Traité du Loup des steppes (Pour les fous seulement)
Je lis, j’écris. J’écris parce que j’ai lu, je lis parce que j’ai écrit, ainsi de suite. Inspiration, expiration. Mais si je fais le compte, je suis beaucoup plus lecteur qu’écrivain.
Je suis « écrivain » de façon intermittente, et fragile, les moments où j’écris étant justement ceux où je réalise que je ne sais pas écrire. En revanche je suis « lecteur » ah ça oui, aucun doute, chaque jour. Je lis, et tout s’éclaire. Je viens de lire Le loup des steppes de Hermann Hesse. Mon premier roman lu en 2014 date de 1927. L’année commence bien.
C’est l’histoire d’un certain Harry Haller, érudit marginal, qui se figure coupé en deux, moitié homme, moitié loup. Harry est un champ de bataille perpétuel, dont les deux personnalités prennent tour à tour le contrôle. Il est bipolaire comme on dit de nos jours, asocial en tout cas, incapable de vivre parmi le commun des mortels. Déclassé en perdition, joyeux mélancolique, odieux et attachant, complexe et tête-à-gifles, Haller est une création romanesque originale – or comme l’estime Houellebecq, la réussite des personnages est le premier critère qui vaille en matière de romans. Mais il y a davantage, il y a l’histoire : un beau jour, ou plutôt une nuit d’errance, une nuit onirique et scintillante, il croise au coin d’une rue mal famée un camelot qui lui vend une brochure intitulée Traité du loup des steppes. Cette brochure semble n’avoir été rédigée que pour l’égaré Harry Haller, et lui révèle tout de sa propre vie, par une analyse psychologique froide et détaillée.
La mise en abyme de l’expérience romanesque est transparente… Tôt ou tard, vous aussi vous tomberez sur un inconnu qui vous collera entre les mains le livre, le miroir, qui éclairera votre existence.
Cette fois-ci, voilà comment ça s’est passé pour moi : au coin non d’une rue mais d’un mail.
Je cherche depuis six mois à faire publier mon dernier roman, me pliant humblement à la méthode traditionnelle : j’envoie des manuscrits par la Poste, puis j’attends à côté du téléphone (par lequel viendra peut-être la bonne nouvelle) ou de la boîte aux lettres (par laquelle vient sans faillir la mauvaise). Je reçois donc en cascade, comme de juste, les lettre types « cher manuscrit n°8765 malgré toutes ses qualités votre manuscrit n’a pas fait l’unanimité dans notre comité de lecture mais nous vous remercions pour l’intérêt que vous avez manifesté pour notre maison nous tenons votre machin à votre disposition dans nos locaux si vous ne le récupérez pas sous quinzaine il nourrira nos cochons ».
Rompant soudain cette monotonie tiède dont on se console comme on peut, je reçois pourtant un refus singulier, personnalisé. Enthousiaste, même. Un éditeur charmant, un gentleman, même (je vous donnerai son nom si vous me le demandez gentiment) me refuse tout en me recouvrant de compliments – expérience inédite dans le genre double bind. Se faire refouler ainsi est presque un plaisir masochiste (et quoi qu’il en soit, je suis résolu à proposer autre chose un de ces jours à sa maison d’édition). Plein de tact, il prend la peine de m’expliquer qu’il n’a pas envie de publier mon roman mais qu’il l’a trouvé « remarquable, beau, sensible, intelligent », plein de « moments poétiques et forts, d’instants de folie stylistique et visuelle ». Il ajoute : « J’ai songé plusieurs fois au Loup des steppes de Hesse, souvenir de lecture lointain mais vivace ».
Or je n’ai jamais lu ce livre. L’occasion ? Le larron ! Je m’y plonge. Je ne vois pas trop le rapport avec mon propre livre, mais peu importe, je l’aime.
Depuis que j’ai lu Le loup des steppes, j’en parle avec enthousiasme autour de moi. Et je reçois le même genre de réactions que lorsqu’en 2008, je découvris Martin Eden et tâchai de le faire lire à tout le monde : « Ah, oui, ça me dit quelque chose, je l’ai lu quand j’étais ado, je me souviens que j’avais aimé ». Encore un livre que j’aurai loupé dans mon adolescence. C’est vrai : ce roman est de la catégorie qui peut marquer pour la vie à un certain âge tendre, mais semblera seulement intéressant plus tard. Peut-être n’ai-je pas terminé ma néoténie. Il me reste des romans d’apprentissage à lire, et sans doute des apprentissages à accomplir. Je me demande si je vivrai assez vieux pour combler toutes les lacunes de mon adolescence.
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