Je me souviens d’avoir vu Charlie Schlingo, un jour, au festival d’Angoulême. De loin. Il était debout à côté d’un stand, derrière sa moustache, sur ses deux jambes et sa béquille. Il était seul et immobile, avait l’air de se faire chier, ou de cuver. Je n’ai pas osé m’approcher et lui dire « Bonjour monsieur, vous êtes un génie. » Si c’est pour m’entendre rétorquer « Et toi tu es une pomme de terre » merci bien.
Je l’ai lu en riant aux éclats, puis aux larmes, puis aux éclats de nouveau. Je ne l’ai trouvé que trop court, ce recueil de souvenirs en flashes de l’ineffable Charlie, j’en aurais bien voulu encore. J’incline à penser que nous n’aurons jamais trop de Schlingo, irremplaçable poète punk, « minable » , « connard » , et j’emploie ces termes avec une infinie tendresse.
L’existence même de Charlie Schlingo, si improbable et brève (1955-2005) qu’elle soit, nous console de celles de tant de malfaisants qui travaillent à faire du monde un endroit pénible, Poutine, Trump, Abdeslam, Jérôme Cahuzac, Carlos Ghosn… Schlingo sauve, Schlingo rachète l’humanité en perdition ! Saucisse et pomme de terre !
Heureusement que l’on peut retrouver à volonté les larmes et les éclats, les saucisses et les pommes de terre, il suffit de relire les livres de Schlingo, d’écouter ses CD, ou de se procurer les récits dont il est le héros, celui-ci de Joko, Je voudrais me suicider mais j’ai pas le temps de Teulé et Cestac, ou Charlie Schlingo Charlie Schlingall écrit par sa « veuve » Christine Taunay, cf. cette archive 2020 au Fond du Tiroir.
Le même jour : Macron annonce la mise en place d’une convention citoyenne devant aboutir à la législation sur l’euthanasie assistée en France en 2023 ; Jean-Luc Godard meurt en ayant recours aux services, légaux en Suisse, du suicide assisté ; mon père (84 ans), alors que nous parlions de tout à fait autre chose, me rappelle qu’il est farouchement opposé à l’euthanasie (qu’il orthographie par provocation euthanazie – un point Godwin pour le daron !), et se met à m’interdire formellement de « l’assassiner » y compris le jour où, par sénilité ou faiblesse, il me demanderait de lui accorder la mort. Et vous, ça va, la santé ?
24 septembre 2022
Il paraît que The creator has a masterplan. Je n’y crois pas mais je crois aux plans des créateurs d’ici-bas et à la musique de Pharoah Sanders, disparu aujourd’hui.
29 septembre 2022
Ça n’en finit plus. La vie des deuils est la vie tout court. Deux disparitions me causent coup sur coup du chagrin ; deux hommes qui m’ont aidé à penser.
1) Michel Pinçon m’a aidé à penser les riches, par conséquent le pouvoir et par conséquent le monde en général. En outre, depuis que j’ai vu À demain mon amour, l’excellent et émouvant documentaire consacré à lui et à son épouse Monique Pinçon-Charlot, j’avais une pensée pour lui à chaque fois que je trinquais. Comme ce film montrait à la fois leur travail et leur intimité, lors d’une scène on voyait le couple de sociologues à table, ayant terminé d’éplucher la presse du jour et, simultanément, de prendre leur repas. L’un des deux dit à l’autre « Je te ressers du vin ? On peut bien boire un coup, je viens de vérifier, on n’apparaît pas encore dans la rubrique nécrologique« . Je trinque à sa mémoire puisqu’il ne peut plus le faire lui-même, aujourd’hui il apparaît dans la rubrique nécrologique.
Jean Teulé est mort. Je ne goûtais pas spécialement ses romans historiques-hystériques (veine qu’il a semble-t-il héritée de Cavanna – or ce pan est justement celui qui m’intéresse le moins dans la bibliographie de Cavanna). En revanche, l’œuvre en bandes dessinées de Teulé, brève, à peu près circonscrite à la seule décennie 80, que je lisais dans Zéro puis (À suivre) m’a marqué au fer rouge. Sa façon de réinventer la narration en cases en se frottant à la photographie et au reportage ne doit pas être sous-estimée, et a grandement contribué à ce qu’on a appelé « la nouvelle BD » . Parmi ses mini-documentaires inoubliables : celui sur les soeurs Papin (sa photo trafiquée des soeurs diaboliques flotte dans mes cauchemars comme leur portrait officiel), celui sur Jean-Claude et sa soucoupe volante, celui sur Zohra et son soutien-gorge, celui sur les apparitions du visage de Jésus dans les dégâts des eaux, celui sur la faune bizarre des festivals de BD (portrait hallucinant et cependant tendre de Happy Mike, geek nourri exclusivement aux viennoiseries industrielles… le type, que j’avais croisé comme tout le monde à Angoulême est mort depuis longtemps et pourtant je me souviens de lui grâce à Teulé)… Merci aux éditions Fakir d’avoir réédité cette incomparable somme, Gens de France et d’ailleurs ! Cf. un dialogue entre Ruffin et Teulé, qui a précédé et, selon toute vraisemblance, encouragé ladite réédition.
Lu avec passion Underground : Grandes Prêtresses du Son et Rockers Maudits (Glénat, 2021) d’Arnaud le Gouëfflec & Nicolas Moog, collection de losers magnifiques, puissances cachées, âmes damnées, loups solitaires et vengeurs masqués de l’histoire de la musique.
Si j’écoute et admire nombre de ces freaks depuis lurette, Sun Ra, Moondog, The Residents, Captain Beefheart, Crass (groupe anarcho-punk incorruptible que j’ai abondamment cité dans Jean II le Bon, séquelle), Brigitte Fontaine… d’autres en revanche sont pour moi des heureuses trouvailles. Par exemple, je ne connaissais que de nom, et vaguement de réputation, Un drame musical instantané, collectif pourtant très important puisqu’il est pratiquement l’inventeur de la fertile notion de ciné-concert. Or je découvre son histoire, sa philosophie, et au bas d’une page je m’arrête, mais vraiment, je tombe en arrêt devant la citation de l’un de ses fondateurs, Jean-Jacques Birgé :
Lorsqu’on sait faire, on gère. Lorsqu’on ne sait pas, on invente.
Cette sentence est tellement profonde et tellement universelle, applicable bien au-delà du domaine de la musique (en politique nous ne sommes gouvernés que par des gestionnaires qui savent y faire, longtemps qu’on n’a pas vu un seul inventeur), que je me la répète comme un mantra et que j’envisage de l’inscrire sur mon mur. La vérité c’est que plus je vieillis, moins j’ai envie de savoir et plus j’ai envie d’inventer. Dans la foulée je gouglise Jean-Jacques Birgé et je finis par retrouver sur son blog l’origine de la citation.
Or tout est intéressant sur ce blog. J’y retourne.
10 août 1962/10 août 2022 : le super-héros préféré de tout le monde y compris les Ramones, Daniel Goossens et le Fond du Tiroir, Spider-Man, éternel ado, n’en fête pas moins ses 60 ans aujourd’hui.
Ou bien il les a déjà fêtés il y a un peu plus de deux mois, puisque les comic books ont une date de parution systématiquement ambiguë, anticipée : Amazing Fantasy #15, où est apparu pour la première fois notre héros, était daté du 10 août 1962, mais est sorti en kiosque le 5 juin. Admettons que Spider-Man a deux dates de naissance, et que nous avons choisi l’une des deux pour cette célébration.
Et que Grégoire Bouillier a choisi l’autre.
Ah, oui, rappelons que Spider-Man est très présent dans la littérature française contemporaine :
1) « Ce fameux mercredi où j’ai rencontré M., jour qui restera dans mes annales, et peut-être une vie bien remplie, une vie réussie, est-elle une vie où, pour soi-même, à son niveau individuel des choses, chaque jour de l’année parvient à dater un événement bien précis et, à nos yeux, décisif, comme si chaque jour était un verre vide attendant d’être rempli. Ou un verre plein attendant d’être bu. Que chaque jour, tel un lieu-dit, devenait un jour-dit parce qu’il nous est personnellement arrivé quelque chose ce jour-là (…) Comme le 23 janvier fut, pour Baudelaire, le jour où il reçut « un singulier avertissement » tandis que le 23 juillet fut la date choisie par Alain Leroy pour en finir avec les humiliations. Et que dire du jeudi 10 juillet pour Verlaine et Rimbaud ou du 7 janvier pour Samuel Beckett. Du 4 octobre pour Victor Hugo. Du 10 novembre pour Descartes. Du 4 juillet pour Lewis Carroll (…) Du 5 juin pour Spiderman. » (Grégoire Bouillier, Le Dossier M, Livre 1, « Dossier rouge, le Monde », partie III, niveau 1.)
2) Mais Bouillier y revient également dans la partie IV/niveau 14 pour un autre développement sur ce personnage ainsi que sur d’autres super-héros ; et surtout, dans le dernier tome, Livre 6 « Dossier vert, le Temps » partie I/niveau 6 où il raconte ainsi sa puberté : « J’avais senti une modification fondamentale s’opérer dans mon corps, une émulsion grandiose, quasiment un exorcisme, aussitôt suivi d’une possession démoniaque et, en un rien de temps, fiévreux comme je ne l’avais jamais été, confus et torturé, proie d’un infernal feu grégeois, je m’étais métamorphosé. Voilà. Comme Hulk. Comme Spider-Man. Mais pour de vrai ! Je bandais enfin, hourra ! Je GICLAIS ! Des poils me poussaient, faisant de moi un homme. Hip hip hip ! Même si je ne serai jamais velu (c’est peu de le dire), je n’en pouvais plus d’être imberbe, pour ne pas dire prépubère. J’étais cette mauviette de Peter Parker à la fin de l’année scolaire et, à la rentrée des classes, j’étais un super-héros qui cachait dans sa culotte le super-pouvoir de gicler des fils arachnéens dans tous les sens et de tout engluer sur son passage. » Bref Spider-Man surgit très souvent chez Bouillier, quoique moins que Zorro, au fil du Dossier M, y compris dans les pièces supplémentaires tel ce roman-photo.)
3) « Jed était familier des principaux dogmes de la foi catholique – alors que ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman. » (Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire)
4) « Pour éviter [que son père] ne s’enferme dans une bouderie mutique, Naïma n’insiste pas. Elle préfère aiguiller la conversation sur les films de super-héros, une passion qu’elle partage depuis longtemps avec Hamid et qui, parfois, ressemble au besoin vague que quelqu’un vienne les sauver, même si elle ne sait pas de quoi. Pendant le reste du dîner, ils classent les membres des X-Men selon leur ordre de préférence, conspuent Superman par trop invincible et à jamais bien coiffé, encensent en revanche Spider-Man aux affres morales permanentes, et se moquent de Clarisse qui n’est jamais parvenue à s’intéresser à ces personnages et les confond tous. (Alice Zeniter, L’Art de perdre)
5) « Ensuite Ness a entrepris Edwin sur un autre sujet en parlant encore plus fort du coup. « Edwin je peux te déranger je ne te déconcentre pas trop ? Tu sais quoi ? Mon petit frère n’est pas là, il est au karaté, mais viens voir, j’ai un truc à te montrer dans sa chambre… » Ness et Edwin, ainsi que moi-même passager clandestin dans leur sillage, on a traversé le couloir de l’appartement, je les ai vus rentrer dans la chambre du frangin et s’accroupir. Ness disait à voix basse « T’as vu ? C’est fou, hein ? Cette coïncidence ? C’est presque de la prédestination ou quelque chose du genre. Il est mignon. Tu trouves pas qu’il est mignon ? Il s’appelle Spidèrmane. Coucou Spidèrmane, tu as de la visite, je te présente Edwin. » J’étais resté à distance dans le couloir, je penchais la tête mais je ne voyais pas grand-chose, je ne savais pas trop ce qu’ils bricolaient tous les deux de dos accroupis sur quoi. J’entendais les mains de Ness qui manipulaient délicatement le secret, avec des petits cliquets de plastique, et sa bouche qui faisait des bruits bizarres tchip tchip tchip. Puis ils se sont relevés tout doucement, la tête toujours penchée vers le mystérieux et délicat Spidèrmane. Quand enfin ils se sont retournés vers le couloir, Ness a relevé les yeux vers moi. «Coucou Thomas tu es là, dis bonjour à Spidèrmane Thomas ! » Elle tenait entre ses mains, au niveau de la tête de raton-laveur imprimée sur son sweat-shirt, une petite boule de poils blancs, un lapin nain qui remuait du cou comme un dingue, tremblait comme s’il était la seconde d’avant d’exploser au bout du compte à rebours, le pauvre était bêtement paniqué, les oreilles battues, émettant des sons aigus et louches de type extra-terrestre dans un jeu vidéo. » (Fabrice Vigne, Ainsi parlait Nanabozo)
Bonus 2 ! Mash-up Kafka-Spider-Man par Daniel Goossens in Georges et Louis : La Reine des Mouches (Fluide Glacial, 2001). Car il est comme ça, Daniel Goossens.
Bonus 3 ! Les Ramones chantent Spiderman. Car ils sont comme ça, les Ramones.
Bonus 4 ! Le Sacre du Tympan joue la même chose quelques décennies plus tard. Car il est comme ça, Fred Pallem.
Toujours à la pointe du progrès et à l’avant-poste de l’actualité, le Fond du Tiroir, ne rechignant pas à donner un petit coup de pouce aux auteurs débutants, vous conseille aujourd’hui avec intrépidité un livre paru il y a deux ans. Il se fait fort de donner ainsi à découvrir au plus grand nombre un roman qui gagne à être connu, étant passé relativement inaperçu, n’ayant reçu qu’un obscur prix local seulement connu des spécialistes (le Goncourt), n’étant traduit qu’en 45 langues et affichant un modeste tirage domestique qui ne dépasse qu’avec peine le million d’exemplaires : L’anomalie d’Hervé Le Tellier.
Oui, bon, c’est l’été, on a le droit de rattraper sur la plage les best-sellers qui nous auraient échappé… Le Tellier m’était familier pour sa participation aux Papous dans la tête, et pour maintes petites choses amusantes et péréquiennes – dont son volume du Poulpe paru voici 25 ans, intitulé La Disparition de Perek, ou bien son recueil Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable, jolie variation sur Je me souviens de Perec… Mais rien ne m’avait préparé à ce fort volume romanesque qu’est l’Anomalie, où parmi les nombreux personnages figure un écrivain, Victor Miesel, qui, au détour d’un chapitre, entame la rédaction d’une Tentative d’épuisement d’un lieu, puis renonce, referme son carnet en se disant non, assez, ça suffit les influences pérequiennes. On peut lire ce roman de très nombreuses façons, et notamment celle-ci : une émancipation de son auteur.
Paru en 2020, L’Anomalie se déroule en 2021, indice minimal quoique suffisant : nous sommes en présence de science-fiction – et ladite anomalie réside peut-être dans le fait que l’auguste Collection Blanche/NRF publie, sans l’assumer vraiment, des livres relevant de ce genre désuet. Qui se souvient que la SF, chez Gallimard, a toujours été un parent pauvre regardé avec un poil de condescendance (la collection Le Rayon fantastique n’a vécu que de 1951 à 1964, et Folio SF n’a été créé qu’en 2000) ? Pourtant ici l’intrigue a de quoi redorer les littérales règles du genre à coups de science et de fiction, d’imagination et de réalisme. Une aberration scientifique survient, une brèche dans le réel… Un avion est dupliqué dans un ciel d’orage, ainsi que ses 244 passagers, et se pose à destination deux fois à trois mois d’intervalle. Des scientifiques sont priés de trouver une explication, des vrais personnages qui réfléchissent devant nos yeux, pas des clichés de série B, des savants chacun dans sa spécialité, qui vont tenter la pédagogie en parlant des trous de vers ou des ponts Einstein-Rosen au lecteur ainsi qu’au président des États-Unis (un abruti blond et colérique). On apprend des choses (je parle pour moi, je ne me prononce pas pour l’abruti blond et colérique).
Foin de snobisme : j’ai adoré un prix Goncourt, je le confesse et même je m’en réjouis. Je me suis régalé de ce roman, de son fil (l’épais mystère qui fait tourner les pages) autant que de ses perles (chacun des personnages)… J’ai souvenir qu’au moment de sa sortie, les critiques étaient partagées entre « C’est formidable, palpitant comme une série » et « C’est laborieux, mécanique comme une série » . Le côté sériel, avec ce qu’il charrie de suspense choral, est indéniable et il est curieux que cette analogie serve indistinctement à louanger ou critiquer un roman… Je crois pour ma part que ce serait l’occasion de rappeler que la littérature était là avant. Et que les séries d’aujourd’hui, romanesques, ont volé aux romans bien de leurs qualités narratives – Les Misérables et combien d’autres ont d’abord paru sous forme de feuilletons à une époque sans wifi.
En ce qui me concerne, je n’ai pas pensé à n’importe quelle série… J’ai pensé à la série des séries, la série par excellence, à laquelle il est vrai je pense au minimum une fois tous les deux jours, et infiniment davantage lorsque je suis plongé dans l’Anomalie : Lost (1), autre histoire de vol intercontinental qui tourne mal, ouvre tous les imaginaires et varie les registres, espionnage, polar, fantastique, thriller, burlesque, drame familial, SF, romance, sitcom, et naturellement roman-miroir philosophique : que ferais-tu, toi lecteur/spectateur, à leur place, avec une seconde chance à gâcher comme la première, ou face à ton doppelgänger, à quoi tient donc que ta vie, pendant l’orage, ait pris ce chemin-ci plutôt que ce chemin-là ? Comme Lost, L’Anomalie a l’élégance de donner à réfléchir sans tout expliquer, et ne révèlera pas ses secrets un à un à la fin. On s’en fout tant l’important est le vol, pas la destination.
Roman à la fois intelligent et malin, L’Anomalie prend en outre à bras le corps des problématiques ultra-contemporaines. A quoi bon, en 2022, écrire un roman qui n’aurait pas en toile de fond ces deux axes obsessionnels de notre époque que sont l’effondrement écologique en cours et les violences induites par le fanatisme religieux (ce chapitre-ci, le massacre au nom de Dieu, est saisissant, surtout qu’il souligne à point nommé que l’explication religieuse était, est, sera toujours le contraire de l’explication scientifique) ?
Et sinon… Aucun point commun, sinon que ce sont d’autres livres que je lis cet été sans que pour autant ce soit des lectures d’été : je dévore un par un les livres de Liv Strömquist – six parus chez Rackham – et chacun est passionnant à sa façon même si tous parlent au fond de la même chose, l’amour. Que son point de départ soit Léo DiCaprio, le Prince Charles, Kylie Jenner, Marilyn Monroe, Blanche-Neige ou la Bible, Strömquist rationalise la chose la moins rationnelle du monde, le sentiment, qu’elle traite en érudite, en sociologue, en matérialiste historique, en historienne des idées, en féministe… Ses livres sont admirables, fort utiles et faciles d’accès. Forcément, si l’on cherche un point commun entre n’importe quoi et n’importe quoi d’autre, entre une carpe et un lapin, on finit par le dénicher : le point commun entre Le Tellier et Strömquist est d’aider à penser sa propre vie de façon pop. D’ailleurs c’est un point commun que tous deux ont avec Lost. C’est donc ce que je vous souhaite. Que votre été soit propice à penser votre vie de façon pop.
(1) – Exemple pris au hasard : j’ai réalisé il y a peu, mais avec toute la force de l’évidence, à quel point Vol 714 pour Sydney, 22e aventure de Tintin et Milou (1966-1968) était un plagiat par anticipation de Lost (2004-2010). Autres exemples à glaner sur le Fond du Tiroir : ici ou là (rendez-vous directement au jour 69), ou encore là ou même à la rigueur ici.
Il y a des écrivains qui sont des amis ; il y a des écrivains dont les livres m’époustouflent. Par bonheur, les deux catégories se croisent à l’occasion, comme aujourd’hui. Mon vieux pote Fred Paronuzzi vient de publier l’excellent et nécessaire De sel et de sang (ed. Les Arènes BD), dessins de Vincent Djinda.
L’histoire, vraie et peu connue, est celle d’une émeute ouvrière dans les marais salants d’Aigues-Mortes en 1893. Pendant que les exploitants bourgeois et proto-capitalistes de la Compagnie des Salins du Midi renforçaient les rendements et recalculaient leurs taux d’intérêt, les ouvriers, se trompant de colère, se tuèrent entre eux, trimards français contre saisonniers italiens. Selon les derniers calculs des historiens, dix morts (à l’époque on gonfla le chiffre jusqu’à 150) et des dizaines de blessés. Les victimes sont à déplorer uniquement du côté des ritals parce que, merde, on est chez nous les gars, on ne va pas se laisser envahir par ces étrangers qui viennent jusque dans nos bras égorger etc. L’affaire sera étouffée et oubliée.
La narration de monsieur Paronuzzi, impeccable, décortique la sordide et intemporelle logique de l’explosion de violence, du lynchage aveugle, et l’accumulation des ingrédients qui mis bout à bout conduiront à la libération des pulsions : la misère, l’exploitation, les provocations, les injures, l’épuisement, la frustration, la libido refoulée et le défoulement viril, la jalousie, l’orgueil, le besoin de bouc émissaire, la haine, le racisme, le nationalisme décérébré, le premier coup de poing, le premier couteau, les autres armes… Et la canicule : comme dans l’Étranger de Camus, on tue à cause du soleil.
Quelques essais existent sur le sujet, et même des romans. Le choix fait ici de la forme bande-dessinée, c’est notamment dans le traitement des couleurs qu’il est diablement pertinent. Les planches sont peu éclatantes, presque sépia et monochromes, mais il faut prendre du recul pour comprendre le mouvement interne de la couleur à travers le livre, entre la première et la dernière page. Tout démarre par le sel, par une page blanche, pure et immaculée, aveuglante, puis au fil des scènes et des heures les images se voilent d’une teinte de plus en plus crépusculaire, de plus en plus rouge : le livre s’appelle De sel et de sang mais graphiquement il raconte le passage, implacable comme un coup du destin, Du sel au sang.
Coïncidence et juxtaposition des émotions : je lis ce livre deux jours après avoir vu le West Side Story de Steven Spielberg. Quel rapport, sinon celui que j’établis au sein de mon agenda intime ? J’avais laissé filer en salle ce film en 2021, dénué de la moindre curiosité car il m’arrive de camper sur mes préjugés : à quoi bon un remake de chef d’oeuvre, hein ? Je viens de le rattraper en DVD et de me trouver rétrospectivement bien con tant il aurait été dommage de passer à côté. West Side Story est un opéra, et tous les opéras ont droit à de nouvelles mises en scène afin de demeurer vivants, aussi longtemps que l’histoire reste bonne. Or la mise en scène de Spielberg est brillante (America est un morceau de bravoure) et l’histoire est à jamais super-bonne puisqu’elle provient de Shakespeare.
Par une illusion d’optique dont je suis la dupe consentante, De sel et de sang et West Side Story racontent la même histoire. Les trimards des marais salants contre les immigrés ritals, ce sont aussi les Jets (immigrés polonais) contre les Sharks (immigrés portoricains). Deux gangs de prolos s’affrontent, deux coalitions de damnés de la terre qui ont tout en commun sauf leur accent. Et c’est reparti pour deux tours, deux jetons dans la machine infernale, 1893 comme 1961. Provocations, injures, misère, exploitation, épuisement, frustration, libido refoulée et défoulement viril (les hommes se tuent et les femmes pleurent), jalousie, orgueil, besoin de bouc émissaire, haine, racisme, nationalisme décérébré, poing, couteau, libération des pulsions et canicule. Aussi longtemps que les pauvres se tueront entre eux, il faudra bien la raconter, cette absurde tragédie.
Il me restait un seul film de Terrence Malick à voir, Voyage of time (titre français : Au fil de la vie, 2016). Voilà qui est fait, ce soir.
L’opus a beau être étiqueté documentaire, on aurait quelque peine à identifier la moindre différence avec ses fictions. En effet, l’expérience est familière. Ce que l’on voit est splendide comme du Terrence Malick, les plans cosmiques contemplatifs (coucou l’ultimate trip de 2001 l’Odyssée de l’Espace, inépuisable source d’inspiration) délivrant au spectateur le contractuel vertige devant les espaces infinis ; et ce que l’on entend est barbant comme du Terrence Malick, la voix off (ici ânonnée par Cate Blanchett), prêchi-prêcha new age et niaiseux digne d’une scène ouverte de poètes amateurs, soulignant en permanence à l’attention dudit spectateur ledit vertige devant lesdits espaces infinis.
Alors que zut, il suffit d’une seule pensée de Pascal pour se remémorer la notion qui manque cruellement à Malick :
Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.
… notion qui n’aura échappé ni à Kubrick évidemment (2001 est quasiment un film muet), ni à Baudelaire :
Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. – Hélas ! tout est abîme, – action, désir, rêve, Parole ! Et sur mon poil qui tout droit se relève Maintes fois de la Peur je sens passer le vent. En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, Le silence, l’espace affreux et captivant… Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
J’en étais là de ce film sublime et fastidieux, émerveillé par le lyrisme des travellings de l’espace tout en songeant distraitement à Baudelaire, lorsque soudain une révélation m’a fait écarquiller les yeux et presser le bouton pause. Sur l’écran, quelque chose se passait. Une éruption volcanique sous-marine. Et j’y ai vu autre chose, d’encore plus grand et de plus abstrait.
J’ai été foudroyé par l’évidence : ce si puissant spectacle naturel était la représentation la plus proche des « Kirby Krackles » que l’on pourrait jamais espérer rencontrer dans le monde réel.
Pour qui l’ignorerait encore, Jack Kirby (1917-1994) est un immense créateur, d’un calibre que nous croisons dix ou douze fois durant notre existence si nous avons beaucoup de chance, à même de repeindre l’intérieur de notre œil pour nous préparer à regarder le reste du monde, et ses visions seront les nôtres, en surimpression. De fait, je pense à Kirby (ou à Kubrick ou à Pascal ou à Baudelaire) en regardant Malick alors que je n’ai jamais convoqué Malick en lisant du Kirby, par conséquent il me faut conclure que Kirby est un plus grand artiste que Malick, CQFD.
L’art de Kirby est un art populaire et démocratique, sur papier journal et quadrichromie, accessible aux enfants dès 5 ans, puisque Kirby est un artiste de comic books, opérant essentiellement dans le registre de la science-fiction. Sa qualité démiurgique fait, par exemple, que lorsque j’ai vu pour la première fois la skyline de New York j’ai immédiatement reconnu qu’elle était dessinée par Jack Kirby (où est le Baxter Building ?) ; lorsque j’assiste à un combat de rue j’ai envie de crier aux pugilistes Montrez-moi vos poings, les gars, que je les vérifie s’ils sont dessinés comme chez Kirby ! ; lorsque je rêve, allongé sous la voûte céleste une nuit d’été, je reçois non seulement mon content d’étoiles mais aussi d’histoires, je médite sur les dieux cosmiques de Kirby et je comprends la naissance de toute religion ou mythologie.
Et puis, bien sûr, devant n’importe quelle source d’énergie, une flamme ou une centrale électrique qui bourdonne, ou même un cœur qui palpite, je vois distinctement autour d’elle les ondes, frémissements, crépitements, grésillements, vibrations ! Les Kirby Krackles.
Les Kirby Krackles, l’une des inventions graphiques les plus célèbres et les plus reconnaissables de Kirby, son indiscutable signature, consistent en amas de taches rondes et noires, de taille et de concentration variables, qui par convention permettent de représenter sur un support en deux dimensions la manifestation d’une énergie quelconque, organique, mécanique, nucléaire, magique. Tournoiement des atomes et des planètes ! Cosmogonie et cosmologie ! Bouillonnement des particules et des désirs ! Magnétisme animal ! Orgone ! Force de l’Od ! Chi ! Radiation atomique ! Dans tous les cas, soupe primordiale en ébullition, magma remué par un dieu démiurge.
Revenons à ce Voyage of time arrêté sur l’image. Une éruption volcanique sous-marine ! Devant mes yeux les forces primitives contradictoires, telluriques et océaniques, s’entrechoquent, crépitent et explosent au contact l’une de l’autre comme le feraient matière et antimatière… Le solide se transforme en liquide, le brûlant se transforme en glacé, le bleu se transforme en rouge qui se transforme en noir, la roche se transforme en feu qui se transforme en eau, l’ordre se transforme en chaos puis en un tout nouvel ordre, entre chaque état la métamorphose engendre des lignes mouvantes de craquements et de bulles, et je vois, je jure que je vois les flux et les flots de krackles dessinées par Kirby, jets d’énergie pure promettant et léguant la vie elle-même. C’est la scène primitive définie par Freud, à la fois fascinante de vérité et insupportable d’obscénité, mais étendue de la chambre à coucher à l’échelle des galaxies, révélant l’origine non de notre dérisoire personne née d’organes génitaux, mais du cosmos tout entier. Si poétique et si violent, si immense et si beau, la terreur et l’extase. Kirby et la nature sont deux merveilleux artistes. Les contempler offre une idée de la façon dont un monde peut naître.
Terrence Malick aussi, parfois, quand il la boucle.
Le paradoxe, pour revenir à la notion de silence, est que Kirby était lui-même verbeux à la limite du tolérable quand il écrivait ses histoires, et qu’il avait même réussi le contre-exploit de rendre bavard 2001 l’Odyssée de l’espace. Mais on a le droit d’admirer l’œuvre de Kirby sans lire les phrases qui l’accompagnent.
Pour rendre hommage à Kirby, un détour par Stendhal, car le Fond du Tiroir n’a peur de rien :
Stendhal (1783-1842) : « Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former. » Jack Kirby (1917-1994) [répondant à la question « Les bandes dessinées reflètent-elles la réalité ? »] : « Non, les bandes dessinées transcendant la réalité. Madame, si vous cherchez à refléter la réalité, vous ne réussirez qu’à la représenter à l’envers. Mais si vous parvenez à la transcender, alors vous avez une chance de comprendre ce qui se passe. »
Illustration ci-dessous : Frank Zappa et Jack Kirby, bras dessus, bras dessous, circa 1980. Ils étaient voisins en Californie et sont morts à trois mois d’intervalle. Sources : Citation Stendhal, Le Rouge et le Noir, II, XIX. Citation Kirby, Jack Kirby, King of comics, biographie par Mark Evanier. Photo, https://zappainfrance.blogspot.com/2009/12/et-frank-zappa-rencontra-jack-kirby_07.html
PS : Je suis en train de lire, ce que je n’avais jamais fait dans son intégralité et sa continuité, le chef-d’œuvre de Kirby, le Quatrième Monde (Fourth World), et cela me prendra, oh oui pas de verbe plus exact, cela me prendra jusqu’à la fin de l’été. Ou de l’année. Chef-d’œuvre fleuve, inégal, bancal, délirant, mal fichu, incohérent, compromis (oui, le qualificatif qui convient est davantage compromis que plein de compromis), inachevé… mais chef-d’œuvre tout de même, on gravira au fil de la saga maints sommets épiques et mythologiques, parmi lesquels l’épisode culte des New Gods intitulé The Pact, où Kirby tutoie Shakespeare, les Atrides grecs ou le Mahabharata. Sans déconner. Pourquoi Quatrième au fait ? Kirby n’a jamais donné d’explication à cette numérotation qui semble arbitraire… Soit c’était juste qu’à l’époque l’expression « tiers-monde » était déjà prise et que Kirby poussait toujours le curseur au minimum 25% plus loin que les autres ; soit c’était une mention du groupe de latin jazz de Flora Purim (groupe fondé dans les années 1990… quel visionnaire ce Kirby d’en parler dès 1970 !) ; soit il s’agissait d’une allusion cryptique à certains mythes amérindiens (pour en savoir plus sur le concept de Quatrième monde chez les Hopis, lire Ainsi parlait Nanabozo). Par ailleurs, pourquoi le lire maintenant ? Parce qu’Urban Comics vient de le rééditer en quatre beaux volumes ? Certes. Mais également, et je viens seulement de le comprendre, parce que Kirby s’est lancé dans cette histoire en 1970, à l’âge de 53 ans, au sommet de sa créativité et de la maîtrise de ses moyens. L’âge que j’ai aujourd’hui. Bon sang ! Il a fait ça, lui, à 53 ans ! Et moi ? Rien ! Rien du tout ! (Bon, au moins suis-je toujours vivant, contrairement à la cohorte des débarqués de la 53e borne, Philip K. Dick, Tchaikovsky, Tocqueville, Bourvil, Pier Paolo Pasolini, George Michael, Fred Chichin, Daniel Darc, René Descartes, Mary Shelley, Maria Callas, et même Lénine. Que faire ! Sinon jouer ce petit jeu maniaque chaque année !)
Le palmarès du festival d’Angoulême est tombé. Ce que j’y trouve de plus délicieux à mon goût, à part évidemment l’extraordinaire et inespéré grand prix décerné à Julie Doucet (un peu comme si on attribuait le Goncourt à Jean-Louis Costes ou à un écrivain punk du même tonneau, pour qui la littérature ne serait qu’un moyen parmi d’autres, et pas forcément le meilleur, de tout faire péter), est le prix de la série remis à Émile Bravo pour Spirou, l’espoir malgré tout.
Cette reprise de Spirou, dans des histoires situées à l’époque et à l’endroit mêmes où le personnage a été inventé, soit Bruxelles à partir de 1938, est d’une intelligence renversante. Bravo n’a pas volé son prix : il est pertinent, émouvant, juste, drôle, romanesque, à la fois audacieux et pédagogue, il n’esquive jamais son sujet aussi complexe soit-il (c’est-à-dire la seconde guerre mondiale), et surtout il est PERSONNEL – contrairement à tant de repreneurs de héros de bédés, simples épigones, mercenaires embauchés pour du lamanièrdeu, le dernier en date étant Delaf reprenant Gaston Lagaffe afin de faire rentrer la caillasse chez Dupuis.
En outre, aspect secondaire mais tout-à-fait réjouissant, Émile Bravo bouffe du curé, dénonce l’hypocrisie religieuse, et ainsi fait un sort aux origines bigotes et boy-scouts de Spirou et des éditions de MM. Dupuis père et fils, Jean et Charles, catholiques pratiquants qui prenaient très au sérieux leur mission sacrée d’édification de la jeunesse chrétienne.
Je t’en donnerai, de l’édifiant ! Ci-dessus, un extrait de La loi du plus fort, bref prologue de toute la saga L’espoir malgré tout. Nous sommes en 1938, et le jeune Jean-Baptiste, orphelin adolescent qui n’a pas encore reçu son surnom de Spirou, est viré de son institution, victime expiatoire d’un scandale impliquant quelques curetons… On lui déniche à la va-vite un poste de groom au Moustic Hôtel et la véritable histoire peut débuter.
Dialogue dans la rue :
– C’est injuste, mon père ! Je suis innocent ! – Ah, l’innocence ! Mais l’innocence est tentatrice et de ce fait déjà coupable.
Pouah !
Contre toute attente, Émile Bravo est le second punk du palmarès d’Angoulême.
Edmond Baudoin effleure de son pinceau les 80 balais de sa vie. Certes il fait des livres mais il suit surtout sa route (son « chemin de Saint-Jean ») et compose une œuvre globale où chaque livre, chaque dessin même, prolonge le précédent. Pourtant, cela devait bien finir par arriver un jour, son dernier opus ressemble à une somme testamentaire : Fleurs de cimetière (L’Association, 2020, près de 300 pages).
Pas un chef d’oeuvre (Baudoin ne croit pas aux chefs d’oeuvre : « Vivre, c’est faire une suite d’esquisses de croquis, la vie elle-même est un brouillon de vie« ), mieux que ça : un trésor. Une merveille de poésie à l’œuvre, d’autobiographie au trait et parfois en couleurs, de recherche et d’assemblage, de vie contre la mort. Chaque dessin de Baudoin m’aide à mieux regarder, chaque texte de Baudoin m’aide à mieux penser, ou rêver. Je sélectionne ici, pas vraiment au hasard, la double-page 108-109 (pour agrandir : clic droit, ouvrir l’image).
Et pour passer 1h20 en compagnie de Baudoin, on peut regarder le documentaire que lui a consacré Laetitia Carton, Edmond, un portrait de Baudoin. Promis, ce sera 1h20 plus pleine et meilleure que n’importe quelle autre 1h20 sans Baudoin.
Lu hier Le jeune acteur, Aventures de Vincent Lacoste au cinéma, tome 1de Riad Satouff. C’est magistral ! Et drôle, en bonus. La méthode de narration de Sattouf est désormais au point, peut aborder n’importe quoi, n’importe qui, et l’histoire sera à la fois singulière et universelle. Ici, il est question notamment du cinéma, sa faune, sa flore et sa mythologie. L’un des protagonistes exprime son rêve d’interpréter Spider-Man dans un Marvel (cf. illustration ci-dessus).
Vu aujourd’hui Spider-Man: No Way Home. C’est magistral ! Et drôle, en bonus. Quelle joie, un blockbuster qui ne prend pas son public pour un ramassis de tubes digestifs à popcorn mais pour une multitude de cerveaux à titiller parce qu’ils ont des références communes (références pop au sens littéral, populaires), un film à la fois excitant et intelligent, ludique et risqué, et surtout archi-réflexif, qui joue en abyme ni plus ni moins que l’art de raconter une histoire.
Lors de mon initiation au conte, quand j’apprenais les ficelles de l’art de raconter, l’un de mes maîtres (en réalité, l’une de mes maîtresses mais ce mot est hélas équivoque et l’écriture inclusive n’y fera rien) m’avait expliqué que tout conte est d’abord un « noyau dur » pouvant se résumer en une seule phrase, et cette phrase constitue son sens immuable, sa vérité. Toutes les versions, variations, actualisations, parodies ou même contradictions que des générations de conteurs broderont au fil des siècles ne modifieront jamais ce noyau dur.
Or Spider-Man est un conte, un mythe moderne raconté des centaines de fois depuis 60 ans, depuis que Stan Lee et Steve Ditko l’ont raconté la première fois en 1962, mais dont le sens profond, la leçon morale et politique, le « noyau dur », est immuable : With great powers come great responsability, phrase qui me fait gamberger depuis que j’ai 9 ans. Ou l’histoire d’un ado surdoué et rongé par la culpabilité, un petit gars nommé Peter Parker, normal et anormal, sympa et torturé, orphelin inconsolable et brave, qui fait de son mieux pour trouver son salut après une faute morale à peu près inexpiable, et qui arbore en guise de totem un insecte plutôt répugnant et massivement réprouvé (cf. J’aime l’araignée et j’aime l’ortie/Parce qu’on les hait de Victor Hugo).
Ce No Way Home a le génie de prendre en compte les précédentes incarnations du personnage et, sous couvert d’une couche de fiction supplémentaire (le « multivers »), de rappeler cette loi fondamentale : toutes les histoires sont vraies au moment où elles sont racontées, ce moment où le conteur passionne, fait peur, fait rire, fait pleurer. Le multivers n’est rien d’autre que cela, la vérité de toutes les histoires. Quelle idée merveilleuse, pratiquement scientifique et totalement poétique : du moment qu’il respecte le noyau dur de son histoire, le conteur crée un univers parallèle à chaque fois qu’il lui invente une nouvelle variation.
Respect à Martin Scorsese qui a réalisé tant d’immortels chefs d’œuvres. Mais Scorsese n’est qu’un vieux con quand il déclare amèrement que les films Marvel « ne sont pas du cinéma mais seulement un tour de manège ». Oh, c’est bien du cinéma, Martin, du cinéma bien plus original et vivace que ton récent Irishman, c’est même du méta-cinéma, à la fois archi-moderne et archi-archaïque dans sa volonté d’unifier l’art de raconter une bonne histoire.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
Treize livres au catalogue. Deux épuisés, onze en vente. Tous remarquables, achetez-les en lot.
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