Prisencolinensinainciusol

01/08/2021 Aucun commentaire

On ne se comprend plus.
En général, je veux dire, on ne se comprend plus trop. On se répond « Hein quoi kestadi ? » . Voire « HEIN QUOI KESTADI CONNARD ? »
Alors, autant écouter des chansons incompréhensibles.
Et danser, en faisant le pari que la danse est un langage universel.

J’adore les chants en langues construites. Le kobaïen. Le vonlenska. Le klokobetz. Même des charabias potaches, des yaourts régressifs comme Merde in France de Dutronc ou Mets de l’huile de Regg’lyss, m’emplissent de joie, sans doute via l’idée utopique de comprendre l’autre par la seule musique, d’entrer en contact au-delà du sens des mots.
Cet été, ce que j’écoute en boucle, c’est plutôt Prisencolinensinainciusol.

En 1972 Adriano Celentano entend démontrer par l’absurde que les Italiens sont prêts à écouter n’importe quoi qui ressemblerait à de l’américain et catapulte son nouveau single, Prisencolinensinainciusol, chanté dans un entraînant bla-bla englishoïde. C’est un tabac international. Sur la pochette figure cet avertissement : « Questa canzone è cantata in una lingua nuova che nessuno capirà ; avrà un solo significato : amore universale ».
Ah, ouais, d’accord, amour universel. A love supreme. Et on danse.

J’épuise les versions de Prisencolinensinainciusol sur Youtube : la version originale ; puis la deuxième version sous forme de sketch avec explication de texte dans lequel Celentano joue les instits et prétend avoir consacré cette oeuvre à l’incommunicabilité, ce qui lui confère un sérieux à la Michelangelo Antonioni ; la version live des 40 ans ; la version avec les paroles en sous-titres (totalement inutile mais c’est juste pour vérifier) ; son excellente utilisation, fébrile et obsessionnelle, dans la saison 3 de Fargo avec Ewan McGregor moustachu ; la version 2.0 mise à jour 2016 avec chorégraphie XXIe siècle

Une chanson incompréhensible est un peu comme la messe en latin, au fond : on pige que dalle et cette sainte non-compréhension de masse est le vecteur même de la transcendance et de la foi en l’amour universel. Ils ne savent pas ce qu’ils perdent, tous ces fichus calotins ! Sans le latin, sans le latin, la messe nous emmerde ! Et l’eau du sacré calice se change en eau de boudin (sans le latin, sans le latin) et ses vertus faiblissent. Ô Sainte Marie mère de, Dieu dites à ces putain de moines qu’ils nous emmerdent, sans le latin ! Il était inévitable, n’est-ce pas, qu’au bout du cycle, je finisse par me souvenir que la chanson à texte a elle aussi de grandes vertus.

Au passage, Prisencolinensinainciusol passe pour le tout premier rap en langue italienne. Et au fait, le premier « rap français » ce serait quoi ? Pour le savoir, rediffusion au Fond du tiroir.

Risquer d’être importun

26/07/2021 Aucun commentaire
L’édition de La Chute dans laquelle j’ai lu ce roman pour la première fois. J’ai perdu mon exemplaire depuis longtemps mais peu importe, j’aime toujours ce guéridon qui continue de tomber dans ma tête.

On retient d’Albert Camus L’Étranger et sa première phrase, Aujourd’hui maman est morte. C’est déjà bien. Pour ma part je lui préfèrerai toujours La Chute, et son incipit moins spectaculaire, moins facilement tragique, et autrement plus pernicieux : Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ?
Cette entrée en matière mondaine et quasiment obséquieuse, où chaque mot est pesé, est en réalité un extraordinaire rappel de la règle du jeu romanesque et de ses enjeux de pouvoir. Paraphrase : Ô lecteur, je te propose mes services, ce faisant je me positionne d’emblée en tant que ton humble serviteur afin de dissimuler qu’ici je suis tout-puissant, je parle et tu écoutes, j’écris et tu lis, si tu es ici avec moi sur cette première page tu sais pourquoi tu es venu, pas plus d’ambiguïté que sur le porche d’un bordel, on s’y met dès que tu donnes le signal de départ mon chou, je suis prêt à te raconter une histoire mais seulement si tu consens, si cela est ton bon plaisir, si tu n’oublies pas mon petit cadeau et surtout si tu en prends la responsabilité, mais alors ce sera à tes risques et périls, il n’est pas impossible que tu le regrettes et que tu me trouves importun – bah, peu importe, le cas échéant il te suffira de refermer le livre, de reprendre le cours de ta vie, ou éventuellement de choisir un roman plus facilement tragique, ce n’est pas difficile à trouver, un roman qui commencerait par exemple par Aujourd’hui maman est morte.

Reconnaissance de dette. J’ai lu La Chute voici 25 ou 30 ans et ce livre bref me fut une telle déflagration qu’on le retrouve en filigranes dans au moins deux de mes propres romans : la cruciale scène du pont est identifiable, quoique maquillée, renversée cul-par-dessus tête avec un point de vue inversé, dans mon TS ; surtout, le dispositif narratif de la Chute, monologue déguisé en dialogue par un jeu d’adresse au lecteur, est bel et bien repris, amplifié, poussé jusque dans ses retranchements et, si je peux me permettre, mis à jour, dans Ainsi parlait Nanabozo. Si l’on remonte le ruisseau en aval, Camus reconnait sans barguigner que lui-même s’est inspiré du théâtre. On trouve l’aveu p. 1927 du volume d’Essais de Camus en Pléiade :

J’ai utilisé une technique de théâtre (le monologue tragique et le dialogue implicite) pour décrire un comédien tragique.

Lorsque l’on m’interpelle, souvent pour me la reprocher, sur la narration très particulière d’Ainsi parlait Nanabozo, je m’abrite derrière La Chute. Je clame que j’ai piqué à Camus (ainsi que, un peu, à Ces gens-là de Brel, chanson que j’ai adorée durant toute mon adolescence) ce truc du dialogue implicite, de la narration adressée à qui en veut. Sauf que je n’avais pas encore vérifié, je n’ai pas relu La Chute avant d’écrire mon livre…
Voilà, je viens de le faire. Et je réalise que ma dette et mon mimétisme sont plus profonds que je ne le pensais, si jamais l’affaire s’ébruitait je pourrais à bon droit me voir accuser de plagiat. Même si son narrateur est infiniment plus cynique et nihiliste que le mien (finalement très candide), les deux abusent de leur droit de parole en feignant d’entendre un interlocuteur, encourent le risque de se montrer horripilants, profitent de leur logorrhée pour cacher leur jeu, gagnent du temps avec leurs circonvolutions afin de révéler le plus tard possible leur faille, leurs regrets, leur honte, leur culpabilité ; en outre leurs deux patronymes sont des allusions aux paroles d’Évangile, et c’est bien la moindre des choses pour des personnages qui parlent dans un livre et prétendent être crus sur parole par leur lecteur : le narrateur de la Chute s’appelle Jean-Baptiste Clamence (allusion au Jean-Baptiste qui prêche dans le désert, vox clamens in deserto) ; celui de Nanabozo Thomas Dedyme.

L’extrait ci-dessous de la Chute, par exemple, pourrait fort bien apparaître dans Nanabozo, au prix d’une légère réécriture circonstanciée :

Je ne sais comment nommer le curieux sentiment qui me vient. Ne serait-ce pas la honte ? La honte, dites-moi, mon cher compatriote, ne brûle-t-elle pas un peu ? Oui ? Alors il s’agit peut-être d’elle, ou d’un de ces sentiments ridicules qui concernent l’honneur. Il me semble en tout cas que ce sentiment ne m’a plus quitté depuis cette aventure que j’ai trouvée au centre de ma mémoire et dont je ne peux différer plus longtemps le récit, malgré mes digressions et les efforts d’une invention à laquelle, le l’espère, vous rendez justice. Tiens, la pluie a cessé ! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d’avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu’il faut encore dire.

Au passage, d’autres aspects formidables de la Chute rappellent ce que les lecteurs négligents ont souvent tendance à oublier : Camus a de l’humour. Exemple ici, où il parle avec désinvolture de l’amour et en profite pour lancer une pique à Sartre et aux sartriens, ces flics de la pensée qui à l’époque ne cessaient de l’insulter depuis la parution de l’Homme révolté :

Puisque j’avais besoin d’aimer et d’être aimé, je crus être amoureux. Autrement dit, je fis la bête (…) Je me pris ainsi d’une fausse passion pour une charmante ahurie qui avait si bien lu la presse du cœur qu’elle parlait de l’amour avec la sûreté et la conviction d’un intellectuel annonçant la société sans classe. Cette conviction, vous ne l’ignorez pas, est entraînante.

Avant-garde et démocratie

22/07/2021 Aucun commentaire

Le livre qui déforme ma poche ces jours-ci : Le parfum des fleurs la nuit, Leïla Slimani. Je prélève un extrait :

« Je ne connais pas grand chose à l’art contemporain. L’art, contrairement aux livres, a fait une entrée tardive dans ma vie. (…)Des grands tableaux, des sculptures célèbres, je n’avais vu que des reproductions dans mes livres d’histoire ou dans les fascicules de musée que mes parents avaient pu rapporter de l’étranger. Je connaissais les noms de Picasso, de Van Gogh ou de Botticelli mais je n’avais aucune idée de ce que l’on pouvait ressentir en admirant leurs tableaux. Si les romans étaient des objets accessibles, intimes, que j’achetais chez un bouquiniste près de mon lycée et dévorais ensuite dans ma chambre, l’art était un monde lointain, dont les œuvres se cachaient derrière les hauts murs des musées européens. Ma culture tournait autour de la littérature et du cinéma et c’est peut-être ce qui explique que j’ai été si jeune obsédée par la fiction. »

Je pourrais contresigner. En tout état de cause je poursuis la réflexion en mon moi-même : il n’existe pas dans les beaux arts l’équivalent sociologique du livre de poche d’occase (malgré les efforts de Taschen) ou du film diffusé à la télé. Le livre de poche d’occase ou le film à la télé sont de la culture de masse, ou bien de la culture pour la masse, mais alors c’était la même chose, Baudelaire ou Chaplin qu’on démocratise et qu’on partage, au sens le plus fort, on les a en partage. C’est ainsi que Baudelaire et Chaplin nous appartiennent tandis que l’art contemporain appartient à François Pinault et autres milliardaires, nos souverains – le musée de la Douane de Mer, décor du livre de Leïla Slimani, est l’un des fiefs de Pinault.

On pourrait expliquer le chemin qu’a pris l’art contemporain depuis Marcel Duchamp, vers toujours plus d’abstraction, de conceptualisme, de radicalité, d’autisme parfois, de bien des façons, et entre autres il y aurait cette piste : les beaux arts pouvaient se le permettre parce qu’ils n’étaient pas, n’avaient jamais été, démocratiques, ils étaient non concernés par la reproduction de masse, et donc par l’approbation de la masse.

La littérature et le cinéma qui sont, pour moi aussi, champs esthétiques de prédilection, ont évidemment leurs propres avant-gardes (en cinéma : Debord, Maurice Lemaître, Godfrey Reggio, Warhol, Norman McLaren… en littérature : Apollinaire, Dada, les surréalistes, les lettristes, le Nouveau roman, l’OuLiPo, Céline, Guyotat…), je me nourris de leur rejet des lieux communs, je me délecte de leur radicalité, de leurs expériences à la frontière du visible ou du lisible, de leurs inventions qui sont autant de clairs signaux de santé esthétiques pour l’art lui-même (être dans la recherche plutôt que dans le dogme, dans la vie plutôt que dans le rabâchage, dans le mysticisme plutôt que dans la religion, etc.). Mais, contrairement à ce qui s’est passé dans les arts picturaux depuis Duchamp, ni Maurice Lemaître, ni Pierre Guyotat ne sont devenus de nouveaux académismes, des modèles enseignés dans les écoles, des exemples à suivre hors de qui n’existerait point de salut.

Pour le dire un peu brutalement, dans la littérature ou le cinéma, les avant-gardes sont des espaces de liberté ; au contraire, dans les beaux-arts, elles sont d’intimidants et normatifs espaces d’oppression.

Cette conclusion risquée et qui n’engage que moi m’a emmené bien loin de Leïla Slimani… En tout cas si ma distinction est pertinente, elle serait un indice possible pour répondre à la sempiternelle question, la bande dessinée penche-t-elle plutôt du côté de la littérature ou plutôt du côté des beaux-arts ? L’avant-garde en bande dessinée (Raw, l’Association, FRMK…) a proposé me semble-t-il davantage d’espaces d’affranchissement que de néo-normes, donc la bande dessinée appartient plutôt à la littérature (dessinée) puisque son mode de diffusion est, pour elle aussi, la reproduction de masse, CQFD. Souvenons-nous, pour ouvrir plus que pour clore, des paroles fabuleusement libres de Moebius :

Il n’y a aucune raison pour qu’une histoire soit comme une maison avec une porte pour entrer, des fenêtres pour regarder les arbres et une cheminée pour la fumée… On peut très bien imaginer une histoire en forme d’éléphant, de champ de blé, ou de flamme d’allumette soufrée.
(éditorial de Métal Hurlant n°4, 1975)

So grab your mask and a vax

14/07/2021 Aucun commentaire

Music is back ! par Chilly Gonzales.
L’hymne du déconfinement.
L’hymne de l’été.
L’hymne de l’année.
L’hymne de la music, du back, du Gonzo, de tout ce qu’on voudra.
L’hymne, quoi.
Et il y a même du theremin dedans.
Avec cri du cœur à la fin : « Music is back, motherfuckers ! » donc spéciale dédicace à qui de droit.
Je vous le partage et j’en profite pour me le ré-écouter une petite douzième fois.

Non, je n’ai pas envie de « choisir mon camp » comme les radicalisés m’y incitent.
J’ai de la sympathie pour les irréductibles, qui redoublent de colère à chaque intervention de Macron, qui s’entêtent à refuser le vaccin, qui y voient « la dictature en marche », tel Jean-Marc Rochette (que j’admire beaucoup par ailleurs et de qui je suis ami fèchebuick)…
Mais j’en ai aussi en abondance pour ceux qui, comme Gonzo, chantent : « Music is back so grab your mask and a vax, Now scratch the past this is the aftermath ! »
Autrement dit : chope-toi un masque et un vax, qu’on passe à autre chose.

“Music is back and the shows are back to back
Music is back like the clap on a backing track
Music is back so grab your mask and a vax
Now scratch the past this is the aftermath
Music is back like Johann Sebastian Bach
Like Burt Bacharach or Ratatat
Music is back and abstract like yackety-yack yak when I rapidly rap rap
And you have to react
Music is back with the heaviest gravitas
But so is the laughing gas
Music is back and I’m jacked with this battery pack strapped to my back
And that ass just has to be slapped
Music is back
Music is back and I can’t relax
Music is back
No caveats
Music is back
Music is back just imagine that
Music is back
No caveats
Music is back and I’m back in my habitat
Doing my tightrope act like acrobats
Music is back two shows for half of the cash
We just had to adapt to get back in the black
Music is back and it’s got two hands attached
To this Bechstein, that’s a Cadillac
Music is back, music is smack, music is crack
Music is that which you lack when you’re trapped that’s a fact
Music is back not the crap on your Apple Mac
Fuck a stream, fuck a screen, I get cataracts
Music is back cut the crap no panic attacks
Now I just laugh in the bath now that we have it back
Music is back
Music is back and I can’t relax
Music is back
No caveats
Music is back just imagine that
Music is back
No caveats”

L’acteur et la violence

12/07/2021 Aucun commentaire
Adam Driver dans le rôle de Henry McHenry

Zéro

Depuis ma lecture décisive, à l’âge de 17 ans mais une fois pour toutes, du Théâtre et son double d’Antonin Artaud, j’entraperçois dans les films que je vois ou dans les livres que je lis les liens entre l’acteur et la violence. La mission de l’acteur, athlète affectif, ou peut-être son sacrifice, consiste à prendre en charge la violence, la sienne comme celle des autres et surtout de qui le regarde, et à la rendre, tant pis pour lui. Il n’est pas là pour enfiler des bons mots, en aucun cas pour être sympathique, mais pour émettre des signes depuis son bûcher. Violence de l’empathie même.

Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement.
Aussi bien, quand nous prononçons le mot de vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits, mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes. Et s’il est encore quelque chose d’infernal et de véritablement maudit dans ce temps, c’est de s’attarder artistiquement sur des formes, au lieu d’être comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers.
Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938, préface

Un

Vu Annette de Leos Carax.

Après le si riche Holy Motors (2012), matrice de dizaines de films à faire ou à rêver, Carax pouvait aller n’importe où, l’embarras du choix sur 360°. Il a choisi de faire cet objet littéralement pop, comédie musicale éblouissante construite sur une question pop d’aujourd’hui : la vie intime des people, dont le public surveille les amours, enviant leur bonheur et se rassurant de leur malheur. Un opéra pop, vert, noir et rouge dont l’extravagance ne pourrait être comparée qu’aux comédies musicales tordues des années 70, celles de Ken Russell, dont Tommy, ou bien le Rocky Horror Picture Show. Ou Lost Highway, qui d’ailleurs n’est ni une comédie musicale ni des années 70. Bizarrement j’ai aussi décelé des liens avec Pola X (1999), le film le moins aimé de Carax, ne serait-ce que par l’énergie insufflée par la moto dans la nuit.

Ici, donc, c’est Adam Driver qui endosse le rôle sacrificiel et perturbateur, le suspect usuel, l’acteur qui joue à l’acteur sur son bûcher, le matériau explosif, le comique de stand-up agressif, cynique, imprévisible, instinctif et animal, toxique, alcoolique, autodestructeur. Pas sympathique. Il a peut-être assassiné une femme. Il finit en prison. Que lui fait-on payer, ce crime apparent ou bien ses spectacles où il nous purgeait de notre propre violence ?

Deux

Lu L’inconnu de la Poste de Florence Aubenas.

Les grands reportages de Florence Aubenas font figure d’archaïsme, à une époque où le métier de journaliste s’est ruiné, dilué dans ceux, encore rentables, de communiquant ou d’animateur télé. Aubenas perpétue de façon anachronique la noblesse et la vertu du journalisme tel que l’entendait le saint patron de la profession, Albert Londres, et ses papiers dans Le Monde, même après plusieurs années, sont inoubliables alors qu’on ne se souvient plus de l’actu de la veille. Je conserve en tête celui sur les rond-points de gilets jaunes, celui sur l’affaire Jeanne Calment, celui sur l’Ehpad pendant le premier confinement, celui extraordinaire sur la Femme des Bois des Cévennes

Son dernier livre documente l’assassinat sordide de la poste de Montréal-la-Cluze (Ain), le 18 décembre 2008. La postière est lacérée de 28 coups de couteau, trois sont mortels dont deux à la gorge. En face habite Gérald Thomassin, petite frappe et ex-vedette du cinéma français, zonard, drogué, instable, boiteux, lauréat du César du meilleur jeune espoir masculin.

Ici, donc, c’est Thomassin qui endosse le rôle sacrificiel et perturbateur, le suspect usuel, l’acteur qui joue à l’acteur sur son bûcher, le matériau explosif, le marginal trop instinctif pour qu’on puisse l’imaginer faire autre chose que s’identifier à ses rôles de petits criminels (Aubenas retranscrit son fulgurant bout d’essai pour Le Petit Criminel de Jacques Doillon en 1989). Imprévisible et animal, toxique, alcoolique, autodestructeur. Pas sympathique. Il a peut-être assassiné une femme. Il finit en prison. Que lui fait-on payer, ce crime apparent ou ses rôles passés où il nous purgeait de notre propre violence ?

Le fait qu’il soit suspect, et puni, parce qu’il est acteur est attesté par les déclarations de la magistrate ayant rédigé les réquisitions à Lyon en 2019 : parmi les maigres éléments à charge, « une faculté théâtrale à endosser le personnage de l’homme meurtri au point d’aller pleurer sur la tombe de sa victime » (L’inconnu de la Poste, p. 233). Oui : sa victime, ici pas de présomption d’innocence, prouver sa culpabilité ne sera qu’une formalité, sa filmographie constituant un éloquent casier judiciaire. Puis Gérald Thomassin disparaît de la surface de la terre, la veille de sa comparution au tribunal de Lyon où il prétendait se rendre de bon coeur, comptant se blanchir définitivement. Nul ne l’a vu depuis le 29 août 2019.

Pendant ce temps, au Texas de l’Afrique

07/07/2021 un commentaire
La limousine présidentielle devant le Parkland Hospital, Dallas, Texas, le 22 novembre 1963. JF Kennedy vient d’y être admis, mourant.

Youpi, la saison des scamours est revenue ! Même si mon chef d’oeuvre en la matière restera cette histoire d’amour déchirante de 2014, je suis toujours content de réendosser mon rôle de « Raoul DeBoisat » . Voici un dialogue poignant que Raoul a eu récemment avec un pauvre vieillard texan à l’agonie.

Bonjour,
Je ne serai pas longue, mon nom est Frédy ESSEIVA de nationalité suisse, âgés de 79 ans veuf sans enfants. Je vous contacte pour un projet humanitaire, ma situation physique actuelle ne me permet pas de réaliser le projet que j’envisage de faire. Je vais mettre à votre disposition des moyens financiers pour le faire, car en mourant nous n’emportons aucun bien matériel avec nous. Je serai heureux d’avoir une réponse de votre part, car trop réfléchi avant de prendre cette décision. Ce projet consiste à venir en aide aux personnes vulnérables telles que : les enfants de la rue, les démunies sans-abris et construit une Eglise. j’ai beaucoup prié le créateur afin qu’il m’oriente vers son enfant pouvant accomplir cette mission. Merci de me joindre à mon adresse e-mail privée pour plus ample explication.
Merci pour votre compréhension
Amicalement,
Frédy ESSEIVA

Cher Frédy bonjour (vous permettez que je vous appelle cher Fredy ? Ce n’est pas trop familier ?)
Vous tombez bien avec moi car j’adore les projets humanitaires, tous les ans je donne pour le Téléthon et j’achète aussi la compile des Enfoirés (heureusement je ne l’écoute pas, n’ayant plus de lecteur de CD).
Mais attention, j’aimerais que vous vous présentiez un peu mieux. Malgré le caractère alléchant de votre proposition, je me méfie tout de même un peu. Vous parlez de « moyens financiers » à mettre à ma disposition, c’est bien joli mais, mais… Peut-on savoir comment vous l’avez gagné, cet argent, d’abord ? J’espère que je n’ai pas affaire à un malfrat qui soutire des fortunes à des pigeons ! J’espère que vous êtes un honnête vieillard qui a travaillé toute sa vie et a simplement économisé sou à sou entre deux prières à Dieu ! Heureusement votre adresse mail me rassure un peu : « swissmail », je conclus que vous êtes suisse, or je crois savoir qu’en Suisse il n’y a que des honnêtes gens qui savent gérer leur argent comme de bons pères de famille.
En espérant que vous vous portez bien (79 ans ce n’est pas si vieux, que diable ! vous n’êtes pas tellement plus âgé que moi),
Raoul

Bonjour,
Je me nomme Monsieur Frédy Alexandre ESSEIVA de nationalité Française, âgé de 80 ans, veuf sans enfants. Je suis actuellement sous observation médicale dans un hôpital au 5200 Harry Hines Blvd Sise à Dallas (TX 75235, États-Unis) pour des traitements de ma santé. J’ai les larmes aux yeux en vous écrivant ce petit message, car celui qui n’est pas prêt a affronté la mort au terme de sa vie, ne sera pas en paix quand tombera la nuit.
Si je parviens à vous écrire tout ceci, c’est donc grâce a une petite fille de salle qui m’aide et qui prend soin de moi ici a l’Hôpital. Depuis, j’ai perdu l’usage de la parole, les médecins ont essayé tout ce qui est humainement possible, mais en vaux rien. Dieu seul connaît la réponse.
Je vous confirme que j’ai souhaité vous attribué une somme de 4.800.000 €, d’où cette offre que je vous fais est destinée pour aider les personnes en grandes difficultés (les démunis, les orphelins, ouvrir des centre de promotion sociale pour aider les difficultés financières). Sachez que j’ai longtemps fais des recherches pour que Dieu tout puissant m’envoie une personne de bon cœur comme vous à travers mes recherches et j’espère de tout cœur vous ne refuserez pas mon offre. Mon dernier souhait est de voir une grande partie de cette somme distribuée à un organisme de charité, des églises, des orphelinats et des veuves autour de la promotion de l’œuvre de Dieu. Je dois vous faire savoir que cette décision a été très dure à prendre, mais j’ai dû faire un pas audacieuce parce que je n’ai aucune autre option.
L’argent sera réparti comme suit : 85% sera utilisé pour le projet et 15% sera pour vous-même pour tous les efforts que vous aurez à fournir pour le transfert de la somme et la réalisation du projet. Je vous expliquerai comment rentrer en possession de la somme. Consacré un peu de votre temps pour ce projet humanitaire et Dieu vous le rendra au centuple.
Je dispose tous les documents légaux justifiant le dépôt de ces fonds auprès de cette structure, soyez très rassurant, car ce dossier est bien légal en toute sérénité.
J’attends donc votre réponse afin de vous laisser les contacts de ma banque et plus de détails sur ce projet.
Que le Tout puissant vous bénisse et vous donne la force nécessaire de faire bon usage de ce bien que j’ai délibérément de propre gré accepté de vous céder.
Cordialement,
Frédy ESSEIVA

Cher Frédy
Félicitations, votre histoire est bouleversante. J’ai le coeur déchiré d’apprendre que vous êtes à l’article, je suis en outre très touché par votre sens de la métaphore (« être en paix quand tombera la nuit » est drôlement bien trouvé, bravo) mais je retiens mes larmes parce que j’ai toujours des doutes à votre sujet.
Vous me demandez d’être « très rassurant »… Je comprends, mais malheureusement je ne suis guère en mesure de vous rassurer, les bonnes paroles du genre « Allons Frédy, courage, ressaisissez-vous, vous êtes solide comme un chêne, vous nous enterrerez tous » manqueraient un peu de sincérité, or j’aime beaucoup la sincérité sans fard qui s’est établie entre nous comme si nous étions déjà de vieux amis, et j’aimerais plus que tout ne pas la gâcher.
Par ailleurs, vous n’avez pas répondu à la question que je vous posais dans mon précédent mail : l’argent que vous souhaitez m’offrir gracieusement, comment l’avez-vous gagné ? Je tiens à vous dire que j’ai ma fierté, que je ne suis pas blanchisseur, et je ne saurais accepter de l’argent sale, acquis dans des trafics de drogue ou d’armes, dans des réseaux pédophiles ou bien dans la production d’émissions de téléréalité.
C’est pourquoi je vous demande instamment, cher Frédy, de me fournir dans les plus brefs délais en PDF vos trois derniers bulletins de salaire, un relevé bancaire attestant que vous n’êtes pas établi fiscalement dans les Iles Caïman, un justificatif de domicile, un certificat de baptême, un test PCR de moins d’un mois, ainsi qu’une lettre de caution morale écrite par la petite fille de salle qui prend soin de vous à l’hôpital et allège votre agonie.
Pardon d’être si procédurier, j’espère que vous comprendrez que par les temps qui courent je ne souhaite prendre aucun risque.
Amicalement,
Raoul.

Bonjour cher ami,
Je comprends bien votre inquiétude et j’aimerais vraiment vous dire que je ne peux pas prendre de l’argent sale pour faire une charretée ou pour construire une église. Pour votre vérification, veuillez contacter ma banque: www.labanquegci.eu pour vérification. Pour les pièces demandées, je suis toujours à l’hôpital et je peux les fournir une fois à domicile.
Merci
Cordialement,
Frédy ESSEIVA

Cher vieil ami,
Pardon d’avoir douté de vous ! Je réalise enfin, grâce à votre lien vers labanquegci.eu, que vous êtes une personne sérieuse et j’ai désormais pleinement confiance en vous. Je suis obligé de vous confesser qu’en voyant arriver votre premier mail, j’ai soupçonné que vous ne fussiez qu’un vulgaire margoulin qui cherchait à me dépouiller. Mais j’ai vérifié l’adresse de l’hôpital où vous prétendez mourir (5200 Harry Hines Blvd Sise à Dallas TX 75235, États-Unis)… Or cette adresse est bien celle d’un hôpital, grâce à Dieu, et non celle d’un squat d’artiste, d’un centre de shoot ou d’un cybercafé. Qui plus est, je découvre avec stupeur grâce à Wikipédia qu’il s’agit de rien de moins que du Parkland Hospital où sont morts successivement John Fitzgerald Kennedy, puis Lee Harvey Oswald (vous savez, le gars qui a assassiné Kennedy), puis Jack Ruby (vous savez, le gars qui a assassiné Lee Harvey Oswald) ! Il est parfaitement inconcevable qu’un tel sanctuaire prête son nom à une arnaque, donc je me rends à l’évidence : vous êtes honnête comme l’or. Vous pouvez envoyer votre chèque à : Raoul Deboisat, 1, esplanade Jean Moulin, 93007 Bobigny Cedex. Merci pour tout et bonne fin de vie à vous, mes amitiés à la jeune fille qui veille sur vous,
Bien cordialement,
Raoul

« Chasse à l’homme » (David Cronenberg, 1993)

04/07/2021 Aucun commentaire
Après vérification sur Wikipedia, « Chasse à l’homme » (1993) est un film de John Woo et non de Cronenberg. En outre l’acteur n’est pas moi, mais un certain Jean-Claude Van Damme. J’ai un peu de mal à croire ce que me dit Wikipedia.

Cette nuit, j’ai découvert un film de David Cronenberg que je ne connaissais pas, Chasse à l’homme (1993), film mythique attisant d’autant plus la curiosité qu’il était jusqu’à présent considéré comme perdu et invisible, tourné entre ses deux adaptations littéraires, Le Festin nu et Crash, puis jamais sorti, renié, peut-être même inachevé, et occulté depuis lors dans toutes les filmographies et interviews de Cronenberg.

Je me fais une joie de voir enfin ce film maudit, mais dès les premières images une révélation m’éclabousse : si ce film a été effacé de toutes les mémoires et surtout de la mienne, ce n’est pas par hasard. C’est parce que j’en suis l’acteur principal. L’homme chassé, c’est moi ! Non seulement je me vois sur l’écran, avec mon corps de 1993, incarnant ce personnage de vigile de supermarché surarmé, mais je revis le film en temps réel. Voilà pourquoi le film n’est pas sorti à l’époque, trop en avance sur son temps, il était le fruit d’une expérience d’immersion en réalité augmentée. La technique n’était-elle pas au point au moment du tournage ? Ou peut-être était-elle dangereuse ? En tout tout s’éclaire rétrospectivement, Cronenberg a tiré les leçons de cette expérience cuisante lorsqu’il a tourné un peu plus tard eXistenZ, film à clef.

Les souvenirs me reviennent au fur et à mesure que le film se déroule, chaque image devient immédiatement une impression de déjà vu. Je suis ce vigile recouvert d’un casque, de lunettes de soleil, d’un gilet pare-balle épais comme une armure et portant en bandoulière des armes lourdes, mitrailleuse, lance-flamme et bazooka. Au début du film je tue par inadvertance un client du centre commercial, je présente mes excuses à la foule, je me défends maladroitement, Si on ne m’avait pas mis entre les mains ces armes rien ne serait arrivé, je m’enfuis, je me retrouve dans un parking souterrain, je songe un instant à me suicider, je renonce, à la place je fais exploser ma voiture et la chasse à l’homme s’enclenche. La police, l’armée, et diverses autres personnes que je ne prends pas le temps d’identifier mais qui, clairement, ont intérêt à me faire disparaître parce que j’en sais trop sur ce film qui aurait dû rester secret pour le bien de tous, sont à mes trousses.

La mise en scène, révolutionnaire, consiste en un seul plan-séquence vertigineux, la caméra ne me lâche jamais durant la traque, je suis toujours au centre de l’image comme dans un jeu vidéo, je cours dans des galeries commerciales, je traverse des magasins en renversant tout sur mon passage. Au hasard, je rentre en grand fracas dans une librairie. Tiens ? Sur une table de présentation j’avise un livre inédit de Louis-Ferdinand Céline, Lettres à une amie américaine, incroyable, très belle édition, reliure, signet en tissu et rhodoïd, élégant papier gris, comment se fait-il que je n’ai jamais entendu parler de ce livre ? Mais je n’ai pas le temps de m’attarder, mes poursuivants sont déjà là, ma cavale reprend.

Par une porte de secours du centre commercial je trouve enfin le moyen de m’échapper, le soleil m’éblouit et je détale à l’aveugle, mes poursuivants sur les talons. Je traverse à pied une autoroute, mes ennemis conduisent des mini-voitures de golf et me mitraillent sans relâche. Je cours comme un dératé en enjambant des barrières, en sautant des talus, en provoquant des accidents, je me retrouve même au-dessus d’un précipice qui m’apparaît comme le moyen idéal de semer les nervis qui me traquent, je saute, je plonge dans un étang que je traverse à la nage, je sors et poursuis sur un petit chemin de terre. Je prends le temps de souffler, je m’assois contre un arbre et j’écoute le chant des oiseaux. Rupture de style : cette scène de répit est filmée comme du Terrence Malick.

Mais bientôt j’entends le moteur électrique des petites voitures de golf, il me faut reprendre ma course. Je remonte le chemin de terre, il mène à une maison. Elle semble déserte, mais je vois dans une véranda des chaises, des pupitres, des partitions. Et j’entends des voix, des chants, dans la pièce d’à côté. Parfait, cette maison est habitée par des chanteurs, on ne me retrouvera jamais ici. Je visite à pas de loup, je trouve le garage, j’aperçois au fond une porte basse, que j’ouvre. Derrière se tiennent deux bouteilles de gaz rouges. Je me faufile entre les deux, je referme la porte basse derrière moi et je ne bouge plus, j’écoute ma respiration et, au loin, des chants chorals. Enfin au repos, j’ai le temps d’admirer la virtuosité de la caméra, qui non seulement m’a suivi durant toute la durée de la traque mais a réussi a se faufiler avec moi dans cette minuscule trappe aux bouteilles de gaz rouge. Chapeau le chef op.

Je me réveille. Je ne sais plus quoi faire. David Cronenberg ne m’a pas donné une seule consigne de jeu. Je ne sais même pas s’il est sympa ou non, dans la vraie vie, ni s’il est content de la scène.

Enfin survient une chose normale

28/06/2021 un commentaire
Chris Ware, autoportrait, 2021

Chris Ware a reçu le grand prix d’Angoulême ! Rien de plus normal que cette récompense, mais elle fait plaisir quand même, les choses normales se révélant finalement assez rares.

Rediffusion au Fond du Tiroir, façon « je vous l’avais bien dit » : en 2008, il n’y a pas moins de 13 ans mesdames et messieurs, j’étais extatique et vous déclarais en substance : « Chris Ware est un génie, précipitez-vous sur son dernier récit en cours, Rusty Brown, qui est encore mieux que tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, malheureusement pas encore traduit en français… » (13 ans plus tard, Rusty Brown est enfin achevé et traduit, chez Delcourt.)

Et pendant ce temps, une courge nommée Roselyne Bachelot, paraît-il ministre d’on-ne-sait-quoi, déclare dans un grand quotidien du soir numérique : « On peut entrer dans la culture par le divertissement ! Par exemple, la bande dessinée permet d’entrer dans la lecture. On peut arriver à lire Kundera en commençant par lire des Astérix ! »

Est-il possible d’être aussi bête, aussi rétrograde, aussi ministre ! Rance vision utilitaire de la bande dessinée comme marchepied vers la vraie culture, celle des romans ! Si jamais des lecteurs d’Astérix lisent également Kundera, grand bien leur fasse (idem si des lecteurs de Kundera lisent Astérix). En revanche il est rigoureusement inconcevable que des lecteurs de Guillaume Musso ou Danielle Steel accèdent un jour à la lecture de Chris Ware.

Bachotage

27/06/2021 Aucun commentaire

Oh, non ! Que m’arrive-t-il ? J’opine du bonnet en lisant une tribune du Figaro ! Un dimanche d’élection, en plus ! Suis-je devenu un vieux con, sans m’en rendre compte, comme tous les vieux cons ? L’auteur du texte ci-dessous est ex-adjoint au maire de Versailles et député européen LR, a priori pas spécialement un type avec qui j’aimerais boire des coups, pourtant je trouve plutôt sensé ce qu’il raconte sur l’état de l’Éducation Nationale et sur la perte programmée de sens et de valeur du bac en particulier, des diplômes et de l’enseignement en général, et en fin de compte du rapport au savoir.
Au fond le dépassement du clivage gauche/droite est ici tout naturel puisque la gauche est loin d’être innocente dans le délabrement à long terme de l’éducation nationale (simultané à celui de la santé).
Au passage je relève dans la tribune ces fragments : « Adapter l’évaluation aux disparités locales était le moyen le plus efficace pour achever de casser un thermomètre gênant (…) un lycée à la carte (…) archipel complexe de parcours individuels (…) » et j’y entrevois un terrifiant concentré de l’esprit du temps, à savoir la mise à mort de l’universalisme et de l’idée même de bien commun qui, en termes de savoir, s’appelait « culture générale », au profit du relativisme, de la balkanisation cognitive façon réseaux sociaux, des « cultures » remplaçant la « culture », voire des « accommodements raisonnables », et en fin de compte du rouleau compresseur néo-libéral qui a besoin non de citoyens mais de consommateurs. Résultat : en 50 ans la part de bacheliers dans une génération est passée de 20% à 80% mais la part d’illettrés n’a pas baissé pour autant, au contraire, révélant assez que l’objectif politique était bien le bac-fétiche et non l’accès au savoir ! Qu’un citoyen sache lire et écrire n’a pas tellement d’importance, après tout c’est son choix et il faut le respecter, du moment qu’il a le droit de consommer et de signer les formulaires de souscription à des crédits pour relancer l’économie. Ce que, d’ailleurs, plaide le Figaro dans toutes ses autres pages. Ouf, me voilà rassuré, je ne suis pas près d’approuver le Figaro EN GÉNÉRAL, je vais pouvoir sortir de chez moi et aller voter.
Bon courage à tous les jeunes gens qui passent le bac ces jours-ci… Bon courage pour après, je veux dire…
F.V.

«Pourquoi l’enseignement secondaire continue à se dégrader de façon spectaculaire»
TRIBUNE – Enseignant de profession, le député européen François-Xavier Bellamy porte sur l’état de l’école un jugement aussi sombre que précis.
Par François-Xavier Bellamy
FigaroVox, le 16/06/2021
Malgré cette année chaotique, certains rituels semblent immuables, dont l’épreuve de philosophie qui ouvre aujourd’hui le bal du baccalauréat pour des centaines de milliers d’élèves. Mais que reste-t-il vraiment du bac? Disons-le: ce diplôme national est aujourd’hui une étoile morte ; et cette situation n’est que le symptôme de l’effondrement silencieux, mais bien réel, qui touche le système éducatif.
Depuis longtemps déjà, ce qui constitue encore le premier grade universitaire a été peu à peu discrédité par une double évolution: le projet d’amener 80 % d’une classe d’âge au bac a été poursuivi avec constance depuis 1985 – jusque-là, seuls trois jeunes français sur dix décrochaient ce diplôme. Mais, simultanément, le niveau général des élèves français ne cessait de baisser, comme l’attestent aujourd’hui toutes les études internationales: la dernière enquête Timms a montré que la France se classait dernière en Europe pour l’enseignement des mathématiques. Ces lacunes majeures dans la transmission des savoirs les plus fondamentaux sont confirmées par les statistiques du ministère elle-même ; et les chiffres de la journée défense et citoyenneté publiés pour 2020 montrent que 22 % des jeunes majeurs en France ont de lourdes difficultés de lecture. Il n’est plus du tout garanti qu’un bachelier sache, par exemple, lire et écrire correctement le français.
« Le baccalauréat est devenu un mensonge d’État. »
La situation n’a aucune chance de s’améliorer. La réforme du bac menée par Jean-Michel Blanquer en 2018 lui a porté le coup de grâce: cet examen incarnait une certaine idée de la méritocratie – mêmes épreuves, le même jour, avec les mêmes critères de notation et la même organisation de jury -, le ministre y a incorporé une part importante de contrôle continu, effectué dans chaque classe, et des épreuves par lycée, lui retirant de fait son caractère d’examen national. Dans un système éducatif devenu le plus inégalitaire de l’OCDE, adapter l’évaluation aux disparités locales étaitle moyen le plus efficace pour achever de casser un thermomètre gênant.
Le baccalauréat est devenu un mensonge d’État ; et les universités sont contraintes d’assumer cette fiction: puisqu’elles sont les seules formationsà ne pouvoir refuser un bachelier, elles reçoivent les milliers d’élèves titulaires d’un diplôme qui ne garantit plus rien, surtout pas leur capacité à poursuivre des études. Sur les plus de 50 000 étudiants qui s’inscrivent en droit chaque année, moins de la moitié réussissent leur première année. Tel est le résultat de ce bac devenu fiction: un immense gâchis, sur le plan académique – car l’université est emportée vers le fond par le naufrage de l’enseignement primaire et secondaire -, mais aussi gâchis budgétaire, et, le plus important, humain: comment les jeunes privés des moyens d’accomplir leurs talents par des connaissances essentielles, qui n’ont pour tout bagage qu’un diplôme dévalué, pourraient-ils ne pas en vouloir aux institutions qui leur ont menti? Comment des professeurs qui s’engagent, malgré toutes les difficultés, dans l’aventure pédagogique, peuvent-ils ne pas être écœurés en étant assignés au rôle de rouages muets dans ce qui devient désormais une immense fiction collective?
Car la crise touche le quotidien de l’enseignement, et non pas seulement l’examen final: derrière cette réforme du bac, il y avait une réforme du lycée, dont les conséquences sont majeures. Le principe est simple: supprimer les filières existantes, en réduisant drastiquementles disciplines qui en constituaient le tronc commun, pour les remplacer par un lycée à la carte composé d’une addition d’options. On peut arrêter complètement les mathématiques dès la fin de seconde si l’on ne retient pas cette option. Le nouveau lycée prend le parti de la spécialisation précoce au détriment de la culture générale, alors qu’elle n’a jamais été aussi nécessaire que dans ce monde en mutation rapide – où il est tellement vain, d’ailleurs, d’imposer aux élèves de choisir une spécialité dès l’âge de 14 ou 15 ans. Fondé sur cette exigence intenable, le nouveau lycée ressemble à un archipel complexe de parcours individuels et remplacela structure des classes en une multitude de groupes redessinés au gré des options. Il isole toujours plus les adolescents, privant les plus fragiles du lien avec une classe, qui constituait souvent le dernier point d’ancrage pour éviter le décrochage. Seule efficacité vérifiable de cette réforme incompréhensible : elle aura fait disparaître, comme par enchantement, des millions d’heures de cours par an. L’alliance de l’idéologie des compétences et d’une logique budgétaire inavouée, résultat d’un manque de courage plus que de lucidité, aura fini d’achever le bac et de fragiliser considérablement tout l’édifice du lycée.
Ces mêmes causes ont manifestement inspiré une autre rupture majeure que Jean-Michel Blanquer a récemment imposée par arrêté, dans l’indifférence générale – hormis celle des premiers concernés: la réforme du concours de l’enseignement, le Capes, doit s’appliquer à partir de la rentrée. Jusque-là, dans chaque matière, les deux oraux du Capes étaient consacrés à la discipline dans laquelle le candidat se présentait. Désormais, l’un des deux sera remplacé par un «entretien de motivation», devant des jurys où pourront d’ailleurs figurer des personnes n’ayant jamais enseigné. Là encore, l’importance accordée au savoir recule: on recrutera un professeur d’anglais sur une seule demi-heure d’oral de langue. En revanche, fait inédit, on évaluera le candidat sur sa conformité avec les attendus du moment du point de vue des «valeurs» et du discours…La France était agnostique avec ses futurs professeurs, pourvu qu’ils atteignent l’excellence dans leurs disciplines ; désormais, il leur faudra passer par le processus managérial de l’entretien de motivation – comme si celui qui persiste à vouloir enseigner, malgré la faiblesse des salaires, l’aberration de la gestion des carrières et la multiplication des difficultés pédagogiques, avait besoin de prouver sa motivation… La seule chose que doit avoir à prouver un futur professeur, c’est son savoir! Charge au ministère de former ses enseignants, de les accompagner, de les soutenir et de garantir leur impartialité dans l’exigence de la transmission.
C’est ici l’exact inverse qui se produit : en mobilisant des candidats pour dispenser six heures d’enseignement par semaine pendant leur année de préparation des concours, la réforme confiera des classes à des étudiants qui n’auront encore jamais été évalués en tant que professeurs – y compris donc à ceux qui ensuite n’arriveront pas à décrocher les concours. Là encore, l’idéologie qui préfère l’expérience pratique au savoir fait bon ménage avec une logique d’économies bien médiocre: des candidats devront préparer les concours en travaillant sans contrat pour quelques centaines d’euros mensuels, prenant en charge des heures normalement effectuées par des professeurs titulaires.
Le gouvernement actuel n’est pas responsable de la crise profonde que traverse l’école ; l’origine en est plus lointaine. Mais, après quatre années d’exercice du pouvoir, il faut bien reconnaître que rien n’aura été fait pour reconstruire un système éducatif en souffrance. C’est pourtant l’enjeu majeur qui décidera de l’avenir de notre pays. Tout commence par là. Nous le devons aux professeurs qui se dévouent à la tâche malgré la défiance partout répandue et aux élèves, bien sûr, qui ont le droit de recevoir ce qui nous a été transmis pour accomplir leurs facultés et offrir au monde à venir ce qu’ils ont de meilleur à faire naître. Pour cela, il faut des connaissances, et non des diplômes que notre faillite collective a fini par priver de sens.

Que faire du baroque ? (Cancel la Cancel, 1/5)

23/06/2021 Aucun commentaire
Photos : Laurence Menu. Le gars de dos au premier rang du public en chemise blanche, c’est Eric Piolle. C’est pas pour cafter, mais il a passé l’essentiel du concert sur son téléphone, à consulter les résultats des élections.

Deux photos des concerts « les tubes du baroque » donnés dimanche dernier par l’orchestre baroque Le Jardin Musical (Christine Antoine et compagnie). Le tambouriniste est un peu flou mais au moins il est en mesure et plein de bonne volonté.

Je prends un plaisir gigantesque à accompagner ces concerts en tant que présentateur-conteur-pédagogue (et tambouriniste). Je raconte de bonnes anecdotes, souvent liées à l’histoire littéraire davantage que musicale (pour évoquer Lully je parle de Molière, pour évoquer Purcell je parle d’Aphra Behn et par conséquent de Virginia Woolf, etc.) et j’en profite pour glisser quelques messages politiques bien sentis.

Échantillon : « Oui, bien sûr, mesdames et messieurs, on peut se moquer gentiment des opéras baroques dont les livrets, qui fantasmaient l’Orient, reposaient sur des présupposés racistes exprimant la supériorité de l’Occident blanc. Ah, la « danse des sauvages » des Indes Galantes ! Mais à partir de ce constat, deux solutions s’offrent à nous : soit l’on s’indigne de l’arrogance de ces œuvres, de leur caractère discriminatoire, de leur complicité dans le colonialisme et l’esclavage, de leur privilège blanc qui est une incarnation du mal, et on supprime du répertoire les Indes Galantes, Armide, Rinaldo, Abdelazer ou la revanche du Maure, on déboulonne Lully, Haendel, on relègue tous ces mâles blancs de plus de 50 ans (certains ont même 300 ans) dans une liste noire, et poubelle.
Cette solution très en vogue s’appelle la « cancel culture », qui est une culture de l’oubli – oxymore, contradiction dans les termes.
Soit l’on n’oublie rien, même pas les préjugés anachroniques, on se souvient qu’ils ont existé, que quelque chose a eu lieu, et pour cela et on montre les œuvres, on les joue, on les accompagne au tambourin s’il le faut, on les présente d’une manière contemporaine pour un public contemporain. C’est ce que nous prétendons faire. »

Du reste c’est également ce que fait Clément Cogitore quand il met en scène « Les Indes Galantes » à l’Opéra de Paris avec des danseurs urbains, et qu’il explose tout sur son passage. À ne pas manquer : sort aujourd’hui (mercredi 23 juin) en salle le documentaire sur cette mise en scène fabuleuse, film titré également Les Indes Galantes, par Philippe Béziat.

Que faire du baroque ? Le jouer, naturellement.

Prochaine représentation de nos « Tubes du baroque » : 16 janvier 2022, temple protestant, 2 rue Joseph-Fourrier à Grenoble, mais tout le monde a le temps d’oublier la date entre temps.