Ma semaine de cinéma : deux films en salle. Le premier m’a diverti, le second m’a passionné. Or le premier met en scène deux copains (deux mutants immortels : on sait qu’ils auront beau se taper dessus, ils ne mourront pas), adorant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière eux des bains de sang, aux prises avec un ennemi diabolique – une femme castratrice, naturellement, ficelle scénaristique grossière ; le second met en scène deux copines(une baronne de la drogue transgenre et son avocate) aux prises avec, non un homme diabolique, ce serait une ficelle scénaristique grossière, mais avec la masculinité toxique, cette entité archaïque qui passe d’une personne à l’autre, d’une génération à l’autre et même d’un genre à l’autre, qui aime tant faire la bagarre, rouler des mécaniques, exhiber des armes turgescentes, décharger la violence et laisser derrière elle des bains de sang. De la comparaison entre les deux films se trouve renforcée mon intime conviction que la sororité est plus admirable que la fraternité. Un blockbuster de super-héros Marvel/une comédie musicale d’auteur : peut-être que personne d’autre au monde n’aura pensé à mettre en miroir cette carpe et ce lapin, qu’y puis-je, je suis le roi de l’apophénie.
1)Deadpool & Wolverine (Shawn Levy, avec Ryan Reynolds et Hugh Jackman).
J’y ai pris je l’avoue un plaisir régressif, un peu comme quand je mange un hamburger. Mais le lendemain, lorsqu’il faut digérer… À la réflexion, après avoir dormi dessus, je trouve ce film complètement con. Sa faille la plus béante, c’est que le plaisant cynisme « 4e mur en miettes » de Deadpool, conjugué au principe du Multivers, fait qu’absolument plus rien de ce qui nous est donné à voir n’a de sens, d’importance, ni d’enjeu narratif. Tout ce qui se passe et peut se passer est « pour rire » : plus aucune perspective tragique n’est possible, puisque dès qu’un personnage meurt, ô comme c’est fastoche, on va chercher son double dans un univers parallèle. L’idée du Void, désert où sont précipités les concepts ringards dont le cinéma ne veut plus est intéressante visuellement, presque attendrissante, mais purement théorique, elle n’émeut pas. On jette dans le Void les échecs commerciaux (le cadavre géant d’Ant-Man en premier, bonjour les sarcasmes), ok, ce n’est que du discours sur le cinéma, pas du cinéma. De même les acteurs ne cèdent jamais la place à leurs personnages : on reconnaît Chris Evans, Wesley Snipes et Jennifer Garner, mais pas Johnny Storm, Blade ou Elektra. Alors que moi, ce que j’aime chez Marvel, c’est le contraire, c’est être touché par des personnages qui sont humains (en plus d’être surhumains), et pleurer quand ils meurent. J’aime quand ce n’est pas seulement « pour rire » mais aussi, un peu, pour pleurer. J’avais pleuré à la fin de Logan, j’y croyais, moi, à cet enterrement ! J’ai besoin d’un minimum de premier degré !
2) Emila Perez(Jacques Audiard, avec Karla Sofía Gascón et Zoe Saldaña).
Là, oui, j’ai eu mon compte de premier degré tragique, merci. ET de second degré esthétique, de distance et de style apportés par l’anti-réalisme consubstantiel à la comédie musicale. J’ai été emballé sur les deux tableaux, convaincu, captivé, et d’ailleurs c’est bien simple j’ai pleuré lors de l’enterrement de l’un des personnages sur une reprise espagnole et bouleversante de Brassens. Cannes a décerné aux quatre femmes du casting un prix d’interprétation collectif : prix de la sororité en somme. Karla Sofía Gascón dans le rôle-titre, actrice transgenre, a sans aucun doute mérité cette distinction, ainsi que les deux autres actrices, sensiblement plus secondaires, Selena Gomez et Adriana Paz. Mais c’est Zoe Saldaña dans le rôle de l’avocate qui rafle la mise et fait le show à elle toute seule tant elle parle et chante et bouge et danse avec justesse. Zoe Saldaña est ma préférée actrice (je n’oublie pas qu’elle excelle aussi dans les films Marvel dans le rôle de Gamora, ah comme il est compliqué de ne pas être manichéen et péremptoire, mais c’est ainsi, je ne suis Scorsese). Et Emilia Perez est ma préférée comédie musicale depuis Annette : j’en suis sorti avec la même électricité dans le corps et la même pulsion de revoir le film le plus rapidement possible, comme on se repasse un disque. Hélas la BO n’est pas éditée en disque (nous sommes en 2024). Les chansons sont parfaites, aux bons soins de Clément Ducal et Camille (on peut les écouter ici), comme celles d’Annette étaient dues aux Sparks (c’était le bon temps, j’avais acheté l’album en CD). Une autre vertu d’Emilia Perez est qu’il a fait enrager Marion Maréchal et toute l’extrême-droite. En ces temps louches où le fascisme dédiabolisé trépigne aux portes du pouvoir, la tolérance envers les personnes trans est un excellent baromètre de la tolérance tout court. Pouvons-nous supporter le principe de réalité d’Emilia Perez caché derrière les artifices de la comédie musicale ? Les personnes trans existent, les cartels mexicains existent, la douleur existe, le malheur existe, la mort existe. (Pour rappel : les mutants immortels bénéficiant d’un facteur d’auto-régénération n’existent pas.) Et on prétend que c’est la gauche qui n’est pas capable d’accepter la réalité !
Dans leur lutte inégale et désespérée contre l’impérialiste langue anglaise (cf. ici), les Québécois traduisent en français les titres des films et séries américaines. Paradoxe : ces traductions sonnent parfois étrangement fausses aux oreilles françaises alors même qu’on ne saurait faire plus littéral. Comme si ces VF étaient trop explicites, trop translucides, trop premier degré, comme si un rideau se déchirait et qu’on revenait soudain à la raison, ah oui, tiens, c’est vrai, c’était cela que ça voulait dire. C’était seulement cela et rien de plus. Quelle trivialité, finalement. Comme les paroles des chansons pop qui perdent une part de leur mystère dès qu’on les comprend.
Au Québec, Lost in translation s’appelle Traduction infidèle (et au passage on perd le mot Lost qu’on retrouvera ci-dessous). Kill Bill s’appelle Tuer Bill (et au passage on perd la rime, qui est la moitié de la poésie – peut-être aurait-on pu tenter de conserver une allitération en proposant Buter Bill ?). Toy Story s’appelle Histoire de jouets. Dirty Dancing s’appelle Danse lascive. Grease s’appelle Brillantine. Matrix s’appelle La Matrice. Fast & Furious s’appelle Rapides et dangereux. Usual suspects s’appelle Suspects de convenance. Alien s’appelle L’Étranger (et on aimerait savoir ce qu’en pense Albert Camus). Eyes Wide Shut s’appelle Les Yeux grand fermés. Die Hard s’appelle Marche ou crève (et voilà qui est plus littéral quoique moins poétique que Piège de cristal). Même Terminator s’appelle Terminateur…
Et, donc, Lost s’appelle Perdus. Au moins les choses sont claires. On est au coeur du sujet. On n’est pas trompé sur la marchandise. Il s’agit bel et bien des aventures d’une bande de gars et de filles perdus, voire complètement paumés, égarés jusqu’aux affres, faisant d’étranges rencontres, genre Dante déambulant dans une forêt obscure, ayant quitté le droit chemin au milieu de la course de sa vie, et tombant comme par hasard sur Virgile. Une bande de paumés s’adressant à des spectateurs qui ne le sont pas moins. Si, comme moi, vous vous êtes laissé happer par Lost, jusqu’à voir Lost partout même une fois l’écran redevenu noir, c’est, je le crains, que vous êtes, ou que vous avez été un jour, perdu. C’est que Lost vous attendait et que vous en aviez besoin. Vous aviez besoin des stations et des vidéos d’orientation de Lost.
Lost, que son titre soit traduit ou non, reste ma meilleure série du monde. À chacun la série de sa vie, sans doute. Sauf à ceux qui n’en ont pas, ceux qui au pire engloutissent distraitement les dernières saisons mises en ligne sur plateformes et formes plates tout en scrollant sur leur téléphone, et tant pis pour eux, ils ne pourront même pas prendre conscience à quel point ils sont perdus. Quant à moi je suis toujours perdu, même lorsque je me retrouve. Il faut croire que j’aime ça.
Juste avant mon départ de l’autre côté de l’Océan (pour ne pas dire l’Oceanic 815 – oui, car j’ai dû voler, en regardant les ailes trembler à travers les hublots, dans un état spécial puisque Lost déforme la psyché de quiconque grimpe dans un avion), juste avant mon départ donc j’avais terminé de re-revoir la première saison de Lost. Depuis que je suis revenu chez moi, j’ai attaqué la deuxième. Je me régale toujours autant quoique différemment.
Le visionnage de Lost engendre un effet très spécifique, une ouverture des chakras peut-être, que je n’ai jamais retrouvé dans aucun film, ni dans aucune série, ni même aucun livre (pourtant les origines de l’imaginaire à l’oeuvre sont évidemment livresques : les robinsonnades, de Defoe, de Golding et Sa Majesté des mouches, de Thomas More et son Utopie (trois Anglais, d’ailleurs : issus d’une île dans le monde réel), celles de Jules Verne, voire celle authentique du Lieutenant Onoda, et leur innombrable descendance sont légitimement cités dans cette gigantesque centrifugeuse pop qu’est Lost). Visionner Lost, attention quelques grands mots déboulent, est une expérience mentale, spirituelle et existentielle. Pas moins. Parce que tout au long des 121 épisodes de cette quête si incertaine, de ce parcours initiatique qui est aussi le nôtre, nous cherchons à comprendre pourquoi EUX et NOUS sommes à ce point perdus (eux sur leur île, nous dans notre forêt obscure, ou dans notre immeuble, ou dans notre canapé, dans toutes nos vies à la signalétique défaillante), à comprendre aussi comment nous pourrions imaginer cesser de l’être, à condition de favoriser la rencontre d’un Autre qui sait ce que l’on ignore (Virgile ?).
Lost a la taille du monde où l’on se perd. Ce monde est vaste, débordant de signes à interpréter, d’hypothèses à formuler, de références à engranger, de labyrinthes à explorer, et j’ai assez montré au Fond du Tiroir que Lost est un précieux outil intellectuel que je peux convoquer, lire entre les lignes et réactiver à la demande en parlant de tout autre chose. En parlant de Samuel Becket, ou bien d’Hervé Le Tellier, ou bien d’Eugène Green, ou bien de Jaco van Dormael. Ou même d’une journée d’action pour la non-violence. Ce qui se passe dans la tête de qui voit Lost est plus grand que Lost. Parce que Lost est une suite de questions et que les réponses y sont rares. Ainsi que dans un rêve. Ainsi que dans la vie. Et ainsi que les rêves nous préparent à la vie.
Aussi, lors de ce re-visionnage, ma petite moulinette imaginaire intérieure s’est de nouveau emballée, à fond les ballons, quoique pas tout-à-fait de la même façon que la première fois. La première fois qu’on est confronté à Lost, dix fois par épisode on est tenté d’appuyer sur pause et on pense : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice signifie ceci ou cela ? » – on raisonne en termes de spéculations ; tandis que la deuxième, et toutes les suivantes (je connais quelqu’un qui a vu l’intégrale cinq fois), alors qu’on se croit aguerri, qu’on connaît l’avenir, on est tenté de mettre en pause et on pense dix fois par épisode : « Ah mais attends, qu’est-ce qu’on vient de voir, peut-être que tel indice est volontairement là pour annoncer ce qui va se passer dans trois épisodes ou dans trois saisons ? » – on raisonne en termes de destin. Dans tous les cas, spéculation contre destin, science contre foi, on se lance dans une exégèse sauvage et sans fin, d’autant plus insatiable que nous n’obtiendrons pas de solution définitive et que peut-être même les solutions définitive n’existent pas : en attendant l’âge d’or de la limpidité, cet au-delà millénariste, tout alentour nous fait signe, tout fait sens dans l’île et dans la forêt obscure qui sont deux métaphores de notre âme, un mot un objet un vêtement un visage une couleur un geste une répétition une anomalie, tout ne demande qu’à être interprété, imaginé et ré-imaginé, tout passe à travers le crible de notre psyché, de notre intelligence et de notre imagination. Tout se discute. Lost n’est pas de ces séries pop-cornesques pré-digérées, jouées d’avance selon des codes immuables et archétypique, ces séries qui créent l’addiction parce qu’elles épargnent de penser, ces séries devant lesquelles, à part au niveau de l’estomac, le spectateur reste passif. Devant Lost le spectateur est incroyablement actif, il a du travail, beaucoup de travail.
Je te donne un seul exemple de ce qu’est ce travail. Si tu as vu Lost, tu pigeras tout de suite ce que je veux dire. Si tu ne l’as pas encore vu (la chance !), je te spoïle juste un tout petit peu pour les besoins de la démonstration mais si tu ne veux aucun spoïl cesse immédiatement de lire et contente-toi de me croire sur parole. Je te le conseille, d’ailleurs. À partir d’ici je ne parle plus que pour ceux qui savent.
Lost est notamment connu pour sa méthode narrative, très plagiée depuis (Orange is the new black…) de présentation des personnages, qui ne se révèlent que petit à petit : un figurant n’accèdera au statut de personnage que s’il a droit à un flashback, si le public accède à sa manière singulière et unique d’être perdu (au passage, c’est une magnifique leçon théorique romanesque : un personnage est une histoire, et « Pour qu’une chose [ou une personne] soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps » ainsi que disait Flaubert). Parlons d’un personnage, et regardons-le longtemps. Je choisis Sawyer, qui est l’un des personnages préférés des spectateurs, parmi toute la bande de paumés. Sawyer, c’est celui qu’on adore détester. Sawyer est dépeint comme un gars séduisant et dangereux, subtil et relou, conman manipulateur, indigne de confiance, bellâtre cynique à grande gueule, prêt pour l’action et pour le surf, surtout prêt pour la magouille y compris en plein chaos, un concentré de provoc et d’égoïsme qui confine à l’individualisme libertarien : ce qui intéresse Sawyer n’est que son épingle du jeu. Or, dans la saison cinq on découvre un autre Sawyer, une version alternative (à la fois dans le passé et dans l’avenir, c’est compliqué à expliquer) sous le nom de LaFleur et il est, en gros, devenu le contraire de celui qu’on connaissait : un type rangé, honnête et responsable, travailleur, routinier, bon époux, bon copain, bon collègue, pépère, sans histoire, pôt-au-feu, le gars sympa qui a trouvé sa place dans la société, peut-être même un peu ennuyeux sur les bords, un bonhomme fiable et chiant qui n’a pas d’autre rêve, une fois sa journée et son devoir accomplis, que de lire un bon roman au coin du feu, sa femme à ses côtés. Pourtant, ce qui est extraordinaire, c’est que lorsqu’on le découvre ainsi dans la saison cinq, on n’est pas surpris. Car des signes avant-coureurs, presque subliminaux, étaient déjà présents et nous avaient à notre insu imprimé la mémoire : ils ont fait une moitié du travail et il nous reste à faire l’autre. Eh bien, ces signes annonciateurs de LaFleur, qui m’avait échappé à l’époque où je ne savais pas ce qui se passerait dans la saison cinq, m’ont sauté aux yeux tout au long de la saison une revisitée. Sawyer qui saisit toutes les occasions d’avoir la paix pour lire un bouquin bien tranquille… Sawyer qui, hypocondriaque comme un homme ayant peur du lendemain, s’imagine qu’il a un grave problème cérébral alors qu’il a seulement des migraines parce qu’il devient myope comme un rat de bibliothèque… Sawyer découvrant qu’il est suprêmement doué pour bercer et apaiser un bébé en lui lisant des histoires, et peut-être même en y prenant plaisir… Tout ça fait que LaFleur affleurait sour Sawyer dès le début. C’est là que ma moulinette s’emballe en roue libre : se pourrait-il que la saison cinq fût non seulement prévue, mais écrite entièrement dès la saison une ? Ces flash-forwards de son destin feraient tellement sens, seraient tellement logiques ! Sawyer « Lost » et LaFleur « Found » ! Alors que je SAIS qu’il n’en est rien, je sais que les scénaristes ont largement improvisé tout au long de la série et qu’ils n’avaient aucune idée au moment de la saison une qu’ils auraient l’opportunité d’écrire une saison cinq ! Je sais tout cela, mais visionner Lost, pour la première ou la -nième fois, n’est pas un acte rationnel. C’est un acte imaginaire, et c’est beau. C’est une exégèse sans trêve comme est sans trêve le travail du cerveau lorsque l’on dort. (Du reste, ne pas croire qu’il y a une intention cachée derrière les signes est ce qui distingue l’exégèse du complotisme.)
Voilà ! Regarder et spéculer et rêver Lost n’est pas TOUT-À-FAIT ce que j’ai fait de plus intéressant durant l’été 2024, mais disons que c’est dans le top 5.
Je n’aurais pas quitté Montréal sans présenter mes respects à Leonard Cohen. Je m’incline, la main sur le coeur tout comme lui depuis son mur, en écoutant Ten New Songs, album de 2001 découvert quasiment à sa sortie, lors de mon tout premier voyage au Canada, et quelle joie alors de songer que j’étais le contemporain de Cohen, que je respirais le même air que lui, dans sa ville même. Ten New Songs, avec ses airs de recueil de berceuses pour vieillards revenus de tout mais content d’être vivants, avec sa délicate profondeur et sa grave douceur, est demeuré mon album préféré de Cohen, eh, quoi, chacun le sien, je n’ai pas eu la chance d’être son contemporain en 1967, et je l’écoute aujourd’hui encore avec une joie intact de contemporain perpétuel, By the rivers dark I wandered on, I lived my life in Babylon. I did not know and I could not see, who was waiting there, who was hunting me.
Voilà qui est fait, je me suis recueilli dans sa rue, devant sa tombe, j’ai respiré l’air de son cimetière et celle son mural, je suis hadj, je peux désormais rentrer chez moi. Car ce n’est pas le tout, des choses m’attendent. De grandes choses.
En effet, pas plus tard que cette nuit, j’ai appris que Kamala Harris me proposait le ticket, me demandait d’être son partenaire pour la candidature. Elle me le disait sans façon, tout sourire. Moi, vice-président ? Mais je ne suis même pas américain ! Je suis seulement un tout petit peu québécois, et encore, très peu, très peu ! Mais Kamala, qui parle un français impeccable et sans accent, et qui me tutoie comme font les Québécois, balaye mes dénégations en m’expliquant qu’elle a besoin d’une crédibilité internationale. Hein, quoi ? C’est moi la crédibilité ? Tu es sûre de toi, Kamala ? Je n’en reviens pas, mais puisque nous sommes rendus là du malentendu, allons-y franchement, je n’ai rien à perdre, je n’ai rien de mieux à faire, je suis disponible : nous nous trouvons sur la tribune du Sénat américain (qui ressemble, trait pour trait, fauteuil pour fauteuil, feston pour feston et moulure pour moulure, au Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale française, décidément quel manque d’imagination ces Américains) et c’est à nous de parler. C’est à moi ? Il règne dans les rangs du Sénat américain un brouhaha indescriptible, les sénateurs se chicanent et certains en viennent aux mains. Face à eux et à côté de moi, une brochette de vieux messieurs sérieux en cravate, ainsi que Kamala, confiante, rayonnante. Ils me poussent à prendre la parole, ils me poussent littéralement dans le dos, zut, si j’avais su que j’étais l’homme providentiel qui allait mettre un terme à la crise politique, je me serais habillé autrement qu’en pantacourt et t-shirt. Je porte mon t-shirt à motif tête-de-bouc, ce n’est pas très approprié, en plus je n’ai pas vérifié mais je crois qu’il est troué à l’épaule, ma foi je n’ai rien pour me changer. Je me racle la gorge, je tapote la tête en mousse du micro et je tente un « S’il vous plaît… » qui n’a aucun effet sur le vacarme ambiant. Les sénateurs s’invectivent d’une rangée à l’autre sans me prêter la moindre attention. Je commence un discours que je n’arrive pas à entendre moi-même tant je suis couvert par le tohu-bohu, je sais que j’improvise mais je ne suis même pas sûr que mes paroles aient le moindre bon sens. De quoi suis-je en train de parler ? En français ou en anglais, au fait ? La masse des sénateurs dans l’hémicycle est de plus en plus bruyante et agitée mais quelque chose a changé. Désormais c’est contre moi qu’ils orientent leur agressivité, leur colère, leurs insultes et tout leur boucan. Je ne suis plus l’homme providentiel mais le bouc émissaire. Ils deviennent si menaçants, quittant leurs sièges pour se diriger vers moi en retroussant leurs manches et en desserrant leurs noeuds de cravate, que le personnel du Sénat américain, revêtu du costume des gardes suisses, hallebarde comprise, se précipite sur moi, me saisit pour m’exfiltrer. Encadré par une meute de gardes suisses en rangs serrés, qui m’entoure presque comme une mêlée de rugby, je quitte les lieux sans même toucher le sol et me retrouve dehors. Je suis sur le trottoir. Devant moi, une limousine longue comme un autobus, avec d’innombrables portières, fait tourner son moteur. Kamala et toute son équipe de vieux hommes cravatés passent devant moi sans m’adresser la parole et entrent dans la limousine en claquant une portière après l’autre. Je lève la main et j’essaye de parler à Kamala mais elle m’adresse un regard plein de mépris, me faisant comprendre sans équivoque que j’ai laissé passer ma chance, elle me jette des tchips comme font les femmes africaines. Lorsque la dernière portière de la limousine a claqué, me laissant seul sur le trottoir, soudain une lumière blanche bleutée s’allume dans le véhicule, une lumière de frigo, qui fige Kamala et tous les hommes, les immobilise, les congèle. Ils ressemblent à des photos 3D prises au flash bleu. La voiture ne bouge toujours pas mais son moteur tourne.
C’est ici que je me réveille.
Ah, au fait, puisque je rentre en France, on n’a toujours pas de premier ministre, chez nous ? Je suis dispo, en cas.
Bonus : épigraphe à l’envers, je chope au vol ceci dans la chronique de Yannick Haenel, Charlie Hebdo n°1661, 22 mai 2024.
[J’en profite] pour vous livrer une vision. Ai-je vu ça dans un film ou dans mes songes ? Peu importe, seuls comptent l’amour et les phrases.
Suite et fin du feuilleton le plus lent au Fond du Tiroir, d’une aventure littéraire et mentale qui aura duré deux ans (DEUX ANS !) et 3000 pages : ma lecture des six tomes du Dossier M de Grégoire Bouillier. Fresque immense, comparable à rien (même pas à Proust, j’y reviens ci-dessous) et, à mon niveau individuel des choses, choc littéraire de la décennie. Pour mémoire, les épisodes précédents :
Mais quoi ! Il allait bien falloir que je résolve l’énigme. D’une façon ou d’une autre, je devais trouver un moyen d’assembler les pièces si je voulais avoir une chance de découvrir de quel puzzle il s’agissait. Je n’allais pas éternellement être le jouet de je ne savais quoi. Il fallait que cela cesse. Que soit révélé le fin mot de l’histoire. Je n’allais pas noircir des pages jusqu’à la fin des temps. Le livre (si c’est un livre) devait à un moment ou à un autre trouver son épilogue et, à voir ta tête, le plus vite sera maintenant le mieux. Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Livre 6, Dossier Vert : Le Temps, p. 331.
Je me souviens d’une interview où Bouillier, auteur, narrateur et personnage de son oeuvre, disait que, durant tout le processus d’écriture du Dossier M, il avait l’impression d’être immortel puisqu’il ne pouvait pas mourir avant d’avoir terminé et c’est, en quelque sorte, ce qu’éprouve aussi le lecteur. C’est bien sur la longue durée, en accompagnant le Temps lui-même, que le Dossier M aura croisé ma route et m’aura fait un si gros effet.
À ce propos. On sait que Sainte-Beuve estimait qu’un livre (ne) s’expliquait (que) par la biographie de son auteur, ce qui poussa Marcel Proust, indigné, à rédiger son Contre Sainte-Beuve, fer de lance d’une vision de la littérature plaidant depuis lors pour une critique hors-sol, une réception de l’oeuvre en elle-même et pour elle-même, détachée de ses conditions de création.
Or Bouillier, pour qui l’identité (ou à tout le moins la continuité) de l’auteur et de son oeuvre est un truisme, va encore plus loin que Sainte-Beuve en affirmant que la biographie du lecteur lui-même explique la réception de l’ouvrage et c’est donc ici, pp. 136-137 du Dossier vert, qu’il conviendrait de cesser les comparaisons entre l’oeuvre de Proust et celle de Bouillier, en fin de compte diamétralement divergentes malgré leur ampleur commune, leur mise en exergue du Temps et leur ambition d’écrire dans les plus infimes détails une vie intérieure qui aspire sur la page, comme en un trou noir, l’univers tout entier :
J’aimerais beaucoup refonder la critique littéraire à partir de la biographie de ceux qui font le beau métier de donner leur avis sur ceci ou sur cela puisque tous nos jugements procèdent de notre biographie, absolument tous, depuis notre naissance jusqu’au moment où nous donnons notre avis car ceux-ci ne tombent pas du ciel, non, ils expriment, en l’objectivant et en le cristallisant, tout ce qui nous est arrivé (et tout ce qui ne nous est pas arrivé aussi). Et plus que la biographie, j’aimerais que chaque critique expose où il en est personnellement dans sa vie au moment où il dit du bien ou du mal de ceci ou de cela, au lieu de donner son avis à partir d’un désintérêt personnel transformé en intérêt professionnel. Car ici le vrai problème : parce qu’il est payé pour lire à la chaîne des livres dont il se fiche personnellement, le critique fonde son jugement sur la distance qui le sépare de ses lectures et c’est d’elle dont il parle lorsqu’il croit parler de lui et le tour est joué : d’avoir si bien intellectualisé qu’il n’avait rien à dire, le critique se croit quitte. Ce qui s’appelle un tour de passe-passe. Alors que je serais plus enclin à me fier à un avis si son auteur révélait qu’il (ou elle) est amoureux ou en instance de divorce, si il (ou elle) a fait Sciences Po ou le tour du monde, etc. J’aurais alors une clé pour comprendre pourquoi lui juge ceci ou cela un peu, beaucoup ou pas du tout intéressant. Le critique découvrirait lui-même d’où il parle et ce ne serait peut-être pas du luxe. Car quoi que nous cherchions dans un livre (des réponses, un plaisir, une évasion…), nous ne cherchons pas tout le temps la même chose. Avant M, je lisais beaucoup d’auteurs américains (Roth, McGuane, Ellis…) ; depuis M, je lis des poètes français, à commencer par Charles d’Orléans qui, fait prisonnier par les Anglais à Azincourt en 1415, resta 25 ans (25 ANS !) « en la forest d’Ennuyeuse Tristesse » et moi aussi « c’est grant pitié qu’il couvient que je soye / L’omme esgaré qui ne scet ou il va ». Parce que les poèmes qu’écrivit Charles d’Orléans en une si longue captivité coïncident avec mon état carcéral du moment, ce qui n’est pas le cas des livres que je lisais avant M. Ceux-là ne sont plus appropriés à ma situation présente. Ils ne me parlent pas et, sur moi, ne produisent plus l’effet escompté. Ils sont hors de mon cercle comme on dit hors sujet et, de ce fait, ils ne m’apportent ni les réponses, ni le plaisir, ni l’évasion dont j’ai actuellement besoin. Ils ne coupent pas ma route. Ce n’est donc pas que les livres sont bons ou mauvais, il ne s’agit pas seulement de cela, non, il s’agit aussi de la configuration existentielle dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous les lisons et qui tantôt nous donne accès à Joyce ou à Enid Blyton, tantôt nous en interdit l’accès et, bref, les livres sont un existentialisme, ils sont affaire de ligne de vie et tout conseil en la matière, toute recommandation venue de l’extérieure, aussi chaleureuse soit-elle, nous détourne des livres qu’il nous faut lire au moment où il importe que nous les lisions, selon notre état psychique du moment et d’après lui. Ceux-là nous sont nécessaires et utiles, ceux-là nous lisons, tandis que les autres nous égarent et nous volent un temps que personne ne nous remboursera.
(Ce qui n’empêchera pas Bouillier de se contredire quelques centaines de pages plus tard, car il est très doué aussi pour se contredire, abondant cette fois dans le sens de Proust et non plus de Sainte-Beuve au fil d’une désopilante envolée théorique quoique délirante pp. 338-342 : « On parle des auteurs pour ne plus parler des livres ! Vous pigez le truc ? Vous voyez le malentendu ? Mais qu’est-ce qu’on a à fiche de l’auteur ? (…) Cette époque a trouvé un excellent moyen de se débarrasser de la littérature et ce moyen ce sont les auteurs eux-mêmes ! (…) Les livres ne devraient pas être signés. Voilà ! Ils devraient être ANONYMES ! » )
Mais foin de théories – la conclusion d’une telle somme réclame des faits. Il y en a.
Ce dernier Dossier, de couleur verte, Le Temps, voit Bouillier replier sur eux-mêmes les cinq précédents. Il les vérifie au crible de tout ce qu’il a entre temps ajouté au dossier, il les cite à nouveau à comparaître pour bien vérifier que lorsqu’on parle de quelque chose on parle aussi d’autre chose, et c’était cela le vrai sujet finalement. Il va au bout de tout, de son histoire de M, de sa dépression, de ses diversions, de ses digressions, de la patience de son lecteur ; il réintroduit des personnages importants (« S » alias Sophie Calle, que l’on n’avait pas revue depuis le dossier rouge), il apporte quelques réponses que l’on attendait depuis le tout premier niveau du tout premier tome – on comprend enfin le rapport entre M et le suicide de Julien, suicide dont le récit tenait lieu d’entrée en matière ou d’entrée dans le lard, quelques milliers de pages en amont. Les réponses sont-elles plus importantes que les questions posées ? Peu importe (et au fait, qui peut me dire, si la France n’est pas un pays, c’est quoi ?), même si une clef surgit bel et bien sous nos yeux (métaphoriquement au début du livre, puis littéralement p. 495), le Dossier M n’a jamais été un whodunit.
Il est même le contraire d’un whodunit, puisqu’il n’y aura pas d’élucidation rassurante, pas de résolution, pas de re-solution, seulement la fin du voyage, et encore, la fin d’une partie du voyage avant l’étape suivante. Ce qu’est le Dossier M, c’est avant tout un texte. Une suite de mot (l’aveu intervient dès la page 82 de ce tome-ci : « Comprends que mon histoire de M est avant tout une histoire de mots » ). Un flux. Une énonciation. Une distance Y compris une palinodie, et y compris des mensonges. Il nous avait menti, et ce, depuis le début ! À compter de la page 372, voilà qu’il déballe tous les bobards dont il nous a abreuvés, plaidant « Maintenant que la fin approche il me faut me mettre en règle avec mon créateur » et on suppose que par cette formule c’est le personnage Bouillier qui souhaite se mettre en règle avec l’auteur Bouillier, GB n’aura jamais été aussi clivé que dans ce tome. Il n’était donc pas si fiable que cela, ce narrateur, mais paradoxalement, ou pas, cela renforce encore sa réalité, il ment comme vous et moi, et comme la réalité bien sûr, ce qu’on appelle la réalité. (Et au chapitre du rapport à la vérité, à titre personnel, pour des raisons que je ne vous donnerai pas si vous ne les avez pas déjà, je me régale de cette anecdote p. 390 : « La fiction ne m’intéresse pas. Seule la vérité me captive, parce qu’elle est une fiction plus vaste que nous. Ma mère elle-même l’a compris lorsque, voulant m’intenter un procès après la sortie de mon premier livre, elle y renonça finalement, au prétexte, je cite ses mots : « Tu as de la chance que tout soit vrai. » Sans déconner ! C’est moi qui ai de la chance ! » )
Ce qui importe ce n’est pas une vérité factice ex machina, ni un contrat de vérité dont on sait ce qu’il vaut dans le roman, ce qui importe est que l’auteur, de même que le lecteur, est de toute évidence devenu une personne différente à la fin du livre. Et ce n’était même pas le but, c’est seulement un constat en parvenant au bout.
Quant à moi : je suis refait, merci, je suis une meilleure personne qu’il y a deux ans et pourvu que ça dure.
Quant à l’auteur transformé par son propre livre : écrire ce Dossier M qui s’invente en permanence sous ses doigts et sous nos yeux lui a permis de mettre au point, dans la douleur et dans la joie, rien de moins qu’une méthode littéraire – tirer un fil et dévider la pelote, disons. Improviser, comme un peintre ou un jazzman, ne pas savoir mais être suprêmement attentif. Rappelons une fois encore l’épigraphe initiale : « Je pars d’un point et je vais jusqu’au bout » (John Coltrane) qui est contrebalancée bien plus loin par une autre des innombrables citations-exergues : « Je pars d’un point et je continue autour » (Pablo Picasso). Parmi les nombreuses fins du Dossier M nous aurons droit, p. 550, à une explicitation de cette pratique de l’improvisation, ce discours de la méthode sera l’ultime long extrait que je recopierai et celui-ci est capital :
Maintenant, qui peut dire si je ne peins pas lorsque j’écris (si j’écris), en mémoire de cette période [dans sa vingtaine, Bouillier s’imaginait non écrivain mais peintre et il peignait comme Jackson Pollock] et pour surmonter mon coïtus picturo-interruptus ? Pour renouer avec un sentiment premier qui ne m’a jamais quitté. A toujours guidé mes goûts. Fut dans un premier temps peinture, avant de devenir musique. Car après Pollock, il y eut Coltrane. Les deux sont liés. Il s’agit de la même chose, qui n’est pas une « chose » mais « the new thing » disaient Coltrane et les autres musiciens free. Que cette chose soit évincée et elle se transporte ailleurs. Pas de problème. On lui retire ses pinceaux ? Elle va jouer du saxophone. On lui retire son saxophone ? Elle va… où ? Sur la pelouse bien tondue de la société, la vie est un chiendent qu’il faut arracher. Dans l’ordre réglé du monde, l’improvisation libre est une hérésie. Elle est une perte de temps, d’argent et de contrôle. Alors qu’elle est, individuellement et collectivement, la solution si improviser signifie être concentré, attentif, à l’écoute de soi et de autres, responsable enfin de tout ce que l’on fait. Signifie refuser les formats imposés et, de ce fait, cesser d’agir mécaniquement. Signifie je ne sais quoi qui rend heureux et rend libre. Fait obstruction au mensonge et L’Art perdu de Jackson Coltrane : que penses-tu de ce titre, à la place de Le Dossier M ? Pour dire qu’il est possible d’improviser sur la page.
Il semble que cette méthode de liberté, jusqu’au bout et tout autour, appliquée durant 3000 pages à son histoire de M, peut se révéler tout aussi efficace pour saisir et révéler n’importe quel autre sujet. Durant le temps long de ma lecture, Bouillier a publié deux autres livres, qui semblent relever de cette même méthode mais sur d’autres vies que la sienne : Le coeur ne cède pas (2022) sur Marcelle Pichon et Le syndrome de l’Orangerie (2024) sur Monet, la peinture et la botanique. Okay. Il n’en a pas fini avec nous, je n’en ai pas fini avec lui. Le feuilleton continuera, finalement.
Épilogue : un échange de mails avec l’auteur.
Bonjour Grégoire J’ai la joie de vous informer qu’au bout de deux ans presque exactement (je me retiens d’écrire en majuscules DEUX ANS ! ce serait de la parodie), j’ai achevé la lecture du Dossier M. Merci et bravo, je n’avais jamais rien lu de tel. Il est indéniable qu’une aussi longue durée engendre chez le lecteur (comme chez l’auteur sans aucun doute) des effets très spécifiques. Et notamment sur les liens que l’on crée tous azimuts, que l’on découvre ou bien que l’on imagine : pendant deux ans, et pour une durée à venir encore indéterminée, je n’ai cessé de penser « Tiens, voilà qui me rappelle le Dossier M » . Vos lecteurs aussi continuent d’ « ajouter des pièces au dossier » . Ce dernier tome vert est particulièrement fertile en de tels « liens » puisqu’il se fonde sur l’idée de reprise, c’en est quasiment le thème y compris au sens musical : tout est perpétuellement repris, reprisé, replâtré et replié, depuis le premier tome rouge ou bien depuis la grotte Chauvet. Chaque expérience se vit en seconde ou en sixième fois. Quel mille-feuille ! et même quel trois-mille feuilles. Toutefois, je me permets de vous signaler une « reprise » qui m’a sauté aux yeux à la lecture, telle une riche et évidente révélation, Eurêka, mais que vous semblez négliger, en tous les cas que vous ne relevez pas, dont vous ne faites rien, alors qu’elle me semble capitale dans votre (et, excusez : notre) Histoire de M. La dernière fois que vous avez vu M, elle vous a dit « Vous me faites pitié » et par pur réflexe vous avez répondu du tac au tac « Vous aussi » ; lorsque l’aréopage des 107 femmes (du moins sa délégation) vous a dit « On veut vous dire que l’on vous trouve très courageux d’être venu ce soir », par pur réflexe vous avez répondu du tac au tac « C’est moi qui vous trouve très courageuse de vous présenter devant moi ». Or c’est la même chose, c’est un flagrant « remake », une identique répartie en miroir, de type « c’est çui qui dit qui y est » (un peu comme dans l’interview d’Andy Warhol que vous citez – encore un lien). Sauf que bien sûr une reprise n’est jamais un copié-collé mécanique, l’intention et les effets sont distincts lors de la répétition, ne serait-ce que du fait même de la répétition. Face à M, la répartie était doloriste, faible, presque honteuse ; face aux 107, la répartie était orgueilleuse, volontariste, et presque joyeuse. La même attitude mais en deux mouvements contraires : une plongée, et une remontée. Enfin, voilà, c’est terminé pour moi, et sur l’époustouflant dernier mouvement j’ai bien écouté en boucle conformément aux consignes l’album Certain Blacks de l’Art Ensemble of Chicago, introuvable en tant qu’objet mais heureusement disponible sur Youtube. Bien à vous, Fabrice Vigne
Cher Fabrice, Je vous réponds avec quelque retard, mais la rentrée littéraire (comme on dit) m’accapare… Voilà qui me plait beaucoup : que vous soyez allé écouter Certain Blacks ! Lorsque la radio FIP m’a proposé une carte blanche, j’avais hésité à programmer Certain Blacks. Finalement, l’émission commençait par The lowlands et c’était assez sauvage. Ou comment le chaos finit par s’harmoniser collectivement… Un bonheur en nos temps résilients… (le free jazz est la seule musique que le marché n’a pas réussi à transformer en marchandise culturelle !) Une tranche de Jazz primaire et sauvage. Votre message me fait d’autant plus plaisir que, même si je sors un nouveau livre, Le Dossier M reste pour moi une aventure unique, inégalée, fondamentale ; que des lecteurs comme vous continuent de le faire vivre est pour moi une joie que vous n’imaginez pas. Non, un clou ne chasse pas l’autre ! Vous avez raison. Cela m’avait échappé mais, oui, ces « tac au tac » dans deux situations différentes, oui, c’est vrai, il s’agit bien de quelque chose de l’ordre de la reprise. Celle-là m’avait échappé et merci à vous de l’avoir relevée… J’ignore ce que vous allez lire maintenant, mais merci merci de m’avoir lu ! Avec toutes mes amitiés. Grégoire Bouillier
(le titre de l’article ne trouve sa signification que dans cette image, ne la cherchez pas ailleurs)
Enfoncez-vous bien ça dans la tête ! Photo réalisée sans trucage par Laurence Menu à La Tuque, en direction du Saguenay-Lac-Saint-Jean, Québec, Canada.
* Observation politique : parmi les Québécois que je rencontre, beaucoup s’étonnent que je me trouve chez eux quand se déroulent chez moi les Olympiques (et en plus y a Céline Dion qui chante là) ; ils s’émerveillent davantage lorsque je leur révèle je n’ai rien à cirer des Olympiques (diplomatiquement, je garde pour moi que je n’ai rien à cirer de Céline Dion non plus). Mais ce qui les intrigue par-dessus tout, ce qui les préoccupe et les inquiète sincèrement, ce sur quoi ils sont étonnamment informés et m’interrogent presque systématiquement, c’est sur l’extrême-droite qui a failli prendre le pouvoir dans mon pays. Qu’est-ce qu’il se passe donc chez toi ? À quoi jouez-vous en France lorsque vous ne jouez pas aux Olympiques ? Excellente question. J’en profite pour confesser ma honte d’être pratiquement ignorant de la situation politique québécoise.
* Observation linguistique : Français et Québécois se révèlent très prompts à relever, voire à dénoncer, la prolifération d’anglicismes qui parasitent le langage de l’autre, non mais regarde-moi cette paille ah ah ah, hein quoi où ça une poutre, je ne vois pas de quoi tu parles. Ainsi le Québécois parlera de téléphone intelligent, de magasinage, de chandail, d’entrevue, d’autocaravane, de service au volant, de fin de semaine, de stationnement, de cinéma-maison, de chaise berçante ou de divulgâchage (soit en français tel qu’on le cause en France : smartphone, shopping, t-shirt, interview, camping-car, drive-in, week-end, parking, home cinema, rocking chair et spoil) ; en revanche il émaillera ses phrases de c’est le fun, c’est fucké, oh boy, il dira catcher, grounder, flusher, ouatcher, pleuguer, reusher, scorer, settler et son contraire déssettler, fitter et même dans le meilleur des cas matcher, tchécker, booker, canceller, focusser, dealer, frencher (il s’agit de rouler une pelle), il parlera de shifts, de spots, de lifts, de dates, de jokes, de tounes, de peanuts, de party, de graduation, de tough, de rough, de cute, de chum, de lunch, de plasters, de bumpers, de balloune, de badluck, de clip (faux ami : c’est un trombone !), de fan (faux ami : c’est un ventilateur !), de canne (faux ami : c’est une boîte de conserve !), de shop (faux ami : c’est une usine ! on dit vente directe de la shop) et en partant il n’oubliera pas de laisser un tip à la serveuse. Sans compter les calques morphologiques : le Québécois prendra une marche (tandis que le Français ira se promener), tombera en amour (tandis que le Français tombera amoureux – la chute demeurant le solide invariant de notre espèce sentimentale), souhaitera « bon matin » ou « meilleure chance la prochaine fois » , dira « à date » ou « une couple de » , « rencontrera ses objectifs » faute de quoi il sera « dans le trouble » et il lui faudra « prendre une chance » … La vérité, c’est que les anglicismes chacun en a son lot (son batch). J’ai eu bien du mal (« de la misère » comme on dit icitte) à trouver un anglicisme commun aux deux côtés de l’Atlantique. J’en ai au moins noté un : « C’est cool ». Nous voilà frais. Anyway, ce sont les Québécois qui ont peur du Grand Remplacement (du français par l’anglais) donc ceci est aussi une question politique, finalement.
* Observation sociologique : Québec, terre de contrastes ! Qu’on en juge.
Nous avons d’abord passé une semaine à Montréal, métropole moderne et trépidante pleine de foules et de jeunesse, de culture, de festivals, d’offres de spectacles, de concerts et de cinéma… Ah, au rayon cinéma je glane en passant une formidable découverte, la série de films autobiographiques de Ricardo Trogi, quatre à ce jour : 1981, 1987, 1991 et le dernier 1995 qui vient à peine de sortir et qui est déjà mon préféré parce qu’en plus de me faire rire comme les précédents, il m’a beaucoup fait pleurer, et méditer, eh oui – quelle misère que cette autobio-fresque, en ce qui me concerne la plus marquante depuis Philippe Caubère, ne soit pas distribuée en France ! Le cinéma québécois est prodigieusement vivant, riche, varié, et ce qu’on en reçoit en France semble le fruit d’un quota limité à un film par an, généralement de Xavier Dolan ou de Denys Arcand, sauf cette année, c’était Simple comme Sylvain de Monia Chokri…
… Ensuite, total dépaysement au bord du Lac Saint-Jean, profonde cambrousse et nature sauvage (du moins si l’on s’éloigne un peu des autoroutes), sensibilité plus rustique quoique fort chaleureuse surtout à côté du barbecue. C’est en chemin entre les deux pays qu’on risque les coups de marteau.
Entouka (comme on dit icitte en guise de transition entre chaque phrase, alternativement à Féqueu, ce qui nous change des deux explétifs les plus courants dans la conversation française : Hédukou et Héhenfète), rassurons-nous, car dans les deux écosystèmes, celui des gratte-ciels et celui des maringouins, on n’est jamais très loin de la société de consommation et du Dollarama, que curieusement on prononce plutôt Dollorama, comme un chagrin sous-entendu, comme une mélancolie à demi-mots, comme un hommage à La Douleur du Dollar de Zoé Valdès.
Et à propos de douleur américaine, je mentionnerai pour terminer cette carte postale que l’un des événements majeurs de mon séjour aura été la lecture du roman L’Avortement de Richard Brautigan, auteur certes non canadien mais américain, même continent. J’en suis subjugué, ébloui, régalé. D’enthousiasme, je m’exclame in petto que, dans un monde parfait, on ne devrait confier l’écriture des romans qu’à des poètes, de la même manière et pour les mêmes raisons que dans un monde parfait on ne devrait confier la charge politique qu’à des gens de terrain. Plutôt qu’à des professionnels de faire-des-phrases.
Bien sûr, il y a le sujet du livre. Son titre, encore plus violent en version originale, The Abortion: An Historical Romance 1966. Un amour historique de 1966 publié en 1971, alors que l’avortement était illégal aux USA. Rappelons que dans ce pays, l’avortement a été protégé par la loi de 1973 à 2022. Ensuite, il est redevenu clandestin et mexicain, direction Tijuana. Heureusement que la lecture, quant à elle, n’a jamais cessé d’être légale.
Bien sûr il y a le sujet mais, comme toujours, encore plus importante il y a la façon. Confier l’écriture des romans aux poètes évite de se contenter de traiter le sujet, et permet de traiter, simultanément au sujet, bien des choses. De décrire simultanément à l’avortement la splendeur de son champ de bataille, le corps féminin et les façons de l’habiter quand on est une femme – par exemple. De décrire simultanément la violence du réel et la beauté du rêve – par autre exemple. Beauté du rêve : la bibliothèque qui joue un rôle central dans cette histoire est une idée de bibliothèque, un fantasme de bibliothèque, un rêve de bibliothèque, du genre farfelu mais dont on aimerait soudain qu’elle existe réellement. Du reste, entre temps elle s’est mise à exister réellement puisque la poésie n’est pas là que pour dire le beau mais aussi pour le prophétiser.
Si jamais, moi qui suis pourtant trop peu poète, j’étais ces jours-ci d’humeur à écrire un roman (sait-on ce que la vie nous réserve ?), je viendrais à l’instant, au bord du Lac Saint-Jean, de trouver l’épigraphe de celui-ci dans L’Avortement de Richard Brautigan.
Adieu les réseaux. Je décroche. Je me rends compte à nouveau que je perds trop de temps sur ces écrans qui font tout pour capter insidieusement mon attention alors que j’ai mieux à en faire. Les écrans font écran entre soi et soi. Mon attention comme toutes les attentions du monde fait ce qu’elle peut : elle capte, elle scrolle, elle mouline, elle associe, elle passe à autre chose. Là, tiens, je vois passer sur mon profil, parmi des tas d’images qui me rappellent de précédentes images que j’avais laïkées imprudemment, une question posée à la cantonade, comme un sondage sauvage surgi lui aussi du fin fond des algorithmes, comme un jeu brise-glace, question sociale pour réseau social : « Qu’avez-vous honte d’acheter en public ? » J’arrête de scroller, je lève le nez, car c’est le nez en l’air qu’on réfléchit (qu’on se désécranne, c’est ça). De quoi aurais-je honte, si l’on me surprenait en train de l’acheter ? En tout cas, depuis que j’ai cessé d’acheter des revues porno à la fin du siècle dernier (ça existe encore, les revues porno ?) ? Rien, peut-être ? Ou tout, puisqu’absolument tout participe de ce vaste suicide qu’est la société de consommation ? J’essaye d’être plus spécifique, de trouver un exemple. Je dirais bien « Mon billet d’avion » puisque je prends l’avion aujourd’hui même, mais la transaction ne s’est pas faite en public, tout est en ligne, les écrans cachent aussi les hontes, c’est leur fonction. Je réfléchis mais je n’écris rien, je ne participe pas au sondage sauvage. Je consulte les réponses des autres. L’immense majorité est faite de « Rien », voire de « Rien du tout » qui enfoncent le clou, les consommateurs sont décidément des consommateurs heureux. Parfois une idée intéressante apparaît qui révèle où va se nicher la mauvaise conscience contemporaine, « le plein d’essence », « les grillades du barbecue ». Je pourrais répondre dans la même veine « Un avocat » puisque j’adore ça alors que je sais que la culture intensive de l’avocat est catastrophique pour l’environnement. Mais merde, avoir honte pour un avocat acheté un euro cinquante alors que d’autres n’ont aucun scrupule à acheter un avocat (d’une autre sorte, plus véreux) pour des milliers d’euros en cash dans des valises ! Voilà qui me rappelle une récente polémique. La très respectée et immensément respectable Ariane Mnouchkine à la suite des scrutins qui propulsent l’extrême-droite, a écrit une tribune où elle battait sa coulpe, elle avait honte, elle en faisait une affaire personnelle, elle se demandait ce qu’elle avait échoué, qu’avait-elle donc fait ou pas assez fait. Alors que ce n’est pas du tout à elle d’avoir honte. Ceux qui devraient avoir honte, les vrais, n’ont pas honte. Je me suis encore laissé aller à réfléchir et associer les idées à partir d’un scroll sur les réseaux sociaux. Vive Mnouchkine, au fait. Bref. Adieux les réseaux. Je déconnecte, je ferme le lap sur le top, je plie, je pars, je m’envole, je m’en vais imprimer le carbone en plein ciel transatlantique. Le Fond du Tiroir se volatilise, entre dans une période de vacances ET de travail, en tout état de cause une période de silence. Je vous laisse sur une belle image à l’horizon : j’ai la joie de vous adresser ci-joint un faire-part de naissance, celui du collectif de diffusion de spectacles « L’Effet Domino ». Explorez son riche catalogue, et constatez, je vous prie, que non seulement je suis partie prenante de trois des quatorze spectacles présentés, mais que les onze autres sont drôlement bien aussi. Rendez-vous sur https://collectif-effetdomino.fr. N’ayez pas honte d’acheter un spectacle !
Vu d’ici, la posture détachée et les leçons de dandy rance de Michel Houellebecq semblent ringardes, datées pour le moins. L’époque n’est plus propice à son hédonisme pornographique du bon côté du manche, à sa masculinité blessée et revancharde, à ses désaffections affectées, ni à sa girouette politique (qui se souvient de ses éloges successifs de Macron puis du Frexit ?) et son dernier livre pleurnichard était spécialement imbitable. Je l’aimais en auteur (et acteur) comique, sa mue en prophète premier degré est embarrassante. Alors, qui nous reste-t-il, comme écrivain capital, qui saurait transcender l’air du temps, dont on guetterait chaque nouveau roman pour avoir des nouvelles de la France ?
Virginie Despentes et son acuité épidermique. Virginie Despentes et sa colère intacte. Virginie Despentes, son angoisse et sa recherche, comme elle dit. Virgine Despentes et sa contemporanéité du mauvais côté du manche.
Je lis avec près de deux ans de retard son Cher Connard, peu importe le décalage horaire, il est sacrément d’actualité.
Roman épistolaire par mails, dès sa forme il ravira ceux qui comme moi ont toujours écrit et écrivent encore beaucoup de correspondance, ceux qui se méfient du téléphone, ceux qui jouent dans l’échange, ceux qui se dévoilent et cherchent à percer l’autre (avec son entier consentement) en sculptant des phrases, ceux qui d’ailleurs regrettent (l’avoueront-ils ? moi, oui) que l’outil ait changé, soit devenu numérique comme tant d’autres pans de nos vies, les privant de la connaissance sensuelle d’autrui via son écriture manuscrite.
Exceptées quelques interventions d’un troisième personnage qui relancent le jeu à intervalles réguliers, tout le roman se fonde sur le dialogue, écrit et par conséquent lent et différé, entre un homme et une femme : Oscar Jayack, écrivain ayant bu et déjà pissé son petit succès, baronnet du milieu littéraire emporté comme fétu dans la tempête #MeToo parce qu’il a harcelé une fille dix ans plus tôt, et Rebecca Latté, actrice quinquagénaire qui perd sa jeunesse mais pas sa superbe ni sa grande gueule. Oscar et Rebecca se sont connus dans leur bled natal et prolétaire lors de l’enfance, avant de monter à Paris loin l’un de l’autre. Ils renouent en commençant par se couvrir d’injures, puis vont plus loin dans le lien et la confidence.
Despentes écrit deux personnages à la première personne. Elle a su, et c’est déjà un geste politique, se placer dans la peau non seulement d’un autre, mais de deux, pour écrire y compris leurs malentendus, leurs méchancetés, leurs bêtises, leurs désarrois, leurs vulnérabilités, leurs mauvaises fois respectives (Je n’ai jamais dit ça !) autant que leurs errances de pure bonne foi, bref elle s’est glissée dans leurs deux styles.
Un style, c’est une voix. Or, quant au style de Rebecca, j’ai eu tout le long du livre, et pas seulement lors de phrases-clefs, de quasi-gimmicks tels J’en ai rien à foutre, une hallucination auditive : l’impression d’entendre la voix de Béatrice Dalle, sa gouaille et son accent, sa volonté et ses volutes (Béatrice Dalle est ma préférée actrice). Selon moi elle était forcément le modèle du personnage, transparent, littéral, cette actrice à contre-courant de tout y compris de sa propre popularité, moitié grenade dégoupillée moitié pitbull à punchlines, moitié destroy moitié fleur bleue contondante (j’ai toutefois douté à un moment donné : au détour d’une page, on apprend qu’une jeune fille a punaisé sur son mur ses trois sources d’inspiration féministe, Lydia Lunch, Béatrice Dalle et Rebecca Latté, ah, zut, il n’y a donc pas identité entre Rebecca et Béatrice, au temps pour moi, je n’avais pas fait assez preuve d’imagination)… De mon intuition découle que je n’ai pas été le moins du monde surpris de découvrir qu’entre temps était parue la version audio du roman, où le rôle de Rebecca est bel et bien tenu par la Dalle mais c’était joué d’avance, l’évidence en personne alors non merci, je n’ai pas besoin d’écouter pour vérifier puisque je me le suis déjà intégralement joué dans la tête.
Un petit extrait pour le plaisir du jeu : qui entendez-vous, vous autres ?
« On dit que la honte va avec la colère. C’est faux. Je n’ai jamais eu honte. J’ai envie de tuer les gens. C’est différent. […] Je n’ai pas eu honte d’être violée à quatorze ans. Je savais que le gros mec couché sur moi qui m’avait suivie dans la rue et qui faisait le double de mon poids était un connard. Je n’ai pas eu honte. Depuis j’ai vu des meufs qui m’ont expliqué que si, forcément, j’avais eu honte sauf que je ne me l’étais pas avoué. Je déteste qu’on m’explique ce que je dois ressentir. Je n’ai pas eu honte. Envie de le crever et la rage d’être trop faible pour pouvoir le faire physiquement, certainement. Mais honte ? Tu rêves ! C’est à lui d’avoir honte. Je le savais déjà quand ça m’est arrivé. [pp. 258-259]
Là où ce roman au titre oxymorique parfait est le plus beau, c’est lorsqu’il révèle enfin son vrai sujet, qui n’est ni le sevrage aux drogues (même s’il est est beaucoup question), ni les rapports hommes-femmes post #MeToo. Son vrai sujet, toute pudeur bue, est : la possibilité de l’amitié. Et même, de l’amitié la plus délicate qui soit, celle dont les cons prétendent qu’elle n’existe pas, l’amitié entre un homme et une femme.
L’amitié, celle-ci comme les autres, est-elle encore possible en nos temps de chacun-pour-soi sous toutes les formes, individualisme hérissé, consumérisme balkanisé et revendicatif, communautarisme ultralibéral, réseaux antisociaux, vanités en ligne et uber-clientélisme, hystérisation par fausses infos et complots, apocalypse imminente en zeitgeist, addictions chimiques et connectées, virus et confinements, braquages idéologiques, sans compter les vieilles lunes mises à jour en 2.0 telles la guerre, le patriarcat, le fascisme ou même la religion ?
Oui. Et encore heureux. C’est du boulot l’amitié, personne ne dira le contraire, c’est du boulot et c’est un risque, mais l’amitié est possible, y compris avec quelqu’un qu’on (qui nous) traite de connard, CQFD. Le temps long de l’amitié n’est pas celui du clic et quelle joie, en fin de compte, d’être le cher connard de quelqu’un si cher prévaut sur connard, c’est-à-dire si l’on est bien là ensemble, à l’horizontale de l’autre, yeux dans les yeux, sans domination – contrairement à l’amour lui-même qui souvent vise la fusion donc l’annexion. L’amitié est la connaissance qui passe par les affects, et parfois le contraire. Or comme La lecture est une amitié selon la formule de Proust, ainsi le lecteur se coule à son tour dans cet attachement sous ses yeux, il en prend de la graine.
Comment la décrire, l’amitié qui s’écrit ? Chercher ou à défaut construire un terrain commun par les phrases… prendre le temps d’aller au bout de la sienne et de relire celle d’en face… accorder à l’autre, grâce au délai de réponse, le temps de comprendre, de se comprendre, de nous comprendre… de se laisser subtilement changer par cette compréhension… faire en sorte que le dialogue ne soit pas la juxtaposition de deux monologues… en venir à la confidence qu’en temps normal on n’aurait faite qu’à soi-même, et ainsi découvrir l’autre comme un autre soi-même… ne pas rompre le lien au premier désaccord et accepter que le désaccord fait partie du lien… enfin se supporter, aux sens d’abord français ensuite anglais du verbe. Pour parvenir à ce petit miracle il suffit de s’écrire, en privé bien sûr (l’invective en public ne compte pas) sans jamais compter le nombre de signes, et de se lire, vraiment. Quel beau mot, correspondance.
Ci-dessous : Cher Connard brise le quatrième mur dans Hidden Knowledge, fresque de street art signée Jan Is De Man qu’on peut admirer Cours de la Libération à Grenoble.
Tiens, c’est le 14 juillet, jour des défilés militaires à la con, alors moi aussi je parade au sujet de la guerre.
Comme précédemment avec les Trois filles de leur mère (vous ne connaissez pas ce spectacle ? c’est trop tard, nous ne le jouerons plus jamais, mais découvrez-le ici, il était génial !), l’artiste franco-québécoise Adeline Rognon (vous ne la connaissez pas ? découvrez-la ici, elle est géniale !) nous a offert le visuel incroyablement beau du spectacle Je t’embrasse pour la vie : Lettres à des morts (vous ne le connaissez pas ? découvrez-le ici, il est génial !) créé par Stéphanie Bois, Christophe Sacchettini (vous ne le connaissez pas ? découvrez-le ici, il est génial !) et Fabrice Vigne.
En contrepartie, nous offrons à Adeline un tirage de luxe de ce même visuel, numéroté-signé-hyperclasse, aux bons soins du Sérigraphe-Apothicaire Geoffrey Grangé (vous ne le connaissez pas ? découvrez-le ici, il est génial !). Si quelqu’un dans la salle souhaite acquérir pour un prix dérisoire ce stupéfiant objet d’art, un brin mexicain mais évoquant cependant le suicide européen de 1914-1918, qu’il me contacte (vous êtes génial(e), je ne vous connais pas mais je ne demande qu’à vous découvrir !).
En attendant, la prochaine représentation du spectacle est fixée : le samedi 21 septembre à Talissieu (Ain). Jour de l’automne. Ce qui est assez pertinent, oh là là, les feuilles tombent à la pelle, je vois ça d’ici.
Illustration extraite du catalogue de vente de l’Hôtel Drouot : « Aquamanile en forme de lion – bronze, dans le style du Moyen Age/15e siècle, âge indéterminé, figure de lion debout avec décor ciselé, dans la gueule un bec verseur courbé, sur la tête une tirette avec bouchon en bois, sur la poitrine un anneau à ferrure tête de lion, 1 côté avec gravure de dédicace (étudiante) ¨Nessenius s/l Raydt, 1913¨, H 16,5cm, 1380g, patine plus forte »
Cette nuit, je marchais à toute vitesse dans les rues afin de parvenir à la bibliothèque de Grenoble avant sa fermeture.
En effet, c’était jour de braderie, la bibliothèque vendait à prix dérisoires tous ses documents désherbés, et l’intuition que bientôt je n’aurai plus accès aux bibliothèques me faisait presser le pas. Je sais bien, je m’étais juré de ne plus acheter de livres, des livres j’en ai trop, mais allez, ce serait la dernière fois, promis, il y aurait peut-être quelques bonnes affaires. J’arrive juste avant l’heure de fermeture, je pousse la porte, tiens, je ne la connaissais pas cette bib-là, et une bibliothécaire, qui semblait m’attendre, m’oriente vers un étal où sont empilés des disques vinyles, en me précisant : « Ceux-là n’ont pas de prix, donc on vous les donne » . Je farfouille et je ne trouve rien de connu, seulement des groupes obscurs de krautrock (du moins je le suppose puisque les titres sont allemands) et de techno des années 90. Les disques semblent neufs, le graphisme des pochettes est parfois très joli mais je ne prends rien, je me souviens in extremis que je n’ai même pas de platine pour les écouter. La bibliothécaire a l’air déçu, et se décide à m’entraîner vers un stand plus reculé, à l’ombre. J’y trouve, comme parfois dans les vide-greniers, un amoncellement de gadgets dépareillés, abimés, difficilement identifiables et sans grand intérêt. Je manipule un vieux lot collant de farces et attrapes, avec nombre d’étrons en plastique, de diverses couleurs, du noir au blanc en passant par diverses nuances de marron. La bibliothécaire me surveille, écarquillant des yeux pleins d’espoir : elle compte bien que je la débarrasse de ces saloperies. Je m’excuse poliment en lui précisant que j’étais surtout venu pour des livres, si jamais il lui en restait ? Elle soupire, lève les yeux au ciel, et consent à faire un pas de côté, libérant à ma vue un carton de vieux bouquins. Ah, enfin. Je m’approche et plonge les mains dans le carton. Et soudain, stupéfaction ! Je tombe sur un livre mythique, introuvable, L’aguamani du futur, de Moebius ! Ce fameux album des années 70, mélangeant les deux veines de son auteur, Gir et Moeb, le western et la SF, et dont tout le tirage avait été détruit avant même d’atteindre les librairies par l’éditeur qui refusait qu’on réconcilie ces deux oeuvres ! Blueberry dans l’espace intergalactique ! Personne ne connaissait même sa couverture, je la découvre, elle est magnifique, gouache rouge sang avec des éclats de jaune. Incroyable, quelle chance exceptionnelle ! Les bibliothécaires de Grenoble sont timbrés de liquider une rareté pareille ! Je serre le trésor contre moi en tremblant, lorsque la bibliothécaire me dit, en pointant du doigt encore un nouvel étal : « Vous feriez mieux de jeter un oeil à ça… » Sur la table est posé un classeur à trois tiroirs, en plastique marron, j’avais le même il y a 40 ans. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. J’ouvre les tiroirs… Mais ! C’est justement le mien ! C’est mon classeur, avec toutes les lettres que je recevais à l’époque, mon adresse figure sur les enveloppes jaunies même si mon nom a été découpé aux ciseaux ! Et dans le tiroir du dessous… Je reconnais mon écriture… Toutes les lettres que j’ai écrites mais pas envoyées, à l’époque où j’écrivais des lettres au lieu de courriels ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Où ont-ils trouvé cet objet et de quel droit le vendent-ils à n’importe qui ? Je n’ai pas le temps de réfléchir, la bibliothécaire me pousse en disant « On ferme, on ferme, c’est trop tard ! » De mauvaise grâce, je la suis dans un dédale de couloirs et par un chemin qui oblige à franchir des fenêtres, marcher sur des corniches, sauter dans le vide, un vrai parcours du combattant. Alors que je m’accroche à une rambarde pour traverser un passage délicat, je réalise avec horreur que j’ai oublié L’aguamani du futur, oh, merde, non, j’ai laissé passer ma seule chance de lire enfin ce livre !
Je me réveille. J’allume l’ordi. Je vérifie. C’est bien ce que je pensais, aucune trace sur internet de L’aguamani du futur. L’éditeur a bien fait son boulot d’occultation.
Je croyais que « aguamani » désignait un fruit rouge. Mais non. Tout ce que je trouve, c’est « aguamanil » (en espagnol) ou « aquamanile » (en français), sorte d’aiguière ou de pichet utilisé autrefois pour se laver les mains. Je recopie la définition : « Récipient destiné au lavage des mains, soit lors des actions liturgiques, soit dans la vie courante. Il peut être réalisé en céramique, en alliage cuivreux (bronze à la cire perdue) ou en métaux précieux. Seuls ceux en céramique ou en alliages cuivreux sont parvenus jusqu’à nous. On recense environ 380 aquamaniles médiévaux en alliage cuivreux. Il prend généralement des formes animales (un tiers de ces 380 adoptent la forme d’un lion). Les aquamaniles sont apparus en Orient, puis ont été assimilés en Europe au début du Moyen Âge. Leur utilisation connaît un apogée dans le Moyen Âge tardif.«
Me reste, pour la journée, cette question sans réponse : qui « se lave les mains » du futur ?
Le Fond du Tiroir a été micro-éditeur, douze livres au compteur : il cause en connaissance. La micro-édition a mauvaise presse. Elle est perçue comme une activité dilettante, peu sérieuse, peu exigeante, peu ragoûtante, voire parasitaire (tâchez d’en discuter avec un libraire, pour voir) à la manière de la fausse monnaie qui porte atteinte à la vraie, de l’ivraie qui cache le bon grain. Il est du reste fort exact qu’on trouve dans la micro-édition des quantités décourageantes de drouille, de livres ni faits ni à faire, surtout à une époque qui, via notamment les kindle d’Amazon, laisse croire que tout le monde peut « faire un livre ». Mon point de vue est sensiblement distinct de la condescendance générale. Il est que, dans la micro-édition très exactement comme dans la grande édition, la vraie, la parisienne, voire dans toutes les activités créatives humaines, un même phénomène joue : la masse ensevelit les pépites. Les mauvais livres enterrent les bons, la fausse monnaie cache la vraie, l’ivraie nuit au bon grain etc. Parce que voilà : en réalité, éditer un livre, le micro-éditer, l’auto-éditer en artisan, comme on voudra, est un geste artistique, au même titre que l’écrire, c’est-à-dire une prise de risque. Risque de réussir ou d’échouer ; risque d’être bon ou mauvais, ou tout simplement médiocre et kindle ; risque d’être génial (personne n’est à l’abri) ou banal (personne, non plus). Ce geste/ce risque est toujours respectable même lorsque le résultat ne l’est pas. Ce préambule établi, je me trouve bien sûr ici devant vous pour parler des pépites géniales, et laissons la drouille là où elle est. Je reçois dans ma boîte aux lettres quelques aventures micro-éditoriales sensationnelles, que j’égrènerai ci-après.
II
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : L’Infundibuliforme d’Aston Verz.
Même si je me suis régalé de Gens de Dublin ou des Lettres de James à Dora… Même si je suis allé jusqu’à me frotter (transpirant d’abondance) à Ulysse… Je confesse n’avoir jamais lu Finnegans Wake, livre réputé le plus illisible de James Joyce qui, déjà, n’est pas l’auteur le plus facile du monde. Non seulement illisible mais, corolaire, livre intraduisible (Finnegans Wake a été non pas traduit mais adapté en français par des écrivains, c’est-à-dire des créateurs de langues eux-mêmes, Beckett, Soupault, etc.) et bien sûr inadaptable au cinéma. Tout cela n’intimide pas Aston Verz qui depuis des années (du moins pour autant que je sache ! en réalité ce peut être depuis des décennies ?) adapte Finnegans Wake en bande dessinée. Ou plutôt en graphitation, comme il l’écrit, puisque l’ouvrage naît à la mine de crayon. Régulièrement, il en publie une planche sur les rézos. Puis, planche après planche, lorsqu’il a bouclé un chapitre il l’imprime – or une telle compilation vient juste d’advenir, que l’on peut commander à l’auteur pour une somme dérisoire. Nous sommes bien en présence d’un maniaque passionné et patient, construisant une œuvre dont l’essence est très distincte des brouettes d’adaptations « digest » de romans en bandes dessinées, proliférant en librairie. C’est le contraire, même. Certes, que ce soit en feuilleton goutte-à-goutte ou en recueil fanzine, « on n’y comprend rien ». Sauf qu’on comprend l’essentiel, on comprend qu’il se passe quelque chose. Il se passe quelque chose dans chaque planche, dans chaque dessin : une aventure graphique se joue sous nos yeux, de même que le texte de Joyce est une aventure langagière. Il suffit de dépasser l’abscons pour en saisir la pure joie, et ce n’est pas si difficile. Il semble que James Joyce a forgé cette fameuse locution anglaise désormais passée dans le langage courant français : « Work in progress ». Durant les 17 années de son écriture, c’est par ces trois mots qu’il désignait son roman avant que celui-ci ne trouve, au moment de sa publication, son titre définitif : Finnegans Wake. Work in progress : œuvre en progression, non finie, peut-être même infinie (on sait que les derniers mots du roman s’enchaînent avec les premiers comme une seule phrase prise dans une boucle de Moebius). C’est dire si Aston Verz n’est pas au bout de sa peine, et s’il ne parvient jamais au parachèvement ce sera tout de même parfait, puisque dès qu’il a terminé une partie il retouche tout le reste. D’ailleurs Infundibuliforme signifie « en forme d’entonnoir » : le couvre-chef des fous.
III
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : deux cahiers photographiques, La crise de la quarantaine et De coiff’hair par Michelle Dollmann.
Michelle Dollmann a été bien des choses, mais disons qu’elle est aujourd’hui photographe (on a pu la croiser ici, par exemple). Pour son bon plaisir et à ses dépens, elle autoédite (je ne suis même pas sûr qu’elle vende, peut-être offre-t-elle seulement) deux charmants albums de photos pince-sans-rire, qui ne paient pas de mine, qui ressemblent avec leurs coins arrondis aux cahiers de brouillon d’autrefois. Le premier, La crise de la quarantaine, n’est composé que de photogrammes extraits de films américains sous-titrés en français, et ainsi les images « parlent » comme dans un roman-photo. Sur chacune des doubles pages, un dialogue s’invente de toutes pièces entre, d’un côté, Woody Allen que nous voyons et entendons user de son légendaire bagout et de son sens de la vanne ; de l’autre, en vis-à-vis, une diva hollywoodienne anachronique (Lauren Bacall, Rita Hayworth, Ingrid Bergman et consœurs) lui répond, la plupart du temps pour le remettre à sa place. Cet art du montage/collage est ludique et burlesque. Mais sûrement qu’il dit quelque chose de profond sur l’Hollywood post-#metoo : on t’aime, Woody, mais maintenant ferme-la, laisse parler ces dames. Le second, De coiff’hair, concrétise ce que nous sommes nombreux à avoir rêvé de faire un jour : une compilation sociologique de témoignages visuels sur un phénomène urbain très massif et pourtant très énigmatique, l’épidémie d’enseignes de coiffeurs à base de calembours pleins de Tif, de Hair, et de Coiff. Chais pas Coiff’Hair, comme disait Anna Karina dans Pierrot le fou. Michelle a-t-elle fait un tour de France des salons de coiffure ? En tout cas, sans me vanter, la toute première vitrine photographiée, qui a l’honneur d’inaugurer son recueil est celle du coiffeur de mon village, L’art de pl’hair. Et au nom de toute la municipalité je la remercie de remettre ainsi mon village au centre de la coupe avec la raie au milieu.
IV
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : les éditions Pscht-Étanche, nom composé abracadabrant et sorte d’oxymore (le fluide jaillit/le fluide est contenu).
Sébastien Lumineau, dessinateur connu durant la première partie de sa carrière sous le pseudonyme d’Imius, a été publié par l’Association, Cornelius, les Requins Marteaux, Delcourt… Voilà que cette année il tombe à son tour dans la catégorie des auteurs-qui-deviennent-microéditeurs et inaugure sa structure de bon plaisir. C’est sous cette bannière bizarre qu’il bricolera en liberté quelques livres remarquables qui ne seront peut-être pas remarqués, que personne ne lui a réclamés, et qui ne seront distribués nulle part sinon sur les salons et sur son site. La première salve disponible, généreuse, éclectique dans ses formats, ses auteurs et ses manières, compte pas moins de cinq ouvrages :
– Pscht Étanche, comix éponyme qui compile des bandes dessinées de Lumineau parues notamment dans Le journal de Delphine et Marinette.
– ÉPÉ 00 : mini-livre gratuit qui explique l’origine du nom de l’enseigne. Aaaaaaaaah, d’accord, eh, ben, dis donc.
– ÉPÉ 01 (mon préféré) : Faux plafond premier livre publié de Bernard Thomas (ne pas confondre avec Thomas Bernhard – quoique). Formidable recueil de souvenirs d’enfance et de photos de famille qui n’ont rien du tout d’attendrissant ni de complaisant : on est plus proche de Pialat que du Petit Nicolas. Nous saisissent en vrac l’âpreté de l’enfance s’ajoutant à celle de la campagne, la relation crue des violences, méchancetés et mensonges des adultes, la transmission héréditaire des traumatismes, mais aussi, heureusement, un peu de joie et d’humour absurde. Il y est beaucoup question de la mort, puisqu’il n’y est question que de la vie. Fragment choisi (parmi les plus rigolos et non les plus trash) :
La nuit en colonie de vacances, nous communiquons avec les morts grâce à un verre Duralex et des lettres de Scrabble disposées en cercle. Nos doigts posés sur le verre nous invoquons l’esprit de Kurt Cobain ou d’Hitler. Curieusement, ils nous répondent toujours en français. Lors d’une séance nous avons même invoqué Satan et j’ai eu le bras pétrifié par le froid pendant deux jours malgré des massages répétés à la pommade Vicks Vaporub. Une fois, nous avons même demandé à Dieu où vont les gens après la mort. Le verre s’est arrêté successivement devant la lettre P, puis A, puis R, puis à nouveau A, puis encore P… Maintenant je sais que lorsqu’on meurt on va tous au parapluie.
– ÉPÉ 02 : Pousse la porte par Ronald Grandpey. Objet purement graphique est extrêmement élégant, bande dessinée muette et improvisée pensée comme une seule cavalcade. Un cheval galope de la première à la dernière page. On sent bien que pour l’auteur, travaillant par ailleurs dans l’animation, le mouvement est une fin en soi.
-ÉPÉ 03 : La berlue d’athée (quel merveilleux titre !) par Sébastien Lumineau lui-même, qui s’est tout de même réservé un espace personnel de création dans cette fournée inauguréegurale. Davantage écrit que dessiné, ce livre qu’on n’ose dire « d’actualité » retrace le chemin spirituel de son auteur, depuis la bigoterie dans laquelle il baignait enfant jusqu’à sa décision adolescente d’être athée, cohabitant avec une sensibilité mystique. Fragment choisi :
Le jour de ma confirmation, j’eus la révélation : je n’étais sans doute pas croyant. Sur les bancs de l’église, avant que le sacrement ne commence, je fis part de mes doutes à Nathalie [l’animatrice du catéchisme qui subit tant bien que mal ce groupes d’adolescents déconneurs], argumentant le fait que j’étais trop jeune pour décider, et surtout pour avoir sérieusement réfléchi à la question. Nathalie, fatiguée de mon comportement puéril et infernal tout au long de l’année, me cloua le bec d’un « C’est trop tard maintenant ».
Notons que le travail artisanal de l’édition, qui fait que le livre est assemblé à la main, permet quelques trouvailles graphiques : ici la page de titre est recouverte, pour ne pas dire emballée, par la page de couverture translucide mentionnant auteur et éditeur, ce qui fait que le titre n’est lisible qu’en transparence, comme une apparition surnaturelle.
V
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Il neige et Les eaux de Joseph Beaude, par l’Atelier typographique de l’Estey.
Vaille que vaille, avec exigence et opiniâtreté, l’ami Hervé Bougel poursuit son travail sur la terre, pratiquement sa mission, qui est de faire des livres – du moins lorsqu’il n’en écrit pas. Soulignons cette spécificité : ici micro-édition ne signifie pas auto-édition, puisque les livres signés Bougel paraissent ailleurs que chez Bougel (chez Jean-Louis Massot, à l’enseigne des Cahiers du Dessert de Lune qui auront été fondatrices pour lui, puis à la Table Ronde, au Réalgar, chez Buchet-Chastel… cf. plus bas, section VIII).
Lorsqu’il était grenoblois, Hervé a cultivé son pré#carré des décennies durant. À présent qu’il est bordelais, au bord d’un estey devenu Estey, il continue de créer avec ses outils typographiques, lentement mais sûrement, des écrins dignes de la voix des poètes. La dernière fois que les éditions de l’Estey m’avaient réjoui les yeux et les mains, c’était avec Le livre secret pour Youki de Robert Desnos, extraordinaire coffret-leporello. Les deux nouvelles plaquettes littéralement sorties de la presse sont des objets plus ordinaires, si tant est que ce mot eût ici la moindre pertinence : deux livres toutefois scellés à la cire et portant sur leur couverture le nom de Joseph Beaude (1933-2015). L’un des deux réédite un texte paru autrefois au pré#carré, d’ailleurs en incipit je mentionnais l’opiniâtreté comme l’une des qualités essentielles d’Hervé.
Simple, limpide et pur comme un paysage blanc, ancré dans le monde comme un haïku, Il neige s’ouvre ainsi :
Vient un jour où les images n’infectent plus la langue on peut dire il neige quand il neige
Et ensuite, eh ben, ça va mieux. On lève la tête hors des mots, ils nous ont rendu plus fort, on regarde par la fenêtre, la neige peut venir, même en juin. Chaque aventure typographique de l’Estey réclame plusieurs mois de travail. Guettons la prochaine : L’album de Poil de Carotte de Jules Renard.
VI
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Aristée de Vincent Vanoli, ed. l’Apocalypse.
Par principe, par fidélité, avant tout par plaisir, j’achète systématiquement tout ce que JC Menu façonne dans sa micro-structure, l’Apocalypse. Qui a une histoire singulière et revient de loin. En 2011, en délicatesse avec l’Association, son historique terrain de jeu, l’héroïque et intrépide Menu fonde sa propre maison, l’Apocalypse (soit un tout petit peu devant « l’Association » selon l’ordre alphabétique…) avec la ferme intention de publier là quantité de beaux livres (et même de disques vinyle), faits de mots et de dessins – la définition est lâche mais l’exigence extrême. Éblouissantes rééditions ou époustouflantes nouveautés : Topor, Nadja, Delfeil de Ton (Menu est déterminé à compiler l’intégralité de ses Lundis parus dans l’Obs, rien que ça, une dizaine de volumes au moins), Geneviève Castrée (morte prématurément peu après), Rachel Deville, Willem, Thomas Ott… De la joie pour les yeux, pour l’esprit et pour les mains. Las ! Après deux années au rythme stakhanoviste (15 parutions), Menu a mangé la grenouille ainsi que son chapeau. Tout le monde, lui le premier, pensait que c’en était fini à jamais de l’Apocalypse. Pourtant, après huit ans de hiatus il relance l’affaire en 2022, de façon plus modeste et prudente (en tout cas du point de vue économique – pas esthétique), publiant ses livres au compte-goutte, et chaque goutte compte. Il a eu la bonne fortune de recevoir un prix spécial du jury au dernier Angoulême pour Hanbok de Sophie Darcq, ce qui lui a assuré une certaine visibilité et a conforté son programme à venir (dont un livre signé JC Menu himself prévu à l’automne). En attendant, sa dernière livraison en date est l’extraordinaire Aristée de Vincent Vanoli. Vanoli est un auteur-raconteur, qui jusque là fuyait le « beau dessin pour le beau dessin » et ne faisait des livres que lorsqu’il avait une histoire à retranscrire (pour ma part celles qui m’ont le plus touché étaient les plus autobiographiques, et cependant oniriques – Objets trouvés, Le passage aux escaliers, etc.). Au contraire, cet Aristée né durant le confinement comme tant de projets improvisés qu’on n’a pas vu venir, s’est d’abord voulu suite d’images, sans texte et sans narration, chacune renfermant un monde et un récit. Ce n’est qu’assemblés dans un élégant volume à l’italienne toilé (imprimé chez les Deux-Ponts, s’il vous plaît) que ces 80 dessins charbonneux, à raison d’un seul par page, chacun étant une fin en soi et un concentré de poésie, tissent les errances d’un géant sans ombre, ses allers-retours de la campagne à la ville, silhouette qui enjambe les routes, les monts, les pylônes, les hommes, leurs agissements et leurs agitations. Il s’extrait du paysage pour s’y fondre quelques instants plus tard. Sa présence fugace et fantomatique, peut-être bienveillante, est-elle la réincarnation littérale de l’Aristée grec, dieu rustique et humble ? Ou bien est-il un simple (?) esprit de la nature, témoin qui ne fait que passer puisqu’il est déjà partout mais restera plus grand que nous ? Conseil d’écoute : I used to walk like a giant on the land de Neil Young.
VII
(mais est-on vraiment encore « micro-édition » lorsqu’on vise la distribution en kiosque ?)
Avant Charlie Hebdo existait Charlie Mensuel. Le mensuel, moins politique et plus artistique que l’hebdo, a vécu de 1969 à 1986, successivement dirigé par Delfeil de Ton, Wolinski, Willem et Mandryka. Il était un irremplaçable laboratoire pour le renouveau de la bande dessinée. À titre personnel je peux témoigner que, préado, je feuilletais les exemplaires que laissait traîner mon tonton et que le rouge me montait aux joues en admirant les pages de Crepax, Pichard ou Barbe. Les autres pages me faisaient marrer, ou réfléchir, ou les deux à la fois (Mafalda). C’est là-dedans, également, que j’ai lu du Jean-Patrick Manchette pour la première fois, mais je n’en savais rien. Or voilà qu’est annoncée pour septembre la sortie en kiosque d’une revue de bande dessinée de création qui reprend et féminise le flambeau : Charlotte mensuel, truffée de grands auteurs d’aujourd’hui et d’hier (Chris Ware, premier nom de la liste, a suffit pour que je m’abonne sans plus tergiverser), sous la direction de l’écrivain et critique Vincent Bernière – qui tenait la chronique bande dessinée de Beaux Arts. L’événement est important et rare (c’est simple : ce n’était plus arrivé depuis À suivre selon eux / plutôt depuis Franky et Nicole selon moi, mais peu importe, les deux organes ont succombé), et constitue une grosse prise de risque étant donné l’état général de la presse. Voici le lien pour soutenir ces intrépides dès maintenant en souscription. Il est à noter que si la collecte atteint 35 000 euros, tous les abonnés recevront en poster l’excellente illustration ci-dessus, signée de ce pauvre bâtard de Joe Matt (prématurément disparu en septembre 2023), qui ne peut que toucher au cœur nombre de personnes dans mon genre, ayant du mal à se retenir d’accumuler compulsivement livres et revues.
VIII
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : Métaphysique d’Hervé Bougel, Bruno Guattari Éditeur
Je n’ai pas bien dormi, cette nuit [30 juin 2024 : premier tour des élections législatives avec score record de l’extrême-droite]. Je me retournais dans mon lit yeux ouverts, essentiellement occupé à résister à la tentation de me relever pour consulter de nouveau les résultats en lumière bleue, on ne sait pas, si jamais, la cartographie couleur étron frais, département par département. Sans que cela fasse vraiment diversion, je me consacrais aussi à énumérer intérieurement les amis qui, désormais, pour une raison ou pour une autre, chacun la sienne mais toujours la même au fond, ne se sentiront plus les bienvenus dans ce pays. Il ne seront plus TOLÉRÉS. Quelques uns me lisent, ils se reconnaîtront. Leur sentiment ne me sera pas étranger. Et puis aujourd’hui, j’ai marché dans la nature, j’ai arpenté les chemins, j’ai mis mon nez dans ce qui pousse. Tout pousse, et quelle joie de le vérifier avec les yeux le nez les oreilles et la peau, alors ça va, tout poussera dans les péripéties. Les figuiers délivreront leurs figues, les poiriers délivreront leurs poires, les ruisseaux délivreront leurs eaux, les chattes délivreront leurs chatons, les petits éditeurs de poésie délivreront leurs plaquettes d’oxygène, et aussi longtemps qu’on délivrera en choeur, ma foi on sera délivré, tant bien que mal. Hervé m’adresse son dernier recueil de poésie, dont, je l’avoue, le titre ne me disait rien qui vaille. Pourquoi Métaphysique alors que ce que j’aime dans son écriture est profondément physique, du genre que l’on vérifie avec les yeux le nez les oreilles et la peau ? Il m’a fallu lire pour comprendre, et peut-être que le climat politique m’a aidé, mais oui, en fin de recueil tout était devenu clair : « métaphysique » au sens où nous sommes vivants, par conséquent nous sommes mortels, et réciproquement. C’est tout simple au fond la « métaphysique », pas si intimidant. « Métaphysique » comme l’est l’un des plus beaux proverbes (et monovocalisme en e) de Perec, qui eût pu servir ici d’exergue : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère ». La figues et les poires, les ruisseaux et les chats, la poésie physique et métaphysique, le pas de côté pour mieux voir, et la force de vie qui surgit toujours : merci.
« Nous sommes là Et nous rêvons À la fragilité De notre temps Immuable Ce qui de nous Pousse en terre Rejoint la cime Et se mange Les yeux oubliés La pensée belle Des nuées Un parfum Proposé au vent Le coeur ignoré Comme si le monde fleurissant Pensait aussi à nous » (p. 39)
IX (9e et dernier épisode – j’avais bien quelques idées supplémentaires d’exploration des papiers empilés sur ma table de chevet, au train où vont les piles je pourrais ne jamais cesser mais baste, je ne suis plus d’humeur, pour le temps présent j’ai perdu l’envie de présenter mes papiers)
Aujourd’hui dans ma boîte aux lettres : La Civette, Bruno Heitz, éditions On Verra Bien.
Yann continue de mener son frêle esquif à l’abri des vents et tempêtes, en publiant discrètement un ou deux livres par an, soigneusement sélectionné(s) et peaufiné(s). Sans toutefois dédaigner les inédits, On Verra Bien s’est fait une spécialité de la réédition, ou carrément de la résurrection, de romans oubliés du milieu du XXe siècle. On lui doit notamment d’avoir (re-)découvert des voix aussi singulières et gouleyantes, âpres ou poétiques, que celles de Ernest Pérochon (Les Hommes frénétiques, stupéfiant roman de SF écrit en 1925), Georges Magnane, Christian Bachelin ou JMA Paroutaud.
La dernière parution en date d’On Verra bien sonne pareillement « vintage »… sauf qu’il s’agit d’une authentique nouveauté, et même d’un premier roman. Certes, son auteur est loin d’être un perdreau de l’année : Bruno Heitz a signé son premier livre il y a 45 ans, et il est devenu entre temps l’une des superstars de la bande dessinée et du livre pour enfants. Ayant franchi l’âge de la retraite (y compris selon les récents critères macronistes) voilà qu’il écrit pour la première fois un livre sans images. Sans images mais pas sans imaginaire : le lecteur reconnaît en quelques pages l’univers rural et drolatique, quotidien et absurde, à la frontière de la chronique populaire et du polar, qu’Heitz a déployé notamment dans ses séries Un privé à la cambrousse ou Les dessous de Saint-Saturnin, ou bien dans J’ai pas tué de Gaulle mais ça a bien failli et ses déclinaisons.
Ici je glisse une confidence : à l’époque où je fréquentais le milieu de la littérature jeunesse, je croisais parfois Bruno Heitz puisque, à la fois immensément talentueux et immensément sympathique, il était d’à peu près tous les salons. Or souvent je me débrouillais pour me retrouver assis à la même table que lui, assuré ainsi de finir le repas en pleurant de rire et en me tenant les côtes. Car, avant même de toucher un outil, qu’il soit crayon ou stylo, Bruno est un conteur exceptionnel, qui en a toujours une bonne à raconter, puisant dans ses souvenirs ou les inventant au fur et à mesure. Il incarne chaque personnage, il fait même les voix et on ne se lasse pas de son petit théâtre, bonhomme et pourtant vachard, tendre mais sans concession, empathique quoique malicieux, pittoresque mais pas caricatural : profondément humain, donc marrant et brutal, en même temps.
C’était ce même régal que j’espérais de sa Civette. Je ne suis point déçu. Nous voici à Villeneuve-les-Granges, bled imaginaire mais facile à situer sur une carte en triangulant les indices disséminés : Chalon-sur-Saône est la ville la plus proche ; Lyon, une cité lointaine quasi-mythique, lieu de débauche et d’administration ; et l’un des deux bistros de Villeneuve s’appelle « Café de Paris » puisqu’il est placé dans une rue qui, sans doute, mène à la capitale, mais cette idée-là est une pure abstraction.
L’époque n’est pas précisée non plus mais là encore les indices sont suffisants pour inspirer au lecteur une approximation fiable : de Gaulle est encore président. Parmi les innombrables marqueurs temporels émaillant ce qu’il faut bien appeler un roman historique, voici une notation sur les voitures, remarquable de pertinence sociologique mais aussi d’acuité esthétique, morceau choisi qui permettra de goûter l’expressivité de Bruno Heitz et le sel de ses images (on précisera à toutes fins utiles que, selon Wikipedia, Citroën a produit en série l’Ami6 de 1961 à 1969) :
Il n’était pas très populaire, [le nouveau docteur]. Rien que sa voiture, déjà : une originalité, cette nouvelle Citroën, la 3CV qu’on appelle aussi Ami6. Une drôle de bagnole qui fait un bruit de 2CV mais qui se donne des airs de grosse voiture avec des phares rectangulaires, un capot plongeant et une lunette arrière inversée. Une bizarrerie à Villeneuve, où on est plus habitué aux Juvaquatre et aux 2CV, ou même aux Rosalie d’avant-guerre, camionnettes pour la plupart. Cette voiture au style tarabiscoté, qui se dandine comme son aînée la deux pattes, ça fait sourire, comme on se moquerait d’un ouvrier portant un nœud papillon ou un chapeau melon pour aller au turbin. Mais ce qui a le plus intrigué, ce n’est pas la voiture, ni le collier de barbe du petit docteur. C’est son goût pour les cigarettes blondes. Dans ce village, on ne fume pas de ces tabacs qui sentent le miel. C’est une drôle d’idée, de fumer des blondes, une idée de citadin, d’acteur de cinéma… pour ne pas dire d’inverti.
Car oui, au fait, la fameuse Civette qui donne son titre au roman est la patronne du tabac, une veuve qui, comme tous les autres personnages, juge et ordonne le monde depuis son propre comptoir : elle sait qui fume ou non, et quelle sorte, du vieux gris, du Caporal de troupe, ou, exceptionnellement, des cigarettes blondes, pour les excentriques et les gens pas d’ici. Autour d’elle, grenouillent chacun à son tour et chapitre après chapitre, comme autant de trognes, le docteur adultère, le bistrotier morose et sa rivale la bistrotière accorte, l’amoureux éconduit, l’instit dépressif et sa remplaçante pète-sec dont personne ne sait qu’elle vit avec une femme, le correspondant local du journal quotidien qui passe pour un intellectuel puisqu’il utilise des locutions latines, le pharmacien sournois, la postière à qui il ne faut pas marcher sur les pieds, la cantinière revancharde, l’alcoolique qui a perdu son bébé… Chacune et chacun va jouer son rôle dans l’intrigue qui, bien sûr, de ressentiment en superstition, de complot de cambrousse en lettre anonyme, finira mal.
Tout ceci est délicieux. Mais l’anxiogène air du temps m’incitant à tirer de chaque événement, y compris de mon plaisir de lecture, un commentaire politique, je me dis, levant soudain les yeux pour aller voter, que ce conte cruel issu de notre passé n’est pas passéiste. Évoquer les périodes révolues, les périodes qui « résistaient au changement », en l’occurence cet âge prétendu d’or qu’étaient nos Trente Glorieuses, n’est pas réactionnaire, puisque non, décidément, ce n’était pas mieux avant. Tout a changé, sauf l’essentiel : les gens se détestaient déjà, se méprisaient ou s’ignoraient, se tuaient, les préjugés et les ragots dans les villages n’avaient pas besoin des réseaux sociaux pour faire de gros dégâts. Mais certains individus, rares, étaient (sont) admirables. Ceux qui font ce qu’ils peuvent.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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