En regardant les nuages
Et ainsi les idées s’associent (numéro zéro). Mais où va-t-il chercher tout ça ?
* On raconte que Leonard de Vinci préconisait à ses élèves d’observer les nuages se former et se déformer, au moins quinze minutes par jour, afin de stimuler leur imagination. À défaut, la contemplation des cendres dans l’âtre ferait l’affaire, ou de lézardes, ou de taches formées par l’humidité, ou encore, préfigurant Rorschach, de celles que l’on provoque soi-même en projetant sur un mur une éponge imbibée de couleurs. Observation, inspiration, méditation, compilation, hallucination. Elle fonctionne ainsi, l’imagination : tout mène à n’importe quoi et réciproquement. Par association d’idées, se projeter par l’esprit dans les nuages peuvent vous conduire à inventer l’hélicoptère aussi bien qu’à résoudre une énigme astronomique où à peindre des anges.
* Vous auriez des circonstances atténuantes si l’envie vous prenait de gifler le prochain gugusse qui s’avise de vous reprocher d’être « dans les nuages » .
* Le mode de vie contemporain incite à consacrer ses heures quotidiennes à contempler la formation et la déformation, plutôt que du ciel, des taches apparaissant sur son mur Facebook. Et de là vers mille liens sur la toile. L’effet sur l’imagination est-il comparable ? Je ne préjuge pas. Tout est bon. Tout mène à tout, c’est le principe.
* J’entame ici et maintenant une série d’articles où je m’appliquerai à déployer sur la longue durée les idées associées, la chaîne de la pensée, maillon par maillon – processus qui donne lui-même à penser. Je ne sais combien j’en écrirai. Nous saurons où cela nous conduira une fois que nous y serons.
* À titre de prototype et d’échantillon, de quel nuage est sorti Double Tranchant, idée qui s’est longuement transformée, d’avatar en avatar, d’abord un texte, puis des linogravures, puis une lecture, puis un livre, puis une exposition, puis, prochainement, un spectacle ?
* Le tout premier embryon d’idée qui a libéré cette jolie cascade concernait la religion. Bizarre, non ? Au bout du compte, il ne reste rien de ce motif religieux initial, à part quelques allusions. Je me faisais la réflexion, banale, que la religion était facteur de chaos, de haine, de folie, de guerre, de grands inquisiteurs et de bûchers divers. Si l’humanité ne s’auto-détruit pas pour cause d’inconscience écologique ou d’avidité, elle le fera sans faute parce que des connards toujours plus nombreux sont persuadés que leur dieu perso est moins imaginaire que celui du voisin. Bon. Sur l’autre main comme disent les anglais, je me faisais la réflexion, également banale, que la religion a rendu meilleurs certains individus que je connais. Moins matérialistes. Plus spirituels, plus généreux, plus cultivés, plus ouverts, plus profonds, plus humains. La religion détruit peut-être autant qu’elle préserve, épanouit autant qu’elle asservit. Le moyen d’évoquer ce double mouvement ?
* Ensuite : connexion par synapses, et détour par le nationalisme québécois. Encore plus bizarre, non ? Je me souviens d’avoir lu, il y a peut-être quinze ou vingt ans, une interview de Felix Leclerc, interrogé à propos des revendications indépendantistes québécoises, susceptibles d’engendrer de grandes violences, de grands malheurs (rappelons qu’en 1970, le Front de libération du Québec se rendait coupable d’attentats, d’enlèvements, de meurtres…). Leclerc répondait que le nationalisme était un un simple outil, comme un couteau, un outil pour penser et pour vivre. Il expliquait qu’avec un couteau en main, on pouvait poignarder son frère dans le dos, ou partager un pain avec lui. Cette image si simple et si bouleversante, si sage et si poétique, est de nature à faire son nid pour longtemps dans la cervelle.
* (Je comptais donner les références de cette interview, puisque je comptais donner toutes les références. Pas moyen de remettre la main dessus. Je l’ai peut-être rêvée. Ou confondue. Ou attribuée à Leclerc par erreur. Je n’en sais rien. Je n’en saurai jamais rien. C’est la règle du jeu. L’idée demeure, plus longtemps que les hommes.)
* On a donc une idée entre les mains. Celle du tranchant double. On déroule la pelote. On gratte le papier. Puis les conditions d’écriture influencent à leur tour l’écriture. Les circonstances. Les prédispositions. Les vieilles obsessions et les jeunes frustrations. L’identification. L’empathie. Les souvenirs (je pense à mon grand-père). Le lieu et l’instant (La Maison de l’outil de Troyes, je l’ai déjà raconté). Les réminiscences s’empilent. Résultat final : le texte de Double tranchant commence comme un pastiche de 2001 l’Odyssée de l’espace, sa sublime syzygie et son ode ambigüe à l’outil comme prolongement de la main de l’homme ; et se termine comme un plagiat d’une chanson populaire des années 1900. Et on voudrait quoi, être original ? Bah. C’est en mélangeant qu’on invente.
* L’originalité à tout prix, si l’on réfléchit, est un effet de l’ego. Or l’ego est une valeur ajoutée de la société marchande, un plus produit, marque de fabrique, gimmick, logo. Pour cette raison Pablo Picasso, cas pourtant exemplaire d’identification d’un style à un homme, s’écriait « à bas le style ! » . J’aime passionnément la littérature. En revanche l’ego des écrivains m’emmerde. Le mien, infiniment plus que tous les autres. Mon ego est vrai con. (Je comprends, écrivant ceci, pourquoi j’aime, et de plus en plus, la littérature anonyme, les contes, les mythes…) Alors je me mets à la musique. Je passe une à trois heures par semaine dans la salle de répétition de mon professeur de musique, qui a épinglé sur l’un des murs une citation zen d’Albert Einstein, que je lis systématiquement, jour après jour, en montant et en démontant mon instrument :
Ce qui fait la vraie valeur d’un être humain, c’est de s’être délivré de son petit moi.
* Double tranchant en outre est un ouvrage irrigué par un aphorisme de Guy Debord, une de de ces idées générales qui arment pour la vie : « Quand une chose ne change pas dans la société, on l’affuble d’un nom nouveau. En revanche quand une chose a été profondément modifiée dans sa nature, dans sa signification, dans son mode de production et dans son usage, alors elle garde son ancien nom. Exemples : une pomme, un steak, un diplôme. » Un couteau.
* C’est dit : mon prochain article sera consacré à Guy Debord.
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