Une ruine pathétique (Dossier M, zéro)

06/01/2022 Aucun commentaire

En ce moment je lis Grégoire Bouillier. C’est très bon, Grégoire Bouillier. Son monumental Dossier M, que je n’ai fait qu’aborder du bout des yeux tellement il m’impressionne, je tourne autour, je relis la première page, le premier niveau, la première partie du premier livre… Bref je renâcle, sachant que la somme me tiendra plusieurs mois ; ainsi que, à l’opposé mais dans la continuité, son ultrabref Charlot déprime (anagramme de L’Arc de Triomphe) que j’ai avalé d’une traite, conscient déjà que tout ce que Bouillier écrira et publiera désormais pourra être considéré comme une annexe à son grand-œuvre lui-même regorgeant de digressions, une pièce supplémentaire ajoutée au Dossier.

Ainsi, ce Charlot déprime est un reportage d’immersion dans les manifs de Gilets Jaunes en 2018, ex-texte d’actualité déjà devenu une source historique, écrit sur le vif, énergique et cependant très réflexif, si tant est qu’on puisse réfléchir en courant pour fuir les lacrymos : Bouillier ne manque pas de se comparer à Fabrice à Waterloo (1).

Je relève ce paragraphe :

Tiens, un petit groupe de gilets jaunes diffusent sur un radiocassette Hexagone de Renaud. Le son est pourri. Il vient des années 1980, lorsque la droite mettait en place sa révolution ultra-libérale et que la gauche n’était pas encore ce qu’est devenu Renaud : une ruine pathétique. N’empêche, cela fait un peu de musique. Même si, dans cette ambiance plutôt sépulcrale, cela a quelque chose d’incongru. De malvenu presque. De paradoxal aussi puisque cette chanson claironne que « si le roi des cons perdait son trône, y aurait cinquante millions de prétendants » .

Or justement dans ce même temps gorgé de synchronicités j’écoute par hasard un double album de reprises de Renaud, La Bande à Renaud par Lavilliers, Arno, Arthur H, Biolay, Olivia Ruiz, Thiéfaine, Nicolas Sirkis (c’est d’ailleurs lui qui courageusement se coltine Hexagone), etc., et voilà une occasion magnifique de se souvenir qu’avant d’être une ruine pathétique, un has-been alcoolique et embrasseur de flics, Renaud a été un chanteur génial. L’entendre par d’autres voix permet de l’entendre, ni plus ni moins. Manu, Deuxième génération, Miss Maggie, P’tite conne, La mère à Titi, Son bleu, Dans mon HLM, Adieu Minette, Je suis une bande de jeunes, Où c’est qu’j’ai mis mon flingue… Ouh la la, ça en fait des putains de chansons fabuleuses, vibrantes, poing-dans-la-gueule, nécessaires et drôles ! N’eût-il écrit qu’une seule de toutes celles-là, Renaud mériterait de n’être pas oublié (2).

Mais si Bouillier traite Renaud de ruine pathétique c’est uniquement à titre de comparaison avec la gauche actuelle, c’est bien elle qu’il souhaite insulter… Que faudrait-il faire pour, de la même manière, sauver notre gauche de l’oubli, la réhabiliter, (lui) rappeler son énergie passée ? Un album tribute, une collection de reprises de discours de personnes autrefois décentes, courageuses et respectables, par les minables margoulins et cadors en foire d’empoigne de 2021 ? Imagine un peu la gueule de la compilation, Les meilleurs discours de Jean Jaurès par Jean-Luc Mélenchon, Jérôme Cahuzac chante Pierre Mendès-France

Et puisque je cause ici de chansons, j’ajoute une chose en changeant presque de sujet :

Michel Kemper, qui n’est pas le premier venu, ex-journaliste de Chorus et actuel animateur de Nos Enchanteurs, vient de rendre public son palmarès annuel. Pour lui, le disque de l’année 2021, c’est À la verticale, à l’horizontale d’Adeline Guéret et marie Mazille. Nous autres, qui avons trimé dessus, nous n’apprenons rien, sans vouloir nous vanter… nous le savons déjà que c’est le disque de l’année… Mais découvrir que d’autres, et pas tout-à-fait n’importe quels autres, le savent aussi, fait grand plaisir.
Encore bravo Adeline et Marie ! Et bonne année dernière et bonne année prochaine !


(1) – Attention, toutefois. Ce livre est bien moins premier-degré qu’il n’y paraît car il est bicéphale, composé de deux parties en miroir, ainsi que Mulholland Drive ou Une sale Histoire. Charlot déprime est suivi d’Un rêve de Charlot, long et palpitant récit onirique fourmillant d’images sensibles et politiques, puisées dans le premier volet et recomposées à la faveur de la nuit – on y entrevoit notamment des mises en scène cruelles de luttes des classes, de jeux de pouvoir sadiques dignes de la série Squid Game, pourtant tournée plusieurs années plus tard mais l’imagination est à tout le monde. La conclusion est admirable, le rêve donne la leçon que le reportage gonzo était incapable de formuler. Bouillier fait la démonstration simple mais implacable d’une idée que je serine sur ce blog depuis des années : l’homothétie entre l’écriture et le rêve. Écrire c’est rêver les yeux ouverts, rêver c’est écrire les yeux fermés. Laquelle des deux moitiés de son livre est la plus écrite ?
(2) – En tout état de cause, Renaud réapparaît dans Un rêve de Charlot, versant nocturne : « Mais j’aperçois soudain Renaud (le chanteur). Zut ! Trop tard. Il m’a vu et je me sens obligé de lui adresser un petit geste de la main. En retour, il me vise avec deux doigts et fait mine de me tirer dessus avec un révolver. Je tourne vivement les talons, me dirigeant dans la direction opposée.« 

Tous nos vœux de Confine (et pas de confinement)

02/01/2022 Aucun commentaire
(Fabrice et Marie, dans un état second depuis qu’ils ont découvert au pied du sapin les premiers exemplaires d’Au Premier Jour de la Confine, le livre-DVD. On aperçoit au-dessus d’eux, au mur, un magnifique tableau signé Capucine qui, lui, a su rester stoïque.)

Nous l’avons ! Enfin, nous l’avons presque. Nous l’avons à moitié. Disons que sur Au Premier Jour de la Confine le livre-DVD, nous avons le livre et pas encore tout-à-fait le DVD.

Chers amis de la Confine et impatients souscripteurs de la campagne Ulule,

Nous vous adressons nos meilleurs voeux pour 2022, et naturellement, meilleurs voeux signifie que de tous nos quatre coeurs nous vous souhaitons la Confine et non le (re-)confinement.

Voici l’état d’avancement du projet : ces trois dernières semaines nous nous étions résignés à observer, fatalistes, qui, de l’imprimeur du livre ou bien du presseur du DVD (message personnel à mon correcteur orthographique : presseur, oui, merci, dresseur de DVD est amusant mais ne veut rien dire) serait le plus en retard ou le plus encovidé en cette période chaotique. Finalement, nous avons récupéré le livre en premier (cf. le cliché compromettant ci-dessus, un peu flou, c’est la faute aux paparazzi). Le DVD arrive incessamment, c’est une question de jour, voire d’heure, et ensuite nous procèderons aux envois.

En attendant, pour nous occuper les mains, nous avons fignolé les divers bonus à l’attention des souscripteurs des versions augmentées. Parmi lesquels, La Confine par Victor Hugo est très joli, cousu à la main par Marie, tandis que le bonus propre et sale est croquignolet je-ne-vous-dis-que-ça. Nous avons également mis en musique, en –ine et en –an l’anecdote de confinement qui nous a été soumise par le seul souscripteur assez intrépide pour nous commander une chanson à ses couleurs (merci-bravo, Jacques).

Et puis, naturellement, la Confine poursuit son inexorable chemin, disons carrément son destin, sur Youtube.

  • Mesdames et messieurs, l’épisode 27 est un autre tube instantané, plus ou moins gainsborroïde, en tout cas nettement seventies, un peu disco, un peu bossa et un peu glam rock, avec une nouvelle facette de Franck chanteur, qui prend en charge avec brio et avec une voix de crooner le couplet consacré au travestissement : « Je ferme les yeux, dedans y a un écran/Je m’habille en Cléopâtre, en Sissi, en Marilyn« , nous sommes entre nous, nous pouvons tout nous dire, n’est-ce pas… Qui n’a pas fait cela pendant le confinement ?
  • Quant à l’épisode 28, il est le plus long de toute la saga (ex-aequo avec le 23), et le tout premier à être mis en ligne en 2022.
    Il couvre les couplets 95 à 100 et demi (car oui, nous avons un couplet 100,5 et cela n’étonnera personne). Nous y admirons pas moins de 7 nouveaux mini-chefs d’oeuvre de Capucine prenant vie grâce aux bons soins numériques de Franck ; nous y entendons Fabrice déclamer un pseudo-Joachim du Bellay (« Heureux qui comme Ulysse en déconfinement« ) ; Marie recompter ses sous dans sa tirelire-cochon puis rêver de voyager jusqu’à Dinan ; enfin toute la troupe éternuer (gestes barrière, les gars !) et retomber dans la comptine obsessionnelle mais sans jambe de bois.
    Parmi les special guest-stars de la saison : Pierre Marinet a aimablement fourni une délicieuse composition au violon, Christophe Sacchettini un malicieux solo de flûte (tendez l’oreille et tâchez de reconnaître le thème de son contrechant), Thilo Sacchettini une ambiance électronique pour le couplet 96, couplet pour lequel Alice Vigne (née en 96, oh comme les choses sont bien faites) a prêté sa voix. Merci à tous !

Ainsi qu’à vous. Joyeux 22, quoi qu’il en coûte !

Marie, Capucine, Fabrice & Franck

Wok/e

01/01/2022 Aucun commentaire

Tiens ? Houellebecq est de retour. Il publie un roman le 7 janvier, comme en 2015, lourde date. On va manger du Houellebecq, on en mange. Un mien ami, plus fan que moi, m’a recommandé de regarder sur Youtube sa récente discussion dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne avec Agathe Novak-Lechevalier, professeure et spécialiste de son œuvre, échange intitulé Le livre ou la vie, pourquoi pas.

J’ai tenu 40 mns puis j’ai renoncé en soupirant devant ce happening exaspérant de complaisance. Je n’ignore pas qu’à chaque fois qu’on tend un micro à un écrivain pour qu’il s’épanche sur son œuvre, la complaisance est un danger naturel (je m’en rends compte y compris à ma propre échelle, évidemment plus modeste – et en guise d’antidote à ce penchant peut-être inévitable de la vanité de l’auteur en interview, je ne saurais trop conseiller Fumier, la désopilante Patte de mouche d’Étienne Lécroart) mais alors avec cette vidéo on touche le fond. Cette madame Novak-Lechevalier commence l’interview en hyperventilation tellement qu’elle est émotionnée, puis glousse et se pâme à chacune des saillies (pourtant peu drôles) de son grand homme. Spectacle pauvre (très peu de fond… sur ces 40 premières minutes j’ai relevé une seule idée intéressante, « il y a plus de différence entre zéro et un lecteur, qu’entre un lecteur et un million de lecteurs »), vaniteux et assez ennuyeux, pur fan service et non conférence comme je le croyais.

Houellebecq écrivain m’intéresse et m’amuse (je lirai sans aucun doute son Anéantir comme j’ai lu tous les autres). Houellebecq acteur aussi, chez Nicloux ou Kervern-Delepine, même si son registre est fatalement limité. En revanche Houellebecq vedette m’assomme, et Houellebecq prophète infiniment davantage. À chaque fois qu’il a proféré un avis politique au lieu d’écrire un roman sur le sujet, je l’ai trouvé roi-tout-nu, nul, bêtasse et cependant péremptoire (exemple : La religion la plus con, c’est quand même l’islam, 2014). Au mieux on peut dire de lui, en riant un peu honteusement la main sur la bouche, « Ah celui-là alors il a pas sa langue dans sa poche » comme on ferait d’un poivrot désinhibé au comptoir. Je n’oublie pas qu’en 2016 il roulait à fond pour Macron l’homme neuf (interview enamouré dans les Inrocks), puis peu après les élections de 2017 il disait à qui voulait l’entendre (oh ils sont nombreux à vouloir, les Inrocks et autres Novak-Lechevalier) qu’il donnerait son vote à quiconque lui garantirait le Frexit (en contradiction totale avec Macron le proeuropéen). Depuis il a émis tellement d’éloges idiots de Trump, de Poutine ou, évidemment, de Zemmour, que recueillir son « avis » dans les gazettes n’est rien d’autre qu’un symptôme révélateur de la bouillie politique dans laquelle nous pataugeons. La politique est déboussolée et en toute logique le modèle du grand écrivain « phare politique » de son époque (Voltaire, Hugo, Sartre, Camus) trouve son incarnation parfaite en Houellebecq.

Il n’y a qu’en littérature que je prends Houellebecq au sérieux, parfois. Je me fiche comme d’une guigne de ce que Houellebecq pense de l’euthanasie et cependant je lirai sans faute Anéantir en sachant d’avance qu’il m’horripilera, mais aussi me passionnera, me fera rire, dans le meilleur des cas m’attendrira, puisque j’aime la tendresse contrariée de Houellebecq. En attendant, je lis ses interviews en secouant la tête alternativement dans le sens vertical et le sens horizontal. Et dans Le Monde je relève ceci :

« Moi, je ne m’intéresse pas trop à Freud, j’ai beaucoup de reproches à lui faire, mais je m’intéresse vraiment aux rêves, et je suis très content d’en avoir mis autant dans Anéantir. Le rêve est à l’origine de toute activité fictionnelle. C’est pourquoi j’ai toujours pensé que tout le monde est créateur, parce que tout le monde reconstruit des fictions à partir d’éléments réels et irréels. C’est un point important. Moi, j’écris quand je me réveille. Je suis encore un peu dans la nuit, il me reste quelque chose du rêve. Je dois écrire avant de prendre une douche, en général dès qu’on s’est lavé, c’est foutu, on n’est plus bon à rien. »

J’opine. Et j’en profite pour faire un tour dans ma propre Échoppe enténébrée. Voici ma première aventure nocturne de l’année 22, qui a sans doute été influencée par le visionnage, la veille, d’un échange dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne.

Cette nuit j’étais bien embêtée parce que j’étais invité à prononcer une causerie dans je ne sais trop quel colloque sur le campus de Grenoble et je ne maîtrisais pas mon sujet, j’avais procrastiné pendant toutes les vacances et je ne l’avais pas assez préparé. J’avais pourtant imprimé un peu de documentation, essentiellement des copiers-collers de Wikipedia, en me disant que je les relirais en chemin, mais soudain je m’apercevais que j’avais oublié ces feuillets dans mon imprimante. Je déambulais sur le campus, je sortais de la galerie des amphis, le longeais la BU et je marchais en direction de l’IEP, et au lieu d’avoir sous le bras mes précieuses antisèches, je portais une poêle à frire, assez haute, avec son couvercle en verre, flambant neuve puisque reçue quelques jours plus tôt en cadeau de noël. Tout en marchant je pestais contre moi-même, non mais franchement à quoi pensais-je, cette poêle pouvait bien attendre, j’aurais mieux fait d’occuper mon week-end à préparer mon intervention. Enfin j’arrivais dans l’amphi, je grimpais à la tribune où je reconnaissais quelques personnes, je remarquais une parfaite parité, trois hommes dont moi-même et ma poêle à frire, et trois femmes. Je m’asseyais en souriant et saluant tout le monde, mais je transpirais beaucoup et j’espérais que je ne serais pas le premier à passer, les interventions des autres devraient me laisser le temps de me souvenir de quoi j’étais censé parler. Heureusement, je me suis réveillé avant que le colloque ne commence.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que cette poêle à frire (présent réellement reçu à noël) était un calembour lacanien. Le nom chinois de ces poêles aux bords relevés est wok. L’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble est présentement empêtré dans une affaire aux pénibles relents « woke ».

Archéologie littéraire de la fake news (6/6) : Labé en Pléiade, Pléiade en Labé

29/12/2021 Aucun commentaire

La Pleiade est un mouvement poétique fondé en 1553, comptant parmi ses membres deux vedettes, Pierre Ronsard et Joachim Du Bellay, ainsi que six autres auteurs moins cités. En tout cas, rien que des mecs, assemblés tels des chevaliers de la Table Ronde, des disciples de messies, des conseils d’actionnaires, des équipes de footballeurs, des casernes de bidasses ou des conciles d’archevêques, des hommes de lettres jouant entre eux à rimailler et à réinventer la langue française. Est-ce à dire que les femmes n’écrivaient point durant la Renaissance ?

Deux ans plus tard, en 1555, paraissait à Lyon le recueil d’une poétesse nommée Louise Labé. Il va de soi qu’elle n’aurait jamais été invitée (cooptée par ces messieurs) à rejoindre la Pléiade. En 2021, toutefois, elle est invitée à rejoindre la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard), qui entérine sur papier bible les grands écrivains et qui, elle aussi, est un club de rimailleurs quasi exclusivement masculins où les femmes sont admises au compte-goutte et à titre d’exotisme, d’exceptions qui confirment la règle (chiffres de 2015 : 3,8% des volumes de la Pléiade sont écrits par des femmes).

L’entrée de Louise Labé dans la Pléiade est un événement aussi important que celle de Joséphine Baker au Panthéon, tout aussi lourd de symboles, et cependant tout aussi justifié. Ce n’est pas seulement Ah une femme il était temps rapport aux quotas, c’est surtout Merci pour tout et bravo, une reconnaissance formelle de l’admiration qu’inspirent légitimement deux individus – qui, incidemment, étaient pourvus de vagins.

Sauf que…

Sauf que, contrairement à Joséphine Baker, on n’est pas tout-à-fait sûr que Louise Labé ait existé. Cas d’école, polémique en cours : Mireille Huchon, l’universitaire en charge de l’édition de Labé en Pléiade est même connue pour ses essais qui démontrent que Louise Labé, la Belle Cordière, est un canular fomenté par un cercle de poètes (mâles) que l’on a appelé la Pléiade lyonnaise, Maurice Scève, Pontus de Tyard ou Guillaume Des Autels. La thèse est ancienne, sans doute indécidable.

J’en profite pour republier ici l’un des plus anciens articles du Fond du Tiroir (2007) mais que j’aime toujours autant – je viens de le relire. Il y est un tout petit peu question de Louise Labé, qu’à l’époque je tenais sans le moindre doute pour créature imaginaire, tandis qu’aujourd’hui je ne serais pas aussi catégorique et, surtout, je serais catégorique sur le fait que cela n’a guère d’importance. Seul le texte importe, seul le texte a créé quelque chose en nous de durable, et les poèmes de Louise existent sans le corps de Louise. « Je vis, je meurs : je me brûle et me noye/ J’ai chaud estreme en endurant froidure/ La vie m’est trop molle et trop dure/ J’ay grans ennui entremeslez de joye. » Merci pour tout et bravo. Après tout, Homère non plus, nous ne sommes pas certains qu’il ait existé. Cela ne l’empêche pas d’être notre aïeul à tous puisque chacun de nous, qu’il l’ait lu ou non, a une idée de ce qu’est l’homérique.

Aveu n°1 (le plus facile). À l’âge de 10 ans j’ai beaucoup ri et beaucoup réfléchi (deux parties de mon cerveau stimulées simultanément) à ce trait génial de Cavanna dans Le Saviez-vous ? : « Homère n’a jamais existé. L’Iliade et l’Odyssée ont en réalité été écrits par un autre Grec de l’Antiquité qui, lui aussi, s’appelait Homère. »

Aveu n°2 : entreprenant après mon bac des études d’histoire, j’ai nourri une durable passion, née durant les cours d’historiographie qui bassinaient la plupart de mes camarades, pour l’opuscule paru anonymement en 1827 et écrit par Jean-Baptiste Pérès (1752-1840) : Comme quoi Napoléon n’a jamais existé. Grand erratum. Source d’un nombre infini d’errata à corriger dans l’histoire du XIXe siècle. Pamphlet ironique présentant Napoléon comme un mythe solaire, à l’instar d’Apollon, Ramsès II, Jésus ou Mahomet. Là encore, l’existence de Napoléon me semblait une question secondaire par rapport à la vérité majeure qui surgissait à la faveur de cette démonstration narquoise : tout récit historique est une construction imaginaire. Il n’est pas choquant, mais fertile intellectuellement, il n’est blasphématoire que pour les dévots, de mesurer à quel point l’histoire de Napoléon se raconte, comme celle d’Apollon, de Ramsès II, de Jésus ou de Mahomet, et qu’elle fait inévitablement appel à d’archaïques archétypes mythologiques. (Voilà qui rejoint une antienne régulièrement martelée par le Fond du Tiroir : une religion est d’abord une histoire – et dire cela n’est pas un blasphème puisqu’il n’y a rien de mieux au monde qu’une bonne histoire.)

Aveu n°3 : deux de mes auteurs de chevet, pour des raisons bien distinctes, sont Pierre Louÿs et Molière. Que le premier ait consacré une bonne partie de son énergie, de son temps, de son argent, de son érudition et même de son talent, à la thèse farfelue selon laquelle le second n’a jamais existé, et que les pièces de Molière étaient en réalité écrites par Corneille, ne m’a jamais inspiré autre chose que fascination amusée et indulgence devant tant d’excentricité.

Aveu n°4 (le plus risqué) : dans les années 80, la première fois que j’ai entendu parler de Robert Faurisson et du négationnisme, j’ai hoché la tête d’admiration. Ah ah, bien joué mon gars, il y a même une thèse universitaire, soutenue, validée, qui nie l’existence des camps de la mort ? Chapeau bas ! J’avais vu Shoah, lu quelques historiens, lu aussi Mein Kampf qui programmait explicitement le génocide, par conséquent dans mon esprit la destruction des Juifs d’Europe était un fait irréfutable, et pour cette raison même, discutable de façon abstraite, j’étais émerveillé qu’on puisse publier une thèse sur l’inexistence de la si bien organisée Solution Finale, j’aurais applaudi de la même façon à une thèse d’astronomie qui aurait postulé l’impossibilité absolue d’affirmer avec certitude que la lune N’EST PAS un gros fromage vert.

C’est dire qu’il me manquait une case, et surtout un paramètre d’analyse : m’échappait totalement, innocent que j’étais, la dimension idéologique cachée. Nier ou minimiser (point de détail de l’Histoire…) l’existence de la Shoah n’était pas, n’a jamais été, un jeu théorique permettant de réfléchir sur la vérité et l’imaginaire des récits historiques, à l’usage de quelques fondus d’historiographie ; c’est une arme abjecte de propagande au service de l’antisémitisme endémique et des néo-fascistes.

Toutes proportions gardées, j’ai fait preuve avec le cas Louise Labé d’une comparable désinvolture : émerveillé par d’autres cas que je croyais semblables (Ajar/Gary, Vian/Sullivan, les hétéronomes de Pessoa, le mystérieux Chimo, les quinze pseudonymes de Kierkegaard ou ceux presque aussi nombreux d’Antoine Volodine… Innombrables sont les écrivains qui n’existent pas, qui font littéralement partie de leur propre œuvre imaginaire ! et leur foule rend suspecte les « biographies » d’écrivains plus triviaux dont l’existence est attestée), j’avais l’audace de me réjouir, pour toutes les raisons énumérées ci-dessus, de l’hypothèse de l’inexistence de cette autrice-là, Jeanne Labé.

Inexistence qui, paradoxalement, révélait la pleine existence de ses vers, qu’il fallait lire et relire jusqu’à ce qu’ils appartiennent à leur lecteur et non plus à leur auteur ; et je passais aveuglément à côté du contenu idéologique, de l’intention qui sournoisement instrumentalise cette hypothèse. En l’occurrence : supposer que les œuvres de Louise ont été écrites par des hommes, c’est rappeler implicitement que les femmes sont incapables d’écrire une œuvre, d’exprimer librement leurs désirs et, à tout le moins, d’être de grands écrivains, de créer de telles universelles splendeurs. À qui profite le crime ? Lorsque les négateurs de Louise Labé l’autrice rappellent qu’une Louise Labé a réellement vécu à Lyon à l’époque, mais qu’elle n’était qu’une courtisane de bas étage, et qu’en somme ils la traitent tout simplement de pute, à quels archétypes narratifs se conforment-ils, pour leur part ?

Le présent article vient se poser en délicate cerise sur le gâteau et épilogue au feuilleton du Fond du Tiroir consacré à l’archéologie littéraire de la fake news. Pour mémoire, rien que des des garçons dans le générique :

Épisode 1 : Machiavel

Épisode 2 : Jonathan Swift

Épisode 3 : Armand Robin

Épisode 4 : Mark Twain contre Adolf Hitler

Épisode 5 : Nietzsche et Pierre Bayard

Spider-Man est mon héros depuis que j’ai 9 ans

26/12/2021 Aucun commentaire

Lu hier Le jeune acteur, Aventures de Vincent Lacoste au cinéma, tome 1 de Riad Satouff. C’est magistral ! Et drôle, en bonus. La méthode de narration de Sattouf est désormais au point, peut aborder n’importe quoi, n’importe qui, et l’histoire sera à la fois singulière et universelle. Ici, il est question notamment du cinéma, sa faune, sa flore et sa mythologie. L’un des protagonistes exprime son rêve d’interpréter Spider-Man dans un Marvel (cf. illustration ci-dessus).

Vu aujourd’hui Spider-Man: No Way Home. C’est magistral ! Et drôle, en bonus. Quelle joie, un blockbuster qui ne prend pas son public pour un ramassis de tubes digestifs à popcorn mais pour une multitude de cerveaux à titiller parce qu’ils ont des références communes (références pop au sens littéral, populaires), un film à la fois excitant et intelligent, ludique et risqué, et surtout archi-réflexif, qui joue en abyme ni plus ni moins que l’art de raconter une histoire.

Lors de mon initiation au conte, quand j’apprenais les ficelles de l’art de raconter, l’un de mes maîtres (en réalité, l’une de mes maîtresses mais ce mot est hélas équivoque et l’écriture inclusive n’y fera rien) m’avait expliqué que tout conte est d’abord un « noyau dur » pouvant se résumer en une seule phrase, et cette phrase constitue son sens immuable, sa vérité. Toutes les versions, variations, actualisations, parodies ou même contradictions que des générations de conteurs broderont au fil des siècles ne modifieront jamais ce noyau dur.

Or Spider-Man est un conte, un mythe moderne raconté des centaines de fois depuis 60 ans, depuis que Stan Lee et Steve Ditko l’ont raconté la première fois en 1962, mais dont le sens profond, la leçon morale et politique, le « noyau dur », est immuable : With great powers come great responsability, phrase qui me fait gamberger depuis que j’ai 9 ans. Ou l’histoire d’un ado surdoué et rongé par la culpabilité, un petit gars nommé Peter Parker, normal et anormal, sympa et torturé, orphelin inconsolable et brave, qui fait de son mieux pour trouver son salut après une faute morale à peu près inexpiable, et qui arbore en guise de totem un insecte plutôt répugnant et massivement réprouvé (cf. J’aime l’araignée et j’aime l’ortie/Parce qu’on les hait de Victor Hugo).

Ce No Way Home a le génie de prendre en compte les précédentes incarnations du personnage et, sous couvert d’une couche de fiction supplémentaire (le « multivers »), de rappeler cette loi fondamentale : toutes les histoires sont vraies au moment où elles sont racontées, ce moment où le conteur passionne, fait peur, fait rire, fait pleurer. Le multivers n’est rien d’autre que cela, la vérité de toutes les histoires. Quelle idée merveilleuse, pratiquement scientifique et totalement poétique : du moment qu’il respecte le noyau dur de son histoire, le conteur crée un univers parallèle à chaque fois qu’il lui invente une nouvelle variation.

Respect à Martin Scorsese qui a réalisé tant d’immortels chefs d’œuvres. Mais Scorsese n’est qu’un vieux con quand il déclare amèrement que les films Marvel « ne sont pas du cinéma mais seulement un tour de manège ». Oh, c’est bien du cinéma, Martin, du cinéma bien plus original et vivace que ton récent Irishman, c’est même du méta-cinéma, à la fois archi-moderne et archi-archaïque dans sa volonté d’unifier l’art de raconter une bonne histoire.

Après le dernier jour de la Confine

17/12/2021 Aucun commentaire

Chers amis de la Confine,

Ceci est la première newsletter posthume (la recevrez-vous ? l’ouvrirez-vous ? la lirez-vous ?) de notre campagne Ulule : la collecte est achevée, il est trop tard pour pré-commander Au Premier Jour de la Confine, le livre-DVD et vous délecter des bonies et goodus (ou le contraire) exclusifs, temporaires et délirants… En revanche, libre à vous d’acheter le livre-DVD plus tard, dès sa disponibilité et sans date de péremption, soit en nous le demandant gentiment, soit en passant par le Fond du Tiroir, soit en soudoyant un libraire complaisant.

En attendant, nous vous offrons (même, nous vous devons !) quelques nouvelles :

1) Hélas trois fois hélas, nous sommes à la bourre ! Et nous ne serons vraisemblablement pas en mesure, comme nous l’espérions, de livrer les livres à temps pour noël. Certes, nous avons mal anticipé, nous aurions dû boucler plus tôt… Toutefois le retard n’est pas entièrement de notre fait : notre imprimeur nous a prévenus, très embêté, que des cas de Covid criblaient son personnel, transformaient son atelier en cluster et son équipe en escadron de cas contact. Les rotatives tournent au ralenti et, même si un miracle de Noël peut encore advenir, nous misons désormais sur une réception du stock la semaine du 27 décembre…
L’imprimeur de la Confine confiné ! Fatalement, la mésaventure a inspiré à Marie un nouveau couplet de notre interminable ritournelle. Voici ce couplet 119 (pourquoi pas 119 ? au point où on en est) :

Au 119ème jour de la déconfine
L’imprimerie ferme ses portes brutalement
10 cas contact, 10 cotons dans les narines
Dans les livres tout est vide, tout reste blanc
On aura les bouquins un mois après la Saint Delphine
Pour la Saint Jean ou pour le jour de l’an
Vous l’aurez, vous l’aurez votre confine
Patientez, patientez, patientez bonnes gens !

2) En dédommagement de ce retard, nous avons adressé ces derniers jours aux souscripteurs une version numérique du livre – si jamais nous vous avons oublié, contactez-nous ! Quant à la version numérique de la chanson, rappelons que la majeure partie en est visible, saucissonnée, sur Youtube. Suggestion : si vous scrollez sur le livre numérique tout en écoutant en continu la chaîne Youtube « Tous bien confinés », vous aurez pratiquement l’illusion d’avoir entre vos mains le livre-DVD. Ou pas (comme disent nos amis de Mydriase).

3) Marie Mazille s’est fait interviouver et extorquer au micro quelques aveux sur la genèse de La Confine ! Evénement extraordinaire, peut-être même inédit : Marie s’exprime posément plus de deux minutes d’affilée, sans partir en vrille ni raconter n’importe quoi en bouts rimés (quel sang froid ! Heureusement qu’elle se rattrape dans les bonus du DVD). Cela s’est passé dans les studios de RCF aux bons soins de Nicolas Boutry, et restera disponible en streaming sous ce lien.
Attention : contrairement à ce qui est prononcé à l’antenne par erreur, à présent que la campagne de souscription est terminée seule la version livre-DVD est commercialisée (27 €), et non la version livre seul (17 €).

4) Les bonnes comme les mauvaises nouvelles n’empêcheront jamais l’inexorable marche du temps, pas plus que celle de la Confine. Franck Argentier vient de mettre en ligne le dernier épisode en date, 26e du nom qui, à l’image de chacun de ses prédécesseurs, ne ressemble à aucun de ses prédécesseurs (vous suivez ?).
Cet épisode ne contient qu’un seul couplet, mais spécialement long, gouleyant et exotique. Le couplet 91 est en effet notre couplet espagnol où Marie chante la profonde mélancolie d’être confiné à Barcelone, dans un español de cuisine (il est d’ailleurs question de paella) très approximatif (merci de ne pas vous plaindre que le texte ne veut pas dire grand chose en espagnol : nous avons pleinement conscience qu’il ne veut rien dire en français). Indispensable guest-star de cet épisode : la guitare flamenca de Farid Bakli projette brandons et tisons au-dessus des flammes.

Portez-vous bien, joyeux noël et à bientôt !

L’équipe de la Confine : Marie, Fabrice, Capucine et Franck

Qui est responsable et pourquoi est-il mort ?

16/12/2021 Aucun commentaire
(réalisation du clip : Gaëtan Chataigner)

Il m’arrive de m’exclamer à haute voix « Mais pourquoi on n’apprend pas ça à l’école ? »

Pour le moment la phrase surgit encore avec parcimonie. Le jour où elle sera devenue un tic je saurai que je suis devenu un vieux con.

La dernière fois, c’était pas plus tard que ce matin, à propos d’une chanson de Bob Dylan, l’un des derniers prix Nobel de littérature dont l’œuvre m’est familière. Who killed Davey Moore ? est une chanson écrite à chaud sur un fait divers, la mort du boxeur Davey Moore après un coup fatal lors du dixième round, en 1963. Toujours cryptique, Dylan avait ainsi présenté son texte : « J’ai juste recopié les journaux. Je n’ai rien changé, sauf les mots. »

Le sujet de la chanson n’est pas la boxe, mais la dilution des responsabilités. Tout le monde (son adversaire, son manager, son public, le parieur, le journaliste sportif) voulait voir ce match, tout le monde voulait de l’action… Tout le monde est responsable = personne n’est responsable.

Dylan a beaucoup chanté cette chanson sur scène mais ne l’a publié que tardivement au disque, dans sa Bootleg Series. Entre temps elle avait été adaptée en français par Graeme Allwright et c’est cette version, où Davey devient Davy pour ne pas induire la prononciation en erreur, qui est reprise par Bernard Lavilliers dans son dernier album, pour une saynète chorale où Nanard distribue les couplets (donc, les responsabilités) à Izïa, Hervé, Gaëtan Roussel, et Eric Cantona, défilé d’innocents qui se défaussent. J’écoute cette reprise ce matin… Et soudain je m’exclame à haute voix : « Mais pourquoi on n’apprend pas ça à l’école ? »

Manifestement, cette chanson est plus moderne en 2021 qu’en 1963, époque antédiluvienne et relativement innocente qui ne connaissait pas les réseaux dits sociaux. Cf. cette chronique de François Morel en novembre dernier.

Ernaux et les écrans

08/12/2021 Aucun commentaire

Le hasard des si longues (et si perturbées à l’ère du covid) productions cinématographiques a fait qu’à quelques semaines d’intervalle sont sortis sur les écrans deux adaptations d’Annie Ernaux. Née en 1940, celle qui est peut-être mon écrivain français vivant préféré (réécrivez ce groupe nominal en inclusif si vous avez du temps à perdre) a beaucoup à dire sur son temps qui est, par tuilage, le nôtre. Et même si rien ne remplacera son écriture qui est sa voix même, le cinéma est un médium parfait pour donner plus d’audience, pour vulgariser ses livres à la première personne.

1) Le 21 août dernier, j’écrivais en sortant d’une salle :

Vu Passion simple de Danielle Arbid, adapté d’un bref récit d’Annie Ernaux sur l’obsession amoureuse et sexuelle. J’y allais curieux mais circonspect, doutant que la langue singulière d’Ernaux puisse être traduite dans une langue étrangère et multiple, le cinéma. Eh bien, si ! Bonne surprise, le film est formidable. La réalisatrice n’a pas cédé à la facilité d’une voix off lourdaude, elle a montré tout ce qui était montrable au lieu d’être dit (et ce n’était pas gagné d’avance : comment filmer cette pure vibration qu’est l’état de désir et d’amour en pleine rue) et n’a conservé la parole que dans des moments exceptionnels, grâce à des artifices de bon aloi (le dialogue avec une copine ou avec un docteur), pour des phrases rares mais cruciales, quintessentielles (« Je regarde les femmes autour de moi et je me demande si, en elles aussi, il y a un homme qui prend toute la place, et, sinon, comment font-elles pour vivre« ). Voilà un cas d’école, l’adaptation impossible et réussie.

Ensuite j’écoutai l’émission Le Masque et la Plume et j’éprouvai le besoin de passer la seconde couche :

Je viens d’écouter le Masque en streaming, pour vérifier… Je suis étourdi par le tombereau de conneries dégringolé sur Passion simple ! Même si je rechigne toujours à employer la grille d’analyse « genrée » et « anti-patriarcale » , pour le coup je ne peux que constater que, ce soir-là à la tribune du Masque se tenaient une femme et trois hommes. Or la femme a souligné la subtilité et la complexité d’un film qui tente de dépeindre les désirs d’une femme ; les hommes se sont grassement et goujâtement moqués, ont éreinté à cœur joie mais avec une confondante pauvreté d’arguments, depuis « ce n’est même pas érotique » (autrement dit : ce film est nul puisqu’il ne fait aucun effet à ma bite) jusqu’à, à plusieurs reprises, « ce n’est pas possible » (manque d’imagination ou d’empathie qui prouve seulement qu’ils n’ont jamais connu la passion amoureuse, ou alors seulement avec leurs moyens masculins, les malheureux ont fait ce qu’ils ont pu). Quant à moi je sais que c’est possible, je me suis reconnu dans le personnage ! J’ai vibré comme un fou en voyant le film (de même que j’avais vibré, il y a 20 ans, en lisant le livre, lui aussi démoli en son temps par la critique), c’est pourquoi je n’ai aucun problème à m’assumer en tant que femme. (Toutefois, le cas échéant, je suis une lesbienne.)

2) Puis, à la date du 5 décembre, j’écrivais en sortant d’une autre salle :

Accéder à la culture, faire siens des objets culturels, ce n’est pas les ingurgiter un à un, accumuler une chose puis la suivante.
C’est tirer des fils et tisser des liens.
Ce n’est pas juxtaposer, c’est alimenter une dialectique.
Aujourd’hui, à quelques heures d’écart, j’ai vu par hasard deux « films » bien différents. Impossibles à simplement juxtaposer. Je crée, malgré moi, un dialogue entre les deux, une thèse et une antithèse, j’aboutirai peut-être à la synthèse plus tard, en réalité le dialogue dans ma tête se fait tout seul.
J’ai tout d’abord regardé la pénible vidéo de propagande, tissée de samples sauvages, où Eric Zemmour, sans me regarder dans les yeux, annonce sa candidature d’homme providentiel à la présidence de la République. En guise de programme ou de promesse, son futur est le passé : il situe explicitement, à coup d’images d’archives en noir et blanc, l’âge d’or perdu de la France dans les années 50 et 60, quand les Français étaient fiers et heureux (les 30 glorieuses, mais exclusivement avant mai 68 qui marque un profond déclin), c’était « le bon temps » , avant que nous ne nous fassions grand-remplacer par des barbares qui voilent leurs femmes.
Puis je suis allé voir L’événement, film d’Audrey Diwan adapté du récit autobiographique d’Annie Ernaux. Situé en 1963, le film comme le livre raconte avec une sincérité foudroyante l’horreur d’un avortement clandestin à l’époque ou avorter était, pour les femmes, un risque mortel et un crime passible de peines de prison. Il montre de façon concrète l’emprise du patriarcat sur le corps des femmes, l’insouciance, l’hypocrisie, l’égoïsme, la violence même aimable des hommes. Et les souffrances des femmes, physiques, sexuelles, psychologiques, sociales, en un temps plombé par les préjugés et les carcans mentaux dépassés par les événements. C’était le bon temps. Elles restaient à leur place, les gonzesses. Les métèques et les homos aussi, d’ailleurs.
Le « film » de Zemmour, qui se présente comme un « parler vrai » est une pure création imaginaire, révisant l’histoire à base de mythologie du paradis perdu et de manipulation d’archives, tandis que L’événement, œuvre de fiction (la protagoniste s’appelle Anne Duchesne et non Annie Ernaux) est infiniment plus véridique.

Construire un feu après l’autre

04/12/2021 Aucun commentaire

Merci à Jean-Pierre Blanpain de nous avoir offert le magnifique visuel ci-dessus, pour le spectacle que je donnerai avec Olivier Destéphany, duo voix-contrebasse adapté de la terrible nouvelle Construire un feu de Martin Eden. Première le mardi 7 décembre 19h, à l’Odyssée, Eybens (gratuit mais sur réservation et sous goddamn’ pass sanitaire).

Depuis l’irréparable choc que me fut la découverte de Martin Eden, je lis bon an mal an un Jack London chaque année, et j’espère vivre assez vieux pour avoir tout lu de ce pauvre Jack, cette force de la nature qui n’a vécu que 40 ans, vie brève et dense d’aventures et de littérature…

En 2021, comme pour prendre de l’avance face à un futur incertain, j’en ai lu beaucoup plus d’un. Notamment la fulgurante petite autobiographie Ce que la vie signifie pour moi (éditions du Sonneur), et puis l’extraordinaire Vagabond des étoiles, roman à la fois fantasmagorique et social (en l’occurrence, sont ici dénoncées les conditions de détention dans les prisons américaines) où l’on découvre que London est un pionnier du roman fantastique américain – on peut parfaitement lire Le Vagabond des étoiles comme une préfiguration des vertiges schizophrènes à venir de Philip K. Dick. Comme souvent avec les auteurs que j’admire, je relève la tête du livre en écarquillant les yeux et en murmurant Il a donc AUSSI fait ÇA ? Une citation du Vagabond des étoiles :

Mes vies sont les vôtres aussi. Chaque être humain arpentant aujourd’hui la planète porte en lui l’incorruptible histoire de la vie depuis son origine. Cette histoire est inscrite dans nos tissus et dans nos os, dans nos fonctions et nos organes, au plus profond de nos cellules. Et nous la transmettons par la reproduction, aussi subsistera-t-elle jusqu’à la fin des temps impartis à notre espèce sur la terre. Nous avons tous été blancs, noirs, ou de toutes les couleurs que vous voudrez. Nous avons tous été hommes ou femmes, et nous sommes tous nés quelque part ou ailleurs. Qu’importe, nous n’avons rien choisi de tout cela, il n’y a donc aucune raison d’en être fiers ni d’en avoir honte. Et malgré toutes ces vies croisées, toutes ces connaissances accumulées, des questions resteront sans réponses.
Pourquoi les chiens, les oiseaux ou les vaches ne construisent-ils pas de temples, de mosquées ou de cathédrales ? Nous qui partageons avec eux toutes les contraintes de l’animalité, intelligence et sensibilité comprises, pourquoi seule l’humanité est-elle affligée de l’indicible douleur de la superstition ?

Alors ? Hein ? Oui, n’est-ce pas ! Il a donc AUSSI fait ÇA, pas vrai ?

Et puis bien sûr j’ai abondamment relu Construire un feu. Pour établir le texte du spectacle, j’ai décortiqué, pétri, remâché, comparé des traductions, remanié, coupé, et j’ai adoré une histoire que j’aimais.

London, puisant dans les souvenirs de sa traversée du Grand Nord et de sa piètre ruée vers l’or en 1897, a écrit cette nouvelle à deux reprises, en 1902 puis en 1908. La première mouture, plus brève et sensiblement plus optimiste, avait, dit-on, été écrite à l’attention des boy scouts d’Amérique que London souhaitait édifier et mettre en garde contre les dangers de toute arrogance face à la nature, qui est plus forte que nous. C’est sur la seconde version, plus longue, âpre et implacable, que je base mon spectacle. La phrase clef, que je livre ici sans rien divulgacher, est celle où London est le plus proche de porter un jugement sur son personnage, sans toutefois aller jusqu’à franchir le pas :

Ce qui lui manquait pour connaitre la peur, c’était l’imagination. Certes, il avait l’esprit vif quant aux choses de la vie, aux choses concrètes. Cinquante degrés au-dessous de zéro, c’était pour lui une de ces choses concrètes, il en éprouvait le froid et l’inconfort. Rien de plus. Cela ne l’entrainait pas vers des méditations sur la fragilité des créatures au sang chaud, qui ne peuvent vivre qu’entre d’étroites limites de température, sur la mortalité de l’homme ou l’immortalité de son âme, ou sa place dans l’univers. Non, cinquante degrés au-dessous de zéro représentaient la morsure douloureuse d’un froid contre lequel il convenait de se protéger, au moyen de moufles, de cache-oreilles, de mocassins chauds et de grosses chaussettes. Qu’il pût y avoir là davantage ne lui était jamais venu à l’esprit.

London condamne son personnage, du point de vue romanesque sinon du point de vue moral, parce qu’il manque d’imagination. Voilà qui est génial et prodigieusement contemporain, de la part d’un auteur qui, entre autres, a contribué à inventer le nature writing (Il a donc AUSSI fait ÇA ?). Ne pas prendre la mesure de notre rôle et de notre taille dans la nature, des désastres écologiques, de notre propre mise en danger, par exemple s’afficher climatosceptique, c’est manquer d’imagination.

Curiosités pour amateurs d’images qui bougent : Construire un feu a naturellement beaucoup inspiré le cinéma. Claude Autant-Lara en a tourné dès 1928 une version muette et expérimentale en testant un procédé nouveau de format panoramique, qui préfigurait le cinémascope, hélas le film est perdu ; Orson Welles a été le narrateur d’une version assez connue, réalisée en 1969 par David Cobham ; il paraît qu’existe un court-métrage de 2003 réalisé par Luca Armenia avec Olivier Pagès, mais pas moyen de mettre mes yeux dessus ; enfin une version animée de 2016, par François-Xavier Goby, est tout-à-fait remarquable.

Olivier et moi-même, perdus dans le Klondike avec une botte d’allumettes et un morceau d’écorce de bouleau. (Photo Franck Pélissier)

Je vous laisse ma carte

03/12/2021 Aucun commentaire

J’ai réceptionné ce matin chez l’imprimeur les six tirés à part de la Confine dessinés par Capucine Mazille. Beau papier, belle reproduction, tout va bien. En deux formats : 10,5 x 15 (format carte postale – oh mais quelle bonne idée d’envoyer vos voeux 2022 façon Confine !) pour les deux reproductions du premier et du dernier couplet ; 12,5 x 18 pour les quatre inédits – dont les deux accompagnant les couplets XXX pour adultes.
Ces magnifiques artefacts sont offerts, parmi quelques autres splendeurs, à quiconque souscrit à l’édition augmentée (le prix aussi est augmenté, à partir de 37 euros) du livre-DVD Au premier jour de la Confine. Il ne vous reste que deux jours pour contribuer.

Dans cette dernière ligne droite, le suspense a sensiblement changé de visage. Nous ne retenons plus notre souffle face au compteur Ulule (qui a atteint ses coquets 100%, ouf), mais pour un autre motif. Non, pas l’éventuel reconfinement national, mais une inquiétude d’une autre trempe et plus sérieuse… Le livre sera-t-il disponible à noël ??? Il est désormais chez l’imprimeur et nous ne pouvons plus rien pour lui (je me retiens à toute force de relire quoi que ce soit pour esquiver les j’aurais-dû-j’aurais-pu), mais la course contre la montre se poursuit, notamment les finitions du DVD – des bonus dont je n’vous dis qu’ça.

Nous misons toujours sur une disponibilité le 21 décembre, ce qui nous autorise raisonnablement à croire que les souscripteurs seront servis le 24… Mais nous ne maîtrisons pas certains facteurs, notamment postaux. Quoiqu’il en soit, si nous échouons, vous recevrez en lieu et place un autre petit cadeau de compensation : un calendrier 2022 de notre fabrication. En tout état de cause, Marie, quant à elle, garde un moral d’acier, et me prie de vous faire passer le message suivant :

« Chers souscripteurs
Suite au discours présidentiel de Georges Pompidou (il y a 3 jours sur Antenne 2) Noël a été reporté au 25 janvier 2022.
D’aucun sont destabilisés, perplexes, furieux…
Quand à nous, co-auteurs de la Confine, poussons un soupir de soulagement à nul autre semblable, car cette décision gouvernementale sans précédent nous permet de vous garantir à 100% la livraison de votre livre-DVD DANS LES DELAIS ! Vous devriez le recevoir pour la Saint-Roseline ou la Saint-Vincent !
Cordialement
Fabrice et Marie, Franck et Capucine
 « 

… Et pendant ce temps la Confine poursuit sa course folle sur Youtube, avec deux épisodes mis en ligne depuis la dernière fois que je vous ai donné des nouvelles. D’abord l’épisode 23, encore une « saison » bien grasse et bien éclectique, contenant des moments poétiques et d’autres loufoques et toujours le bon délire confiné de Marie Mazille, Capucine Mazille, et Franck Argentier.
Ma principale contribution cette fois-ci (je soussigné Fabrice Vigne), est un pastiche du Tartuffe de Molière qui me donne l’occasion de déclamer en alexandrins comme au Français – pensez ! je n’allais pas laisser passer d’aussi belles rimes, « la servante Dorine », « sa large poitrine », « ce sein que j’abomine », « frappe l’âme de ruine », « ma foi bénédictine », « toute idée libertine », « serrez ma haire avec ma discipline », « et priez que toujours le ciel vous illumine »…
Dommage collatéral : pour l’occasion je l’ai relu, le Tartuffe. Oh mais qu’est-ce que c’est bien ! Sans la moindre date de péremption ! C’est LE livre à lire en notre époque marquée par l’oppression et l’hypocrisie religieuse ! (et ensuite on peut essayer Ainsi parlait Nanabozo, ed. Thierry-Magnier, en vente partout)

Ensuite, l’épisode 24, que nous avons baptisé « épisode à moustaches«  pour des raisons qu’il est inutile de préciser davantage.
Pour la première fois, notre Franck, dans l’ombre depuis 23 saisons, tient le devant de la scène et brille de tous ses feux ! Il compose, arrange, chante, et multi-instrumentise ces deux couplets diamétralement différents, correspondant à deux influences majeures quoique difficilement conciliable : le premier couplet est un hommage à Georges Brassens, qui vient de fêter non pas ses 107 ans mais ses 100 ans, et c’est déjà bien ; le second est un hommage au rock eighties de son adolescence, et d’ailleurs il s’agit du couplet 87 – un millésime.

Suite et fin (de la collecte) au prochain épisode !