L’âge qu’avait Henri Calet à sa mort en 1956. Peau d’ours est le roman qu’Henri Calet a ruminé pendant les cinq dernières années de sa vie, et qui aurait dû s’ajouter à son cycle d’inspiration autobiographique (le mot autofiction n’existait pas). Le titre en est devenu tristement prophétique : la peau de l’ours était vendue avant d’être entièrement écrite. En subsiste un livre posthume qui n’est pas un roman, seulement une liasse de brouillons, de notes personnelles au quotidien (le mot blog n’existait pas non plus), de correspondances et de fulgurances, qui laisse rêver au plus beau roman qui se puisse être : celui qu’on rêve et qu’on ne finit pas. La mort a bon dos.
J’ai la joie d’annoncer que par fortune je ne suis pas mort et que le roman que, pour ma part, je rumine depuis cinq ans, qui s’intitulerait Peau de lapin plutôt que Peau d’ours, est correctement parvenu à son terme. Il sort en librairie dans un mois.
Autres morts à 52 ans que je viens de coiffer au poteau et qui méritent ici au minimum un petit hommage : Frank Zappa, François Truffaut, Chaval, William Shakespeare, Jean-Patrick Manchette, Jules Vallès, Joe Brainard (qui a inventé I remember avant que Perec n’écrive Je me souviens), Christopher Reeve, Henri-Désiré Landru, Erwin « Renard du désert » Rommel, Pierre Drieu la Rochelle, Mort Shuman, Grace Kelly, Jacno (le chanteur, pas le graphiste), Johann Pachelbel, Gérard Grisey, François Ier, Frank Rosolino, Jean Pain, Henry Houdini, Marcus Garvey, Philippe Escafre dit Coyote, Francis Blanche, Paul Desmond, Patrick Edlinger, Valérie Benguigui, Christian Dior, Helen McCrory.
Dans deux mois tout ronds, le 19 mai, surgira du bois Ainsi parlait Nanabozo, roman, mon opus 18, dix-huit ans après mon opus 1 (TS, 2003). La coïncidence des nombres pourrait faire accroire que je suis régulier comme une horloge ou un cerisier, voire comme une horloge en cerisier : un livre par an. Nenni ! Je n’ai rien publié depuis cinq ans, mesdames et messieurs. Et pour cause, celui-ci m’aura occupé près de cinq ans. C’est un très gros lapin. Un énorme. Voyez, c’est la première fois de toute ma biblio que je signe un livre suffisamment épais pour que sur son dos son titre s’étale en DEUX LIGNES. Je présente ci-après sa couverture, ainsi que celles auxquelles vous avez échappé, et quelques autres signaux. Mais d’ores et déjà, hommage soit rendu et gratitude à mon éditrice, Charline Vanderpoorte, de chez Thierry-Magnier, très enthousiaste, et l’enthousiasme sauve. Je suis content de l’avoir trouvée ; réciproquement. La première fois que je l’ai eue au téléphone, elle m’a déclaré : « C’est un livre que tout le monde n’aimera pas. Raison de plus pour le défendre. » Une telle assertion fait tout l’honneur de sa corporation.
2 – le titre
J’ai fait le test autour de moi. Le nom Nanabozo, bien avant d’évoquer la spiritualité amérindienne, remet en mémoire une bande dessinée pour enfants. Ce filigrane ne me gêne pas, au contraire. Je profite de l’ancrage dans un inconscient innocent et émerveillé. Yakari, créé comme moi en 1969, écrit par Job et illustré par Derib est une série des plus estimables, enfantine mais pas infantile, tendre, écolo, riche d’enseignements culturels à la fois factuels et imaginaires. Derib est également l’auteur de séries plus adultes mettant en scène des Amérindiens, tout aussi recommandables : Celui qui est né deux fois, Red Road, ainsi que la saga Buddy Longway où les Sioux jouent un rôle majeur. Si jamais quelqu’un dans la salle connait ses coordonnées, qu’il me les transmette, je me ferai un plaisir de lui offrir un exemplaire de mon roman. Et puis bien sûr l’autre moitié du titre Ainsi parlait Nanabozo, la moitié tragique, c’est Nietzsche, théoricien fondamental de la tragédie (concept clef de mon roman). Mix papoose/surhomme.
3 – la couve
Je ne sais même pas si j’ai le droit de vous la montrer ou si c’est encore top secret, on s’en fout, je trépigne, la voici tout de go. Version bonnet à oreilles sur fond d’attrapeur de rêves. Réalisée par Nicolas Galkowski, qui a bien du talent. Si vous ne me croyez pas allez admirer son travail ici.
4 – la quat’ de couve
Texte conçu comme un « chapitre zéro ». On peut lire la quat’ de couve et enchaîner direct sur la première phrase du roman, ça colle.
5 – On ne se baigne jamais deux fois dans le même livre
Quatre à cinq ans de besogne pour venir à bout d’un livre… C’est beaucoup trop… La longue durée a certes des avantages : les bilans d’étape. Les allers-retours entre chaque perle et le fil. Les amples ravalements de façade aussi bien que les retouches infimes des ornements sur une discrète corniche invisible à l’œil nu. Les révisions incessantes qu’il faut cesser un jour. Les recours aux lecteurs-cobayes, chers amis, ni plus ni moins compagnons de route, à qui l’on confie un état du texte à un moment donné durant les cinq ans, si bien qu’aucun d’eux n’aura lu le même livre mais tous l’auront poussé un peu plus loin par leur lecture. Mes gratitudes renouvelées à Laurence M., Fred P., Yasmina A., Éric M., Claude F… Mais la longue durée a aussi d’imprévisibles inconvénients. Le cours du monde, qui se fout bien de mes griffonnages, est susceptible de changer le cours du livre, sans ménagement rendre tel pan ou telle digression obsolète, littéralement dépassé par les événements. Un exemple pour l’anecdote : un chapitre écrit il y a trois ans comprenait un long développement sur l’observation attentive et parallèle des yeux et des sourires (car mon narrateur est un regardeur obsessionnel) et sur les rapports mécaniques entre les deux, l’effet sur les coins des yeux induit par un sourire. Les conclusions que mon protagoniste en tirait à l’époque me semblaient amusantes, bien troussées, vaguement originales… Mais depuis un an elles ont sombré dans la banalité absolue puisque nous faisons TOUS et chaque jour cette expérience sociale qui consiste à décrypter un sourire en fixant seulement les yeux d’un visage masqué. Au temps pour moi : j’ai supprimé un paragraphe. Pire : l’une des toutes premières pages du roman, écrite durant l’hiver 2016/2017, montrait l’un des personnages principaux se rendre coupable d’un canular, ou du moins d’une bizarrerie, en se promenant sans explication le visage couvert d’un masque chirurgical, « le carré bleuté qu’on s’accroche aux oreilles, prophylactique en papier, hygiaphone portatif récupéré d’un fond de pharmacie et d’une épidémie oubliée » . Les réactions, amusées, paniquées ou compatissantes de ses amis s’étalaient sur la page suivante. Incompréhensibles en 2021 ! Désormais c’est l’absence de masque qui serait commentée et ressentie comme une excentricité publique. J’ai tripoté le texte et, moins mauvaise solution, j’ai ajouté une phrase de contexte : « Je te précise, ça se passait bien avant la grande pandémie on n’avait pas l’habitude. Essaye de te rappeler la première fois que tu as vu un de ces masques ? Ben c’était comme nous ce jour-là, en débarquant masqué il était pionnier à sa façon.« Vous voyez un peu le boulot ? Quatre à cinq ans… C’est beaucoup trop long…
6 – les épigraphes
Nino
Vincent
Gaston
J’aime les épigraphes. J’aime dans un livre la page des épigraphes, sas de décompression. « Vous qui entrez ici » enfouissez-vous ces quelques mots dans un coin de la tête, peut-être qu’ils vous serviront le moment venu. J’aime en lire donc j’aime en écrire. Mais orner ou parachever un livre d’une épigraphe bien sentie et fulgurante n’est pas sans risque. Le lecteur conserve le droit souverain de juger les phrases convoquées plus intéressantes que le texte qui s’apprête à les suivre et se hausse désespérément du col pour être à la hauteur. Tant pis, j’aime les épigraphes donc j’aime ce risque. Mon livre s’ouvre, non pas par une, mais par deux épigraphes, une longue et une courte.
« La danse de la pluie c’est sans espoir mais on danse quand même le soir au fond des bois La danse de la pluie, surtout le soir par lune bien pleine de corps et d’esprit La meilleure méthode est celle d’un sachem qui vit entre Jackson et Abilene il utilise une poignée de poudre d’ortie et des crottes de chauves-souris Ça marche surtout pendant la saison où il va bientôt pleuvoir de toute façon mais il arrive parfois que ça marche vraiment et c’est inexplicablement » Nino Ferrer
« La vie est probablement ronde. » Gaston Bachelard
Voici leurs sources :
– La chanson de Nino Ferrer est La danse de la pluie, titre de son dernier album studio (ou avant-dernier, suivant la façon dont on compte) La désabusion (1993), que j’adore, qui alterne sommets d’absurdité et sommets de mélancolie.
– La phrase de Bachelard est cueillie dans Poétique de l’espace (1957)… sauf qu’elle est en réalité de seconde main, Bachelard l’attribuant à Vincent Van Gogh. Le 10e chapitre de ce livre s’intitule « La phénoménologie du rond » (titre hyperclasse) que Bachelard entame en confrontant et discutant quatre citations, parmi lesquelles celle de Van Gogh. En revanche, j’ignorais en premier lieu dans quel contexte Van Gogh avait pu écrire cette phrase, puisque Bachelard lui-même ne cite pas ses sources… Je viens donc de poser la question à Google qui m’a obligeamment répondu qu’il s’agissait d‘une lettre de Van Gogh à Emile Bernard « vers le 26 juin 1888 » :
« La science – le raisonnement scientifique – me parait être un instrument qui ira bien loin dans la suite. Car voici : On a supposé la terre plate. C’était vrai ; elle l’est encore aujourd’hui, de Paris à Asnières, par exemple. Seulement n’empêche que la science prouve que la terre est surtout ronde. Ce qu’actuellement personne ne conteste. Or, actuellement, on en est encore, malgré ça, à croire que la vie est plate et va de la naissance à la mort. Seulement, elle aussi, la vie, est probablement ronde, et très supérieure en étendue et capacité à l’hémisphère unique qui nous est à présent connu. Des générations futures, il est probable, nous éclairciront à ce sujet si intéressant ; et alors la Science elle-même pourrait – ne lui déplaise – arriver à des conclusions plus ou moins parallèles aux dictions du christ relatives à l’autre moitié de l’existence. »
Ce paragraphe de Van Gogh est pour moi une découverte formidable, un cadeau ! Je suis refait, ravi de ce que l’idée énoncée par Vincent (la confrontation de la science et de la religion en tant que « deux moitiés de l’existence » ) recoupe ce qui se déroule dans mon Nanabozo. Je suis tenté de corriger in extremis mon épigraphe sur les épreuves, et d’attribuer la phrase à son auteur originel… Sauf qu’au fond j’aime Bachelard plus que Van Gogh et que c’est bien à la science farfelue et poétique du premier que j’avais envie de rendre hommage…
7 – les épigraphes auxquelles vous avez échappé
« Aucune morale, ni aucun effort ne sont a priori justifiables devant les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition. » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe)
« L’un des aspects du monde est purement mathématique. L’autre n’est que volonté, plaisir et douleur. » (Friedrich Nietzsche)
8 – les couvertures auxquelles vous avez échappé
Deux pistes de travail abandonnées pour la couverture, reproduites ici avec l’aimable autorisation de l’artiste, Nicolas Galkowski. Elles avaient chacune leur charme et leur intérêt. Celle avec le bonnet (inspiré de la photo de profil Facebook de quelqu’un) et les volutes était mystérieuse, peut-être un poil trop. Ma préférence allait à celle avec le personnage de dos sur fond de chaos en tourbillon, elle me faisait penser à l’affiche de Nocturama de Bertrand Bonello et cette référence subliminale me comblait. Tant pis, la couve définitive est très bien aussi.
9 – autre chose
Un phénomène bien connu fait que lorsqu’on est soi-même empli d’un livre en cours, tout ce qui rentre fait ventre : ce qu’on peut lire ou voir ou faire en dehors nous semble encore parler du livre. Tiens, par exemple. Revue de presse au trésor. Je lis aujourd’hui sur lemonde.fr une formidable interview de la formidable « rabbine » Delphine Horvilleur. J’en sors requinqué au possible, décrassé. Truisme : confier les clefs des vieilles religions patriarcales aux femmes est un bon moyen de se protéger contre l’imbécilité obscurantiste et dogmatique… Vivent les papesses, les imames, les grandes mufties ! (c’est cependant sans garantie, foin de féminisme intégriste, songeons à Christine Boutin.) Parmi les passages que je relève, celui-ci, sur les liens entre le métier de chef religieux et celui de conteur, idée qui me va droitaucoeur puisque ces liens sont à l’œuvre dans mon roman sous presse, et je me trouve dans un tel état d’esprit que je me grise de l’illusion que Delphine (vous permettez que je vous appelle Delphine ? Je vous en prie, appelez-moi Fabrice) prononce ces phrases à mon attention :
Vous dites qu’« être rabbin, c’est raconter des histoires », être « conteur ». Ce type de définition ne risque-t-il pas de décrédibiliser la fonction ? « Je comprends très bien que certains attendent de la religion et de ses « leaders » un discours de vérité exclusive. Cependant, à mes yeux, ce n’est pas du tout conforme à ce qu’un rabbin devrait être. Le métier qui se rapproche le plus du mien, c’est effectivement celui de conteur. Cette formulation est tout sauf une profanation de la fonction. C’est même le contraire : une tentative d’élever ce rôle à la hauteur de celui qui raconte des récits. On a longtemps pensé que le propre de l’homme était le langage, le rire ou les rites funéraires, or il n’en est rien. Au bout du compte, il me semble que le propre de l’homme est sa capacité de raconter des histoires et se raconter des histoires. Si certains tournent cela en ridicule, je pense à l’inverse que la force des humains tient à cette capacité à construire des mondes, et à avoir une action politique dans le monde en partageant des récits qui leur permettent d’agir ensemble. Si nos traditions religieuses, chacune par le biais de ses propres narratifs, se révèlent porteuses d’histoires de vie, elles peuvent apporter quelque chose de l’ordre d’une bénédiction pour nos sociétés. Quand elles se font porteuses de récits de mort – comme elles l’ont souvent fait dans l’histoire, et particulièrement ces dernières années –, alors elles sont une malédiction. Car les assassins du Bataclan se racontaient eux aussi des histoires qui, de leur point de vue, étaient sacrées. De ce travail de conteur, on peut faire le meilleur comme le pire. A ce titre, les histoires constituent une arme de destruction ou de construction massive dans le monde. Mais quand la mort surgit, la puissance de ces récits est décuplée. Face à la dévastation, soit vous la laissez s’emparer de vous, soit vous agissez avec vos mots pour la contrer. »
Quelle intelligence ET quelle spiritualité ! Il y a aussi ce passage lumineux sur la laïcité. Delphine Horvilleur réagit au fait d’avoir un jour été qualifiée de « rabbin laïc » :
« En entendant la sœur d’Elsa [Cayat] me présenter comme un « rabbin laïc », j’ai tout d’abord sursauté. Qu’entendait-elle par là ? Mais très vite, rien n’a sonné plus juste dans ma vie que ce « baptême » de « rabbin laïc » qu’elle m’offrait. Dans ce moment très particulier où tant de gens voulaient mettre notre nation endeuillée en posture d’affrontement – répartir le monde entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, ceux qui chérissent la laïcité et ceux qui n’en veulent plus –, je sentais dans ce cimetière qu’on ne pouvait laisser la nation en lambeaux et qu’on pouvait ensemble recoudre. Rapiécer n’est pas si difficile, mais cela implique de pouvoir entendre le langage de l’autre. Quand la sœur d’Elsa emploie ces termes antinomiques, je vois très vite ce qu’elle veut dire, et que c’est ce que j’aspire à faire moi aussi : montrer pourquoi la laïcité me permet d’être la rabbine que je veux être, pourquoi la laïcité est la bénédiction qui me permet d’exercer ma fonction d’accompagnante dans un langage très particulier qui est celui du judaïsme, mais qui est là pour raconter quelque chose d’universel. La laïcité est pour moi un cadre qui ne sature pas, qui promet que l’espace autour de nous restera non saturé des convictions ou des certitudes des uns et des autres. Parce que c’est un cadre plus grand que ce que je crois, la laïcité est une forme de transcendance, une promesse d’infini. »
Un dernier extrait, brillant, sur l’identité :
« Parce que l’identité juive échappe à toute définition, elle échappe aussi à toute finition, c’est toujours un mouvement. D’ailleurs le mot « hébreu », dans cette langue, signifie « en passant », et le verbe « être » ne connaît aucune conjugaison au présent : on peut avoir été, devenir, mais on ne peut pas dire « je suis ». Il n’y a pas d’identité au présent fixée une fois pour toutes. L’identité mère du judaïsme est donc une identité de passage, qui refuse l’immobilité, d’où la haine qu’il peut susciter – surgissant dans des temps d’obsession identitaire, le discours antisémite ne supporte pas l’identité mouvante que le juif incarne très bien. Ma non-sérénité de juive ou de rabbine est donc, pour moi, une fidélité à la tradition. J’appartiens à une religion où il a souvent été question de trahir la tradition au nom de la tradition. Dès lors, est-on fidèle à la tradition quand on cesse de l’interroger ? »
10 et fin – Also sprach Winnie
Merci de votre attention et basta l’avant-première. On a fait le tour du propriétaire comme si l’objet n’était pas à ce jour purement virtuel, vue de l’esprit et disque dur. Restent deux mois de frein à ronger avant qu’il ne s’épanouisse au printemps et exhale une bonne odeur d’encre et de papier. Je retourne transpirer sur les épreuves. Pour patienter : Ainsi parlait Winnie l’ourson de Thiéfaine, c’est bien aussi.
À ma gauche : un film magnifique et bouleversant, subtil et onirique. Le Chant de la forêt, co-réalisé par le Portugais João Salaviza et la Brésilienne Renée Nader Messora, a décroché le prix spécial du jury dans la sélection Un Certain Regard, lors d’un lointain jadis (2018) où le festival de Cannes avait lieu. Il s’inscrit dans la mouvance cinématographique inventée par Jean Rouch de l’ethnofiction, sur la frontière entre fiction et documentaire ethnographique, où des autochtones jouent leurs propres rôles au sein d’une histoire écrite, ou du moins rejouée, en respectant l’imaginaire d’un peuple, sa poésie propre et son devenir.
Le personnage principal, Ihjâc, 15 ans et déjà père de famille, est membre de la tribu indienne des Krahôs, vivant dans leur réserve du Cerrado, au nord du Brésil. Une nuit, Ihjâc rêve de son père mort, qui lui parle à travers une cascade, dans la forêt, et réclame de lui des funérailles dignes de ce nom afin de gagner le village des morts (le très beau titre original du film était Les morts et les autres). Tel Jonas, mon prophète biblique préféré, Ihjâc tout à la fois entend et refuse d’entendre les voix, l’appel surnaturel, la vocation : son totem, le perroquet, le tourmente car il doit devenir chamane mais n’en a pas envie. Il n’idéalise pas le monde de ses ancêtres en voie de disparition, et, malade, fuit la forêt pour aller se confronter à la ville, aux Blancs, à l’État brésilien, à la langue portugaise, à la modernité, avant de choisir son destin.
À ma droite, et même à mon extrême droite : Jair Bolsonaro, président du Brésil, chef d’état le plus dangereux du monde depuis l’éviction démocratique de Donald Trump. Cet atroce quasi-fasciste est nuisible pour tout un chacun mais spécialement pour les tribus indiennes de son pays qu’il déteste, qu’il qualifie d’hommes préhistoriques et qu’il ambitionne explicitement d’éradiquer. Florilège :
« Quel dommage que la cavalerie brésilienne ne se soit pas montrée aussi efficace que les Américains. Eux, ils ont exterminé leurs Indiens. » Correio Braziliense, 12 avril 1998. « Les Indiens ne parlent pas notre langue, ils n’ont pas d’argent, ils n’ont pas de culture. Ce sont des peuples autochtones. Comment ont-ils réussi à obtenir 13% du territoire national ? » Campo Grande News, 22 avril 2015. « Soyez certains qui si j’y arrive [à la Présidence de la République] il n’y aura pas de sous pour les ONG. Si cela dépend de moi, chaque citoyen aura une arme à feu chez soi. Pas un centimètre ne sera démarqué en tant que réserve autochtone ou quilombola [territoire destiné aux descendants des communautés d’esclaves africains]. » Estadão, 3 avril 2017. « En 2019, nous allons mettre en pièces la réserve autochtone de Raposa Serra do Sol [territoire autochtone à Roraima, nord du Brésil]. Nous allons donner des armes à tous les éleveurs de bétail. » Au Congrès, publié en ligne le 21 janvier 2016. « Cette politique unilatérale de démarcation des terres autochtones par le pouvoir exécutif cessera d’exister. Sur toute réserve que je peux réduire, je le ferai. C’est une grosse bataille que nous allons mener contre l’ONU. » Vidéo de Correio do Estado, 10 juin 2016. « Je porterai un coup à la FUNAI [département des affaires autochtones du Brésil]– un coup à la nuque. Il n’y a pas d’alternative. Elle est devenue inutile. » Espírito Santo, 1er août 2018.
Ainsi de suite. Bolsonaro élu en octobre 2018 soit quelques mois après la récompense audit Festival de Cannes, a tenu parole, n’a eu de cesse de réduire l’espace vital des Indiens, de les asphyxier économiquement et culturellement, de livrer leurs réserves aux lobbies miniers, agroalimentaires et autoroutiers, de couvrir les assassinats des opposants, et de vider de sa substance la FUNAI, agence indienne devenue arme anti-indienne.
À ma droite, à ma gauche… Et nous autres au milieu, que les circonstances forcent à réfléchir si l’art est bien utile ou essentiel ou politique ou ceci-cela comme si nous soulevions la culotte des anges afin de vérifier leur sexe. Comment ne pas admettre que l’art est politique dès qu’il existe justement parce qu’il existe ? Un film comme Le chant de la forêt n’est absolument pas militant, il ne revendique rien, mais il existe, et il montre que des gens existent, que les Krahôs existent, ils sont là. Cette affirmation très élémentaire devient de l’autodéfense quand un chef d’état affirme le projet de la non-existence d’un peuple.
J’attends la sortie prochaine de mon « roman indien » dont le narrateur est lui aussi partagé entre la sagesse ancestrale et la modernité et qui, lui aussi, sent bien que son totem pourrait être le perroquet.
Post-scriptum n’ayant pratiquement rien à voir.
J’ai perdu l’excuse de la fièvre mais mon cerveau continue de turbiner comme devant, comme avant pendant ou après, en associant sans filtre les idées de fort curieuse façon, comme si je dormais à moitié, quitte à trouver ces idées saugrenues quelques instants plus tard. Là par exemple, sans me vanter je viens de comprendre pourquoi le racisme, à tout le moins la notion de race, est si naturelle, si explicite aux USA alors qu’en France, pays où les « statistiques raciales » ou bien la mention de la « race » sur les papiers d’identité sont interdits, elle coince, elle heurte, elle est plus difficile à assumer ou à avouer. C’est à cause d’un jeu de mots. La « race » est tout simplement l’essence même de la culture américaine, de l’American Way of Life. Je veux dire, la course. La compétition. La concurrence dite libre. La lutte de chacun contre tous instituée en norme. La guerre en treillis ou en col blanc. La « rat race« , l’absurde et frénétique course de rats, la course à l’échalote. Quoi de plus normal, « the race » étant constitutif de la vie et de la pensée américaine, que le racism y soit monnaie courante, admis et rationalisé. Autre hypothèse : je suis délirant y compris quand je n’ai pas la fièvre.
Photo prise dans un canyon du Colorado (provençal)
Rituel païen propitiatoire que j’exécute à l’approche de la sortie de chacun de mes livres et auquel je n’avais, par conséquent, pas sacrifié depuis des lustres (oh combien il m’avait manqué) : je danse tout nu chez moi en scandant J’ai, un, numéro d’ihèssebéhènheux, J’ai, un, numéro d’ihèssebéhènheux, etc. (Bien appuyer sur le heu final sur lequel les épaules ainsi qu’un pied se soulèveront, les deux poings se serreront, et le reste du corps donnera une petite convulsion vers le haut.)
Ce rituel paraîtra étrange aux profanes, peu familiers de la tribu de Ceux-qui-publient-des-livres, qui risquent de n’y voir que du feu et des peaux-rouges criards les ayant pris pour cible (et les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs). À leur attention, quelques éclaircissements anthropologiques et interprétations des signes s’imposent. En effet, le numéro d’ISBN (International Standard Book Number) est un emblème unique concrétisant le parachèvement de l’aventure individuelle, parfois tortueuse, de chaque livre. Si l’ISBN existe, le livre existe. Jusque là je doutais encore un peu (grand merci à Charline Vanderpoorte qui, elle, n’a eu aucun doute), mais je viens de recevoir mon numéro d’ISBN.
Comme à chaque fois, mon numéro d’ISBN est le plus beau numéro d’ISBN du monde. Je n’hésite pas à vous le montrer, attendez, j’ai sa photo dans mon portefeuille, si, si, voyez donc : 979-10-352-0434-1. Pas mal, non ? Franchement ? Regardez-le encore, ça me fait plaisir. Vous ne trouvez pas qu’il a le nez de sa maman et les oreilles de lapin de son papa ?
Sauf fin du monde ou autre contretemps pareillement pénible, Ainsi parlait Nanabozo(roman indien), paraîtra chez Thierry-Magnier le 19 mai 2021, prix de vente conseillé 15,80 euros. Dans la foulée aura lieu une séance de dédicace inaugurale dans l’excellente librairie Les Modernes, Grenoble.
Comme il est fier de sa carotte le petit lapin ! Dessin : Capucine Mazille, qui m’a autorisé gracieusement à l’utiliser. Que Nanabozo la protège ! Hep, vous, là ! Visitez le site de Capucine, il est beau !
Enfin, je peux en parler. Sans scrupules ni superstition ! J’ai le droit de cracher le morceau, je viens, aujourd’hui même, de signer le contrat d’édition de mon prochain livre. Il s’appelle Ainsi parlait Nanabozo et c’est une histoire de lapin. Bon, ce n’est pas un résumé tout à fait exact. En fait c’est une histoire assez compliquée, mais avec du lapin dedans.
Chronologie : mon précédent livre à compte d’éditeur a paru le 7 janvier 2015, vous savez, ce jour où la France a changé d’époque, et moi avec. Six ans plus tard, comment allons-nous, la France et moi ? Je vais un peu mieux qu’elle mais ce n’est pas difficile. Et j’aurai passé six ans sans publier de livre (hormis une somme autobiographique au Fond du tiroir).
Qu’ai-je donc fait entre temps puisque je n’ai pas fait de livres ? M’en parlez pas, j’ai été dé, bor, dé. J’ai fait : de la musique ; des chansons ; des spectacles ; des ateliers participatifs ; des conneries ; des confitures ; des randonnées ; un examen de conscience ; un burnoute ; une bonne dépression ; un eczéma ; des AG d’associations ; un déménagement ; deux ou trois changements de boulot et quelques pointages à Pôle Emploi ; la liquidation de la maison d’édition « Le Fond du tiroir » qui ne publiera plus jamais (sauf si… attendez… ah, non, ça, non, je ne peux pas en parler, ce n’est pas signé…) mais demeurera un blog où je continuerai de déverser mes plaisanteries et mes contributions à une réinvention de la laïcité ; enfin j’ai écrit un roman.
Ce roman a été conçu durant l’hiver 2015-2016, celui qui a été si froid que je ne me suis jamais déplacé sans mon bonnet, achevé durant l’hiver 2019-2020, celui qui a été plus doux et heureusement parce que j’avais perdu mon bonnet, recommencé quelquefois entre temps, proposé depuis à des dizaines d’éditeurs pour finalement se voir accepté (avec enthousiasme, merci) par le tout premier à qui je l’avais envoyé neuf mois plus tôt, ah ben c’était bien la peine de faire autant de frais en timbres poste pour les autres. On se connaît un peu l’éditeur en question et moi. J’ai publié trois livres chez lui par le passé.
Jamais un roman ne m’aura demandé un pareil laps (sauf ceux qui ne sont pas parus, bien fait pour eux). Enfin, au bout de quatre ans il est présentable et vous m’en voyez ravi comme le lapin, mon totem (quoique mon totem soit également la tortue, si je me souviens bien). Ce qui m’a permis de tenir bon durant tant d’hivers, sculptant avec obstination le même bloc sans jamais perdre de vue de l’esprit le lapin qui se trouvait à l’intérieur, ce sont les retours de quelques lecteurs cobayes (mille gratitudes à vous, Laurence, Fred, Yasmina, Claude, Vincent) et, à un peu plus de mi-chemin, une bourse de création accordée par le CNL. En plus de l’argent consenti, sur lequel je ne crache pas car j’ai des principes, cette bourse m’a procuré un soutien symbolique, un vote de confiance salutaire : quelqu’un, au CNL, croyait en ce projet et l’attendait. Oh, merci.
*** SPOÏLEUR ALERT !!! SPOÏLEUR ALERT !!! ***
Et maintenant, pour ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de se spoïler, vous pouvez sans attendre la parution du bouquin l’an prochain prendre connaissance du synopsis dans le dossier de présentation adressé au CNL et qui m’a valu la bourse. Sinon, pour les autres, pour les patients et les amateurs de suspense : en gros, c’est une histoire de lapin. Vous verrez bien.
Le Lièvre d’Albrecht Dürer, musée Albertina, Vienne
« Mon sang de peau rouge (vous savez que je descends d’un Natchez ou d’un Iroquois) se met à bouillonner dès que je me trouve au grand air, dans un pays inconnu.«
Gustave Flaubert, lettre à Madame Jules Bandeau, 28 novembre 1861
Fini, ouais. J’ai enfin achevé le roman que je mâchonne depuis quatre années, roman pseudo-indien intitulé Ainsi parlait Nanabozo. Ce qui signifie bien sûr que je n’ai plus qu’à le recommencer du début pour vérifier qu’il tient la route.
Pour l’heure je suis sûr qu’il tient fermement la route. Je suis convaincu que c’est le meilleur roman que j’ai jamais écrit, et même si je ne suis pas dupe de l’illusion d’optique, le manque de recul entraînant une variante du proverbe bien connu C’est le dernier qui a parlé qui a raison (en le relisant la semaine prochaine il est tout-à-fait possible que je m’aperçoive que ce roman c’est de la merde), en attendant la redescente je me permets de jouir quelques minutes de l’ivresse du travail accompli et de la certitude que j’ai fait tout ce que je pouvais. C’est mon roman le plus ambitieux, le plus touffu, le plus ramifié, le plus pertinent, le plus dispersé et pourtant le plus tenu, et en tout état de cause le plus long, de très loin. 650 000 signes, soit le double de mon standard habituel. (Juste pour que j’évite de trop la ramener, Guerre et paix c’est trois millions et demi de signes, OK ?)
Durant quatre années discontinues, j’ai sculpté le même bloc, persuadé qu’il y avait quelque chose dedans. J’ai beaucoup turbiné, beaucoup ri, et beaucoup pleuré sur mes personnages. Et les larmes versées en fin de parcours en 2019 avaient le même goût, je l’ai immédiatement reconnu, que celles de la funeste année 2015.
Reste à convaincre un éditeur. Puisque le Fond du tiroir n’en est plus un, mais seulement un espace de parole en ligne où j’abreuve de mes bavardages quelques amis complaisants, il me faut recommencer à prospecter, et négocier. Un éditeur me répondra peut-être : « 650 000 signes ? Mais c’est deux fois trop long ! » Que ferai-je alors ?
Bref le processus est loin d’être terminé. Mais comme j’ai très envie de partager le machin sans attendre un an de plus et de recueillir des avis, je fais ici une proposition aux clairsemés et clairvoyants lecteurs de ce blog. Sous le sceau de la plus extrême confidentialité, je peux donner à lire ce manuscrit à deux ou trois cobayes, à charge pour eux de m’en faire un compte-rendu critique. Écrivez-moi. Je suis sûr que si vous êtes arrivé jusque là, vous avez déjà mon adresse.
Dans cette vidéo de 1998, Mocky engueule Christine Boutin et les curés qui lui font cortège, les traitant de pédophiles (c’est un peu facile), de cons, de culs-bénis, de grenouilles de bénitier, d’hypocrites (c’est à peine plus difficile), etc.
Mais surtout, à 1 mn 52, Mocky prononce cette chose remarquable, tellement plus profonde qu’un simple blasphème : « Je l’aime plus que vous, moi, Jésus-Christ ! »
Cette vidéo est formidable non parce qu’elle est un énième et banal « clash » de télé péniblement prévisible, mais parce qu’elle témoigne d’un authentique débat métaphysique. Elle rejoue l’éternel combat entre les mystiques et les religieux.
Les mystiques sont ceux qui recherchent, parfois toute leur vie, le contact direct avec le divin ; les religieux sont ceux qui ne cherchent pas, qui ont trouvé, qui se prévalent de disposer de ce contact et en usent comme d’un levier de pouvoir, se prétendant habilités à parler au nom de « Dieu », de « Jésus Christ », du « Prophète Mahomet » ou de quelque autre grande figure ou grande idée, figure ou idée qu’ils confisquent afin d’imposer leurs propres vues et d’asseoir leur propre statut.
En prononçant « Je l’aime plus que vous, moi, Jésus-Christ », Mocky veut peut-être dire qu’il aime davantage que les curés ce que représente Jésus (l’amour, la compassion, le pardon, la défense de la femme adultère, la charité envers les faibles…) et ce serait déjà un message politique fort. Mais je crois qu’il veut dire davantage : « Vous avez volé Jésus-Christ alors qu’il m’appartient autant qu’à vous, rendez-le moi et disparaissez, allez plutôt simples humains que vous êtes payer votre dette à la société (pour pédophilie etc.) »
Dans cette vidéo, Mocky, comme tant d’artistes, est le mystique ; Christine Boutin et ses amis en robes, comme tant d’oppresseurs, sont les religieux.
Le blog du Fond du Tiroir a souvent abordé la rivalité entre les mystiques et les religieux (comme ici ou làoulàou mêmedéjà làquand j’étais jeune), il faut croire que cette question me turlupine durablement. Elle est au coeur du roman que j’écris ces jours-ci.
Léon Tolstoï, grand mystique excommunié par l’église, et réinventeur de la non-violence moderne d’après le modèle de Jésus, écrivait : « Jamais les églises n’ont servi d’intermédiaires entre les hommes et Dieu, ce qui est d’ailleurs inutile et interdit par le Christ, qui a révélé sa doctrine directement à tout homme. Je considère comme une hérésie cette religion officielle appelée Christianisme. Elle se sépare, selon moi, de celle du Christ par bien des divergences au nombre desquelles j’ai tout d’abord constaté la suppression du commandement qui nous interdit de nous opposer au mal par la violence. » (Tolstoï, Le Royaume de Dieu est en vous)
C’est peut-être une broutille pour vous mais pour moi ça veut dire : beaucoup.
Je n’étais jamais parvenu jusque là. Le roman sur lequel je travaille en ce moment vient de dépasser en trombe les 420 000 signes, et il en manque, et il en vient. Lorsque je l’ai commencé il y a deux ans et demi, je croyais que ce serait une petite blague. Finalement c’est une blague énorme, plus vaste que tout ce que j’ai écrit jusqu’ici.
Même Reconnaissances de dettes, ample livre, mon plus gros à ce jour mais qui n’est pas un roman, tirait sa révérence à 360 000 signes.
Et là, 420 000. Quatre-cent-vingt-mille ! Croyez bien que je suis le premier surpris. Deux ans et demi c’est très long mais c’est parce que sur la moitié de ce laps le livre est « presque fini » . Depuis il enfle, il enfle, il ne manque pas grand chose mais toujours un peu ici ou là, me viennent pour les personnages des bouffées de tendresse ou des rires ou des sanglots ou une anecdote à leur sujet qui mérite d’être racontée à tout prix alors eh ben oui ça enfle. Surtout vers la fin. Quand je le proposerai à un éditeur il faudra sûrement parlementer sur ce qu’il faut couper mais je ne peux pas penser à cela maintenant, faut finir d’abord.
Il s’intitule Ainsi parlait Nanabozo. Vous pouvez en entrevoir une idée en « demandant en ami » sur Zuckerbergland le dénommé Bozo Trickster. Je connais ce jeune homme, il ne vous refusera pas.
En mars et avril dernier, le Fond du Tiroir gambergeait tout haut et publiait deux articles (pour mémoire : « Justice sommaire et réseau wifi, ou : La nouvelle loi du far-west », puis « L’Indien qui pleure ») où il posait publiquement une turlipinante question de méthode et d’éthique : « Comment, lorsque l’on n’est pas amérindien, représenter un Amérindien ? ».
Oui, pardon de parler de moi à la 3e personne, le Fond du Tiroir en fait c’est moi. C’est moi tout seul qui suis présentement obnubilé par les Amérindiens, moi qui suis en train d’écrire un gros roman où ils tiennent un rôle majeur, moi qui ai créé un profil Facebook au nom de l’un de ses personnages emplumés, qui dévore tout ce qui me tombe sous la main à propos de leur culture, et qui me laisse pousser les cheveux en saluant le Soleil, notre père à tous.
Mais en ai-je le droit ? Suis-je un usurpateur ? (Sur Facebook, c’est évident – mais dans un roman, domaine plus ambigu du mentir vrai ?) Depuis le printemps dernier et mes deux articles initiaux, cette question que je croyais toute personnelle a défrayé la chronique dans le monde du théâtre. Un mauvais procès a été intenté, via les réseaux dits sociaux, contre Robert Lepage, accusé d’appropriation culturelle sous prétexte que son nouveau spectacle, monté au Théâtre du Soleil, Kanata, prétendait aborder les oppressions subies par les peuples autochtones du Canada sans mettre en scène aucun comédien amérindien. Lepage s’est fait traiter de spoliateur, de raciste, de profiteur, hallali numérique habituel.
Le spectacle a d’abord été annulé face aux pressions (et au désistement financier de l’un des coproducteurs qui a pris peur), puis re-programmé avec un léger changement de titre, et sera joué à la Cartoucherie du 15 décembre 2018 au 17 février 2019.
Remarquons que Lepage est un dangereux récidiviste (ou bien que le modèle multiculturel canadien est propice à cette hystérie-là) puisqu’à peine quelques semaines plus tôt le festival de jazz de Montréal a annulé son spectacle SLĀV consacré aux chants d’esclaves afro-américains au prétexte que la plupart des chanteurs n’étaient pas noirs. Or ces chants de nègres sont à l’origine de quasiment toute, oui mesdames et messieurs, toute la musique populaire que nous écoutons et que nous jouons nuit et jour, alors là pour le coup on peut en parler de l’appropriation culturelle. Aussi, osons un anachronisme juste pour voir jusqu’où pousser le sens du ridicule : dénonçons le scandaleux opportunisme, le racisme et le colonialisme culturel d’un Alan Lomax (1915-2002), infatigable collecteur blanc de musique noir grâce à qui le blues et ses enfants ont pu devenir des sujets d’études et de connaissances, ou bien, chez nous, d’une Marguerite Yourcenar, odieuse femme blanche (belge, en plus !) qui s’est permise cyniquement de présenter, traduire et compiler des textes de Negro Spirituals comme s’il s’agissait de poèmes issus de sa communauté (Fleuve profond, sombre rivière, 1963).
Ce serait absurde, au XXe siècle. Mais nous vivons en 2018, à une époque où les rassemblements racisés et non mixtes prolifèrent, où les querelles identitaires encombrent les forums et les écrans davantage que les querelles esthétiques, et j’aurais dû me douter que le débat était brûlant et sociétal, prompt à éclater en divers endroits sous divers oripeaux… De quelle légitimité peut-on se prévaloir lorsqu’on se pique de parler d’un groupe, voire au nom de ce groupe, auquel on n’appartient pas ?
Chacun n’existe et ne s’exprime qu’en tant que membre de quelque communauté, ou dans le cas contraire est invité à fermer sa gueule. Par exemple, Detroit, film puissant de Kathryn Bigelow reconstituant des émeutes raciales en 1967, a scandalisé certains de ses détracteurs non parce qu’il révélait une très choquante réalité, mais parce qu’en tant que bourgeoise blanche Bigelow n’était pas censée se mêler de documenter des injustices infligées à des Afro-Américains. Bigelow n’était donc autorisée qu’à raconter des histoires de bourgeoise blanche ? La polémique a pris des proportions grotesques qui funestement occultaient le vrai scandale exposé par le film.
Le réflexe politiquement correct, autrefois petite chose risible, niaise et lénifiante, a muté en une génération pour devenir ce monstre clivant, agressif, sectaire, castrateur et communautariste : dis-moi où tu te trouves sur la carte des Balkans avant de commencer à parler, car chacun ici n’est autorisé qu’à exprimer les intérêts de son groupe d’origine. Tu es toute ta tribu, ta tribu est tout toi. RPZ, comme disent les rappeurs.
Désormais le soupçon est partout : un Blanc ne peut plus raconter l’histoire d’un Noir, un homme l’histoire d’une femme, un jeune l’histoire d’un vieux, un bien portant l’histoire d’un malade, un roux l’histoire d’un blond, un Juif l’histoire d’un Palestinien, un hétéro l’histoire d’un homo, un anorexique l’histoire d’un obèse, un vivant l’histoire d’un mort, un Capulet l’histoire d’un Montaigu, un O’Timmins l’histoire d’un O’Hara… Bref, le plus sage est de ne plus raconter d’histoires du tout, sauf si celle-ci est dûment labélisée en tant que revendication ou arme de guerre. Fusillons l’imagination, il restera toujours la propagande – et le manichéisme.
Il ne peut y avoir appropriation de ce qui n’est pas et n’a jamais été une propriété physique ou intellectuelle. Or les cultures ne sont les propriétés de personne (…) Les histoires des groupes, des hordes, des clans, des tribus, des ethnies, des peuples, des nations enfin, ne peuvent être brevetées, comme le prétendent certains, car elles appartiennent toutes à la grande histoire de l’humanité. C’est cette grande histoire qui est le territoire des artistes. Les cultures, toutes les cultures, sont nos sources et, d’une certaine manière, elles sont toutes sacrées.
Comment, lorsque l’on n’est pas amérindien, représenter un Amérindien sans craindre de sombrer dans le stéréotype, voire dans l’injure ?
Pour des raisons politiques aussi bien que littéraires, je rumine (au risque de lasser les lecteurs de ce blog) cette délicate question depuis le jour où je l’ai entendue formulée dans l’outrance par des individus fort bien intentionnés qui postulaient que tout stéréotype est une offense, et que par conséquent dessiner un indien portant une coiffe de plumes nous rend ipso-facto coupable de racisme anti-indien et de je ne sais quel mépris colonialialiste, complice de la stigmatisation d’une minorité qui a déjà bien souffert…
Or je ne suis pas de cet avis. Un stéréotype (l’Allemand est blond et porte des chaussettes dans ses sandales / l’Écossais porte un kilt et joue de la cornemuse / le Grenoblois porte un bonnet et des dents pointues…) n’est jamais une vérité. Qu’il soit bienveillant (l’Indien est un fier et noble cavalier qui vit en harmonie avec la Nature et les autres hommes) ou malveillant (l’Indien est un cruel et féroce guerrier qui arrache les scalps), le stéréotype est par nature un petit arrangement avec la vérité : une généralisation statistique ou folklorique, un simplisme ou un truisme, une approximation, un symbole, une convention, un poncif, une culture générale, un prêt-à-penser, une caricature, etc… En somme, un code, aussi peu nuancé mais aussi commode qu’un pictogramme figurant sommairement un être humain sans jupe (attention ! ici toilettes pour hommes) en vis-à-vis du même pictogramme avec jupe (attention ! là toilettes pour femmes)… Et le kilt alors ?
Pour autant, sans être une vérité un stéréotype n’est ni un mensonge puisque les femmes ont quelquefois porté des jupes et les Indiens ont quelquefois porté une coiffe de plumes, ni une injure raciste – sauf si l’on sous-entend que porter une coiffe de plumes rend intrinsèquement un homme inférieur à celui qui porte une cravate rouge, ou que les humains porteurs de jupes sont ontologiquement une sous-catégorie des humains porteurs de pantalons mais dans ce cas c’est notre manière de penser qui est injurieuse, raciste, sexiste et débilitante, pas le symbole en lui-même. Le symbole en lui-même est un outil, a priori innocent de l’usage que l’on en fait.
On peut certes tomber sur un Indien susceptible, qui nous refusera le droit de le représenter tel qu’on croit qu’il est (1), de même qu’on peut rencontrer un Français soupe-au-lait qui se sentira injurié par telle figure de Français dessiné ou filmé avec béret, baguette, petite moustache et arrogance. Alors on peut céder à la prudence, à la censure ou à l’auto-censure, et hésiter à représenter. Mais qui fixera les limites de ce principe de précaution, qui dira où s’arrête le « respect » et où commence la sclérose mentale ? Où placer le curseur ? Qui nous garantit que le pictogramme « femme » sur la porte des cabinets ne va pas ulcérer une femme qui n’a jamais porté une jupe de toute sa vie ? Ou que le pictogramme « homme » ne va pas discriminer un Écossais, qui, justement, quant à lui, etc. D’un autre côté le même Écossais pourrait aussi bien s’offusquer de se voir représenter avec un kilt et pourrait se sentir autorisé à dénoncer l’écossophobie latente d’une telle caricature – c’est sans fin.
On voit que la situation est très complexe. Notre jeune XXIe siècle ayant remarquablement accru les susceptibilités identitaires, et réduit d’autant les tolérances, il convient d’avancer avec circonspection. Mais l’extrapolation absolue serait l’impossibilité pure et simple de la représentation… Voilà qui ressemble très fort à un tabou religieux, celui de l’aniconisme, qu’ont en partage les trois monothéismes avec diverses variations locales. Une époque qui encourage les susceptibilités identitaires et décourage la tolérance ressemblerait donc à une époque d’obscurantisme religieux ? Oh, quelle surprise !
Sur ces entrefaites je retourne mentalement à mes Indiens et je tombe sur un vieux spot de pub qui offre un cas d’école fort intéressant.
En 1971 l’organisation non-gouvernementale écologiste Keep America Beautiful diffusait une série de publicités dénonçant la pollution. On y voyait un amérindien à cheval (notez la plume qui orne son oreille droite), à pied ou en canoë, triste et perplexe face à l’immense gâchis environnemental qu’entraîne voire encourage le mode de vie productiviste et consumériste américain. Aux abords des métropoles il trempait sa pagaie dans des emballages plastiques, ou bien, le long des échangeurs autoroutiers, des automobilistes lui jetaient sur les pieds sans même prendre la peine de freiner les reliquats non bio-dégradables de leur junk food. Le spot de pub s’achevait, pendant que retentissait le slogan « People Start Pollution. People can stop it« , par un gros plan sur le visage de l’Indien, où coulait une larme, ce qui valut à cette campagne fameuse le surnom de « crying indian ad ».
Le sage autochtone en larmes, le peau-rouge instrumentalisé par la pub pour incarner la mauvaise conscience du Blanc gâté et gâcheur, s’appelle Iron Eyes Cody (1904-1999). Il a joui d’une grande popularité pendant près de cinq décennies, interprétant jusqu’à plus soif les guerriers, les sorciers ou les chefs indiens dans films et séries depuis l’époque du cinéma muet jusque dans un épisode de l’Agence tous risques, en passant par Un homme nommé Cheval. On l’a même entendu psalmodier des chants tribaux dans la chanson de Joni Mitchell, Lakota (1988). Le summum de sa carrière fut peut-être sa rencontre avec le président Jimmy Carter le 21 avril 1978, jour où il lui offrit une coiffe à plumes (quel cliché !), lui attribua un nom indien (Wamblee Ska, soit Grand Aigle Blanc) et tenta de le sensibiliser à la cause environnementale ainsi qu’au souvenir de la sagesse perdue des Premières Nations.
Depuis, on a appris qu’Iron Eyes Cody était un gros mytho, rendu un peu cinglé par ses rôles et les confondant avec sa vie réelle, selon le syndrome Johnny Weissmuller. Il avait beau se prétendre Cherokee, il était en réalité d’ascendance italienne et se nommait selon l’état civil Espera Oscar de Corti (comme dit la chanson : Tu vuoi far’ l’amerindiano, ‘merindiano, ‘merindiano, ma sei nat’ in Italy).
On sait par ailleurs que l’ONG Keep America Beautiful a été fondée par diverses compagnies qui comptent parmi les plus gros pollueurs du monde (Philip Morris, Coca, Pepsi, Budweiser…), ce qui indique assez que le greenwashingne date pas d’hier. Bref, on sait par cœur tous les mensonges et toutes les contradictions au cœur de la civilisation publicitaire américaine, qui continue de donner le ton de toutes nos contradictions et de tous nos mensonges.
Pour autant, 47 ans plus tard, cette campagne est plus d’actualité que jamais, parce que la pollution (qui est un défaut de surface) et la destruction de la nature (qui est un drame très profond et un suicide global) atteignent des niveaux inédits. Les insectes d’Europe ont disparu à 80%. Les oiseaux, population suivante dans la chaîne alimentaire, à 50%. Suivent les plantes (dont la pollinisation est compromise par la disparition des abeilles), les mammifères, les hommes ? La chaîne est rompue. Le désastre est en cours.
Cette publicité était donc, comme un stéréotype, ou comme Jean Cocteau, un mensonge qui disait la vérité. Était-ce une mauvaise chose en 1971 (2) de mettre en scène un faux Indien au service d’une vraie mise en garde ? Était-ce une injure raciste de faire d’un Indien stéréotypé le symbole d’un lien brisé avec la nature ?
La séparation radicale entre le monde de la nature et celui des hommes, très anciennement établie par l’Occident, n’a pas grande signification pour d’autres peuples […] Dire des Indiens qu’ils sont « proches de la nature » est une manière de contresens, puisqu’en donnant aux êtres qui peuplent la nature [plantes, animaux et esprits] une dignité égale à la leur, ils n’adoptent pas à leur endroit une conduite vraiment différente de celle qui prévaut entre eux. Pour être proche de la nature, encore faut-il identifier la nature comme distincte de soi, exceptionnelle disposition dont seuls les modernes se sont trouvés capables et qui rend sans doute notre cosmologie plus énigmatique et moins aimable que toutes celles des cultures qui nous ont précédés.
Autrement dit, la mentalité des Indiens (je dirais volontiers leur sagesse, mais ce mot fait un peu marketing pour collection de livres feel-good), ainsi que celle de toutes les sociétés traditionnelles, impliquait de se considérer comme appartenant à la nature, comme membre à part entière du monde naturel, au même titre que notre frère le bison ou notre frère le séquoia. Un Indien qui vient de tuer un gibier ou de couper un arbre prie pour lui demander pardon de lui avoir ôté la vie. A contrario, la mentalité occidentale qui a conquis et dévoré le monde part du principe que l’homme et la nature sont séparés. L’homme n’est pas la nature, ce qui lui donne le droit et presque le devoir de posséder la nature, cet objet déployé sous ses yeux. Il est libre de la mettre en coupe réglée, l’asservir, l’exploiter, la rentabiliser, la vendre, l’épuiser, la détruire. Et il le fait.
Au passage il a également détruit les Indiens. Où s’arrêtera-t-il ?
(1) – Cette situation ne doit pas être confondue avec une autre : dans certaines circonstances extrêmement spécifiques, ritualisées et sortant de la vie quotidienne, il est normal de respecter le tabou de la représentation. Par exemple les cérémonies amérindiennes de danses du soleil (Sundance) interdisent à tout étranger de prendre une photo ou une vidéo. Dans ces cas-là seulement la captation constitue une injure et un manque de respect manifestes.
(2) – Affaire étrangement similaire : la même année 1971 est publié le texte d’un discours du chef indien Seattle prononcé lors des négociations de vente des terres au gouvernement américain en 1854. Ce discours gagna une célébrité instantannée et fut reproduit d’innombrables fois, en tant que condensé de la pensée indienne : « Le Grand Chef de Washington nous a fait part de son désir d’acheter notre terre (…) Mais peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? Étrange idée pour nous ! Si nous ne sommes pas propriétaires de la fraîcheur de l’air, ni du miroitement de l’eau, comment pouvez-vous nous l’acheter ?« . Une phrase en particulier devint un slogan cité par tout le monde, par vous, par moi, par Al Gore (dans son livre Sauver la planète Terre) : « La terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre« … Vingt ans plus tard, en 1992, on apprend que ce discours est un fake, forgé de toutes pièces mais pour la bonne cause par un scénariste du nom de Ted Perry.
Éditeur et blogueur depuis avril 2008.
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