Chronique colibri, en trois actes

11/04/2022 Aucun commentaire
Vénus de Willendorf, Musée d’histoire naturelle de Vienne (Autriche)

Comment faire de la politique ? Je veux dire au-delà de voter, pour ce que ça sert. En ce jour de gueule de bois électorale, nous faisons mon Doliprane et moi le tour de la presse en ligne, je cueille Le premier tour, et après ? Constance Debré : “Le pouvoir politique n’est pas tout. La politique c’est nous, c’est chacun de nous”, je suis bien d’accord, mais comment faire ?

Dans une époque lointaine, à une bonne décennie d’ici, mes livres me valaient des sollicitations, notamment scolaires, et je savourais la bonne fortune d’être un auteur qui rencontre des classes : parfois des primaires, beaucoup de collèges, quelques lycées. Bien sûr, j’adorais dans cet exercice l’opportunité de faire mon show, j’étais comme sur scène et je m’en donnais à cœur joie ; mais pas seulement. Pas gratuitement. Je prenais au sérieux la responsabilité, la dimension sociale et politique du job. Je causais avec des jeunes, j’étais avide de leurs interrogations, et j’en retirais le sentiment, tout aussi gratifiant que mon pur plaisir cabotin, de faire œuvre utile. J’offrais ici et maintenant une contribution au débat, à l’éveil des consciences, carrément une bonne action de colibri. Je partageais directement, joyeusement mais humblement (je réfléchis juste devant vous, avec vous, mais je ne détiens pas la Vérité), ma culture plus ou moins générale, mes idées humanistes, le témoignage personnel de ma quête de beauté (un peu subversive, comme le sont toutes les quêtes de beauté), une parole libre surgie au beau milieu de la routine scolaire. Je faisais de la politique.

Puis le monde a changé et moi aussi. Durant les années 2010 mes livres sont passés de mode, et le contexte global s’est durci (a priori, aucun lien de cause à effet entre les deux événements). J’ai cessé d’être invité à rencontrer des classes. Comme le désastreux quinquennat Hollande avait vu (avait laissé) la laïcité devenir un problème, je m’étais dit naïvement que sur ce sujet je pouvais, que je devais, aller au contact des jeunes, discuter, débattre, pour réfléchir ensemble, avec ou même sans le prétexte de mes livres (notamment celui que j’ai publié le 7 janvier 2015). Ces rencontres auxquelles j’aspirais n’ont pas eu lieu (cf. un lamentable bilan dressé deux ans plus tard, en 2017).

Ensuite, pétri de doutes mais aussi d’ambitions, j’ai consacré quatre ans à l’écriture d’un volumineux roman que je me figurais très politique. Aussi, dès sa sortie en 2021, je me calais dans les starting-blocks, impatient d’en parler, d’en découdre, à moi les rencontres ! Malheureusement, le roman n’a fait aucun bruit sinon flop, seuls mon éditrice et moi-même savons que ce livre est ce que j’ai écrit de meilleur, et je n’aurai connu aucune occasion d’en discuter avec de jeunes lecteurs. Encore raté.

Par conséquent, ne me reste que mon autre métier. Pour l’heure ce n’est plus que durant mon activité salariée de bibliothécaire que j’ai, parfois, l’opportunité de discuter avec de jeunes lecteurs, de jouer mon rôle de colibri, ma mission automissionnée d’éveilleur politique. Voici une brève chronique professionnelle de mes joies maïeutiques, en trois actes, en trois anecdotes qui n’ont que la valeur des anecdotes – c’est-à-dire celle qu’on leur donne.

Acte I (niveau élémentaire) – La Vénus de Willendorf, janvier 2022

Je reçois en ma médiathèque une classe de CM1 à qui je dois présenter une série de petits romans pour lecture suivie à l’école. L’un de ces romans, mi-chronique sociale, mi-fantaisie, raconte les pouvoirs magiques d’une figurine préhistorique exhumée dans un chantier de fouille à côté d’une école.
Je raconte, je résume, je lis le début, je mets le ton pour les amuser, les inciter et les exciter… Et soudain, je pars en roue libre. Alors que ce n’était pratiquement pas prévu, je me mets à broder au sujet de la fascinante figurine en question. J’improvise sous leurs yeux.

« D’après la description du roman, cet objet, statuette qui représente une femme avec des grosses fesses et des gros seins (rires dans l’assemblée) a pour modèle une Vénus paléolithique telle que la Vénus de Willendorf. Vous savez ce que c’est, une Vénus paléolithique ? C’est un genre de trouvaille archéologique, l’une des plus vieilles représentations humaines faite par des humains, et ça date de 20 ou 30 000 ans, tiens, regardez, je vous en ai imprimé une photo (grosses fesses, gros seins, rires dans l’assemblée).
Ces objets sont émouvants parce qu’ils sont extrêmement vieux, mais ils sont très mystérieux. On ne sait pas au juste à quoi ils servaient, on n’a pas de mode d’emploi puisqu’ils viennent de la préhistoire, donc d’avant l’écriture. On suppose qu’ils avaient une valeur religieuse, parce qu’à quoi bon mettre autant de soin dans un objet s’il n’est pas sacré, hein ? C’est pour ça que faute de mieux, on les appelle des Vénus, par allusion à la déesse de l’amour chez les Romains. Oui, on peut supposer qu’il s’agit d’une déesse. La déesse-mère, ou la déesse de la fertilité, de la maternité, de la protection, etc. Ce qui laisse rêveur, enfin je ne sais pas vous, mais moi je suis drôlement rêveur, c’est que cette archaïque représentation d’une divinité à l’allure humaine, c’est une femme. Ce qui voudrait dire qu’il y a 20 ou 30 000 ans, Dieu était une femme. Dieu en tout cas pouvait être une femme. Les religions récentes, celles qui sont à la mode, là, les monothéismes qui ont 4000 ans à tout casser, voire à peine 1400, soit de vrais gamins par rapport à ce témoignage d’il y a 20 ou 30 000 ans, ne parlent jamais que d’un Dieu, masculin, même pas de point médian Dieu*esse. Ce n’est qu’avec l’invention du monothéisme, que l’on subit encore, que nous sommes partis du principe que Dieu était un bonhomme, souvent vieux et barbu, à l’image de son chouchou l’humain mâle, rien à voir avec l’autre moitié femelle de l’humanité, avec grosses fesses et gros seins (rires) considérée au mieux comme un mal nécessaire. Et c’est ainsi que la religion institutionnelle est l’alliée objective du patriarcat. Comment ça, vous ne panez pas un mot de ce que je vous raconte depuis 5 minutes ? Mais enfin, vous êtes grands, vous avez déjà 9 ans, vous devez savoir ce qu’est le patriarcat, tout de même, non ? Qu’est-ce qu’on vous apprend à l’école ? Bon, okay, je vous explique en deux mots ce qu’est le patriarcat… Mais vite fait parce qu’on a encore cinq romans à voir… »

Je me suis emballé, je l’avoue, mais ça va, c’est passé. Du reste ce n’était pas gagné, je me souviens d’une autre fois où j’avais évoqué les religions… J’ai attendu quelques jours, redoutant un possible retour de bâton, une plainte d’un parent d’élève indigné, ou d’un instite me rappelant qu’il a un programme à traiter… Et puis rien. C’est passé, crème. Donc on peut.

Acte II (niveau collège) – Contrefeu, décembre 2022

Tiens ? Me voilà bombardé tuteur de deux stagiaires de 3e qui viennent effectuer leur stage en entreprise à la médiathèque. Leur semaine a commencé par une entrevue où nous avons fait connaissance (Alors, ça vous intéresse, la médiathèque ? Euh ben euh oui mais surtout y’a qu’ici qu’on nous a pris…) et je leur ai présenté le métier. Ils m’ont lu à haute voix les questions préparées à leur attention dans une grille clefs en main, un beau tableau Excel.
« Quelle est l’activité de l’entreprise ? »
« Quelles sont vos relations avec la clientèle ? »
etc.
J’ai lâché un discret soupir et je me suis lancé dans le contrefeu, prompt à endosser mon sacerdoce pédagogique.
« Okay, les gars, vous êtes là pour découvrir le monde du travail, pas vrai ? Alors on va tout reprendre à zéro. Pour des raisons statistiques mais aussi idéologiques, « l’entreprise » se fait passer pour le seul modèle de cadre professionnel, alors qu’il en existe de nombreux autres dans le monde merveilleux du travail. Une entreprise, au fond, n’a qu’une seule fonction, voire un seul métier : gagner de l’argent. En vendant des pneus neige, des ordinateurs, des actions, des leçons de coaching en développement personnel, en vendant ses muscles ou bien son cerveau, peu importe, le métier reste en gros le même, gagner de l’argent. Toutes les autres formes de métiers, dont la fonction n’est pas de gagner de l’argent, sont discréditées, dénoncées comme peu sérieuses et parasitaires, ou tout simplement oubliées sur les questionnaires qu’on fournit aux stagiaires de 3e… pourtant elles existent, vaille que vaille. Il y a les emplois dans les associations, par exemple. Il y a aussi le bénévolat. Il y a surtout le service public. Vous savez ce que c’est le service public ? »
Ils me regardent, perplexes, stylo figé, ce que je suis en train de raconter ne rentre pas dans leur grille.
« Le service public est un ensemble de métiers extrêmement variés puisqu’il se déploie autour de nombreuses fonctions essentielles, vitales, accessibles théoriquement à tous… mais souvent gratuites, et pour cette raison même distinctes du métier unique de l’entreprise qui est, pour rappel, de gagner de l’argent. Par conséquent, ces métiers sont un peu méprisés, ils ne valent rien. Éduquer, soigner, assurer l’entretien des espaces communs, la protection des citoyens, et aussi mettre la culture à disposition de tous, comme ici à la médiathèque. Vous voyez le truc ? Nous n’avons pas de clients parce que nous n’avons rien à vendre, seulement des services à offrir et le public à servir, comme l’indique le nom service public… J’ai donc un peu de mal à répondre à cette question sur ma clientèle. Bon, question suivante ? »
« Heu… Quel est le salaire moyen dans l’entreprise ? »

Acte III (niveau lycée) – La Vie ne vaut rien, novembre 2021

Hier : j’étais en grève pour la cinquième fois en deux mois – des collègues, ailleurs, cumulent trois fois plus de jours de lutte, dans l’indifférence absolue des pouvoirs publics. Pourquoi ? Pour protester contre le contrôle du pass sanitaire au seuil des bibliothèques, ces lieux de savoir et de loisir ouverts à tous gratuitement et qui, conséquence de cette gratuité, malgré les 15000 signatures de la pétition en ligne, n’ont pas de valeur, n’ont pas le moindre poids économique comparé aux hypermarchés où l’on peut s’entasser par centaines sans avoir à présenter de QR code, mais seulement sa carte bleue (véritable pass universel en ce monde).

Le seul poids économique de la grève est privé, sur mon bulletin de salaire. Aussi, pour limiter la casse, en réalité je n’étais hier qu’à moitié en grève, dans la manif devant la mairie l’après-midi, mais fidèle à mon poste de prêt le matin, injectant des doses de Virginie Grimaldi et d’Amélie Nothomb à des lecteurs masqués et opportunément munis de leur attestation vaccinale.

C’est alors qu’une adolescente est venue me demander un renseignement, puisque nous sommes là aussi pour elle. « Je peux vous poser une question ? » Elle avait en main un bloc et un stylo. Ben oui, bien sûr, vas-y pose. Je me préparais à lui indiquer le rayon où elle trouverait de quoi préparer son exposé sur la construction européenne, le réchauffement climatique ou la mythologie grecque. Mais non, il s’agissait de tout autre chose.

« Que vaut la vie ? »

J’ai écarquillé les yeux et par réflexe je les ai détournés vers la fenêtre, comme si la réponse était dans le ciel. J’aurais voulu vous y voir. Les bibliothécaires sont là pour répondre à toutes les questions. D’où qu’elles viennent, il faut les prendre au sérieux, cela fait partie du métier, un petit effort.

Après quelques longues secondes de silence, mes yeux sont revenus sur les siens, j’avais fini par trouver quoi dire, j’ai prononcé une citation qui est un peu d’André Malraux et un peu d’Alain Souchon : La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. Je lui ai même fredonné la mélodie, en précisant qu’il était bien normal qu’elle ne la connaisse pas, cette chanson a une vingtaine d’années, nettement plus vieille qu’elle, une chanson de daron. Je me suis bien sûr abstenu de lui chanter en entier le refrain car il y est question d’une paire de jolis petits seins, il ne manquerait plus que je me fasse traiter de pédophile.

Elle a hoché, a paru à moitié satisfaite de mon plaisant paradoxe mais l’a tout de même noté sur son bloc, et moi j’ai repris ma tâche, remettant des doses de Marc Levy ou de JK Rowling entre des mains frottées au gel hydroalcoolique. Pourtant, deux minutes plus tard, profitant d’un creux dans la file, je l’ai rappelée pour développer un peu :

« Les citations sont très pratiques lorsqu’on est pris de court, elles nous permettent de commencer à penser, mais ensuite, à partir d’elles, on peut creuser tout seul. Comment creuser à partir de La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ?
Eh bien, on peut poser une question à ta question, d’où viennent les mots qui la composent ? On peut réfléchir sur le verbe valoir, sur la valeur. Je crois que nous sommes tous, globalement, sous l’influence d’une certaine manière de penser, manière de penser consensuelle qu’on peut appeler idéologie, et qui nous fait formuler les questions, et les réponses, avec certains mots et pas d’autres.
L’idéologie dominante, ici et maintenant, nous force à estimer la valeur des choses, y compris la valeur des gens, de façon comptable : c’est en euros que l’on estime. Nous ne cessons jamais de poser des questions dont la réponse est exclusivement numérique, numéraire, tarifée : Combien ça coûte ? Quel métier rapporte ? Combien tu gagnes ? Combien tu dépenses ? Qu’est-ce que j’y gagne ? Quel est la fortune de tel people ou d’Elon Musk, et par conséquent quel est le prestige et le sérieux de ladite personne ? etc. Bref, nous en venons à penser en permanence comme des comptables, en cohérence avec l’idéologie comptable qui prévaut.
C’est ici que le paradoxe La vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie est très utile, pour briser, ne serait-ce qu’une petite seconde, cette pensée en nous, pour protester contre les excès de cette idéologie qui prétend tout quantifier en termes de profits et de dépenses, tout acheter et tout vendre, y compris la vie elle-même. Que vaut la vie est une question que pourraient poser des compagnies comme Monsanto dont le projet est de privatiser la vie, et donc d’accumuler plus de vie que les autres dans leurs coffres. Or c’est une aberration. Parce que les choses les plus importantes de la vie… Je ne sais pas, moi, euh, attends, par exemple…

Je lui laisse le temps d’intervenir. Elle intervient.

– Tomber amoureux ? »

Mon index a tranché l’air en signe d’approbation, j’étais épaté du répondant. Cette jeune fille avait déjà beaucoup vécu, n’avait nul besoin du prêche intégral pour pressentir d’elle-même les tenants et aboutissants.

« Exactement ! Excellent exemple, merci. Combien ça vaut, l’amour ? Deux euros cinquante ou dix milliards d’euros ? Aucun des deux. Donc, a priori, l’amour ne vaut rien. De quoi faire enrager les comptables, y compris le mini-comptable qui squatte notre cerveau. Et pourtant, rien ne vaut l’amour. Tu comprends le truc ? »

Bien sûr, elle comprenait. Elle m’a remercié et elle est repartie avec son bloc et son stylo, et moi j’ai continué à prêter du Max et Lili et du Eric Zemmour à des citoyens dûment vaccinés. Mon métier est assez beau, parfois. J’étais à présent suffisamment remonté pour le défendre au point de me mettre en grève l’après-midi même.

Dans ce millénaire

05/04/2022 Aucun commentaire

Hier, « éclats de lecture » dans une maison des habitants à Grenoble, atelier participatif « création de chansons » avec Marie Mazille. Thème imposé, politiquement correct et cependant nécessaire : Grenoble capitale verte, l’environnement, l’écologie…

En une heure et quelque a surgi, sur le tableau, autour des langues et dans l’accordéon, la chanson ci-dessous, très enlevée, très anxiogène (je crois que c’est râpé en tant qu’hymne officiel de Grenoble Capitale Verte…), sur une seule rime : -ert (comme vert).
Pas tous les jours que je rends public un simple travail d’atelier… Une fois n’est pas coutume, je trouve cette chanson-ci particulièrement bien troussée. Et encore, vous n’entendez pas la musique.

Dans ce millénaire
Montée de l’Isère
Grenoble sur Mer
Station balnéaire
Tout va de travers
C’est pas c’qu’on espère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
La terre en jachère
Grenoble désert
Kif-kif Le Caire
Qui sera le maire ?
Sera-t-il berbère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Tout va de travers
Grenoble à l’envers
Par manque de flair
Vivrons-nous sous verre ?
Ou sous terre ? Ou sous serre ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Canicule en hiver
L’été en chaudière
Grenoble se terre
Brûle dans sa chair
Vers quel cimetière
Mystère, mystère, mystère

Dans ce millénaire
Toujours accélère
Tout droit dans l’ornière
Aucune barrière
Changer ou se taire
Retiens tes sphincters
Mystère, mystère, mystère

Dans ce millénaire
La vie est précaire
L’énergie solaire
Ou le nucléaire ?
Quelle poudrière
Pour la der des ders ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Faudra-t-il s’y faire
Ou croiser le fer ?
Grenoble est en guerre
Qu’en dis-tu, mon frère ?
Est-ce que j’exagère ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
Ça chauffe, c’est l’enfer
Laisse Grenoble derrière
Faut-il quitter la terre
Direction Jupiter
Au fond de l’univers ?
Mystère, mystère, mystère…

Dans ce millénaire
On perd nos repères
Champs de primevères
De l’eau dans nos verres
Dans nos poumons de l’air
C’était le monde d’hier
Ça m’atterre, sans ma terre, ça m’atterre…

Dans la nouvelle ère
Changer d’atmosphère
De la rue Ampère
Jusqu’au Taillefer
Tout repeindre en vert
Enfin tout s’éclaire
C’est clair ! C’est clair ! C’est clair !

« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo

01/04/2022 Aucun commentaire

Les amis du Fond du Tiroir, esthètes ou mécènes qui firent preuve, à l’automne dernier, d’assez de bon goût pour souscrire au livre-DVD Au premier jour de la Confine augmenté de ses nombreux bonus exclusifs, connaissent déjà ce qui suit. Sans rancune, mais avec au contraire une saine et naturelle générosité, avec surtout la conviction qu’il serait indécent de conserver au seul usage des happy few ce qu’il faut bien appeler un scoop littéraire, le Fond du Tiroir offre aujourd’hui, 1er avril 2022, à tout un chacun, et, tout humblement, au monde entier, cet inestimable trésor.

C’est à la faveur d’un vide-grenier clandestin, durant le premier confinement de 2020, que nous avons eu la chance exceptionnelle de mettre la main sur un poëme inédit de Victor Hugo, intitulé La Confine. Nous avons découvert le précieux manuscrit, signé du poëte lui-même, en farfouillant, les doigts baignés de gel hydroalcoolique, parmi des monceaux de papiers froissés et jaunis, correspondances privées, registres comptables, photos sépia d’inconnus, autorisations de déplacement auto-signées et autres passeports vaccinaux à validité échue, sans grand intérêt sinon, peut-être, historique. Quoique non daté, le poëme, si l’on se fie à son titre, a selon toute vraisemblance été écrit par Victor Hugo à l’époque où celui-ci, exilé, était confiné dans sa maison de Hauteville House (Guernesey), entre 1854 et 1870. Nous ne pouvons que spéculer sur ce que furent les aventures de ces quelques feuillets durant 160 ans, rêver aux mains qui les ont tenues, celées ou transmises, aux yeux qui les ont déchiffrées, aux esprits qui s’en sont régalés, aux gougnafiers qui les ont négligées, avant de parvenir enfin jusqu’à nous ! Il va de soi que, grâce à un sang froid extravagant, nous avons pu cacher notre émoi devant le vendeur, et acquérir sans trembler le manuscrit pour une bouchée de pain (Combien pour ce vieux torchon illisible et friable ? Quoi, deux euros, vous vous moquez ? Allez, je vous en offre 50 centimes mais j’emporte en sus cette croûte bariolée signée d’un certain Gustave Courbet, et j’y perds).

De quoi parle au juste ce poëme ? Avouons-le, son sens global nous apparaît quelque peu obscur. Toutefois, on peut tenter une exégèse en remarquant la répétition du mot grondement à deux moments clef, au début et à la fin de la pièce, comme s’il s’agissait de réagir face à la rumeur du monde. Ainsi nous sentons-nous autorisés à lire entre les lignes une allégorie du peuple, ce héros hugolien par excellence, qui chute dans la première partie du confinement (La foule, cette grande et fatale orpheline/S’évanouit devant l’horrible grondement) puis se relève, grandi et fier, plein d’espoir lors du déconfinement si patiemment attendu ([L’or] condamne la Nuit à l’éblouissement !/Ces temps sont revenus. La géante féline/Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement/ Apparaît l’archipel […]).

En tout état de cause, la puissance du style et des images, la beauté des paradoxes, les fulgurances lyriques et la majesté métrique, presque hypnotique, des alexandrins de Victor Hugo y sont reconnaissables sans l’ombre d’un doute. On notera pourtant une singularité : alors qu’Hugo pratiquait systématiquement, dans ses grands recueils, les rimes plates (AABB), il a fait ici le choix étonnant des rimes alternées (ABAB), sans doute afin de mieux imprimer en son lecteur la lancinante alternance des rimes en –ine et en –ment, étirant indéfiniment un temps bloqué et répétitif vers une échéance sans cesse remise, perdue dans d’abstraites chimères. Car oui, notre grand poëte national, tel un peintre s’astreignant à réduire sa palette à deux couleurs seulement pour mieux faire surgir la splendeur confinée du monde, a ici choisi de n’utiliser que deux rimes. Émules de cet indépassable pionnier des formes poétiques, nous saurons nous montrer dignes de son inépuisable génie.

Le Fond du Tiroir a pu, grâce aux ventes pléthoriques d’Au premier jour de la Confine, faire récemment l’acquisition d’un coffre-fort à triple combinaison avec température et taux d’humidité modulables, afin de protéger durablement le manuscrit. Nous envisageons à présent un don à la BNF. Ou alors une vente aux enchères au marché noir, nous n’avons pas encore tranché. Faire offre en message privé.

« La Confine », un poème inédit de Victor Hugo 

L’Éden pudique et nu s’éveillait mollement
Le jour où tu naquis sur la plage marine.
Une immense bonté tombait du firmament ;
Ces douves-là nous font parfois si grise mine, 
Les oiseaux gazouillaient un hymne si charmant, 
Qu’il faut recommencer à l’heure où l’on termine ! 
Le même séraphique et saint frémissement 
Encor tout ruisselant de poix et de résine 
Unissait l’algue à l’onde et l’être à l’élément ; 
L’audace avec le souffle entra dans ta poitrine 
Les anges y volaient sans doute obscurément. 
Le cliquetis confus des lances sarrasines 
Se fixait, plus pensif de moment en moment, 
Et que nous entendions dans les plaines voisines 
Les monstres, hérissant leur crinière, écumant 
Leurs ongles monstrueux, crispés sur des rapines. 
« Je suis trop près ! » dit-il avec un tremblement, 
« Des geysers du pôle aux cités transalpines, 
« Pourquoi ce choix ? Pourquoi cet attendrissement
« Regarde par-dessus l’épaule des collines ? » 
Car on voyait passer dans la nuit, par moment, 
Des actéons cornus et chaussés de bottines 
Et qui le regardaient dans l’ombre fixement. 
Sur une vasque d’or aux anses florentines 
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement. 

II 

Quelle est cette merveille effroyable et divine ? 
Quelle est donc cette loi du développement ? 
C’est pour cela qu’on a lutté, creusé des mines, 
Dans ce néant qui mord, dans ce chaos qui ment, 
Rompu des ponts, bravé la peste et les famines ? 
Quoi ! ces coups de canon battant ces murs fumants ! 
Le tambour bat aux champs et le drapeau s’incline, 
Ce que l’homme finit par voir distinctement. 
La foule, cette grande et fatale orpheline 
S’évanouit devant l’horrible grondement 
Et cette Jeanne d’Arc se change en Messaline. 
Pourras-tu supporter l’immense brisement 
Où, dans l’éden qu’on voit, c’est l’enfer qu’on devine, 
Un de ces monstrueux et noirs rugissements  
Ô France ! un coup de vent dissipe en un moment 
De la Bastille au pied de la morne colline 
La malédiction, le mensonge inclément ! 
Changer le jour en nuit, changer l’Europe en Chine ! 
Vos aïeux n’ont semé que de grands ossements. 

III 

Oh ! Les lugubres nuits ! Combats dans la bruine !
La splendide rondeur de l’astre, par moments, 
Apparaissait ; c’est là qu’étaient les Feuillantines. 
Son rayon dore en nous ce que l’âme imagine, 
Mais elle n’en sait rien, et d’ailleurs c’est charmant. 
Ce Dieu qui du chaos tire son origine 
Semble un tronc d’arbre à terre et dort affreusement. 
Continuons, la chance étant une coquine. 
Et comme un imbécile est féroce aisément ! 
Oui, vous avez voulu corriger, j’imagine, 
Vos clartés, vos rumeurs, votre fourmillement, 
Un peu comme un larron, presque comme un amant 
Parce qu’il fut un ours appelé Rostopschine !
A la nuée, aux fleurs, aux nids, au firmament, 
Pris d’un vieux rhumatisme incurable à l’échine, 
Le sinistre vieillard sourit superbement. 
Il écoute, un peu sourd, la cloche sa voisine 
A l’immense nature un doux gazouillement, 
Le passé devant lui, plein de voix enfantines. 
 

IV 

Les mâchoires de l’hydre, ouvertes tristement, 
Sont pâles ; on y lit : Foi, Courage, Famine. 
Que vous seriez hardis d’y toucher seulement ! 
Avoir un bon lapin savant qui tambourine ! 
Dans les cœurs gouvernés par le prêtre qui ment, 
Il ne me reste plus à gagner que le quine. 
L’or se fait dans la terre et l’aube au firmament ! 
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il condamne la Nuit à l’éblouissement ! 
Ces temps sont revenus. La géante féline 
Se réveille ; et voilà qu’au premier grondement 
Apparaît l’archipel ténébreux des doctrines 
Qui, dans l’hiver fameux du grand bombardement,  
Se laisse dévorer vivant par la vermine.
Si quelque prêtre dit que Dieu le veut, il ment ! 
Il fait joindre les mains aux passants, il fascine, 
Le genre humain gravite autour de cet aimant. 
Un pêcheur de corail vogue en sa coraline,
Les siècles sont au peuple ; eux, ils ont le moment. 
Nous en aurons bientôt marre de la confine 
Ô bientôt marre hélas de ce confinement ! 

(Les lecteurs hugoliens les plus avertis auront peut-être identifié, au fil de ce poëme, certains vers que Victor Hugo, dans un geste écolo avant l’heure, a littéralement recyclés, les refourguant sans vergogne dans quelques-uns de ses grands recueils écrits à la même époque : La légende des siècles, L’Année terrible, L’art d’être grand-père, Religion et religions ; à l’exception des deux derniers vers, apparemment inédits puisque, malgré nos recherches bibliographiques, ils restent introuvables dans le reste de l’œuvre – ce ne sont pas ses meilleurs, ceci dit.)

Une nuit sous le plafond de verre

30/03/2022 Aucun commentaire

Le Printemps du livre de Grenoble commence aujourd’hui, mercredi 30 mars.

J’interviendrai en marge de celui-ci, parmi les « éclats de lecture » pour animer avec Marie Mazille trois ateliers de création de chansons, vendredi 1er, dimanche 3, lundi 4 – programme ici.

Pourtant cette nuit a d’ores et déjà eu lieu l’inauguration dans mon échoppe enténébrée, cette nuit j’étais invité du Printemps du livre, invité en tant qu’écrivain je veux dire, pas en tant qu’animateur.
J’étais invité mais il n’y avait pas de place pour moi dans les lieux officiels, alors j’étais logé dans un long dortoir aménagé comme un abri de fortune pour réfugiés, dans l’étage désaffecté de la grande bibliothèque Chavant. La nuit était tombée, c’était l’heure du couvre-feu dans le dortoir et j’étais censé dormir sur un lit de camp militaire, en compagnie de personnages mystérieux et livides, aux vagues allures de zombies, poussant des gémissements en famille, dans la lueur bleutée des veilleuses surplombant les portes de sécurité. J’étais allongé mais je ne trouvais pas le sommeil, je me demandais comment je ferais si je devais aller faire pipi. Je me suis réveillé chez moi et je suis allé faire pipi.

L’histoire et les héros. Et l’amour aussi

26/03/2022 Aucun commentaire

60 ans après les accords d’Évian, je me suis passionné pour le roman magistral d’Alice Zeniter, L’art de perdre, qui embrasse toute l’histoire de la guerre d’Algérie et par conséquent de la France, non pas il y a 60 ans, mais pendant 60 ans, sur trois générations et dans deux pays.

Car une guerre, au fond comme un être humain, rechigne à se laisser symboliquement confiner entre deux dates, début/fin, naissance/mort. Évoquer la guerre d’Algérie (1er nov. 1954 – 19 mars 1962) n’est qu’une vue de l’esprit, une simplification. Il vaudrait bien mieux appréhender la guerre d’Algérie du XIXe siècle à nos jours, mais pour cette sorte d’ambition les romanciers sont mieux armés que les historiens. C’est ainsi que le roman d’Alice Zeniter redonnerait à lui tout seul des lettres de noblesses à un genre littéraire si méprisé, la saga historique.

L’art de perdre a connu un grand succès, donc d’innombrables exégèses et je n’ajouterai pas ici la mienne dont l’originalité serait médiocre. En revanche je prélève dans l’œuvre un infime détail, afin de parler d’autre chose à mon propre usage : une scène fugitive, triviale, domestique et attendrissante, lors de laquelle ce roman sans héros parle des super-héros.

Hamid, le fils de harki grandi en France dans les années 70, a épousé Clarisse et tous deux ont vu grandir, partir un beau jour et revenir le dimanche, leurs propres enfants, dont Naïma, qui se révèlera le personnage central du livre. Vers le début du XXIe siècle, un banal repas de famille se tend parce qu’on évoque le passé. Alors on change de sujet.

« Pour éviter [que son père] ne s’enferme dans une bouderie mutique, Naïma n’insiste pas. Elle préfère aiguiller la conversation sur les films de super-héros, une passion qu’elle partage depuis longtemps avec Hamid et qui, parfois, ressemble au besoin vague que quelqu’un vienne les sauver, même si elle ne sait pas de quoi. Pendant le reste du dîner, ils classent les membres des X-Men selon leur ordre de préférence, conspuent Superman par trop invincible et à jamais bien coiffé, encensent en revanche Spider Man aux affres morales permanentes, et se moquent de Clarisse qui n’est jamais parvenue à s’intéresser à ces personnages et les confond tous. »

Les super-héros constituent un genre narratif encore plus méprisé que le roman historique. Pourtant, quelle puissance, là aussi.

L’époque redécouvre au cinéma ce que, sans me vanter, je sais depuis l’âge de 7 ans : les super-héros Marvel sont une inépuisable source de rêveries, de romans-feuilletons, d’épique, d’humour, de métaphysique populaire, de poésie même, en tout cas de spéculation imaginaire, ce qui dans le meilleur des cas revient au même. Ainsi, de même que l’on peut jouer en famille à classer les X-men par ordre de préférence, existe-t-il un jeu social, une question de salon du même registre que « quel livre emporterais-tu sur l’île déserte » :

Quel super-pouvoir aimerais-tu avoir ?

Étant de nature mélancolique, j’aurais longtemps pu répondre à cette question par « Arrêter l’écoulement du temps » tel Hiro Nakamura dans Heroes.
Mais je n’ai plus 7 ans depuis longtemps. À ce stade de mon existence je sais d’autres choses de moi et du monde, ce qui fait que j’ai choisi, sans doute définitivement, le super-pouvoir parfait, le seul qui protège de tout. Ce serait, en ce qui me concerne : être indifférent au manque d’amour.

Rachmaninov ? It is unfair ! (Cancel la Cancel, 5/5)

21/03/2022 Aucun commentaire

Je conclus en musique le feuilleton du Fond du Tiroir consacré à la cancel culture, débuté l’an dernier en musique. Épisodes précédents :
1 : Que faire du baroque ?
2 : Le zèle des mythos
3 : C’est une blague ou quoi ?
4 : Céline n’avait pas menti

Le vendredi 18 mars 2022, OSE, l’orchestre symphonique dirigé par Christine Antoine, au sein duquel j’officie à la fois en tant que trombone basse et chauffeur de salle, a donné un spectacle dont le clou était l’interprétation du 2e concerto pour piano de Rachmaninov, avec la jeune et prodigieuse Laure Cholé au piano.

Le speech que j’ai prononcé en amont :

Vous allez entendre à présent le deuxième, sans doute le plus connu, des quatre concertos pour piano écrits par Sergueï Rachmaninov. C’est pour nous une grande chance de jouer cette pièce, très difficile pour nous, de même c’est une chance pour la soliste, la pianiste Laure Cholé, de jouer avec nous cette pièce très difficile pour elle aussi – surtout pour elle, d’ailleurs – au seuil de sa carrière qu’on lui promet brillante. Elle est très jeune certes, quoique pas beaucoup moins que Rachmaninov qui n’avait que 27 ans au moment de la création du concerto. Mais attention : je viens de mentionner deux fois que c’était une œuvre difficile… Mesdames et messieurs, il vaut mieux ne pas s’étendre sur la grande difficulté technique de cette musique, car si elle n’était pas aussi belle, sa difficulté n’aurait aucune importance. 
Qu’est-ce qu’un concerto ? C’est, littéralement, une concertation, un dialogue. Vous allez assister à un dialogue entre deux interlocuteurs, un instrument soliste, ici le piano, et l’orchestre. Que raconte ce dialogue ?
Le concerto a été créé en 1901 et depuis 120 ans, son succès ne s’est jamais démenti. On l’a entendu sur tous les continents, on a vibré, on s’est extasié, on l’a cité (“Rachmaninov ? It is unfair !”), on l’a décortiqué et analysé de bien des façons, et pour ma part, je vous propose la grille d’interprétation suivante : il s’agit d’une œuvre profondément autobiographique. 
Comment comprendre une musique sans paroles comme autobiographique ? Eh bien, simplement en se souvenant que Rachmaninov était un romantique, peut-être le dernier des romantiques égaré dans une époque où le romantisme n’était plus guère à la mode. L’un de ses modèles revendiqués était Berlioz, et comme son précurseur, il n’hésite pas à emplir sa musique de ses propres drames, ses passions, ses angoisses et ses enthousiasmes. On peut écouter ce concerto comme un documentaire sur la psyché de Rachmaninov, d’autant qu’il l’a composé au sortir d’une longue dépression. La musique raconte sa résilience, si l’on veut employer ce mot du XXIe siècle qui est ici un grossier anachronisme, tant pis.
Un autre élément clef autorise, à mon sens, la piste autobiographique : lors de sa création en 1901, qui joue du piano ? Rachmaninov lui-même, bien sûr. Écoutez bien : le piano parle, l’orchestre répond. Le dialogue entre le piano et l’orchestre est en réalité un dialogue que l’individu R. engage avec son art, avec la musique. Voire avec le monde.
Rachmaninov était un pianiste prodigieux, un des meilleurs de son époque, avec une mémoire sans égale, et une exubérance qui tranchait par rapport à son tempérament plutôt réservé et introverti lorsqu’il se tenait loin du clavier. Il était connu pour jouer de façon très véhémente, il lui arrivait de casser des cordes de son piano en concert (il est en cela le prototype des rock stars qui ont fait de même avec leurs guitares). Espérons qu’aucune corde ne casse ce soir. Il avait aussi des mains gigantesques, il pouvait d’une seule main jouer un accord de treizième, je laisse les musiciens dans la salle (et sur la scène) rêver à cet intervalle : sur un clavier, du do au la de l’octave suivante – mais, de nouveau, quelle importance aurait la difficulté technique de jouer une treizième en une seule main, si ce n’était pour atteindre à la beauté d’un accord de treizième ?
Je vais vous laisse maintenant savourer ce moment exceptionnel, ce concerto composé de trois mouvements : Moderato ; Adagio sostenuto ; et Allegro scherzando, en vous rappelant de ne pas applaudir entre les mouvements. Nous voici, vous et nous, embarqués pour environ 35 minutes de musique sublime.

Puis, le speech en aval :

Après cet exceptionnel concert russe, nous vous proposons pour le rappel d’effectuer un pas de côté, qui n’est pas mentionné dans votre programme. Pardonnez-moi, il me faut pour une fois parler ici avec une certaine gravité. Car nous avons beau nous consacrer aux beautés de la musique, nous vivons dans le même monde que tous, et ce monde est heurté. Les échos de la guerre nous parviennent. La guerre qui a lieu en ce moment en Ukraine a d’innombrables conséquences, y compris dans le milieu de la musique. Un peu partout dans le monde, les musiques russes et les musiciens russes sont boycottés, en sanction d’événements qui les dépassent. Le cas du chef d’orchestre Valery Gerguiev, évincé des salles de concerts, est le plus connu, mais les exemples ne manquent pas. On peut citer celui du jeune pianiste russe de 21 ans, Alexandre Malofeev, qui justement joue Rachmaninov avec virtuosité, et dont les concerts en Europe ou en Amérique sont tous suspendus. Or, il s’était exprimé dès le début du conflit, conscient que ses propos pouvaient mettre en danger sa famille restée à Moscou. Il a déclaré : « La vérité est que chaque Russe se sentira coupable pendant des décennies à cause de la décision terrible et sanglante qu’aucun de nous ne pouvait influencer et prédire. » 
Et quant à nous, petit orchestre symphonique d’Eybens, même à notre échelle nous devons répondre à des questions du type : « Êtes-vous certains de la pertinence d’interpréter de la musique russe en ce moment ? N’y a-t-il pas une faute de goût ou au moins un problème de timing ?” Que répondre à cela sinon notre espoir que donner accès à la beauté contribue à la paix plus efficacement que canceler, reléguer au purgatoire Rachmaninov, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski, Moussorgski, Borodine, Chostakovitch, ou Prokofiev ? (Prokofiev qui du reste n’était pas russe mais ukrainien…) Et aussi répondre par notre foi que la musique, comme Jean-Luc Godard l’avait dit à propos du cinéma, est “plutôt un pays en plus« . Comment ne pas évoquer pour conclure, l’amitié indéfectible et l’admiration mutuelle entre Rachmaninov le compositeur russe né à Novgorod et Vladimir Horowitz le chef d’orchestre ukrainien né à Kiev ?
En guise de bis, pour clôturer notre programme russe, nous allons vous interpréter l’hymne national ukrainien. Il s’intitule Chtche ne vmerla Ukraïny, ce qui signifie : “L’Ukraine n’est pas encore morte” . 

Bravo Bravo

20/03/2022 Aucun commentaire

Le palmarès du festival d’Angoulême est tombé. Ce que j’y trouve de plus délicieux à mon goût, à part évidemment l’extraordinaire et inespéré grand prix décerné à Julie Doucet (un peu comme si on attribuait le Goncourt à Jean-Louis Costes ou à un écrivain punk du même tonneau, pour qui la littérature ne serait qu’un moyen parmi d’autres, et pas forcément le meilleur, de tout faire péter), est le prix de la série remis à Émile Bravo pour Spirou, l’espoir malgré tout.

Cette reprise de Spirou, dans des histoires situées à l’époque et à l’endroit mêmes où le personnage a été inventé, soit Bruxelles à partir de 1938, est d’une intelligence renversante. Bravo n’a pas volé son prix : il est pertinent, émouvant, juste, drôle, romanesque, à la fois audacieux et pédagogue, il n’esquive jamais son sujet aussi complexe soit-il (c’est-à-dire la seconde guerre mondiale), et surtout il est PERSONNEL – contrairement à tant de repreneurs de héros de bédés, simples épigones, mercenaires embauchés pour du lamanièrdeu, le dernier en date étant Delaf reprenant Gaston Lagaffe afin de faire rentrer la caillasse chez Dupuis.

En outre, aspect secondaire mais tout-à-fait réjouissant, Émile Bravo bouffe du curé, dénonce l’hypocrisie religieuse, et ainsi fait un sort aux origines bigotes et boy-scouts de Spirou et des éditions de MM. Dupuis père et fils, Jean et Charles, catholiques pratiquants qui prenaient très au sérieux leur mission sacrée d’édification de la jeunesse chrétienne.

Je t’en donnerai, de l’édifiant ! Ci-dessus, un extrait de La loi du plus fort, bref prologue de toute la saga L’espoir malgré tout. Nous sommes en 1938, et le jeune Jean-Baptiste, orphelin adolescent qui n’a pas encore reçu son surnom de Spirou, est viré de son institution, victime expiatoire d’un scandale impliquant quelques curetons… On lui déniche à la va-vite un poste de groom au Moustic Hôtel et la véritable histoire peut débuter.

Dialogue dans la rue :

– C’est injuste, mon père ! Je suis innocent !
– Ah, l’innocence ! Mais l’innocence est tentatrice et de ce fait déjà coupable.

Pouah !

Contre toute attente, Émile Bravo est le second punk du palmarès d’Angoulême.

Un char d’assaut sur l’océan

07/03/2022 2 commentaires

Ce que font les images en nous…

J’ai été frappé, il y a quelques jours, par une image. Par des milliers d’images, bien sûr. Mais par une image. Celle-ci.

L’image satellite de la colonne de 65 kilomètres de chars russes en route pour Kiev. Colonne qui paraît-il est restée à l’arrêt plusieurs jours pour cause de panne d’essence, détail qui serait comique, quoiqu’un peu invraisemblable, si nous étions en train de regarder un film, un film pacifiste parodiant la guerre, genre On a perdu la 7e compagnie de l’armée russe, ah ah non mais c’est un peu gros quand même, où vont-il chercher toutes ces conneries. Enfin la colonne est repartie, l’image est restée. Elle est restée comme l’emblème, la parabole de la catastrophe en marche, inexorable, lente, patiente, promesse de destruction, de feu et de sang. La mort en panne d’essence. La force de frappe rétinienne.

Je ne dors pas bien. Oh, cela ne date pas de cette semaine ou de Poutine. Je ne dors pas bien et je remâche des mots et des images, parfois pendant le sommeil, parfois même pas. Je mâche en veillant, je rêve sans dormir.

Sans dormir, j’ai rêvé plusieurs nuits de cette colonne de chars d’assaut, collée à ma cervelle, mais je l’ai rêvée dématérialisée des montagnes d’Ukraine et rematérialisée par magie, téléportée en un claquement de doigt, au-dessus de l’océan. Tiens, par exemple, à la verticale de la Fosse des Mariannes, 11000 mètres d’abysse. Je voyais, je vous jure que je voyais comme je vous vois, les chars d’assaut au-dessus de la mer, un à un surgis juste au-dessus de la surface vibrante de l’eau, flottant une fraction de seconde hébétée puis plouf adieu suivant, gloub gloub gros bouillon, les militaires ayant à peine le temps de sentir la résistance de l’eau, et pas du tout celui de comprendre ce qui leur arrive. Qui est incompréhensible, du reste. On ne choisit pas les visions nées de ses insomnies.

Puis, le matin, la journée, le soir, la re-nuit, j’avais cette image en tête, image délivrée par mon phosphore un peu mou et non par l’Internet, pas plus vraie pour autant : Un char d’assaut sur l’océan.

Je trouvais que les mots sonnaient bien, Un char d’assaut sur l’océan, l’octosyllabe est charpenté, le début d’un poème ou d’une chanson, j’ai fini par tenter quelques quatrains en fixant le plafond, histoire de poser des mots sur ce que je voyais :

Un tank à la fosse commune
Ou dans la poubelle je-trie
Ou téléporté sur la lune
Enfin au diable ou en débris

Un char d’assaut sur l’océan
Un char Dassault ou de l’Oural
Une armée réduite à néant
Noyée avec son général

Un char d’assaut sur l’océan
Deux tanks envoyés à la baille
Trois chars dans le gouffre béant
Quatre blindés quelques médailles


Cinq chars six chars et la culbute
S’en vont salir les fonds marins
Leurs tourbillons se répercutent
Tout mollement et plus plus rien

Dix chars vingt chars une colonne
Prend son virage à angle droit
Cent chars tombés dans le canyon
La gravité reprend ses droits

Mille chars jetés dans la flotte
À queue-leu-leu gros éléphants
Leurs artilleurs et leurs pilotes
Les pauvres, ce sont des enfants


La colonne au fond de la fosse
Des Mariannes en caniveau
Mon songe creux, mon idée fausse

Précipité dans mon cerveau

Cohorte avalée par la mer
Conflit englouti par les flots
Je suis rattrapé par l’amer
Par le réveil par la radio.

Enfin, à force de triturer l’image, cette nuit elle a fini par m’apparaître incontestable. Je n’avais plus aucun doute : je n’ai rien inventé, tout était là avant moi, le char sur l’océan est une image ancienne, archaïque même, tout le monde l’a formulée un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? Stéréotype, cliché, poncif. Ce qui fait que, très logiquement (on fait de ces choses quand on ne dort pas), j’ai tapé sur Google « un char sur l’océan » pour vérifier méthodiquement toutes les sources historiques qui ne manqueraient pas d’éclore, afin que des images extérieures attestent les intérieures.

J’ai reçu en retour le char de Neptune :

C’était totalement hors sujet. Finalement, après de longs et patients recoupements sur Google Image, la photo la plus fidèle à l’idée que je m’en faisais avant de la connaître était celle-ci :

Il s’agit d’un reportage en Thaïlande datant de 2018. Vingt-cinq carcasses de chars d’assaut T69 ont été précipités dans la mer, ainsi que de nombreux wagons et camions-poubelles désaffectés, dans le but de créer un récif retenant les poissons, qui permettrait aux pêcheurs locaux de remplir un peu leurs filets, amaigris pour cause de surexploitation.

Ah, bon. Les Thaïlandais ne le sauront jamais mais c’était ma vision.

Ce que font les images en nous ? L’imagination.

Quadragénécro

03/03/2022 Aucun commentaire
(2022 : encore un posthume de l’inépuisable Perec)

Aujourd’hui, Georges Perec est mort, il y a 40 ans.

Que faisais-je le mercredi 3 mars 1982 ? Je regardais sûrement des dessins animés japonais à la télé, ou bien je lisais Strange, ou bien je prenais mon goûter (cette année-là mon goûter était souvent constitué d’une boîte de sardines à l’huile, j’étais en pleine croissance), en attendant mon cours de judo de la fin de l’après-midi. J’étais en classe de 5e à Chambéry, et tout-à-fait insoucieux de l’existence ou de la non-existence de Perec.

La rencontre advient en 1988. Je suis étudiant à Grenoble, j’emprunte Penser/Classer à la bibliothèque universitaire, sur les conseils de je ne sais plus quel prof de sociologie, peut-être Jean-Olivier Majastre. J’enchaîne compulsivement avec tous les autres qui me passent entre les mains, je découvre que chaque livre de Perec, petit ou gros, potache ou grave, autobiographique ou romanesque, est une exploration à part entière en même temps qu’une proposition, généreuse et à chaque fois originale. Selon sa propre métaphore, chacun de ses livres était une pièce de puzzle, et à terme le puzzle reconstitué représenterait son visage. Je songeais plutôt qu’elle représenterait la littérature en personne.

En 2011, cette fois je sais que Perec est mort depuis depuis bientôt 30 ans, mais il est très vivant pour moi qui écris et publie des livres, qui fabrique mon propre puzzle. Soudain j’ai l’honneur extraordinaire et inattendu d’être l’éditeur d’un texte de Perec, Ce qui stimule ma racontouze. Il en reste deux ou trois exemplaires au Fond du Tiroir – si le vôtre vous manque, passez par le catalogue.

En 2022, pour fêter l’accession de Perec au statut de mort quadragénaire, les éditions du Seuil publient un inédit, peut-être le dernier, Lieux, inachevé mais célèbre parce que Perec en parlait dans ses interviews.

« Lettre ouverte » dans la lettre que j’ouvre

26/02/2022 un commentaire

Ce matin au courrier, une lettre estampillée à Saint-Étienne… Oh, joie, c’est donc le Réalgar qui m’envoie mes exemplaires de la Lettre ouverte au Dr. Haricot, de la faculté de médecine de Paris. Mon opus 21, réédition entièrement remaniée de mon opus 12 (palindrome !).

Je constate que la fébrilité en décachetant le pli est toujours celle de la première fois, j’en déchire presque, d’impatience de toucher l’objet. Pardi, j’ai écrit un texte et soudain le texte est devenu du papier imprimé orné d’un numéro d’ISBN (9782491560386 en l’occurrence) à la disposition de tout lecteur curieux, je ne me lasse pas de ce miracle, vive le matériel ne serait-ce que parce qu’on n’ôtera jamais l’emballage d’un livre numérique.

Mon livre au titre le plus long, 22 pieds tout de même, est cependant l’un de mes plus brefs textes. L’un des moins chers également (à l’exception évidemment de J’ai inauguré IKEA – 4 euros, et Le Flux – 3 euros, prix imbattables et conseillés par le Fond du Tiroir).

Réclamez-le à votre libraire, ou à un autre ! Et profitez-en pour découvrir les nombreux autres titres de la collection Lettre Ouverte du Réalgar.

Et de quoi cause-t-elle, cette jolie plaquette grise dénuée de nom d’auteur sur la couve, ou de quatrième de couverture prémâchant la lecture ? Qui est donc ce Dr. Haricot ? Toutes les explications ici.