Vocations contrariées
J’ai passé l’essentiel de la journée d’hier à m’exciter le bourrichon entre le bureau de la graphiste (grand merci à elle, au fait, déesse ex-machina) qui a accepté au pied levé de prendre en charge le prochain livre du Fond du tiroir, Double tranchant, et les locaux de l’un des imprimeurs à qui nous avons demandé un devis pour ce même ouvrage, tout cela en compagnie de JPB. Eh, bien, quelle bonne journée j’ai passée ! Le soir je suis rentré chez moi d’une humeur excellente, rayonnant cette euphorie que je connais mais que j’avais un peu perdue de vue cette année, cette joie d’accomplir. J’ai l’honneur de vous informer que je sous-signé maniaco-dépressif, me trouve à cette heure-ci tout en haut de la grande roue – rendez-vous en bas.
J’aime toujours autant faire des livres, ouf. Le moteur est relancé. J’aime l’opération magique qui consiste à donner une forme physique à une cosa mentale. Passer des heures à remettre sur l’ouvrage, traquer la petite bête, inventer la mise en page, agencer les mots, les textes, trouver du sens dans les polices et les couleurs, jouer du colophon, choisir le grammage du papier, caresser un bouffant plutôt qu’un couché, mettre le nez dans les machines, renifler les encres, s’assourdir des rotatives, comparer les mérites du numérique et de l’offset, bricoler la couverture, ajouter des rabats à la dernière seconde juste parce que c’est plus beau… Même sortir la calculette, évaluer le prix de revient et le laps escompté pour atteindre le seuil de rentabilité (l’an 2040, en gros), ne me rebute pas. Ah, comme j’adore ça. (Un seul aspect du métier me semble outrepasser mes compétences : vendre les livre.)
Je crois, je me vante, et pourquoi ne me vanterai-je pas, que j’aurais fait un pas-trop-mauvais éditeur. On rencontre parfois, dans ce milieu, certain cliché selon lequel les éditeurs seraient peu ou prou des auteurs rentrés, des écrivains frustrés qui compenseraient leur œuvre avortée en publiant celle des autres, moyen de biais d’imprimer malgré tout leur nom sur une couverture. C’est possible, avéré peut-être dans certains cas, je ne préjuge pas. Tout ce que je puis dire, c’est mon sentiment d’occuper une position strictement inverse : éditeur rentré, peut-être bien que j’écris des livres uniquement pour les réaliser. Do it yourself, et on en recause, quand vous saurez la griserie que c’est.
La vocation, « la voix qu’on entend », l’appel, le désir sinon d’embrasser une carrière, au moins de suivre une voie, accomplir pour s’accomplir, en voilà un sujet brûlant, d’ailleurs c’est la rentrée des classes. Qu’est-ce que tu vas faire quand tu seras grand ? À quoi rêvent les jeunes filles, les jeunes gens ? Je ne sais pas au juste, je constate seulement ce qu’on essaye de leur vendre comme vocation en kit, en toc, et j’en suis consterné. Chaque fois que je tombe en ligne sur cette pub de merde, ou l’une de ses nombreuses variantes, où une accorte pétasse maquillée de frais, en tailleur gris ou sous-pull gris aussi, tous crocs dehors, me dit « Toi aussi tu peux devenir trader » , et d’abord j’ai horreur qu’on me tutoie, je suis écœuré, effondré, effrayé. Or c’est souvent, ne serait-ce que sur ce site du « quotidien de référence » , grand thermomètre et petit manipulateur des opinions. Je lis ce quotidien quotidiennement, je suis donc effaré au jour le jour par ce cynisme, comme si je lisais un autre message en-dessous, subliminal, « Toi aussi tu peux devenir trafiquant de drogue/tueur à gages/marchand d’esclaves », toi aussi tu peux te goinfrer, t’en mettre plein les fouilles plein le bide plein le pif, toi aussi tu peux enculer le monde juste avant le déluge. Le jour où la vie en société sera à nouveau possible, voire voluptueuse, on rêvera devant des réclames qui laissent entrevoir la perspective de faire autre chose que du fric, « Toi aussi tu peux devenir musicien / agriculteur bio / infirmier / archéologue / éducateur spécialisé / astrophysicien / cuisinier / ostéopathe / professeur d’histoire-géo / assistant(e) social / projectionniste / jongleur sur monocycle / sage-femme / fleuriste / compagnon du devoir / bibliothécaire / coutelier / chômeur décomplexé épanoui et amoureux / éditeur. »
Il ne faudrait pas que cette rêverie mine ma belle humeur. J’ai un livre à sortir. La souscription ici même dans quelques jours.
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