjà, car tout est là, tout y était, tout est dans le souffle. Comme me le résumera plus tard un autre écrivain de la cuvée « Chambéry 2004 » : « Mathias, c’était le major de promo ».

J’ai eu quelques autres occasions de rencontrer Mathias Enard dans les mois qui ont suivi. Nous avons notamment été conduits à mener une rencontre scolaire en commun (un troisième larron était présent, l’aimable Sylvain Estibal), dans un lycée de Belgique. Or, il s’est passé là quelque chose. Vers la fin de l’heure, un élève a posé une question un peu bateau, un peu naïve, un peu consensuelle, comme pour conclure sur le mode Salut les copains, bling, Druckeroïde : « Est-ce que vous aimez les livres l’un de l’autre ? »

La réponse ne fut ni bateau, ni naïve, ni consensuelle. Mathias a répondu : « Ben, heu, non. Franchement, non. Cette histoire d’ado, là, non, ça ne m’intéresse pas beaucoup… » J’étais assis à côté de lui, sur l’estrade, face à la classe, et j’en suis resté foudroyé, stupide. On n’est pas de bois. Mine de rien, il venait de briser un tabou, pulvériser le pacte tacite de non-agression entre auteurs, cette veulerie de principe si caractéristique et par conséquent si aisée à moquer, ces hypocrisies douceâtres et réciproques comme autant d’ascenseurs, que j’ai vues à l’œuvre des millions de fois, sur les plateaux des salondulivs ou des télévisions, « votre ouvrage est remarquable cher(e) collègue », cette politesse de façade qui n’en pense pas moins et qui ménage les susceptibilités (c’est délicat) ainsi que les entregents (c’est cynique)…

Quelques instants plus tard, enfin sortis du lycée, nous fumions une cigarette sur le trottoir. Mathias Enard me demande, pour rattraper le clou et enfoncer le coup : « As-tu pensé, pour promouvoir ton roman, à te mettre en cheville avec des psychologues scolaires, des spécialistes de l’adolescence, des campagnes de prévention du suicide, la DDASS ?… » J’ai pris cette placide suggestion pour une perfidie, m’expulsant sans papiers, me raccompagnant à la frontière du champ littéraire, un peu comme si je lui avais conseillé d’aller faire la réclame de son roman sur un sniper dans un colloque de tireurs d’élite sponsorisé par Smith & Wesson.

Voilà qui est sûrement bête à avouer (je suis sur mon blog, j’avoue ce que je veux même si c’est bête) : j’ai ressenti sur le moment une grande peine, qu’il m’a fallu un peu de temps pour comprendre. Non seulement une grande peine comme pour n’importe quelle variante d’amour à sens unique (je t’aime, tu ne m’aimes pas, j’ai le cœur brisé), mais aussi, au-delà de la blessure narcissique, une relégation, un désaveu cuisant qui en une phrase effaçait tout le bienfait du Festival de Chambéry : non, tout compte fait, ta prose est irrecevable, elle ne mérite pas le label « littérature », remballe gamin, rentre chez toi. Ma fragile dépression adolescente ne faisait pas le poids à côté de, ou disons plutôt, contre, l’implacable histoire de sniper yougoslave de Mathias Enard. « À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres » (Flaubert à Louise Collet, 19 septembre 1852), et dans cette incertitude, le seul indice vaguement fiable est la reconnaissance des pairs. L’adoubement réciproque est la fonction (pour employer un vocabulaire ethnologique) de ces rituels trop polis pour être honnêtes.

Mon anecdote est minuscule, puisqu’elle n’a par la suite rien permis, ni rien empêché. Elle ne joue aucun rôle dans le fait que je continue de lire Mathias Enard. J’ai rencontré l’auteur, à peine, pratiquement pas au fond, et ce n’est rien ; je le lis avidement de la même façon que je lis certains écrivains morts : je ne sais si un plus grand compliment est possible – si c’est vraiment de littérature que l’on cause, peu importe les hommes et les relations qu’ils entretiennent, seuls comptent les livres. Au moment où Mathias Enard vient de parrainer la dernière édition du Festival du premier roman de Chambéry, je me réjouis, et même je me félicite (quel sang-froid mes amis), d’affirmer aujourd’hui librement, c’est-à-dire simplement, en lecteur, sans l’ombre d’une jalousie, sans le moindre ressentiment : « Mathias Enard est un grand écrivain. »

J’ai toujours dans ma bibliothèque l’exemplaire de La perfection du tir que Mathias Enard m’a dédicacé à Chambéry. À mon attention il avait griffonné sur la page de garde un petit dessin qui réunissait en quelque sorte les deux gimmicks de nos romans respectifs : dans un cercle représentant la lunette d’un fusil, une silhouette humaine trimbalant un gros dictionnaire ; depuis 2004, entre deux feuillets, son personnage s’apprête à liquider le mien. La blague est brutale mais, je le reconnais, assez drôle.

Du reste il est grand temps que je me frotte à Zone.

Ce soir on improvise (Encore un dernier souffle)

17/03/2011 2 commentaires

Comme on le sait, je me donne régulièrement en spectacle depuis trois ans avec Christophe Sacchettini. Lui et moi avons adapté mon roman Les Giètes en une lecture musicale déjà représentée une trentaine de fois. Et je ne m’en lasse pas, je vibre sur l’estrade comme au premier jour, je m’enivre live de cette adrénaline, je raffole de cet accomplissement bonus du texte, ressuscité dans ma bouche et servi chaud directement du producteur au consommateur, et on rit, on pleure, on vit, on meurt, commediante, tragediante…

Forcément, à force de faire la route ensemble pour aller jouer dans des lieux insoupçonnés, Christophe et moi discutons dans la voiture. Nous nous montons le bourrichon. Je l’interpelle (ping !) : « Il tourne bien, ce spectacle. Je l’aime. Il est au point. Mais on pourrait peut-être faire autre chose, un jour, non ? Travailler sur un autre de mes bouquins… »

Il m’interpelle en retour (pong !), aussi sec : « Ah, moi, un de tes livres que j’aime bien, c’est TS… » Mais je décline illico, je m’insurge même. TS, hors de question, jamais de la vie, on n’y touche pas. On ne le fera pas. Ah, bon. Puis nous parlons d’autre chose. De cinéma, par exemple.

Christophe, musicien aguerri et (en ce moment du moins) très occupé, a toutefois gardé un pied dans l’organisation de divers stages pédagogiques où il transmet et vulgarise les musiques qu’il aime. Or voilatipa que, préparant les récentes vacances de février, il m’interpelle au téléphone (ping !) : « Le prochain stage est consacré à l’impro. Et si on y donnait nos Giètes, mais en les ré-improvisant ? Depuis le temps qu’on les joue, on les connaît par cœur, c’est l’occasion rêvée de les remettre à plat, de recommencer tout le travail d’invention, de se mettre en danger… On choisit d’autres passages du livre, on invente un spectacle bis en public et en direct, devant les stagiaires… Toi, tu ne me préviens pas des extraits que tu choisis de lire, moi je ne te dis pas ce que je jouerai ni quand ni sur quels instruments… On verra bien ce qui se passe ! C’est le principe ! On se lâche ! »

 

C’est tentant, mais fort intimidant. Mon premier mouvement est de dire « On ne le fera pas ». L’impro, je m’en méfie, moi… J’ai trop d’inhibitions, par nature je suis plutôt de composition inverse, genre control freak. Plus les rouages du spectacle (ou du texte, aussi bien) sont huilés, mieux je me sens, mieux je carbure, quitte à sortir des rails ensuite, emporté par le mouvement. Pourtant, l’idée fait son chemin. Et finalement, le mois dernier, je l’interpelle (pong !) : « Bon, Christophe, okay, on prend le risque. Mais alors on le prend jusqu’au bout. On change même de bouquin. On passe du vieillard à l’ado. On va la faire sur TS, cette impro.

– Hein ? TS ? Mais je croyais que tu ne voulais pas y toucher ? Qu’il était bien comme il est et qu’il n’avait pas besoin de la scène et de la haute voix ?

– Je change d’avis. J’ai écrit ce livre il y a dix ans, et là j’ai envie de lui faire un sort pour son anniversaire. Pour voir. On se lâche oui ou zut ?

– On se lâche. Faut que je le relise. »

Il relit. Moi aussi. Bigre, c’est sacrément dur… Très charnel, tout près des tripes… Ce bouquin possède une tension spéciale, je me souviens parfaitement, j’ai travaillé pour, il est d’un bloc,  composé organique, comment improviser quoi que ce soit, prélever un passage, retrancher ? Je ne l’avais pas relu depuis longtemps… Ce livre, mon premier, est peut-être mon meilleur, mon seul qui compte, voilà un sentiment que je ne dis pas souvent, que je ne pense pas davantage, c’est trop gênant comme aveu, mais après tout c’est possible, voilà pourquoi peut-être je le prétends intouchable, par délicatesse, et lâcheté… Le syndrome « J’ai tout dit dans mon premier livre ! l’unique important au fond, depuis lui je ne suis bon qu’aux redites plus ou moins nécessaires, plus ou moins laborieuses »… Au fil de ma relecture de cet ouvrage princeps, je constate maints points communs avec mon dernier roman en date… En mieux, me semble-t-il… « J’avais déjà tout écrit ! » comme dit ce pauvre Martin Eden… Je suis obnubilé par une citation, une autre, que j’ai pourtant oubliée (ne vous moquez pas, ce sont des choses qui arrivent) : je crois que T.H. Lawrence (ou alors un autre) a dit (ou pas) quelque chose qui ressemblait à : « Pour faire le tri dans les bibliothèques  et les librairies encombrées, on ne devrait lire que les livres dont les auteurs seraient morts s’ils ne les avaient pas écrits. » Je ne veux pas verser dans le romantisme complaisant, mais il me semble qu’au sein de ma bibliographie, un seul livre répondrait à cette définition… Oh certes oui hélas, je serais (en quelque façon) mort de n’avoir pas écrit celui-ci… Bigre de bigre… Improviser là-dessus ? On ne le fera pas.

 

Le temps passe. Chacun y réfléchit, de son côté. On en parle à peine. Je me demande dans quoi j’ai mis les pieds. Je sais que ce roman palpite encore en moi comme hier, mais suis-je encore capable d’incarner un ado, à mon âge, sans cabotiner outrageusement ? L’échéance approche, ce n’est plus intimidé que je suis, mais vaguement paniqué. Le matin même précédant notre happening, Christophe m’appelle. Même, il m’interpelle (ping !) : « Je viens d’avoir une idée !

– Aïe.

– Mais si, écoute. Vu le dispositif de ce roman, le duel entre les deux personnage, le mutique et celui qui essaie de le faire parler, il faut qu’à un moment donné du spectacle, on intervertisse les rôles. Je te prends le livre des mains, et c’est moi qui lis un chapitre.

– Oui, pourquoi pas. Un transfert, en quelque sorte. C’est pertinent. Mais pendant que tu lis, je fais quoi, moi ?

– Ben, tu joues de la musique !

– Pardon ? »

Jouer de la musique ? Moi ? Improvisant au surplus ? Et devant un public de musiciens ? Jamais de la vie ! Certes, j’en joue un peu, de la musique. Je fourbis du trombone dans un orchestre où je m’amuse bien… (Où, notez-le bien, je fais partie de la sous-catégorie de ceux qui n’improvisent jamais, qui se contentent de lire tant bien que mal la partition.) Mais de là à dire que je sais jouer ! Que je suis « musicien » ! Que je vais improviser au chic, mesdames et messieurs ! J’ai une trop haute idée de la musique et des musiciens pour m’en prétendre et m’en conter ! Zéro prétention musicale, afin d’avoir les prétentions à hauteur de mes moyens ! Je ne le sais que trop que je ne « créerai » jamais rien en musique, oh je me contente de faire joujou, et je réserve mes ambitions esthétiques, par défaut allez savoir, à la seule littérature. Je méninge à toute berzingue, Christophe est toujours au bout du fil, il attend, et tout compte fait je l’interpelle (pong !).

« De toute façon, je n’ai pas mon instrument sous la main, donc l’affaire est réglée. Mais !… Mais !… Mais en revanche j’ai là, dans un placard, un tuba. Le tuba n’est pas mon instrument. Je sais à peine en jouer. Je le sors de son étui une fois chaque Saint-Glinglin pour deux trois prout-prouts et voilà tout ce que je sais du tuba. Donc, quitte à improviser, autant le faire dans un instrument que je ne maîtrise pas. Ainsi soit-il, je jouerai ce soir du tuba, parce que TS est un roman sur le souffle, alors voilà, le personnage doit apprendre à respirer, il va bien falloir qu’il réussisse à souffler dans ce monstre à quatre pistons, c’est toute l’histoire… »

Mais qu’est-ce qui m’a pris ? N’importe quoi ! Voilà que je me suis engagé pour donner le soir-même un spectacle dont j’ignore tout, à part une chose : j’aurai entre les mains un instrument dont je ne sais pas jouer.

Christophe m’encourage avec une citation de Miles Davis, le même genre, obnubilante, encore une de ces citations qu’on a presque oubliées mais qu’on réinvente approximativement, enfin bon elle est peut-être bien de Miles Davis malgré tout : « Improviser, c’est jouer au-delà de ce que l’on sait ». D’un autre côté merci bien, tu parles d’un encouragement ! Je pense aussi à une autre citation qui m’aide un peu, je ne sais plus quel oulipien, peut-être Perec en personne, définissait ainsi le principe même de l’OuLiPo : c’est au fond très simple, il s’agit seulement de s’ingénier à résoudre des problèmes que l’on s’est ingénié à se poser. Surmonter des difficultés (insurmontables) qu’on s’est imposées soi-même, et le résultat quand tout fébrile on y parvient, est un paradoxe : la liberté par la contrainte. Je n’étais pas fier, avant la représentation, plus contraint que libre. « On ne le fera pas ». Cette liberté de ne rien faire, jusqu’au bout, qui permet de faire. Le trac comme jamais (et pourtant, le trac, je l’ai toujours), et la chiasse, son corollaire dans les viscères.

Eh, bien, je l’ai fait. Nous l’avons fait. Et oui, j’ai aussi soufflé dans mon tuba. Merci Christophe. Merci pour tout. Je t’embrasse.

Je n’essaierai pas de décrire l’état d’exaltation dans lequel cette situation inédite m’a plongé. Qu’il me suffise de dire qu’en sortant de scène, en nage et à fleur de peau, j’ai demandé l’heure à Christophe. Il m’a dit que notre performance musicale, littéraire, et, pour l’essentiel, innommable puisqu’improvisée, avait duré près de deux heures et demie. Et que (presque) aucun membre du public n’était parti avant la fin. Il aurait pu me dire 30 minutes ou 12 heures, je l’aurais cru aussi. Pour le reste, je ne donnerai pas de détails. Ce que j’aime aussi dans cette soirée inespérée et non reproductible, soigneusement miraculeuse, c’est son caractère occulte, comme une cérémonie secrète, elle n’est déjà plus qu’un souvenir, un fantôme. Vous y étiez ? Alors vous savez ce que je veux dire. Vous n’y étiez pas ? Tant pis pour vous.

Vous la trouvez peut-être décevante, la fin de mon histoire… Bah. Je vous souhaite, bien sincèrement, bien tendrement, bien affectueusement, d’improviser. Ah, est-ce bien Sonny Rollins qui disait « Improviser c’est composer très vite » ? Et était-ce vraiment John McLaughlin, lui qui répliqua « Composer c’est improviser lentement » ? Je ne sais plus ! Je ne sais plus rien !