Je viens de lire L’alcool et la nostalgie, le dernier roman de Mathias Enard. C’est très bien. J’ai tout lu de Mathias Enard je crois, presque, à part son best-seller démesuré Zone, devant lequel je recule encore. Mais tout le reste, quand j’ai pu, même ses articles, même ses traductions, même son album jeunesse, même ses nouvelles de commande, et tout est très bien, constant, divers, une œuvre, une vraie. Je la surveille. J’ai mes raisons.
Je viens d’achever L’alcool et la nostalgie et j’en suis étourdi. Cette dérive russe se prétend ou semble se prétendre strictement autobiographique : les protagonistes surgissent dans le monde réel du paratexte, « Mathias » le narrateur est aussi l’auteur et « Jeanne », l’amour perdu, est la dédicataire. Mais je n’y crois guère. Si autobio il y a, elle est sans aucun doute piégée, biaisée, romancée. D’ailleurs ce triangle amoureux tragique, avec dans un angle le narrateur, dans l’autre Vladimir l’ami/rival/doppelgänger/ogre, et dans le troisième Jeanne la frêle muse qui s’automutile, ressemble un peu trop et trait pour trait au casting qu’on lisait déjà dans le deuxième roman de Mathias Enard, Remonter l’Orénoque, lequel était peut-être un peu plus, peut-être un peu moins, peut-être autant de la fiction, et puis d’ailleurs ce prénom, Jeanne, est louche, c’est celui de La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France de Cendrars dont Mathias Enard dit s’être inspiré, alors vraiment on s’en fiche de l’autobio, on ne veut pas le savoir, l’important c’est le souffle. Mathias Enard est en pleine possession de son souffle, on l’écoute en vibrant, on le suit à l’aveugle, on s’embarque dans sa transe lyrique et désespérée, dans sa mélancolie éthylique qui déborde l’érudition par tous les pores.
Je l’ai raconté plusieurs fois, je l’ai même écrit là-dedans sur le mode pathético-burlesque, je le répèterai tant qu’il le faudra : le Festival du premier roman de Chambéry au printemps 2004 fut un événement déterminant de ma vie, de mon existence « d’auteur » tout au moins. Ce festival, belle et brave institution de littérature vivante prend à cœur de découvrir : il recense depuis un quart de siècle les premiers romans publiés dans l’année, lit, fait lire, débat, déblaie, puis invite une poignée de « primoromanciers » comme ils disent, triés sur le volet, et pendant quelques jours au mois de mai, les choie, les célèbre, les écoute, les trimballe, les envoie un par un ou en commandos au-devant des publics, d’adultes, d’enfants, d’autres écriveurs, bref les prend au sérieux, et les traite comme des princes. J’ai eu l’honneur de connaître ce baptême du feu, ce privilège de celui qui, écrivant depuis un an ou depuis toujours, est brusquement lu.
C’est à Chambéry que j’ai reçu la première preuve, gratifiante et perturbante, que j’étais lu par des gens que je ne connaissais pas. J’étais lu, avec attention, gourmandise, bienveillance, fébrilité parfois, j’étais attendu, j’avais la sensation d’être pris pour un écrivain, de « démarrer une carrière ». Parmi d’autres qui, eux aussi, avaient publié leur premier roman l’année précédente, mais qui passé ce point commun avaient des profils variés, des trajectoires singulières : on comprenaient de certains, comme JP Blondel, qu’ils n’étaient qu’au début de leur carrière et qu’ils publieraient désormais et pour longtemps un ou deux livres par an ; tandis que d’autres avaient écrit le livre de leur vie, et s’en tiendraient là. Et moi, où me situais-je ? Entre les deux, peut-être. Je n’épiloguerai pas sur la fibre névrotique de mon caractère qui, par la suite, m’a incité à esquiver cette « carrière » entrevue et, en lieu et place, à labourer, semer, arroser, et récolter le Fond de mon tiroir.
Il n’en reste pas moins que ces quelques jours de mai 2004 à Chambéry m’auront permis de lire des premiers romans (ce qui ne me serait pas venu à l’idée) et ainsi de me faire une petite idée de ce à quoi ressemblaient les primoromanciers mes pairs, et la primolittérature si elle existe. J’y ai lu des premiers livres qui, surprise bonus, m’ont enthousiasmé, j’y ai noué des contacts avec Jeanne Benameur et Thierry Magnier qui se sont révélés fertiles quelques années plus tard, et j’y ai même rencontré certains écrivains qui, suprême cerise sur le gâteau de Savoie, m’honorent depuis de leur amitié (celui-ci ou celui-là voire ce troisième).
J’étais invité, donc, à Chambéry pour mon premier roman, TS. Mathias Enard pour le sien, La perfection du tir. Ce roman m’a été un rude choc. Quand bien même certains des autres primoromanciers avaient signé de bons et estimables romans, sympathiques et/ou sincères, très émouvants ou très drôles ou très habiles, j’avais senti que celui-là planait un peu plus haut : une exigence, une tension, une énergie, une originalité, une âpreté dans le sujet comme dans l’écriture, un évident engagement littéraire. Un incontestable souffle, déjà, car tout est là, tout y était, tout est dans le souffle. Comme me le résumera plus tard un autre écrivain de la cuvée « Chambéry 2004 » : « Mathias, c’était le major de promo ».
J’ai eu quelques autres occasions de rencontrer Mathias Enard dans les mois qui ont suivi. Nous avons notamment été conduits à mener une rencontre scolaire en commun (un troisième larron était présent, l’aimable Sylvain Estibal), dans un lycée de Belgique. Or, il s’est passé là quelque chose. Vers la fin de l’heure, un élève a posé une question un peu bateau, un peu naïve, un peu consensuelle, comme pour conclure sur le mode Salut les copains, bling, Druckeroïde : « Est-ce que vous aimez les livres l’un de l’autre ? »
La réponse ne fut ni bateau, ni naïve, ni consensuelle. Mathias a répondu : « Ben, heu, non. Franchement, non. Cette histoire d’ado, là, non, ça ne m’intéresse pas beaucoup… » J’étais assis à côté de lui, sur l’estrade, face à la classe, et j’en suis resté foudroyé, stupide. On n’est pas de bois. Mine de rien, il venait de briser un tabou, pulvériser le pacte tacite de non-agression entre auteurs, cette veulerie de principe si caractéristique et par conséquent si aisée à moquer, ces hypocrisies douceâtres et réciproques comme autant d’ascenseurs, que j’ai vues à l’œuvre des millions de fois, sur les plateaux des salondulivs ou des télévisions, « votre ouvrage est remarquable cher(e) collègue », cette politesse de façade qui n’en pense pas moins et qui ménage les susceptibilités (c’est délicat) ainsi que les entregents (c’est cynique)…
Quelques instants plus tard, enfin sortis du lycée, nous fumions une cigarette sur le trottoir. Mathias Enard me demande, pour rattraper le clou et enfoncer le coup : « As-tu pensé, pour promouvoir ton roman, à te mettre en cheville avec des psychologues scolaires, des spécialistes de l’adolescence, des campagnes de prévention du suicide, la DDASS ?… » J’ai pris cette placide suggestion pour une perfidie, m’expulsant sans papiers, me raccompagnant à la frontière du champ littéraire, un peu comme si je lui avais conseillé d’aller faire la réclame de son roman sur un sniper dans un colloque de tireurs d’élite sponsorisé par Smith & Wesson.
Voilà qui est sûrement bête à avouer (je suis sur mon blog, j’avoue ce que je veux même si c’est bête) : j’ai ressenti sur le moment une grande peine, qu’il m’a fallu un peu de temps pour comprendre. Non seulement une grande peine comme pour n’importe quelle variante d’amour à sens unique (je t’aime, tu ne m’aimes pas, j’ai le cœur brisé), mais aussi, au-delà de la blessure narcissique, une relégation, un désaveu cuisant qui en une phrase effaçait tout le bienfait du Festival de Chambéry : non, tout compte fait, ta prose est irrecevable, elle ne mérite pas le label « littérature », remballe gamin, rentre chez toi. Ma fragile dépression adolescente ne faisait pas le poids à côté de, ou disons plutôt, contre, l’implacable histoire de sniper yougoslave de Mathias Enard. « À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres » (Flaubert à Louise Collet, 19 septembre 1852), et dans cette incertitude, le seul indice vaguement fiable est la reconnaissance des pairs. L’adoubement réciproque est la fonction (pour employer un vocabulaire ethnologique) de ces rituels trop polis pour être honnêtes.
Mon anecdote est minuscule, puisqu’elle n’a par la suite rien permis, ni rien empêché. Elle ne joue aucun rôle dans le fait que je continue de lire Mathias Enard. J’ai rencontré l’auteur, à peine, pratiquement pas au fond, et ce n’est rien ; je le lis avidement de la même façon que je lis certains écrivains morts : je ne sais si un plus grand compliment est possible – si c’est vraiment de littérature que l’on cause, peu importe les hommes et les relations qu’ils entretiennent, seuls comptent les livres. Au moment où Mathias Enard vient de parrainer la dernière édition du Festival du premier roman de Chambéry, je me réjouis, et même je me félicite (quel sang-froid mes amis), d’affirmer aujourd’hui librement, c’est-à-dire simplement, en lecteur, sans l’ombre d’une jalousie, sans le moindre ressentiment : « Mathias Enard est un grand écrivain. »
J’ai toujours dans ma bibliothèque l’exemplaire de La perfection du tir que Mathias Enard m’a dédicacé à Chambéry. À mon attention il avait griffonné sur la page de garde un petit dessin qui réunissait en quelque sorte les deux gimmicks de nos romans respectifs : dans un cercle représentant la lunette d’un fusil, une silhouette humaine trimbalant un gros dictionnaire ; depuis 2004, entre deux feuillets, son personnage s’apprête à liquider le mien. La blague est brutale mais, je le reconnais, assez drôle.
Du reste il est grand temps que je me frotte à Zone.
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