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En maison

22/02/2020 Aucun commentaire

Suite aux représentations de notre spectacle Trois filles de leur mère d’après Pierre Louÿs, Mlle Bois, M. Sacchettini et moi-même avons essuyé un certain nombre de critiques qui du reste visaient plus souvent le texte lui-même, dont la puissance scandaleuse n’est pas émoussée, que notre travail. Heureusement, nous y étions préparés – nous ne le serons certes jamais assez. Parmi ces critiques est revenu le reproche bien contemporain (cf. les pénibles débats sur l’appropriation culturelle dont on peut lire quelques échos ici) de n’entendre par la voix de Louÿs et la mienne que la seule version d’un homme à propos d’une condition féminine – celle des prostituées.

C’est pourquoi je me suis précipité avec avidité sur La maison d’Emma Becker (Flammarion, 2019), espérant lire enfin la version occultée de la première intéressée, la vision d’une femme sur le travail du sexe, sur ce qu’il advient du corps, de l’esprit, du rapport à soi, aux autres, du désir lui-même, de la vie quotidienne, de la sociabilité, lorsque l’on fait profession de louer son sexe à l’heure. Emma Becker a travaillé deux ans dans un bordel de Berlin. Elle raconte. Le livre est un poil trop long et répétitif, bâti bizarrement et sans logique manifeste (pas chronologique le moins du monde), et pourtant parvenu à la fin j’en aurais voulu encore, tant ses heureuses vertus de chronique au fil des passes semblent inépuisables. La comédie du sexe et de l’argent est éternelle, renouvelée sans début ni fin, et, sauf si l’on est triste et blasé et si l’on a lu tous les livres, fort variée.

Avant d’en dire le bien que j’en pense, une menue réserve : plongé dans La Maison je me suis soudain rappelé avoir découvert il y a près de 20 ans une autre version de femme qui m’avait paru plus forte, plus crue, plus vitale, dans les livres de Nelly Arcan. On s’en souvient peut-être, Nelly Arcan est une figure tragique qui, après avoir écrit Putain, puis Folle, puis une poignée d’autres livres moins intimes mais tout aussi fulgurants, s’est donné la mort. Cette fin terrible influence sans doute la lecture rétrospective que l’on peut faire de ses livres, comme si la mort seule prouvait qu’on n’avait pas triché, ni avec le sexe, ni avec la littérature, ni avec rien. Illusion romantique. N’empêche que si je compare les deux autrices, je vois Nelly Arcan comme une pute qui était aussi un écrivain, tandis qu’Emma Becker est un écrivain qui a fait la pute.

Emma Becker, que j’espère en pleine forme et exempte d’idées suicidaires, m’évoque un autre registre littéraire, plus aventurier, elle me fait l’effet d’Hemingway qui en 17 en Italie puis rebelote en 36 en Espagne voit éclater une bonne guerre et se frotte les mains : chic, l’occasion en or, j’y cours, j’en ramènerai un livre et je reviendrai écrivain. La guerre de Becker est un bordel de Berlin, c’est de la Maison qu’elle tire de la littérature. Contrairement à la brutalité sans filtre des écrits de Nelly Arcan, le style de Becker est spirituel, flatteur, appliqué comme celui d’une normalienne qui se regarde trouver les bons adjectifs, placer des points-virgules et ne rechigne pas aux références lettrées propres à assoir son statut d’écrivain (son nom d’artiste, son pseudo au bordel est Justine). Ce rappel qu’au fond son identité n’est pas pute mais écrivain undercover est comme une mise à distance, ou plutôt comme un gilet pare-balles enfilé par-dessus le bustier et la culotte de soie. Ce qui ne m’a pas empêché de repérer une lacune dans ses lectures. Elle cite plusieurs fois Maupassant, Calaferte, Sade, Bataille (tiens ? rien que des hommes). Puis se plaint : selon elle personne n’en a jamais parlé, des filles. Comment ça? Et Pierre Louÿs, alors ? Nos Trois filles chéries ?

J’avoue éprouver un peu de défiance et quelque agacement envers les écrivains qui abusent des débuts de phrases de type Moi, en tant qu’écrivain. J’y entrevois un peu de complaisance, de pose. Car moi, en tant que lecteur, je préfère voir un écrivain faire son boulot sans se revendiquer écrivain, sans rappeler à tout bout de champ ses prérogatives et responsabilités d’écriture qui feraient mieux, par élégance encore plus que par humilité, de demeurer implicites.

Pourtant (réserve émise, j’attaque enfin l’éloge) elle le fait, le job, oh oui elle le fait très bien et très simplement. La dernière phrase du livre, « Il faut bien que quelqu’un en parle » , est un programme, magistralement accompli en fin de compte, voire une définition même dudit job, de ses responsabilités et prérogatives. La phrase rappelle ce qu’écrivait Alphonse Boudard en incipit de Mourir d’enfance à propos des siens. Si je ne parle pas d’eux, personne ne le fera. Et ce sera comme s’ils n’avaient jamais existé. Le job de l’écrivain au fond est là, empêcher les gens qu’on a connus de disparaître tout-à-fait.

Emma Becker parle des putes qu’elle a côtoyées, et cette galerie de portraits d’être humains, cette description d’un métier, honteux, méprisés, honnis des braves gens y compris dans les pays où la loi les couvre, est la meilleure part de son livre. Les collègues de Justine sont petites ou grandes, enthousiastes ou lasses, débutantes ou aguerries, négligentes ou professionnelles, spécialisées ou généralistes, bienveillantes ou méprisantes, rigolotes ou déprimées, douées ou pas tellement, qui pensent à l’horaire des trains ou bien qui jouissent (puisqu’en ce monde tout est possible, cela l’est aussi), elles sont plusieurs parfois dans la même personne et la même journée, elles sont complexes et contradictoires, elles sont vivantes.

Les putes sont là. Par conséquent il faut en parler, c’est tout simple et c’est important. Elles existent, tout autant que les employés précaires des start-ups (le livre s’ouvre sur quelques belles pages de mélancolie en flash-forward, le bordel ayant fermé pour céder ses murs à un quelconque open-space et donc à d’autres esclaves, écrit-elle). Elles existent tout autant que leurs clients, les hommes qui font toutes sortes de métiers (le livre se referme sur une dernière fusée, une rêverie où Becker s’imagine en homme, et en client, en meilleur client que tellement de médiocres consommateurs qu’elle aura vu défiler).

Confession personnelle dont vous ferez ce que vous voudrez : en 1991 j’étais bidasse à Berlin. Il m’est arrivé de fréquenter les bordels, émerveillé qu’ils soient ici légaux et débordant de gratitude envers ces femmes qui, miracle, acceptaient de vider mes jeunes couilles et de feindre d’y prendre plaisir. Vingt ans plus tard, sous la pression d’un ami, j’ai signé la pétition Zéromacho qui réclamait l’abolition pure et simple de la prostitution, solution finale. J’ai ensuite regretté ma signature, surtout pour le côté utopiste et naïf de la démarche, qui plaquait d’une manière si française un idéal sur la réalité puis détestait la réalité de ne pas assez ressembler à l’idéal. Les putes, c’est mal, éradiquons-les d’une signature, on aura fait le bien. Réclamer la disparition de la prostitution est à peu près aussi raisonnable que réclamer celle de ses deux composantes, le sexe et l’argent. En attendant ce jour, je suis, si jamais on me demande mon avis, plutôt en faveur de la réouverture et l’encadrement légal des maisons dites closes. Ce serait quasiment une délégation de service public, toujours mieux que la jungle des « indépendantes » ubérisées aux mains d’une mafia ou d’une autre. Mais on ne me demande pas mon avis. Faut que je pense à arrêter de signer des pétitions.

Mlle Bois, M. Sacchettini et moi-même redonnerons, si tout va bien, deux fois l’été prochain le spectacle Trois filles de leur mère. Restez en ligne, les détails viendront.

Profession : assistante en jupon

15/02/2020 un commentaire

Février 2020. La fine équipe de MusTraDem, soit Marie Mazille en Blanche-Neige entourée de sept nains dont je suis le Joyeux Simplet, infuse pour trois ans en résidence à Annemasse, Haute-Savoie (le projet s’appelle In Situ Babel). À l’instant nous revenons d’une exaltante et éreintante semaine de l’improvisation durant laquelle nous avons mis le Conservatoire de musique sens dessus dessous. J’ai pour ma part co-animé avec l’inépuisable Marie moult ateliers « création de chansons » auprès des publics les plus divers, depuis les marmots de trois ans jusqu’aux professeurs les plus chenus. Tous repartent avec leur chanson dans les oreilles et le sourire juste en-dessous comme un nœud papillon.

Car depuis une paire d’années j’ai fantaisie et plaisir à écrire, à faire écrire, des chansons.

Bien sûr il y a le cas Vos gueules (musique Norbert Pignol, voix Leïla Badri) chanson acrobatique et engagée, techniquement compliquée, fignolée sans relâche sur le motif, pour laquelle j’ai transpiré trois mois. Mais le plus souvent écrire une chanson aux côtés de Marie ne ressemble pas du tout à ça. C’est même le contraire : une décharge d’énergie joyeuse et immédiate, un triple-saut plutôt qu’un marathon, la chanson existe dans l’air au bout d’un quart d’heure et tout le monde est content.

Échantillon : C’est parti, chanson que nous avons composée avec les mots fournis par les jeunes écoliers d’Annemasse pour nous consoler tous ensemble de la rentrée scolaire (Marie à la voix et à la nyckelharpa, Patrick Reboud à l’accordéon, et des masses de marmots dans les chœurs). Résultat, un tube instantané et un marronnier pour tous les septembres qu’il reste au monde.

Moyen terme : Les fossiles géants de spermatozoïdes, chanson monorime qui ne m’a réclamé ni un quart d’heure (il ferait beau voir !) ni trois mois (encore heureux !) mais un laps intermédiaire. En somme tout est possible.

Allez, je peux bien vous révéler un secret, vous le garderez pour vous. Au sein de notre duo, je suis l’imposteur. 75% du boulot est accompli par Marie. Jonglant avec trois mots, le cerveau en roue libre et l’un de ses instruments sur les genoux, elle pond des chansons comme elle respire. À côté d’elle je fais figure de laborieux, empêtré loin derrière, je réfléchis, je cherche encore une meilleure rime dans le refrain pendant que Marie achève le cinquième couplet tout en harmonisant une seconde voix. Au fond, je me fais l’effet de l’assistante en jupette d’un magicien. Je bouge mon popotin sur la scène, je tends les accessoires, je suis prêt volontiers à me faire découper pour de faux et à jaillir de la boîte, et je lève les bras au bon moment pour indiquer au public quand il faut applaudir, mais ce n’est pas moi qui réalise le tour de magie. Bah, il n’y a pas de sot métier, je la porte très bien la jupette et en plus j’adore les spectacles de magie.

Tout ça pour vous dire : si vous avez envie d’assister à nos tours, mais surtout si vous avez envie de travailler avec nous deux sur votre propre répertoire de chansons, je crois qu’il reste une ou deux places dans le stage que nous proposons à Bourgoin-Jallieu en avril prochain, aux bons soins de Mydriase.

Il s’en fallut de peu mon cher que cette putain ne fût ta mère

30/09/2019 un commentaire

Mesdames, messieurs, et surtout mesdemoiselles car « les jeunes filles me comprendront mieux et cela me console, tant il est évident que mon histoire sera entendue par les jeunes filles plus souvent que par les maris » ,

Amis de la littérature et/ou du spectacle vivant et/ou du sexe et/ou de moi-même, vous avez rendez-vous avec les quatre à la fois pour deux représentations à Grenoble, le vendredi 18 octobre et le samedi 14 décembre 2019.

Trois filles de leur mère, notre spectacle théâtral et musical, sera ce jour-là donné pour la première fois (et cet autre jour, pour la seconde, voire pour la deuxième fois). Nous en nourrissons trac et excitation. Je prends le risque délicieux de porter à la scène le chef d’œuvre de Pierre Louÿs, roman pornographique, choquant, gigantesque, cru, outrancier, scandaleux, obscène, blasphématoire, lyrique, sentimental, libre, désopilant, tétanisant, joyeux, tragique et magnifique, et je mène l’aventure avec deux complices aussi intrépides que moi : Stéphanie Bois qui incarne faut voir comment les cinq personnages féminins, et Christophe Sacchettini qui nous accompagne de musique, nous commente sans un mot, nous observe, nous câline, nous exalte ou nous console. Quatrième acolyte : Adeline Rognon qui a bien voulu réaliser pour nous le superbe visuel rouge et noir ci-dessus.

Hein ? Je sens que je t’ai perdu, lecteur chéri, il y a une dizaine de lignes, tu as trébuché, beugué, cessé d’être attentif dès le premier épithète, juste après le mot roman… Quoi quoi, pornographique, ai-je dit ? Suis-je sûr de mon fait ? Même pas érotique ? Bah, la nuance est spécieuse, comme l’avait souligné en son temps Jean-Louis Bory(¹) et tout ceci en somme c’est de l’amour, d’ailleurs si ce n’était pas le cas je perdrais mon temps à t’en parler et toi le tien à m’écouter. Cette œuvre à nulle autre pareille, publiée pour la première fois à titre posthume en 1926, palpite désormais dans le domaine public, aussi pour t’en rendre compte tu peux la lire (si tu n’as pas froid au cerveau, au coeur et au bas-ventre) en deux clics sur Wikisource.

Toutefois, à ma connaissance, après avoir farfouillé la mémoire en ligne, rien de tel qu’une adaptation scénique n’a jamais été tenté – à part quelques lectures d’extraits. Nous avons donc entrepris avec une fraîche inconscience un travail casse-gueule mais surtout parfaitement inédit, et pour cause, puisqu’a priori impossible. Une personne interloquée, qui avait lu l’œuvre originale, m’a posé la question de bon sens : comment peut-on ?

Je lui ai répondu que l’on peut seulement sous réserve de réunir quatre conditions :

1) Être « complètement maboul » comme dit l’un des personnages à la fin du roman et à la fin de notre spectacle ;

2) Ne pas vouloir laisser la pornographie à Youporn, de même que Clémenceau considérait que « la guerre est une chose trop grave pour être confiée aux militaires » , et être conscient que le mouvement est double : rendre le porno à la langue poétique c’est également rendre la poésie à ce qu’elle devrait être, mais là-dessus je ne m’étends pas, je te laisse réfléchir ;

3) Disposer de l’interprète idéale – Stéphanie, je le dis tout de go, est géniale. Elle s’empare avec grâce et empathie de chacune de ces trois aimables filles de pute et de leur mère, et elle fait bien mieux qu’assumer leurs paroles de femmes, elle les revendique. Je n’aurais jamais mené ce projet à bien si Stéphanie ne m’avait déclaré que selon elle ce texte est féministe, dans la mesure où les personnages féminins sont des sujets, maîtres de leurs désirs, tandis que le pauvre narrateur masculin a beau jouer le mariole sans discontinuer pour ne pas perdre la face, il ne décide de rien, c’est lui l’objet. Je n’ignore pas que cette façon de lire et de dire le texte, au siècle de #metoo et #balancetonporc sera archi-polémique (car c’est tout de même un homme qui écrit ce récit, un homme qui raconte : la femme « libre » est un fantasme d’homme au même titre que la femme « soumise » ), d’accord, venez polémiquer, on vous attend ;

4) Se fixer des règles strictes de mise en scène : tout le monde reste habillé, personne ne se touche, chaque mouvement est soigneusement chorégraphié.

Et c’est ainsi, après un nombre d’années de travail discontinu que je ne révèlerai pas (on a beau mimer en public une série de coïts aux positions variées, on a sa petite pudeur) que vous êtes conviés à la création, le 18 octobre chez Christophe Sacchettini, au 170 galerie de l’Arlequin à Grenoble, 5e étage, app 8506. Réservation indispensable puisque la jauge est limitée à 25 spectateurs : tofsac@mustradem.com ou 06 31 36 54 05. N’oubliez pas de vous munir de quelques euros à glisser dans le chapeau ou à jeter à la gueule des artistes, et d’un petit mange-mange à partager pour qu’on puisse s’engueuler la bouche pleine.

Puis re-création chez Mademoiselle Marilyne Mangione le samedi 14 décembre, dans le studio Artère, coordonnées ici.

Strictement interdit aux moins de 18 ans, il va de soi. Ne venez pas avec vos enfants ni votre neveu ado même s’il est très éveillé pour son âge.

Bien. À présent que nous avons réglé les questions pratiques et que nous avons rappelé que ce spectacle ne ressemble à rien et que si vous le loupez vous vivrez tout le reste de votre vie avec la mélancolie d’une chose qui vous manque sans être capable de la formuler, en post-scriptum le Fond du Tiroir va pouvoir faire ce qu’il fait d’habitude, c’est-à-dire se complaire en soliloque, réfléchir en direct tic-tac-tac sur son clavier, pondre un développement que tu liras seulement si tu as encore faim, ami lecteur.

Voici un extrait de l’une des adresses au public émises par le pauvre narrateur de Trois filles de leur mère, représentatif de l’humour et de la provocation presque candide qui traversent ce texte :

Comme je suis également éloigné de l’esprit sadique et du moralisme presbytérien qui se partagent la société, ce que je vais dire maintenant n’est que l’expression d’un sentiment personnel et risque de déplaire à tout le monde…

Cette phrase écrite il y a plus de cent ans, ce constat du partage de l’opinion entre les sadiens et les moralistes, me semble plus d’actualité que jamais.

Contextualisons : j’ai découvert Trois filles de leur mère à l’âge de 20 ans. J’en ai été foudroyé. Louÿs est 100% écrivain et 100% érotomane, j’avais là un livre à 200% qui m’explosait entre les doigts et dans les yeux, me révélant le sexe et la littérature.

J’ai eu longtemps l’envie d’écrire un beau livre érotique. L’ambition me semblait naturelle tant le sexe, moteur capital, occupe une part majeure de notre activité émotionnelle – mais cette ambition littéraire naïve s’est émoussée au fil du temps et de mes lectures de Louÿs : essayer de faire mieux ou ne serait-ce qu’aussi bien que lui est peine perdue, c’est un peu comme rêvasser de la saga de science-fiction qu’on aimerait écrire et puis lire Dune, ok merci bonsoir, je vais me coucher avec un bon bouquin ça vaudra mieux pour tout le monde. Mieux valait se contenter de lire les livres 200% de Louÿs, voire à la limite, tiens, lançons l’idée pour déconner ah ah, de les monter sur scène (il m’est toutefois resté de mes ambitions érotiques un charmant ouvrage publié il y a dix ans avec Marilyne Mangione, ABC Mademoiselle).

À l’époque de ma découverte, et sans nul doute encore aujourd’hui, l’auteur qui représentait le nec plus ultra de la littérature érotique, c’était Sade. Après Apollinaire et les surréalistes, puis avec Blanchot, Bataille, Pauvert, Foucault, Sollers, etc., les intellectuels encanaillés faisaient tomber comme à Gravelotte les éloges sur le Marquis. Lire Sade, c’était s’affranchir. Je me souviens d’un ami de lycée (j’étais lycéen dans les années 80) qui m’avait montré son exemplaire chiffonné de La Philosophie dans le boudoir les yeux brillants, m’affirmant qu’il préférait ça à Playboy.

Donc j’ai lu Sade presque comme on se plie à un rite d’apprentissage, et bien sûr j’ai senti l’onde de choc, le vent du boulet. Sade est là, nous fait de l’effet, on ne peut passer son chemin en sifflotant comme s’il n’avait pas existé. Pourtant je n’y trouvais pas mon compte. Il m’a fallu, pour comprendre et formuler pourquoi je n’aimais pas Sade, goûter à Louÿs, plusieurs années plus tard. La vision du sexe donnée par le premier est une source d’horreur, violente, cruelle, inhumaine ; par le second, une source de joie. À quoi tient la différence ? À cette raison suffisante énoncée par Stéphanie, chez Louÿs les femmes sont des sujets. Chez Sade, elles sont des objets (de même d’ailleurs que les hommes violés, ce n’est pas une question de genre).

Attention : je suis loin de nier que Sade demeure un auteur politique essentiel. Français, encore un effort si vous voulez être républicains ou le Dialogue entre un prêtre et un moribond sont des brûlots indispensables à l’histoire et l’identité politiques françaises (tandis que de ce point de vue, Louÿs n’a strictement aucun intérêt – il était même anti-dreyfusard, c’est dire si on se branle de ce qu’il pensait). N’empêche que l’irréductible partage des eaux est là : chez Sade on fait l’amour avec des objets, chez Louÿs avec des sujets. Chacun son truc mais moi je préfère avec un sujet, et c’est pourquoi, traitez-moi de sentimental, je considère que les romans si indécents de Louÿs sont des romans d’amour – l’amour dans le meilleur des cas se fait entre sujets (2).

Je me suis presque engueulé avec Christophe (sauf qu’avec Christophe on ne s’engueule pas, on discute) le jour où, débattant des enjeux de notre spectacle, j’ai proféré que Louÿs était un poète, un écrivain plus important que Sade qui à côté de lui faisait figure de laborieux graphomane malade monomaniaque. Christophe m’a dit laconiquement « Ne raconte pas n’importe quoi » . Christophe est de ces intellectuels sadiens.

Et c’est là que je reviens à la citation ci-dessus : Comme je suis également éloigné de l’esprit sadique et du moralisme presbytérien qui se partagent la société… Sade était le grand ennemi dudit « moralisme presbytérien » , il en faisait une affaire personnelle, le blasphème est pour lui une fin en soi, on a l’impression que Sade n’écrit que contre la religion, contre la morale chrétienne, contre Dieu, et sans cet adversaire à sa démesure son œuvre s’effondrerait comme un château de carte. En tant qu’ennemi du christianisme, il est encore chrétien (exactement comme Bataille). Voici mon hypothèse : un siècle plus tard, Louÿs est un écrivain post-sade et post-chrétien qui n’a pas à mener le combat sadien contre la religion, car le christianisme a été remisé à sa place, l’Église et l’État sont séparés, la République est laïque… Louÿs peut donc se présenter comme un individu éloigné des deux forces faisant désormais jeu égal dans la société du débat démocratique, l’esprit sadique et le moralisme presbytérien. Louÿs habite une utopie, celle où j’ai grandi, je crois : la religion n’étant plus le cadre rigide de pensée, le sadisme et le moralisme sont des idées, des sujets, des débats contradictoires, puisque rien n’est sacré.

2019 – la religion, et par conséquent le moralisme presbytérien ont fait un retour en force que nous ne pouvions prévoir il y a 30 ans. L’utopie était une parenthèse à présent refermée et l’époque est hérissée, violente, cruelle, inhumaine. Sadique ? Sade est-il à nouveau d’actualité ? Louÿs est-il ringard ?

Venez en discuter avec moi. Vendredi 18 octobre / samedi 14 décembre, 20h30.

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(1) – Bory à la tribune du Masque et la Plume en 1976, à propos de l’Empire des sens d’Oshima : « Je refuse la distinction entre sexuel, érotique et porno et j’aimerais qu’on y revienne un jour sérieusement. Pour moi, il y a du porno, un point et c’est tout. C’est seulement une question de clientèle ! Lorsque c’est pour les travailleurs immigrés, pour les miséreux sexuels de la rue Saint-Denis, c’est laid, c’est bas, c’est con, [c’est porno] et c’est bien assez bon pour ces gens-là. Mais quand il s’agit des cadres moyens et supérieurs qui descendent les Champs-Elysées le samedi soir, alors on baise sur du Mozart avec des lumières à la Georges de La Tour, ou quand on fait des fellations sur une cantate de Bach, c’est érotique. Mais la paire de fesses est la même ! »

(2) – Lu entre temps La passion de la méchanceté, sur un prétendu divin marquis, le pamphlet de Michel Onfray contre Sade (éd. Autrement, 2014). Comme d’hab, Onfray me réjouit par son brio de vulgarisateur et d’archéologue qui prend la peine de remonter aux sources (il met en évidence comment le culte de Sade, complet de toutes ses indulgences et fascinations, est né de la préface à ses œuvres, lyrique et gorgée de contre-vérités historiques rédigée par Apollinaire en 1909) et m’exaspère par son acharnement de bull-terrier contre ses têtes de Turc habituelles, Freud, les surréalistes, Sartre, Mai 68, les structuralistes…

Apollinaire en 1909 : « Le marquis de Sade, cet esprit le plus libre qui ait encore existé (…) Il aimait par-dessus tout sa liberté. Tout, ses actions, son système philosophique, témoigne de son goût passionné pour la liberté dont il fut privé si longtemps. » Onfray en 2014 : « Sade n’aimait pas par-dessus tout la liberté, mais sa liberté, dût-elle se payer du prix de l’asservissement total de la planète (…) La théorie philosophique à laquelle Sade associe son nom est l’isolisme, pas l’altruisme… Sade est libertaire pour lui mais dictatorial pour tout ce qui n’est pas lui (…) L’isolisme coupe le monde en deux : forts et faibles, maîtres et esclaves, libertins et sentimentaux, prédateurs et victimes, loups et chiens, aristocrates et populace, criminels et sacrifiés, violeurs et violés, assassins et assassinés, riches et pauvres, Juliette et Justine – autrement dit Sade et le reste du monde (…) Dès lors cet homme triomphe moins en libérateur du genre humain qu’en dernier féodal royaliste, misogyne, phallocrate, violent. » Onfray conclut son livre par ces mots qui paraphrasent à merveille l’idée que je me fais ci-dessus de la dissemblance radicale entre Sade et Louÿs, même si c’est Charles Fourier qu’Onfray choisit ici d’opposer à Sade : « Restait alors, sur ce champ de bataille encore fumant, la formidable perspective de construire à nouveau. Pour en finir vraiment avec le judéo-christianisme, y compris avec sa formule gnostique sadienne, l’heure n’est plus à une érotique nocturne, mortifère, thanatophilique, mais à une érotique solaire. La guérison de la maladie judéo-chrétienne ne consiste pas dans l’inoculation du mal sadien, un dommage plus grand encore, mais dans la construction d’un éros libertaire et léger, réellement post-chrétien.« 

Curiosa

11/07/2019 Aucun commentaire

Chronique inactuelle ! Je vous parle d’un film, mais d’un film que vous ne pouvez voir, du moins pas ces jours-ci. Sitôt apparu en salles en avril dernier, sitôt disparu, snobé par la critique, passé inaperçu du public, que j’ai vu à l’arrache dans une salle déserte, et qui n’est pas encore édité en DVD : Curiosa de Lou Jeunet, film sur Pierre Louÿs et Marie de Régnier.

Si je vous en parle, ce n’est pas en raison de son actualité, qui est nulle, mais de la mienne.

Il se trouve que je prépare depuis près de trois ans le spectacle le plus osé, le plus bizarre, le plus excentrique, le plus casse-gueule de toute ma vie sur scène : une adaptation du roman pornographique Trois filles de leur mère de Pierre Louÿs, l’un de mes livres préférés toutes catégories confondues. Ce projet démentiel, monté grâce à la participation de deux autres cinglés (Stéphanie Bois, qui incarne génialement les cinq personnages féminins de l’histoire, et Christophe Sacchettini qui enveloppe nos ébats de musique autant que de silence, à bonne distance), parvient enfin à maturité et dispose désormais d’une date de création : il sera présenté aux premiers spectateurs cobayes et, espérons-le, un minimum bienveillants le vendredi 18 octobre 2019, à Grenoble. L’entrée sera strictement interdite aux moins de 18 ans. Si vous avez plus de 18 ans et si vous êtes d’ores et déjà titillé, contactez-moi, je vous préciserai l’endroit, pertinemment confidentiel et à jauge intime. J’ai un trac fou mais, heureusement, le temps d’en reparler.

Plein de curiosité pour Curiosa je me suis précipité en avril, à peu près seul, pour voir sur écran les amours reconstituées de l’auteur de Trois filles de leur mère et de Marie de Régnier, qui fut la grande passion sentimentale et sexuelle de sa vie, l’inspiratrice et dédicataire d’une bonne partie de son œuvre. Qui fut en outre le modèle de l’une des Trois filles de leur mère. Comme on le sait, comme on peut s’en étonner pourtant, la frénésie sexuelle de ce roman trouve bel et bien son origine dans la vie réelle de Louÿs et les personnages ont des modèles : Louÿs fréquentait les trois sœurs Heredia, Marie, Louise, et Hélène. Métamorphosées par sa plume, fantasmées, rajeunies, romancées, ces trois filles d’écrivain sont devenues trois filles de pute, Charlotte, Ricette et Lili.

Pour vous la faire courte : le film n’est pas mal du tout. Mais, comme je le pressentais, notre spectacle à nous sera vachement mieux.

Pour vous la faire longue : le film n’est pas dénué des conventions et défauts intrinsèques du genre biopic (que j’ai tenté d’énoncer ici à propos de Bohemian Rhapsody), il lui manque un peu d’aspérités, un vrai point de vue, et surtout une vraie crudité et voilà qui constitue tout de même un comble étant donné le matériau d’origine… mais c’était joué d’avance. Comment la réalisatrice eût-elle pu faire mieux sans tomber dans la pornographie ? La description anatomique et attendrie d’un conduit vaginal, ses dimensions, ses couleurs et ses parfums, peut faire l’objet d’une belle page littéraire, peut même faire l’objet de poésie, d’encre sur papier. Louÿs l’a démontré (enfin, démontrer n’est pas le mot juste puisqu’il n’écrivait ses textes pornographiques que pour lui-même, compulsion privée sans la moindre intention de publication). Mais comment inventer un équivalent au cinéma, cet art qui montre ? Je tâche depuis trois ans de trouver un équivalent scénique, en dosant au millimètre ce que je montre.

L’avantage de cette limite du cinéma, c’est que faute de pornographie le film devient une histoire d’amour, or cet aspect là est on-ne-peut-plus pertinent. J’insiste sur un point qui fera peut-être ricaner les imbéciles : si j’ai voulu jouer ce roman sur scène c’est que selon moi Trois Filles de leur Mère est avant tout une histoire d’amour, forte, libre, originale, affranchie, blasphématoire, fulgurante et tragique. Une dévorante passion sexuelle est forcément, au moins un peu, une histoire d’amour (et réciproquement). Essayez, vous verrez.

Le personnage de Pierre Louÿs joue à un moment donné le dandy cynique dans le seul but de provoquer un ami tout aussi moustachu et élégant que lui. Il lui déclare avec un fin sourire quelque chose comme « L’amour ? Mais ça n’existe pas, ça n’est qu’un assouvissement des besoins » . Moi qui ai lu ses livres, je ne suis pas dupe, c’est de sa part pure posture, et au fond pure trouille de parler d’amour, donc de choses profondes, au premier venu. Pierre est empêtré dans les mêmes contradictions et ambivalences que le narrateur anonyme des Trois filles, à qui il faut tout un roman pour avouer in extremis « avec la gaucherie sentimentale de mes vingt ans je n’eus d’amour pour ces quatre putains qu’une heure après leur départ » .

Reste que la réalisatrice s’en sort avec les honneurs, surtout si l’on compare avec les désastreuses rencontres passées entre Louÿs et le cinéma – reste-t-il un seul cinéphile déviant prêt à avouer en 2019 son envie de voir Bilitis de David Hamilton, Aphrodite de Robert Fuest (avec Valérie Kaprisky) ou même La Femme et le Pantin de Duvivier (avec Bardot) ? Cet obscur objet du désir de Bunuel, à la limite, pour son indépassable bizarrerie d’avoir confié le rôle principal à deux actrices alternées…

Les images de Curiosa sont belles, ses couleurs chaudes, ses cadres soignés, ses acteurs excellents. Surtout les actrices. Exactement comme dans les Trois filles, les personnages féminins sont plus intéressants, plus nuancés, plus contrastés et plus changeants que les hommes, monolithes phalliques. Du reste la plupart des postes clefs du film (la réalisatrice, la première assistante, la scénariste, la monteuse…) sont aux mains de femmes. L’incarnation de Marie (sublime et intense Noémie Merlant, qui vole la vedette à tout le monde, à commencer par Niels Schneider/Pierre Louÿs, forcément pâle figure) m’a même donné envie de lire sa propre version des faits, son roman L’inconstante qu’elle avait publié dès 1903 (Trois filles de leur mère paraîtra à titre posthume en 1926) sous le pseudonyme masculin Gérard d’Houville alors que j’avoue humblement que je n’en avais pas eu l’envie jusque là, la version de l’homme Louÿs me suffisait, vas-y, fais-toi plaisir, tu peux me huer, balance ton porc je dirai rien.

Seule faute de goût que j’ai repérée face au film : m’ont totalement échappé le sens et la nécessité de sa tonitruante bande originale techno (même compositeur que 120 battements par minutes, Arnaud Rebotini), je n’avais nullement besoin de cet anachronisme pour trouver les personnages « modernes » . Cette musique est aussi incongrue que si l’un des protagonistes en costume consultait soudain son smartphone.

Les allusions aux Trois filles sont extrêmement nombreuses, depuis la toute première scène (derrière un miroir sans tain, Pierre, voyeur et photographe, regarde minauder les trois sœurs Heredia et c’est comme si on le voyait écrire dans sa tête le premier jet – drôle de métaphore), jusqu’aux pures et simples citations (« Les jeunes filles ont bien des excuses », phrase merveilleuse qui conclut le livre) et pour quiconque connaît le roman les rouages de la transposition de la biographie en fiction deviennent limpides. Pour autant je ne peux pas dire que ce film ne m’aura rien appris. Il m’a permis de saisir une dimension qui m’avait un peu échappé jusqu’à présent. Pourquoi Louÿs a-t-il fait de quatre bourgeoises de son milieu quatre prostituées de papier ? Parce qu’il existe des passerelles entre ces deux conditions féminines, la bourgeoise et la pute, autres que celles du fantasme. Le film débute par un mariage. Un mariage sans amour, convenu, pour un motif économique : la plus jeune sœur Heredia sacrifie son hymen pour une dot qui sauvera papa. La sexualité des jeunes filles est donc ici comme là une affaire de commerce, d’arrangement, le pucelage est un petit capital, dans la bourgeoisie tout autant qu’au bordel. D’où les analogies, transpositions et allusions de type « Non seulement tu suces, mais tu parles comme une jeune fille à marier ».

Ce roman serait, en plus du reste, politique ? Quel livre, mes amis, quel livre ! À côté le film est juste pas mal et c’est déjà bien.

Bonus : ne manquons pas cette belle image du Tampographe Sardon, L’orgasme à travers les âges : 1925, qui est peut-être un hommage puisque 1925 est l’année de disparition de Louÿs.

Les travaux et les jours

14/04/2019 Aucun commentaire

1 – Les travaux

Parlons peu parlons travail. Parmi les écrivains dont le travail m’inspire et qui se battent sur ma table de chevet, Flaubert ne jure que par le travail, comme remède, discipline et accomplissement ; Debord gueule sur les murs Ne travaillez jamais ! Débrouille-toi avec ça.

Et puis Olivier Josso avec les deux tomes de son stimulant Au travail. Et puis Bretecher avec son immortelle mise en garde contre la procrastination : « Arrête de dire que tu bosses et bosse ! Si tu bossais tu bosserais. » (On peut comparer ici deux gags identiques sur le « travail » de l’écrivain dessinés à 30 ans d’écart par Posy Simmonds et Bretecher).

Que travailler ? Pourquoi travailler ? Comment travailler ?

Prétexte à remettre ces questions sur le métier : « Du pain sur la planche, métiers et travail« . Ça se passe à la Maison de l’Illustration de Sarrant (32), ça dure jusqu’au 17 juin, et l’affiche est signée JP Blanpain. Sont exposées avec un à-propos magnifique les pages originales de Double Tranchant du même Blanpain et moi-même, livre qui restera pour les siècles des siècles plus un jour ou deux le plus bel objet d’art produit par Le Fond du Tiroir. Du beau travail, précisément, noble et âpre artisanat en forme d’éloge et tragédie de l’artisanat âpre et noble.

Double Tranchant est un travail né d’affres sur le sens de mon travail. On y peut lire notamment ces phrases : « Lors du déclin de notre atelier, les autres, ah, les autres peu à peu sont partis, un par un, comment les retenir, il n’y avait plus assez de travail pour tous. Certains ont trouvé un emploi, je ne dis pas un métier, je dis un emploi, l’adéquation à l’emploi est le seul critère pour juger l’excellence de l’outil. En peu d’années il n’est resté que moi. » Double Tranchant est toujours en vente au moyen de ce bon de commande à imprimer ou recopier (légèrement trompeur puisque deux références y sont épuisées telles des travailleurs ayant trop travaillé, L’échoppe enténébrée et Reconnaissances de dettes) et si nous nous débrouillons correctement il sera aussi en vente à Sarrant pour accompagner l’expo.

2 – Les jours

Pendant ce temps, tu veux tu veux pas, les jours s’écoulent déguisés en travaux. Ces derniers jours, j’étais plus souvent sur scène que devant mon ordinateur, à la faveur de performances variées et musicales. Hector Berlioz a suggéré autrefois que la musique est supérieure à l’amour parce que la musique est capable de donner une idée de l’amour, tandis que l’amour est incapable de donner une idée de la musique. (Idée réincarnée un siècle plus tard dans la fameuse litanie de Frank Zappa incluse dans Joe’s Garage : « L’information ne vaut pas le savoir. Le savoir ne vaut pas la sagesse. La sagesse ne vaut pas la vérité. La vérité ne vaut pas la beauté. La beauté ne vaut pas l’amour. L’amour ne vaut pas la musique. Rien ne vaut la musique. »)

Le paradoxe berliozo-zappaesque est applicable, au-delà de la seule musique, à l’art en général : la poésie, le théâtre, la danse, les images de toutes sortes, surclassent l’amour parce qu’ils le porte en eux tandis que l’amour ne porte que lui-même. L’art existe afin de donner une idée de l’amour même quand il est absent, pour l’incarner, le garder un peu par-devers soi, le ressentir encore, le partager, le célébrer. Dès lors peut-être que la solution au problème initial du travail est ici : travailler d’accord mais seulement pour créer, pour donner des idées de l’amour, sinon ce n’est pas la peine.

Souvenir enchanté d’une aventure fulgurante déjà engloutie dans le puits sans fond des jours qui passent : le 11 avril dernier se donnait le spectacle de musique, de danse, de poésie, et, en gros, d’amour Cartas de amor. Christine Antoine (violon), Bernard Commandeur (piano), Pablo Neruda (poète),Laura Grosso et JuanJo Garcia (danseurs flamenco), moi (narration). Ci-dessous quelques photos prises par Jean-Claude Durand, merci à lui, série dite de la danse du châle.

 

La bière c’est comme si c’était mon frère

04/04/2017 Aucun commentaire

Lire des livres ou boire des bières, il faut choisir.

Ou pas.

Baudelaire d’ailleurs le disait approximativement, « Pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise », son combo à lui c’était vin + poésie, mais bière + livre ça marche aussi.

Cette semaine deux événements simultanés se tiennent dans la bonne ville de Grenoble. Deux « fêtes » pour tout dire, deux « événements participatifs porteurs d’un projet convivial et d’une dimension forte sur la relation partenariale avec les associations » tels que les affectionne la Mairie, deux rituels communautaires cosmogoniques quasiment.

D’un côté la fête du livre, de l’autre la fête de la bière.

Devinette sociologique niveau débutant : laquelle des deux se tient dans un stade, laquelle se tient dans un musée de peinture ?

L’important n’est-ce pas est qu’il y ait fête, partout-partout et à la portée de tous les habitus, Festivus Festivus ! Comme trépignait Philippe Murray. Phêtons, phêtons, avec phrénésie avant les élections.

Moi qui aime passionnément les livres mais qui ne crache pas dans mon bock ni dans celui du voisin, un pied dans chaque clan je donnerai de ma personne ici et là.

1) En compagnie de mon bon camarade Hervé « pré#carré » Bougel, je tiendrai un demi-stand « Le Fond du tiroir », certainement pour la toute dernière fois, au Printemps du livre de Grenoble, Musée de Grenoble, 5 place de Lavalette. Je serai présent pour vendre à la criée mes produits frais vendredi 7 avril de 13h à 18h30, samedi 8 de 10h à 18h30, dimanche 9 de 10h à 16h30.

2) Je ferai monter la pression à la fête de la bière avec mon trombone et mon groupe, les Mother Funkers (version big) au Palais des sports pour le Grenoble Bière Festival, vendredi 7 à 20h.

3) Encore une fête ? une petite ? une dernière ? Allez, bonus pour la route. Figurez-vous qu’en ce moment même bat aussi son plein le festival de jazz de Voiron (magnifique affiche afro-turquoise, coucou Valérie). Dans ce cadre-ci je me produirai avec les Mother Funkers (version little) à la ferme « la poule aux fruits d’or » (ce serait pas un peu transgénique sur les bords tout ça ?) de Saint-Etienne-de-Crossey dimanche 9 avril à 17h.

Ci-dessous un portrait pris sur le vif du stand, Printemps du Livre de Grenoble, samedi 8 avril 2017. Photo (c) Jean-Luc Joseph.

 

Funk you up

17/08/2016 un commentaire

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Le Big Mother Funkers est un bataillon de 20 funksters en rangs serrés et habits de lumière. À ne pas confondre avec le Little Mother Funkers, brigade légère qui procède du précédent mais ne compte que six membres : Carine Serre (sax alto & sax baryton), Sylvain Dropsy (sax ténor & soubassophone), Damien « Darachide » Rabourdin (trompette), Fabrice Vigne (trombone basse & pBone  jaune citron), JC Sanchez (guitare), Baptiste Métayer (batterie et roi des beats en folie – titre). Plus, parfois, un septième membre subsidiaire, lorsque elle est décidée : Nita (un peu mascotte, un peu de percu et un peu de chorégraphie).

Le Little Mother Funkers revient d’une tournée estivale sur la côte-côte-dazure, a donné sept concerts en cinq jours et a écumé campings, marchés, restos… avant d’être repéré dans la rue (attention aux yeux qui piquent : ci-après authentique success story) par le boss du festival de jazz de Ramatuelle qui lui a proposé de jouer pour l’inauguration de son festival. Vous avez fait quoi, vous autres, cet été, sinon ? Vazi moi ça va trankchil j’ai juste inauguré oklm le festival de jazz à Ramatuelle avec mes potes, ensuite tsékoi on est allés se baigner au Cap Taillat, enfin tu vois quoi trankchil ouèche.

Vive le funk qui nous rend beaux. Le funk c’est la vie en personne, le désir dans le bas-ventre et les doigts de pied, l’énergie cosmique qui nous chauffe de l’intérieur, le plaisir d’offrir et la joie de recevoir, l’été sur la plage mais sans sable dans le maillot, sans se préoccuper diable diable de l’endroit où a pété l’attentat du jour, sans déconner ladies and gentlemen shake your booty, le bien que ça fait. Je brode sur le sujet, sous ce lien, et dans le micro amical de Jean Avezou.

Vous êtes directeur de festival de jazz ou de salle de spectacle et vous n’attendez que nous pour mettre le feu à votre public ? Vous êtes un parvenu méditerranéen ayant réussi dans l’immobilier et vous cherchez le groupe qui chauffera l’ambiance un quart d’heure dans votre jardin pour le mariage de votre fille ? Vous êtes un nouveau riche, plus ou moins russe et vaguement mafieux, et vous nous voulez sur votre yacht parce que ça commence à bien faire les DJ techno et leur bouse sonore ? Vous êtes un simple mais honnête particulier, amateur de bonne vieille fonque qui brille, vos murs sont insonorisés et d’ailleurs vos voisins c’est pas un problème, ils sont sympas et vous les avez invités à danser ? Contactez-nous, on vous fera un devis.

Post-scriptum quelques mois plus tard. Je viens d’avoir avec un ami folkeu une conversation fort intéressante. Il en a surgi l’idée suivante : la musique savante occidentale, depuis le chant grégorien jusqu’à, disons, Messiaen, est imbibée jusqu’à la moelle de christianisme, par conséquent de haine du corps. Dès lors, ce que l’on appelle Musique a toujours vocation au hiératique, au sublime dans le meilleur des cas (Bach en massif central de la cartographie), au moins à l’austérité, à la cérébralité, à l’intimidation, la musique nous convoque en tant que purs esprits et nous sommes sommés de l’écouter pieusement assis et tétanisés, dans un auditorium tout comme à la chapelle, respirant à peine, niant nos organes. L’ami folkeu et moi-même, tout en nous imaginant laïcs, sécularisés, athées peut-être, avons dès notre plus jeune âge intériorisé cette conception que la musique digne de ce nom s’adresserait à notre cerveau, ou mieux, à notre âme, certainement pas à notre corps, cette guenille. Pour lutter et guérir de cette folie, chacun de nous deux durant sa jeunesse a dû emprunter un chemin qui le mène à une musique lui autorisant la reconnexion avec son corps et celui des autres, afin que des sons et des rythmes effacent en nos organes cette erreur contre-nature, cette musique qui enferme les pieds dans un bloc de béton. Lui m’avoue : « le bal folk m’a sauvé » , et c’est très amusant, ce besoin d’être sauvé de cette putain de religion qui n’a que le salut à la bouche. Quant à moi, j’ai été sauvé par le funk, via le jazz, cette musique de nègres, de païens, de danseurs, de transes, de muscles, de plaisir, de couleurs et d’odeurs, de sang, de sueur, de larmes, de sperme. Je ne saurais croire qu’à un dieu qui danse (Nietzsche).

Tu m’as fait peur

08/07/2016 Aucun commentaire

Le mardi 28 juin 2016 avait lieu l’ultime représentation des spectacles Fais-moi peur que j’ai eu le phénoménal plaisir de conduire depuis sept ans avec Olivier Destéphany, Christine Antoine et quelques autres. Vous n’y étiez pas, je crois ? Je vous ai cherché, je ne vous ai pas vu. Tant pis pour vous. Ci-dessous faute de présence réelle, un peu de numérique : quelques clichés souvenirs saisis par Jean-Claude Durand, grâces démoniaques lui soient rendues. Contient des traces samplées d’oeuvres de JP Blanpain, Marilyne Mangione, Romain Sénéchal, Johann Heinrich Füssli et Louis-Léopold Boilly.

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Diabolus in musica

28/05/2016 un commentaire

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Oyez oyez braves gens, et vous aussi, bande de gougnafiers galapiats et gredins, parce qu’on est comme ça, nous, on s’adresse à tous, on ne vous trie pas en fonction de vos mérites, on veut pas savoir si vous êtes braves ou non.

Le 28 juin 2016 à 20h, à l’espace culturel l’Odyssée, Eybens (38) sera donnée la sixième « saison » de Fais-moi peur, cycle de spectacles-qui-font-peur-aux-oreilles que je conçois depuis 2008 avec mon compère Olivier Destéphany. La cinquième édition, souvenez-vous, était à forte teneur en vironsussi ; la sixième mouture s’intitule « Saison 666 : Diabolus in musica » et invoque comme de juste le Prince des Enfers himself.

Comme d’habitude, Olivier a composé la musique (à un seul morceau près, elle sera originale, et gorgée de quartes augmentées), je jouerai tous les rôles avec ma grosse voix, et l’orchestre à cordes mêlant amateurs et professionnels sera dirigé d’une main ferme mais sûre par Christine Antoine ; pas comme d’habitude, nous bénéficierons de la participation exceptionnelle du choeur Vox Clamans (car, notre histoire impliquant des voix humaines, je me suis fait un malin (uh uh) plaisir d’écrire une messe satanique en latin de cuisine) ainsi que des élèves de l’école de danse, sous la direction d’Erasmia Kapous (car en outre, nos rituels démoniaques nécessitent quelques chorégraphies infernales bien senties… Nous escomptions également, je vous ai déjà expliqué  le processus de création avec Olivier, comment on se monte le bourrichon, sacrifier une vierge ou deux durant le bouquet final, hélas ! le pompier de service a posé son véto, soit-disant que les rivières de sang attaquent le vernis du plancher et gnougnougnou et gnagnagna c’est toujours pareil avec les pompiers, leurs intraitables normes de sécurité brident la créativité des artistes et s’assoient sur des traditions millénaires). Nous serons donc très nombreux sur scène. J’espère que vous serez plus nombreux encore dans la salle. Mais l’on n’est jamais sûr d’attirer les foules : un spectacle gratuit, ça n’inspire pas trop confiance. Ah oui au fait, c’est gratuit.

Autres guest-stars spéciales et extraordinaires de ce spectacle décidément total, nous aurons la joie de projeter sur grand écran trois oeuvres spécialement crées pour se fondre dans l’intrigue par trois artistes amis, trois auteurs (on peut le dire) publiés au Fond du tiroir, que nous avons fait plancher sur un sujet commun : Marilyne Mangione, Jean-Pierre Blanpain et Romain Sénéchal. Il a fallu, et c’était dur, choisir parmi leurs trois créations celle qui ornerait l’affiche du spectacle (ci-dessus), et c’est la peinture de Jean-Pierre qui a décroché la timbale.

Sous ce lien, une interview d’Olivier et moi-même par Jean Avezou dans son émission « Les rendez-vous culturels » sur RCF. Oui, RCF : nous prenons gentiment plaisir à invoquer le diable sur le réseau des Radios Chrétiennes Francophone. Attention, amis musiciens, repérez un gros raté durant l’enregistrement de l’interview : ce que nous présentons comme une quarte augmentée diabolique n’est en réalité qu’une banale tierce majeure. On se demande si nous ne l’avons pas fait exprès. Peut-être n’est-ce pas un lapsus, finalement. Nous aurons volontairement esquivé l’appel du diable à l’antenne bénitière.

Cette 6e saison sera, selon toute vraisemblance, la dernière. C’est comme ça. J’arrête tout en ce moment. J’arrête le Fond du tiroir. J’arrête de jouer à l’éditeur. J’arrête mon travail salarié, je veux dire que j’arrête à la fois mon travail et mon salaire (au 16 juillet je serai un héros sans emploi). Il ne me restera plus qu’à commencer d’autres choses. Qui verra saura qu’il vivra. Et en route fera péter du Faulkner :

 « Dommage qu’il y ait autant de travail dans le monde. Une des choses les plus tristes, c’est que la seule chose qu’un homme puisse faire huit heures par jour, jour après jour, c’est travailler. On ne peut pas manger huit heures par jour ni boire huit heures par jour, ni faire l’amour huit heures par jour – tout ce que vous pouvez faire pendant huit heures, c’est travailler. Ce qui est la raison pour laquelle l’homme se rend et rend tout le monde misérable et malheureux. » William Faulkner, interviewé par la Paris Review, 1956.

Reconnaissances de dettes

28/03/2016 Aucun commentaire

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Le week-end prochain, je suis invité à la Fête du livre de Villeurbanne. À mon programme, une rencontre publique le samedi 2 avril à 16h dont l’intitulé est « Qui êtes-vous ?», déclinant le thème de l’identité choisi pour cette 17ème édition de la Fête. La rencontre sera partagée avec Carole Fives, Delphine Beauvois et Julia Billet.

Qui suis-je ? Eh bien, puisque vous me faites l’honneur de poser la question… Si je suis un petit peu capable de répondre, si j’ai une vague idée de qui je suis, c’est grâce à un livre que j’ai écrit. Un livre de Reconnaissances où je me suis reconnu par l’écriture. Une cartographie de l’habitus bric-à-brac d’un petit-bourgeois né vers la fin des 30 glorieuses, qui lit et écrit, et de ses ascendances : il est le petit-fils d’un mineur de fond, d’une bistrotière, d’un entrepreneur de travaux publics, et d’une institutrice ; plus haut dans son ordre généalogique, 100% de paysans.

Quiconque lira ce livre en saura presque autant que moi à mon sujet. Plus exactement, me connaîtra autant qu’on peut connaître le personnage d’un livre, c’est-à-dire environ un huitième, selon la théorie d’Hemingway, ce qu’il appelait le sommet de l’iceberg. Quand on y pense, c’est énorme le huitième d’une personne, réelle ou fictive, dans la vie ordinaire on ne connaît que zéro huitième des gens.

Donner à lire ce livre est donc étourdissant d’obscénité, comme si je me baladais nu dans la rue, homme-sandwich à épiderme en braille.

Le livre en question s’appelle Reconnaissances de dettes, il est le dernier que je publierai ici, et le bon de souscription est à télécharger sous ce lien. Patrick F. Villecourt et moi-même avons bien travaillé, l’autoportrait interminable est terminé, la maquette quasi-prête : il sera le livre le plus râblé du catalogue FDT, un petit gros de 18×11 cms et 400 pages, 20 €, ISBN 978-2-9531876-9-4.

Imprimez la souscription je vous prie, renseignez-la et adressez votre chèque au Fond du Tiroir. Le livre sera confié à l’imprimeur fin avril, le tirage dépendra du nombre de souscriptions reçues, et dans tous les cas ne dépassera pas 100 exemplaires. Le Fond du Tiroir, à l’article, ne cherche plus de nouveaux clients, seulement de vieux amis.