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Rien de nouveau sous le soleil de novembre

24/11/2013 2 commentaires

salon_livre

J’aurais volontiers parlé des impôts. Ras-le-bol du ras-le-bol fiscal ! On dirait que tous les Français, pas seulement les jockeys et cavalières, mais bientôt les golfeurs, yachtmen voire les joueurs de polo et de cricket, ne veulent pas payer moins d’impôts, mais plus d’impôt du tout parce qu’ils ont petit à petit perdu le sens du pot commun, à cause de la crise partout-partout qui replie sur le moi-d’abord, à cause du néolibéralisme dilué dans l’air du temps, à cause de Depardieu, de Cahuzac, des unes de magazines, ou de l’équipe de onze demeurés en shorts qui gagnent deux cents fois le salaire d’une assistante sociale. Or me prend l’envie de crier vive l’impôt ! Un mois de mon salaire par an tombe dans le pot, et imaginez un peu, je suis heureux ravi comblé de payer des impôts, parce que ça signifie non seulement que je gagne de l’argent, bonne nouvelle, mais qu’en plus je le redistribue aux pauvres ! La pédagogie manque : expliquons aux Français que chaque contribuable, en fait, est un peu Robin des Bois – et puis tant qu’on y est, faisons réciter à l’école l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789… mais non, pas les impôts, pas de politique, cela vous ennuierait autant que moi, ras-le-bol du ras-le-bol du ras-le-bol fiscal, je parlerai plutôt d’un autre marronnier : Montreuil.

Quoi de nouveau sous le soleil de novembre ? Novembre, c’est la neige plutôt que le soleil, et les néons du salon du livre de jeunesse de Montreuil plutôt que la lumière naturelle.

« Montreuil » (métonymie) aura lieu ce week-end et rendra visible la littérature jeunesse, trois jours par an, comme tous les ans. Et toujours, toujours, refleuriront les mêmes polémiques sur la légitimité de cette « littérature » de second rang, le même déficit de reconnaissance, la même crise d’identité, les mêmes moulins à vent, les mêmes clichés immémoriaux à combattre si on en a l’énergie. J’ai tenté de le faire quelquefois, en 2010, ou en 2011, quand j’avais l’énergie. Cette année, je ne m’en mêle pas, mais en lieu et place j’invite quiconque parcourt le présent blog, soit par habitude, soit par accident, à lire attentivement l’excellente lettre ouverte d’Eric Senabre sur le sujet. Tout y est mieux dit que je ne saurais.

Mais je crains que cela ne suffise, comme d’habitude, qu’à prêcher les convertis. Il n’y aura rien de nouveau sous le soleil de Montreuil en 2014 non plus, ni en 2015, ni en 2030, tant « l’infernale échelle des valeurs à la française » dont parle Eric Senabre est une irrémissible structure de la doxa culturelle, et pour longtemps encore la littérature de jeunesse, la première littérature, souffrira condescendance, indignité et voyage en strapontin. C’est, en conséquence, du point de vue de la sociologie qu’il faut analyser le phénomène.

J’avance l’argument que le mépris de la littérature de jeunesse recouvre simplement le mépris plus global de la jeunesse. Pour se faire une idée actuelle de ce dernier, il n’y a qu’à lire certains commentaires haineux des manifs lycéennes de soutien à Leonarda : petits merdeux manipulés, derniers petits bâtards du gauchisme fainéant, idéalistes irresponsables en temps de guerre, enfants gâtés de bobos en cocon, vous ne comprenez rien à la situation économique de la France, quand vous cesserez de fumer des joints la raison vous reviendra et vous refuserez vous aussi de payer pour les envahisseurs, allez plutôt préparer votre bac, allez étudier, allez travailler, allez consommer, allez vous coucher… alors que ces ados activistes ont fait preuve d’une détermination et d’une conscience politique propres à redonner espoir à pas mal de barbons.

Entre temps, la lecture d’un livre de Pierre-Michel Menger vieux de 12 ans déjà m’a soufflé une autre explication. Menger prétend que l’artiste, en tant que sujet social, loin des clichés bohèmes fantasmant un créateur farouchement indépendant, indifférent aux contraintes socio-économiques, est en réalité le lieu d’expérimentation des conditions de vie ultra-libérales. L’artiste est un prototype conçu pour affronter la loi de la jungle, l’avant-garde du travailleur d’aujourd’hui et surtout de demain, et les compétences qu’il doit valoriser sont à peu près les mêmes qu’un DRH apprécierait chez son employé. Précarité, intermittence, et cependant séduction, dynamisme, adaptabilité de mercenaire, créativité, individualisme, flexibilité absolue, couverture sociale aléatoire, résignation aux abyssales inégalités de ressources (succès pharaonique de quelques uns miroité dans les pupilles d’une foule de galériens), et, par conséquent nous y voici, compétition de tous contre tous. Le champ littéraire, en tant que champ artistique, est un champ de courses. Ce contexte économique de compétitivité exacerbée permet peut-être, lui aussi, de comprendre pourquoi la littérature de jeunesse soit systématiquement daubée, notamment par les tenants d’une littérature « sérieuse » qui tient le siège de la maison. Le secret, c’est « nous sommes les vrais, les uniques », il n’y a pas de place pour tout le monde. La divine main invisible du marché triera. Les plus faibles, les plus discrets, les plus gentils, les niches commerciales, les jeunesses ? Qu’ils crèvent, ou, du moins, qu’ils aient la décence de la fermer.

Rha, et voilà, ma langue a fourché sept fois dans ma bouche, j’ai parlé politique.

Rien de nouveau sous le soleil de Montreuil ? Baste, foin de fatalisme grincheux. Les livres sont là. Un enfant qui ouvre un livre, c’est toujours nouveau. Il y aura toujours quelque chose de nouveau sous le soleil de Montreuil : des livres, des auteurs, des lecteurs. De la littérature, parfaitement.

Loi 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration

17/10/2013 un commentaire

Okay. Je pourrais parler de Leonarda, ou de Lampedusa. Mais pour une fois je parlerai de ce que je connais. De quelqu’un que je connais.

17 octobre. Comme tous les 17 octobre, je célèbre Cyrus le grand, et les Perses.

J’ai un ami perse. Je suis conscient de ma chance, pas donnée à tous : un ami, un vrai, pas un facebook. Un frère, même si nos mères respectives ne sont pas au courant. Un avec qui l’apprivoisement prend des années, à la manière d’une rose ou d’un renard, je mentionne cette référence et c’est encore de l’amitié, puisque mon ami est lauréat d’une thèse de doctorat consacrée à Saint-Exupéry, je m’en souviens, j’y étais, j’ai filmé la soutenance, à près de vingt ans d’ici. Mon ami aime passionnément la littérature française, la langue française, la culture française, la France. Manque de chance, il est étranger. Alors la France ne l’aime pas. Il me l’a dit lui-même, et quels arguments aurais-je pu lui opposer ? Surtout dans le climat 2013. Il est iranien, mais également pratiquement canadien, et en outre un peu japonais sur les bords. Il est, est-ce avouable, musulman. Présentement, il habite et travaille dans une université en Malaisie, autre pays musulman. Son cas est grave.

Pour donner le niveau, pour faire entrevoir la sagesse, je copiecolle un extrait de notre correspondance. Il y raconte comment il s’est sorti d’un traquenard idéologique.

Au mois de juin dernier, j’ai été sollicité par une association étudiante de notre université pour prendre part à un débat public en amphi sur « L’Éducation et la Morale en Occident ». À part moi, cette table ronde de débat contradictoire réunissait un autre prof, la soixantaine, et un modérateur (au sens anglais du terme), devant un parterre de 200 étudiants. Le but du débat, sous-entendu dans le titre, était en quelque sorte de démontrer que l’Occident supposé immoral prodiguait une éducation qui l’était forcément ! Le modérateur a commencé par une brève présentation des deux protagonistes du débat, avant de donner la parole d’abord à mon collègue. Ayant fait des études de Maîtrise au Canada et au Royaume Uni, il défendait l’idée qu’en Occident l’éducation et le système universitaire sont immoraux. Et pour cela, il s’est contenté d’une série de slogans et de généralités enfantines. Quand ce fut mon tour, je leur ai dit en substance ceci :

« Si vous avez envie de critiquer l’Occident, je vous conseille de le connaitre d’abord. Vous ne pouvez pas faire l’économie d’une connaissance approfondie, au moins sur un sujet précis, par exemple sur le système éducatif, avant de prétendre formuler des critiques fondées. Et connaitre l’Occident nécessite d’y vivre, d’y étudier longtemps. Pour ma part, j’ai passé plus de 20 ans de ma vie dans ces pays occidentaux, en France essentiellement, mais aussi au Canada et au Japon. Mon collègue, avec tout le respect que je lui dois, vient tout juste de scander quelques slogans, sans parler concrètement de sa propre expérience occidentale, en ce qui concerne l’éducation. De mon côté je vais vous parler de mon expérience, en vous racontant uniquement quelques faits. Eh bien, c’est justement en France, pays typiquement occidental, que j’ai appris à tolérer l’opinion des autres. C’est dans ce pays que j’ai appris qu’il fallait respecter la vie des autres. C’est là que j’ai appris la pensée critique, le respect et l’importance de la loi. Et plus important encore, c’est la France qui m’a donné l’occasion de comprendre ce que c’est que la liberté. Tout au long de ma longue expérience occidentale, je me suis toujours senti libre de penser ce que je voulais, et de dire ce que je voulais. L’Occident m’a également montré qu’il fallait respecter le temps, en étant ponctuel, qu’il fallait être ouvert d’esprit en recevant les idées des autres, même si celles-ci étaient contraires aux miennes… Bref, c’est en Occident que je suis devenu plus moral. Plus spirituel aussi, plus ouvert d’esprit, plus respectueux des autres, plus libre. Surtout plus libre ! Mes amis, ne diabolisons pas l’Occident. Connaissons-le, puis essayons d’en tirer les meilleurs pour nos pays et nos cultures dits orientaux. La morale est une expérience humaine. Toute l’humanité y a contribué tout au long de l’histoire. Cessons de croire que nous avons le monopole de la Vérité, de la Morale, et de l’Éducation morale ! Nous avons besoin d’apprendre à être plus modeste. La modestie, si je ne me trompe pas, est une vertu morale. Il ne s’agit pas de nous dresser contre les valeurs ou l’éducation occidentales, qui sont les fruits des efforts et expériences historiques d’hommes et de femmes comme vous et moi. Au lieu de lancer contre elles des slogans gratuits et sans fondement, essayons de les étudier, et de les considérer avec respect et modestie. Et surtout essayons de les connaitre vraiment.

« Je ne suis pas ici pour défendre l’Occident à tout prix, mais pour vous dire que mon éducation morale doit beaucoup à l’Occident. L’Occident est une partie de l’Humanité, de l’Histoire humaine, donc de nous. Vous voulez faire quoi, l’effacer ? Et pour quelle raison ? Apprenons à l’observer, à l’étudier, à le respecter. De même que les occidentaux doivent faire la même chose vis-à-vis des pays orientaux. L’Orient est l’autre moitié de l’Humanité. L’Occident et l’Orient, même si désormais ces termes ne correspondent plus vraiment aux définitions qu’on leur donne en général, sont deux expériences historiques de l’Humanité, avec toutes les nuances nécessaires qu’il faut y mettre. L’Orient, dans son ensemble, n’est pas plus moral que l’Occident. Dans les deux hémisphères, des penseurs ont œuvré pour des vertus morales de l’Humanité. Ne tombons pas dans le piège simpliste et puéril d’une confrontation Occident-Orient. Au lieu de vous inventer des images fausses et des préjugés vides de bon sens, puisque vous êtes jeunes et vous en avez les moyens, essayez d’expérimenter l’Occident. L’Éducation est morale là où les êtres humains respectent les principes moraux ; qu’ils soient orientaux ou occidentaux. Elle devient immorale, quand les mêmes êtres humains s’éloignent de ces principes moraux : le respect, la tolérance, la liberté, la solidarité, la générosité, et la justice en font partie. Lorsque l’éducation, quelles que soient sa couleur, sa langue et sa religion, respectera ces principes, elle sera morale, et aboutira sans aucun doute à la sagesse universelle…

Il ressort clairement de ce témoignage que cet ami étranger-à-l’étranger n’est rien de moins qu’un ambassadeur de la France. D’ailleurs, outre la Marseillaise, il connait par coeur tout Charles Aznavour, Adamo, Jo Dassin et Michel Fugain.

Or, voilà que cet automne, pour la semaine prochaine précisément, mon ami envisage d’envahir la France. La motivation de son séjour est la suivante : assister à un colloque universitaire, à moins que ce ne soit venir jusque dans nos bras égorger nos fils nos compagnes, je ne sais plus laquelle des deux, je confonds toujours.

Accueillir son frère à son domicile devrait être la chose la plus naturelle, la plus spontanée du monde, un coup de fil et hop l’affaire est planifiée, embrassons-nous. Pas du tout. Rien n’est encore fait, il manque toujours une signature et mon ami est sur le point d’annuler son voyage (et de perdre son billet d’avion, déjà acheté). Les démarches depuis un mois se sont révélées compliquées, puis très compliquées, puis extraordinairement compliquées. Pour lui, qui a dû se rendre trois fois au consulat français de Malaisie (comme il n’habite pas à côté, c’est deux jours de voyage à chaque fois), puis pour moi, ici. J’ai passé une journée à faire la queue à la Mairie, à réunir des documents, et à remplir des formulaires. Le plus retors s’intitule « Attestation d’accueil » .

Je commence par me rendre dans la Mairie où je travaille, puisque je passe mes journées ouvrables dans cette commune. Non seulement le maire local ne peut pas signer pour moi ce formulaire, mais la Mairie elle-même refuse de me le délivrer, il faut que ce soit impérativement la mairie de la commune d’habitation. En revanche, on a bien voulu me donner, « pour me faire gagner du temps », la liste des pièces que je dois joindre :
– carte nationale d’identité ou passeport ;
– acte notarié ou une attestation notariée justifiant l’achat de mon domicile et mentionnant le nombre de pièces ;
– une quittance de téléphone ou de gaz-électricité de moins de tois mois ou la taxe d’habitation ;
– avis d’imposition ou de non-imposition ;
– fiche de salaires des trois derniers mois (ainsi que du conjoint) ;
– un timbre fiscal de 30 euros, non remboursable quel que soit la décision administrative.
Seuls les dossiers complets de toutes ces pièces sont acceptées. Ensuite, la demande est traitée comme pour une demande de passeport, on peut venir récupérer le dossier signé par le maire sous quinzaine. Puis il faut l’adresser au consulat qui avisera.

Je suis effaré. Pourtant le casse-tête de ces tracasseries bureaucratiques a un sens : il suffit de se souvenir que ce n’est là que la rigoureuse application de « la loi 2003-1119 du 26 novembre 2003 relative à la maîtrise de l’immigration, du séjour des étrangers, et à la nationalité » dite « loi Sarkozy » , et soudain tout devient clair. (Sarkozy, vous vous souvenez ? Mais si, le fils d’immigré hongrois. Vous l’avez oublié ? Bon, pas grave, imaginez à la place Manuel Valls, fils d’immigré espagnol.) La France contrecarre la moindre velléité de fraternité, elle épuise et décourage les invitations, afin de garantir qu’il ne s’agit pas d’immigration clandestine déguisée en hospitalité. Car un spectre hante l’Europe, celui de l’étranger égorgeur de fils et de compagne.

Coïncidence : au moment où je tente d’aider mon ami à accomplir son vol Malaisie-France, le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, revient d’une visite officielle en Malaisie. Qu’était-il allé faire si loin ? Apparemment, entériner une  reculade du gouvernement, une autre, celle-ci à propos de la loi dite Nutella. Ah, bon. Les amis malais d’Ayrault, eux, au moins, sont rassurés, les affaires continuent.
Je me demande où Ayrault a résidé, là-bas. J’espère qu’il aura fait les démarches correctement, et qu’il aura trouvé un Malais complaisant et fortuné pour l’héberger, qui aura rempli les bons formulaires, qui aura précisé le nombre de mètres carrés de son logement, et qui aura justifié de ressources suffisantes pour assurer, même temporairement, le train de vie d’un Premier Ministre. Je ne doute pas que M. Ayrault ait montré l’exemple et soit en règle. En effet, l’un des premiers devoirs de l’élite au pouvoir est l’exemplarité. Vive la France ! Vive l’armée ! Vivent les poils sous le nez !

Regarder les gens vivre

08/10/2013 un commentaire

Et ainsi les idées s’associent (VI, et dernier).

* Lu l’excellent Des nouvelles d’Alain d’Emmanuel Guibert & C°. Ça ne parle ni de Guibert lui-même ni de son « autre » Alain Keler photographe dont on admire les clichés ; ça parle des Roms.

* Lu aussi ça : « Je suis frappé par le rejet dont les Roms font l’objet. (…) On observe une cristallisation de toutes les peurs de notre société sur cette population. Avant Noël, Le Parisien a fait un article sur ces Français détroussés devant l’Opéra à Paris. Et la photo montrait des enfants roms. Ce sont les nouveaux immigrés de la société française. Les élus se font l’écho de l’inquiétude des riverains. À de rares exceptions près, ils ne veulent pas de campements chez eux. On atteint des niveaux de rejet extrême : certains veulent les voir disparaître physiquement. (…) L’arrivée de Roms à côté de chez soi est vécue comme un tsunami. D’ici aux élections municipales, la pression risque de s’accroître. De toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré un tel racisme ordinaire, autant de clichés, y compris dans nos entourages. La France n’est pas à part : la figure fantasmatique de l’invasion de l’étranger se développe aussi ailleurs en Europe, comme en Allemagne et en Angleterre. »
Alain Régnier, préfet délégué interministériel pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées, surnommé « le préfet des Roms », dans une interview à Mediapart.

* Le temps est à la haine. On a beau garder en mémoire les précédents historiques, savoir par cœur comment les archaïques mécanismes du bouc-émissaire se huilent, ainsi que les bûchers, et les armes de poing… on constate tristement que le temps est à la crise ; donc à la haine.

* Phénomène imaginaire (j’entends : phénomène advenant dans les imaginations, par conséquent phénomène réel). De droite, comme d’extrême droite, comme du gouvernement (quant à la gauche, que dit-elle ?), les Roms ces jours-ci sont ceux que l’on est invité à détester, afin de retremper l’unité nationale et la fierté française. Après les Noirs, les Juifs, les Arabes (sous divers noms : ils ont été les Immigrés, les Maghrébins, les Musulmans…), les Polonais (surtout plombiers), les Boches, les Ritals, les Espingouins… Les Huns, les Sarrasins, les Ostrogoths, les Néandertaliens… En 2013, mettons-nous d’accord concitoyens, l’effet sera immédiat, on se sent mieux une fois qu’on est d’accord : les problèmes, c’est à cause (Stakose, comme chantent Mes aïeux) des Roms. Haro ! Harrom ! Tiens, tombe aujourd’hui cette information : pour la première fois, le FN est en tête des intentions de vote pour les prochaines élections.

* Les Roms sont une nuisance, une question, un symptôme, un phénomène social, une honte, une horde, une plaie, une urgence, un fléau, une statistique. Oui ?

* Eh bien, non.
Les Roms sont des gens.
Pour détester un épouvantail, il ne sert à rien de le connaître. Au contraire ! Moins on en saura et plus la détestation sera pure. En revanche, si ce que l’on vise est de savoir qui sont des gens, il est préférable d’en apprendre un peu plus long sur leur façon de vivre au quotidien, sur leurs histoires, leurs familles, leurs émotions ; ensuite seulement, on tentera d’en penser quelque chose. Ah, bien sûr, cette méthode demande plus de temps. Mais le temps est récompensé, quand s’installe dans la tête une lumière plutôt qu’une opinion.

* Le photojournaliste Yann Merlin a passé trois semaines dans un camp de Roms. Il en rapporte un reportage en images arrêtées confondant d’humanité. On y observe, surpris de la proximité, ému de notre propre fraternité, vivre des gens. Si l’on consacre le temps nécessaire à chacune de ces photos, chacun de ces regards, chacun de ses sourires, chaque grain de peau, je ne dis pas qu’on saura tout des Roms. On ne saura presque rien. Mais largement plus qu’en écoutant un discours de Manuel Valls ou en regardant le jité. Tentez l’expérience. Vous rencontrerez des gens.

* Remarquez, ça ne fonctionne pas à coup sûr, il y faut d’abord certaine bonne volonté… Contre-exemple à point nommé : une journaliste, Amandine Chambelland, a elle aussi passé trois semaines immergée en milieu exotique, dans la Villeneuve de Grenoble, à côté de chez moi, pour le compte d’Envoyé Spécial, la fameuse émission de TF2. Son reportage provoque un tollé. On ne parle que de ça, par ici. Je gage que Mme Chambelland n’aura pas très bien, pas très consciencieusement, pas très honnêtement, pas assez humblement, pas assez dénuée d’arrières et d’avant-pensées, regardé vivre les gens. Quelque chose lui a manqué. Alors les filmés, se sentant trahis, protestent, et pétitionnenent, et se réunissent et en appellent à la Justice et cherchent la riposte par tous les canaux imaginables. Un canal imaginable parmi d’autres : ce photo-reportage. Celui-ci est-il allé, mieux que l’autre, regarde les gens ?

* La sinistre émission s’intitule « Le rêve brisé ». Comme je ne regarde pas la télé en direct, c’est seulement suite aux remous que je l’ai jugée sur pièce et sur Internet, ce que l’on peut continuer de faire ici (juste à côté : « la réponse »).

* À dire vrai, je n’ai pas été aussi ulcéré que les premiers intéressés, c’est-à-dire les habitants, et j’ai même, contrairement à mes amis, trouvé certains mérites au reportage. Au moins celui de faire parler (euphémisme). Je pousse même l’audace jusqu’à sauver quelques plans – celui par exemple où le maraîcher maghrébin, intégré quoique barbu, serre la main à un Rom, ah tiens, longtemps qu’on n’avait pas parlé des Roms, dernière population en date à s’installer dans ces apparts, les moins chers de la ville, il est aimable ce plan, chacun fait comme il peut, on travaille, on vend des bricoles sur le marché, on accueille plus misérable que soi, allez, on lui serre la main, elle fait un bien fou cette poignée de main, résidu, souvenir de la convivialité qui était voulue dans ce grand ensemble de 14000 habitants, qui est peut-être encore possible si on fait des efforts, rêve. Bon. Une fois ces tentatives de nuance exprimées, je suis indigné comme tout un chacun par la putasserie globale du résultat.

* Le parti pris sensationnaliste de la journaliste est pétrifiant. Elle est venue ici avec certaines idées en tête (Villeneuve = enfer), elle les a mises en scène sur place. Jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’ineptie confusionniste et la manipulation. Elle venait, censément, faire le point un an après le meurtre de deux jeunes, Kevin et Sofiane, qui avait défrayé la chronique. Elle veut à tout prix faire parler sur ce sujet-là. Elle n’y parvient pas. Qu’à cela ne tienne, elle fait de cet échec la preuve irréfutable du malaise qu’elle est venue filmer. Le reste est à l’avenant. Tout doit confluer vers l’anathème en pré-notion, le sécuhèffedé : la vie dans la Villeneuve, et par extension dans toutes les cités de France, est une horreur de chaque instant, la dissolution cinglante de toute espoir d’intégration et de vie collective, l’explosion de la République, la conséquence funeste du laxisme socialiste et de l’accueil d’étrangers qui refusent de s’intégrer, le non-droit, l’état de guerre, allez vite un plan de voiture qui brûle, un autre de drogué qui caillasse, et encore un de voyou défouraillant un flingue à vendre 150 euros, pas cher, façon le Bon coin. Je ne nie pas que les voitures brûlent ni que les armes circulent, je me demande seulement si leur exhibition sur l’écran, qui occulte tout ce que le quartier peut recéler de positif, ou même de banal, et il y en a (je vous l’assure, j’ai vu aussi des choses très banales, dans ce quartier, ce n’est pas forcément haut en couleur, des gens qui vivent), si leur exhibition disais-je ne crée pas la psychose au lieu d’en rendre compte. La violence retient l’attention des cerveaux disponibles, air connu. Qu’attendrait-on de la télévision ?

* Le comble du dégueulasse est atteint avec la scène du médecin en visite dans les étages. Il tient le rôle du pansement sur la jambe de bois (en feu). La misère exposée de cette pauvre vieille patiente dépressive, seule, abandonnée par ses enfants, et cachetonnée jusqu’aux yeux, serait un sujet en soit (un vrai sujet, qui mériterait un autre traitement, et qui est loin de ne concerner que la Villeneuve), mais la scène est montée de façon à en faire une victime de plus de la cité hyper-violente, et, au fond, des utopies soixante-huitardes qui ont mal tourné, ce qui est débile en plus d’être malhonnête.

* Le sort de cette Villeneuve maudite (littéralement : dont on dit du mal) me titille. J’y ai effectué moi aussi une sorte de reportage autrefois, j’en ai parlé, tant d’autres en ont parlé et en quels termes honteux, tant de salive, tant de crachats… Me rappelle la préface que Céline avait écrite pour une histoire de Bezons (ouvrage qui, sans son préfacier, n’aurait peut-être intéressé que les Bezonnais) : « Pauvre banlieue, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. » (Première idée reçue à surmonter : la Villeneuve, qui ne ressemble à presque rien en France, n’est pas une banlieue, mais un quartier de Grenoble à part entière.)

* Qu’est-ce que la Villeneuve ? Avant tout, peut-être, un phénomène imaginaire. Une histoire de la représentation de la Villeneuve dans les médias, où l’histoire de la Villeneuve serait filtrée par celle des médias, et réciproquement, serait passionnante. Comment la Villeneuve a-t-elle été filmée, depuis 40 ans ? En voilà, des occasions de voir vivre les gens. De vivre avec eux, dans le meilleur des cas.

* On commencerait par rappeler, pour mémoire, que dès 1974, la Villeneuve a été pionnière en proposant l’une des premières télévisions de proximité (le mass media suprême réapproprié par les citoyens ? une révolution reste à faire) ; et on finirait par l’évocation de « VILL9« , série télé qui y est tournée aujourd’hui. Entre temps, on pourrait mentionner que Jean-Luc Godard, qui a habité là quelques années, y a réalisé ses premiers films en vidéo ; qu’un documentaire vintage diffusé en 1978 par TF1, frappe parce que que le mot « rêve » apparaît encore, décidément la Villeneuve est née d’un rêve, mais contesté, dénoncé presque immédiatement, et que déjà, on dit « la Villeneuve c’était mieux avant », en 1978 on regrette la Villeneuve de 1973, la Villeneuve est une nostalgie au long cours, le creuset et l’expédient de nos rêves (Phrase clef à la 39e minute du film : « L’échec est au niveau de la politique générale d’immigration. On ne fait rien pour que ces gens-là puissent se sentir un tout petit peu chez eux. (…) Mais je ne crois pas qu’on puisse imputer à la Villeneuve un échec qui est général ») ; qu’en 1981 on se demandait Faut-il détruire la Villeneuve ; et puis, pour la bonne bouche…

* … on savourerait enfin ce film euphorisant de la chorégraphe Julie Desprairies, intitulé Après un rêve (attention : pour voir l’intégralité du film, 27 minutes, et non un extrait de quelques secondes, la manœuvre est un peu retorse, il faut cliquer sur son titre dans la colonne à droite de l’écran) dont le titre lui-même sonne comme une réplique par anticipation, tourné deux ans avant Le rêve brisé. On lira avec profit la note d’intention de la chorégraphe, ici. Dans ce film, renversement invraisemblable, la Villeneuve est belle, et la beauté est un message politique en soi. Belle comme une comédie musicale, où l’on se mettrait à danser pour en finir avec la trivialité du monde.

* De toute façon j’adore les comédies musicales, je les prends sérieusement pour des métaphores de l’harmonie sociale possible (si l’on est utopiste) ou perdue (si l’on est mélancolique et désabusé). Il faut être méchamment cynique pour débiner La mélodie du bonheur (au hasard) au prétexte que oah c’est même pas possible regarde les gens ils chantent ensemble et ils chantent juste, ça se peut pas, c’est pas comme ça dans la vraie vie. La scène d’Après un rêve où la danseuse traverse un parvis où quatre jeunes tiennent le mur est un bon exemple. Mon dieu, quelle angoisse, quatre jeunes ! En plus ils ont des casquettes ! Va-t-elle se faire violer sous nos yeux, tuer, ou au moins proposer de la drogue ? Rien de tout ça : elle se met à danser avec eux. On le sait bien, que « ça se peut pas » ! C’est une métaphore. De l’art, quoi. Accéder à la vérité de la métaphore, c’est faire preuve d’un peu plus d’imagination que devant TF2. Imaginer que si on travaille avec ces teneurs de mur, ils cesseront de tenir le mur. Et, éventuellement, ils courront un tout petit peu moins le risque de violer ou de dealer de la drogue. Réaliste ? Bien sûr que non. Pas plus réaliste qu’Envoyé spécial, puisque nous sommes dans l’imaginaire, mais au moins la danseuse en a-t-elle conscience.

bete-immonde 2.0

06/04/2013 4 commentaires

Je vois déjà tout ça et on a le brave culot d’oser me demander de ne plus boire que de l’eau, de ne plus trousser les filles, mettre de l’argent de côté, d’aimer le filet de maquereau et de crier vive le roi ? Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah! Ah!
Jacques Brel, ‘Le tango funèbre’

Déjà, je lis Le Monde d’hier de Zweig, alors pour l’optimisme merci bien, la civilisation repassera, salut les barbares.

Et puis ensuite, je repense au 1er mai 1993, vingt ans révolus, tout ronds. J’étais barman ce jour-là, car les bars sont ouverts le 1er mai, il faut bien que quelqu’un turbine et serve des coups à ceux qui fêtent le jour sans turbin. J’étais derrière mon comptoir, j’ai allumé la radio, et j’ai appris qu’un Premier Ministre socialiste s’était donné la mort. Un homme de gauche, et du peuple, fils d’un tenancier de café-épicerie (ah, tiens, point commun avec Annie Ernaux), devenu chef du gouvernement à force de travail, d’intégrité, d’éthique, de rigueur, parangon presque trop beau pour être vrai de méritocratie républicaine. Trop beau, ouais, parce que soudain elle tourne mal l’histoire édifiante, elle se transforme en conte d’avertissement. L’ex-premier ministre se fait péter le caisson le jour-symbole, laminé par un milieu où la corruption règne, où le conflit d’intérêt entre le bas-de-laine perso et le bien public rend cynique ou schizophrène, où il est normal de se goinfrer avant le déluge, c’est-à-dire avant le changement de gouvernement, avant la crise partout-partout et la dette souveraine remplaçant le peuple souverain – la corruption, qu’elle l’ait seulement sali ou réellement pourri, la corruption aura détruit cet homme-ci.

Je sais bien pourquoi je me remémore ce 1er mai aujourd’hui. Où en est la gauche et son éthique ? On ne se suicide plus trop, mais on ment pour vivre, et ensuite quand c’est trop gros on avoue et on regrette. L’affaire Cahuzac est une verrue qui, une fois arrachée, laisse la gangrène en souvenir. La ploutocratie est avérée, fin de la démocratie.

Là-dessus, je referme Le Monde d’hier, je le repose avec le marque-page qui dépasse comme une vague menace, et je feuillette la presse, le monde d’aujourd’hui, comme si ça allait me changer les idées. Je lis cette interview de Bernard Stiegler dans les Inrocks. « Aux yeux de la population, le mensonge permanent apparaît comme une méthode de gouvernement ». Et, une idée entraînant une autre, « Si la gauche n’ouvre pas très vite une perspective nouvelle, l’extrême droite sera au pouvoir dans quatre ans ». Tous pourris, répète-t-on affaire après affaire ? Vite, jetons-nous dans les bras de l’homme providentiel fasciste ! Des précédents existent.

Je referme la presse, aussi plombante que Zweig finalement. Je vais m’oublier un peu dans le consumérisme, je m’en vais acheter un livre ou deux, que je lirai peut-être. Je me cale sur la page d’accueil d’un site de ventes de livres d’occase. Je fais défiler, le moteur du bazar classe les livres sans état d’âme politique, c’est-à-dire les titres les plus demandés par les clients en tête. Le doigt sur la souris, je descends distraitement, le dernier roman de Marc Lévy a le maillot jaune, suivi par le dernier Musso, okay tout est normal, puis tous les tomes de Cinquante nuances de traces de pneu, puis le dernier Stephen King, le dernier Jean Teulé, puis vient… Hein ? Mon sang s’arrête et repart à l’envers,  les veines à rebrousse-chemin. Puis, vient un fameux long-seller, seul essai parmi toutes ces fictions : Mein Kampf d’Adolf Hitler. Hitler d’occase, presque aussi haut dans le top ten du désir que Lévy et Musso ? Quelle sale journée, décidément ! [J’ai vérifié ce matin, ce livre n’est plus affiché sur la page d’accueil, il ne figure plus dans le palmarès… Je ne l’ai pourtant pas rêvé hier, je l’ai parfaitement reconnu, j’ai la même vieille édition, celle avec les rayures rouges et noires… Il s’en écoule, c’est le climat paraît-il…]

Là, je ne sais plus, je ne vois plus, il faut vite que je parle d’autre chose. Vite, vite, une association d’idée.

Ah, voilà. Oui : je l’avoue au passage, je suis le premier à regretter l’agonie des petits libraires, mais cela ne m’empêche pas d’acheter des livres d’occasion sur Internet. Alors je repense à une chronique écrite par un « petit » libraire lyonnais, et que j’ai reçue par mail il y a quelques mois. Je la retrouve dans ma messagerie, je la relis, je demande a son auteur l’autorisation de la reproduire, et je la copicollillico, parce que ce texte est très instructif, sans être ni dépressif, ni culpabilisant, donc il donne seulement à réfléchir. Lisez-le. Peut-être qu’il vous changera les idées, à vous.

Sur ces lieux de vie que sont les petites librairies

Entre libraires, nous nous disons parfois que nous ne parlons pas assez de notre vécu à nos partenaires, nos amis, qui sont aussi – situation complexe – nos clients, et qui ont l’immense mérite de nous faire vivre.
Ce qui nous retient ? Sans doute la menace d’être taxé de poujadistes, de corporatistes Et de briser le mythe du libraire, passeur désintéressé, pour rappeler la face, moins glorieuse, du commerçant, du chef d’entreprise.
Si libraire est nécessairement une passion, un choix de vie, un engagement, une œuvre de conviction et de dévouement, qui implique une croyance presque naïve en la magie du papier, la force des mots et la transmission humaine, la gestion d’une entreprise implique aussi des calculs, des contraintes, des choix ; et des inquiétudes ; des heures de travail nombreuses ; une certaine précarité, ou fragilité ; matérielle, pour certaines libraires ; davantage psychologique, en ce qui me concerne.
Parfois des comportements viennent en effet attenter à mon bon moral. Atteintes qui, je dois le constater, se multiplient. Le plus souvent, en toute bonne foi. Par inadvertance, si l’on peut dire.
Que l’on me pardonne ces quelques exemples :
Un universitaire insiste pour que l’on ait ses ouvrages en rayon – mais lâche incidemment qu’il n’achète plus que sur Amazon.
Un militant crie haro sur les conglomérats, et ne voit pas de contradiction à les enrichir…
Un poète que nous accueillons… à qui nous rendons tel service personnel… avec lequel nous imaginons peut-être avoir noué une relation de complicité, de soutien mutuel… acquiert à la Fnac la dernière œuvre de cet auteur que tous deux plaçons très haut.
Tel jeune auteur du quartier qui passe nous présenter son livre mais n’a pas la curiosité de tourner un œil sur nos tables
: génération Internet…
Un proche – eh oui, un proche ! – qui nous demande quelques pochettes-cadeaux supplémentaires, pour des livres achetés en ligne.
Un partenaire se présentant à une rencontre, un sac de livres provenant d’une grande enseigne en main …
Et j’en passe… et des meilleurs !
J’admets : de tels comportements ne devraient pas m’affecter. Force m’est néanmoins de constater qu’ils ne me laissent pas insensibles. « Votre libraire aussi a un cœur », dirais-je bien naïvement.
Et je m’interroge : irait-on demander à son pâtissier des emballages pour des millefeuilles achetés chez Auchan ? A la Fnac, de l’aide pour remplir un formulaire administratif ? A Amazon, de prêter une salle pour tenir une AG ?
Il n’est pas léger, pour moi, d’entendre de vibrants : « Bravo ! C’est super ce que vous faites ! Continuez ! Mille mercis de nous ouvrir l’espace de votre librairie ! », et de constater dans le même temps, et notamment vis-à-vis des rencontres que j’accueille, un comportement de plus en plus consommateur. Au point où il semblerait – simple hypothèse – qu’une frange de lecteurs a tellement perdu l’habitude des librairies qu’elle n’ose plus en user comme de lieux où flâner, rêvasser, parcourir un livre, éprouver la qualité d’un papier, lire une quatrième de couverture – ce qui est pourtant leur destination première, et demeure leur atout fondamental face aux livres dématérialisés et aux achats en ligne. (1)
Que la plupart des rencontres à Terre des livres en huit années aient été « anti-rentables », j’en suis fier ! Je me suis fait plaisir, et je continue ! La rentabilité à tout crin fabrique un monde où l’on s’ennuie.
Et que l’on me comprenne bien : il ne s’agit pas d’un plaidoyer pro domo. Quand on a la chance de bénéficier, à Lyon, d’un réseau incroyable de petites librairies aux personnalités aussi fortes que variées, au personnel très souvent souriant et qualifié, et accueillant envers les associations, les petits éditeurs, les revues faites main, les flyers, les initiatives individuelles – des structures qui font l’impossible pour faire exister une vie culturelle riche et variée –, je ne comprends tout simplement pas que l’on se tourne, pour le facile, le rentable vers les grosses structures impersonnelles. Celles-là même que l’on sait moins menées par l’amour du livre que par le souci de la marge de rentabilité.
Alors ? Peut-être que nous, libraires, ne discutons-nous pas assez avec notre clientèle, nos amis, nos partenaires ? Peut-être ces derniers ignorent-ils que dans un monde qui change à toute vitesse, une mutation du monde du livre est en cours ?
Ce qui ne laisse pas de m’étonner, c’est que le mouvement de fond que l’on observe aujourd’hui dans le commerce équitable, le circuit court, le bio, les AMAP, qui traduit une vraie attention aux circuits de distribution, et aux conséquences de nos comportements de consommation, ne s’observe nullement dans le domaine de la culture. Mythifiée, la culture ? En dehors du monde social, le livre ?
Dit autrement, commander en ligne ou se rendre dans une grande surface plutôt qu’auprès d’un commerce de proximité, change la forme de nos villes, et de nos vies. On sent bien que la fermeture progressive de ces lieux de convivialité entraîne une perte sèche pour notre qualité de vie.
Pour finir je voudrais m’excuser de la brutalité de ce propos. Mon intention n’est pas de stigmatiser ou de moraliser. Puisse ce texte, qui m’a beaucoup coûté, favoriser quelque prise de conscience, quelques échanges, des court-circuits et des circuits courts…
[Et afin de contrer une aigreur et un ton alarmiste et sermonneur que je n’ai su éviter (désolé !), et qui semble malheureusement relever d’un usage dans la profession, je me permets de préciser que Terre des livres, petite librairie de quartier de huit ans d’âge, artisanale et conviviale, n’est pas particulièrement affectée par « la crise ». La « belle équipe » – deux temps partiels et moi-même –, se démène et se fait plaisir. Puisse cela continuer ainsi !]
Amicalement vôtre

Fabien, de la librairie TERRE DES LIVRES

(1) – Ou peut-être ignorent-ils qu’en France le prix des livres est le même partout, grâce à la loi sur le Prix unique du livre de 1981 ? Et que, si de petites librairies telles que Terre des livres existent, c’est bien du fait de cette exception qui contrecarre l’idée selon laquelle « plus c’est grand, moins c’est cher. »

Contribution au débat sur la réforme des rythmes scolaires

01/04/2013 un commentaire

 « Je rêvais. Et alors, dans ma chambre, s’étiraient ces interminables et délicieuses plages d’ennui, ces heures de vide que mes parents ne comblaient pas d’activités extrascolaires, ni de télévision. Avec le recul, je me rends compte du privilège de ces moments où l’on sent presque pousser ses os. On mesure, dans la lenteur du rêve et l’épaisseur du silence, la densité du temps qui s’écoule. Les heures d’ennui de l’enfance sont les jardins du temps, bêchés d’exaspérations, labourés d’éternités ralenties, hantés de futurs lointains… J’y vagabondais, le corps prisonnier de ma chambre et des mercredis d’hiver. J’y élaborais mes désirs et des images. Je me précisais, je m’apprenais par coeur et surtout, j’établissais d’inépuisables plans d’évasion. »

Hélène Grimaud, Variations Sauvages, Pocket, 2004, p. 28

Un imbécile

24/02/2013 Aucun commentaire

Vers la fin des années 80, alors que j’étais étudiant, l’un de mes meilleurs amis, hasard de campus, d’affinités, et de couloir de résidence universitaire, était syrien. Il s’appelait Ammar. Pendant quelques années, Ammar et moi avons ri ensemble, et parlé et mangé et joué et dragué et chanté du Joe Dassin. Ammar est le premier à m’avoir expliqué calmement ce qu’était l’Islam (il me semble que le climat global autorisait sur ce sujet des conversations moins tendues qu’aujourd’hui), j’ai même presque fait un ramadan avec lui, juste pour voir l’effet que ça faisait, chaque soir j’étais le bienvenu à rompre le jeûne avec lui, c’était joyeux et chaleureux, instructif sans le moindre prosélytisme. Ensuite, il est rentré chez lui son diplôme d’ingénieur en poche, et moi aussi j’ai fait comme j’ai pu, j’ai vécu, et nous nous sommes téléphoné ou écrit de très loin en très loin.

Depuis deux ans la guerre civile fait rage en Syrie. Nous l’entendons, nous la voyons. Voyant, entendant, je dépose un prénom, un visage, sur cette actualité, qui soudain devient proche. Et j’étais très anxieux en pensant à mon ami et à sa famille, son adresse mail ne répondait plus. Enfin, il y a quelques jours, j’ai pu renouer avec Ammar grâce à ce blog. Il a retrouvé mes coordonnées au Fond du tiroir, et m’a envoyé un message blagueur : Eh oui mon pote, j’aurais droit à un livre gratuit à notre prochaine rencontre puisque je suis né en 1969 ! Ensuite nous avons causé par Skype, c’est drôlement bien Skype, on peut voir les gens, ils bougent, ils sont vivants, j’étais rassuré, mais pas entièrement. Il vit à Damas, relativement à l’abri, mais la guerre est à sa porte, ses enfants ne sortent plus de son appartement, et il cherche à quitter le pays, il entreprend des démarches, il attend.

Mais depuis, plus rien. Il ne répond à nouveau plus. Cela fera bientôt un mois. S’il lit ceci, qu’il m’envoie un petit mot ! J’attends.

Que faire contre la guerre, sinon attendre ? Et en attendant, se réciter un peu de poésie ? La poésie d’un imbécile, tiens.

Foi, incroyance, rumeurs colportées,
Coran, Torah, Évangile
Prescrivant leurs lois …
À toute génération ses mensonges
Que l’on s’empresse de croire et consigner.
Une génération se distinguera-t-elle, un jour,
En suivant la vérité ?
Deux sortes de gens sur la terre :
Ceux qui ont la raison sans religion,
Et ceux qui ont la religion et manquent de raison.
Tous les hommes se hâtent vers la décomposition,
Toutes les religions se valent dans l’égarement.
Si on me demande quelle est ma doctrine,
Elle est claire :
Ne suis-je pas, comme les autres,
Un imbécile ?

Ces vers sont du poète syrien sceptique Abu-l-Ala al-Maari (973-1057). L’Institut du Monde arabe vient de consacrer une journée de solidarité avec le peuple syrien, dédiée à ce poète sceptique. J’en viendrai à penser que le scepticisme pousse à la paix, la foi à la guerre. Enfin, je dis des généralités, et pendant ce temps la guerre continue. Abu-l-Ala al-Maari était sceptique quoique savant, aveugle mais éclairé. Parce que la lumière, pas plus que le fanatisme, ou la poésie, n’a d’époque, ni de patrie, ni de religion.

Reddition ? Jamais ! Réédition !

15/02/2013 un commentaire

Manu Larcenet étant né la même année que moi, il est logique que nous ayons également bénéficié des même reports puis accompli notre service militaire à la même période. Il a tiré de son année sous les drapeaux un livre :  Presque, ed. Les Rêveurs. Quand je l’ai lu, je lui en ai été reconnaissant. Il avait chargé ses images et ses mots d’impressions que j’avais ressenties viscéralement (même si mon expérience de la bidasserie fut sensiblement moins tragique que la sienne) mais que j’aurais été moi-même incapable d’exprimer. « Le système avait fonctionné : j’étais mentalement assez fragile et malléable pour devenir soldat ou fou » .

Je me rappelle cette impression générale d’hébétude et d’endurcissement. Je me rappelle cet état second dans l’uniforme, et aussi cet état troisième par la grâce de la circulation « tolérée » de substances modifiant le cerveau, alcool, shit. Je me rappelle cette violence partout, latente jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus, cette loi de la jungle qui se fait passer pour républicaine, ce décervelage programmé (je retiens cette forte maxime d’un adjudant : « Ne réfléchissez pas. Un soldat qui réfléchit commence à désobéir »), cette perte de soi, et après coup cette rupture totale qui rend autiste une fois de retour dans la vie civile, lorsqu’on peine à entrer en contact avec ses proches, un peu comme dans les premières pages de La peau et les os d’Hyvernaud…

Presque mérite d’être lu aujourd’hui. Pas seulement parce qu’il préfigure de façon troublante certains aspects de ce sale chef d’oeuvre qu’est BLAST. Aussi pour sa valeur documentaire. Le service militaire n’existe plus depuis 1998, année de parution de Presque. Depuis près d’une génération, les jeunes hommes ne subissent plus ce brutal et archaïque rite de passage dans l’âge adulte, ce bizutage qui se prolongeait un an. Tant mieux. Sauf qu’ils risquent de ne pas très bien comprendre de quoi on parle… Allez dire ça aux jeunes, ils ne vous croiraient pas. La quoi ? La conscription ? Autant leur raconter la bataille de Bouvines. Heureusement, restent les témoignages imprimés du temps passé. Qu’ils lisent Presque.

Presque a été régulièrement réédité, et Larcenet s’est fendu d’une postface nouvelle, dont sont extraites les trois cases ci-dessus, où il commente davantage la réédition que le livre lui-même. Il dit, le nez couperosé comme il aime à se dépeindre, « Quand vous serez comme moi au milieu du parcours (…) Vous aussi vous redouterez la mort… Celle de vos livres, tout aussi bien ! Fussent-ils médiocres ! »

Ah, tiens. Je me souviens justement que je citais le nom de Larcenet dans Le Flux, témoignage imprimé du temps passé et à venir, écrit pour célébrer le « milieu de mon parcours ». Ce mini-livre, deuxième parution du FDT, paru en 2008, était épuisé depuis l’an dernier. Ma première intention était de le laisser dans cet état, souvenir, introuvable, emporté à son tour dans le Flux, ton sur ton, c’était justice. Et puis non. Pas envie de le laisser mourir, finalement.

Je viens donc de le réimprimer à l’identique, c’est-à-dire superbe, et il figure à nouveau au catalogue. Selon la logique économique Triple A du Fond du tiroir (Ahurissant Asile d’Aliénés), ladite plaquette conserve son dérisoire prix d’origine, 3 euros, quand bien même ce retirage d’appoint, très limité, engendre un prix de revient par exemplaire légèrement supérieur à cette somme. C’est-à-dire que je le vends à perte. Peu importe : de toute façon j’ai toujours bien plus largement offert le Flux que je ne l’ai vendu, je ne me le figure pas tout à fait comme un livre, plutôt comme une carte de visite de luxe. Je continuerai donc de le donner gracieusement, jusqu’à épuisement des nouveaux stocks, à quiconque m’est sympathique et/ou me prouvera, justificatif à l’appui, qu’il est bien né en 1969 (ce cadeau est possible aussi par correspondance, contre un timbre à 1,05 euro). J’aimerais, pour cette raison, l’adresser à Manu Larcenet. Si quelqu’un a son adresse…

Petit cahier, grands carreaux

30/12/2012 Aucun commentaire

J’aime retourner à l’école, c’est une fibre que j’ai, fortement chevillée, je crois en peu de choses à part l’école, je l’ai dit maintes fois, dont quelques vibrantes. Ce mois de décembre finissant m’a vu, sous la neige, accomplir ma dernière intervention littéraire en milieu scolaire avant très longtemps, au moins un an, peut-être deux. Attendu fébrilement comme le prophète caché (pas celui en vert, le rouge, là, avec la houppelande), j’ai rendu visite à deux classes d’une école primaire de Grenoble, exercice d’autant plus excitant que je n’en ai guère l’habitude, plus coutumier des collèges et lycées. J’en ai rapporté plein de jolies choses. Le dessin ci-dessus à la manière de Ph. Coudray, le poème ci-dessous à la manière de Desnos et de moi un petit peu aussi, attendrissant parce que sa forme et son fond sont intimement liés à La Mèche. Ces gamins avaient lu correctement et savaient recevoir, merci à tous, aux instits aussi bien sûr, joyeux noël, pardi.

Et pourquoi pas ??

Un singe avec des ailes
En train de manger une pelle,
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un requin malin vilain
Portant des bOttes en daim
Ca n‘existe pas, ça n’existe pas.

Une araignée qui grime au plafond
Pour construire un grand pont
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une bougie avec des cheveux
Et qui réalise des vœux
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chat avec des gros yeux globuleux
En train de pondre des œufs
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une noisette dans la mer
Avec 98 têtes mais une seule casquette
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une souris qui sourit
Tous les Minuits et les fins d’après midi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une chauve-souris qui rit
Toute la nuit en mangeant de la Vache qui rit
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chaton bleu, rouge et gris foncé
Qui chantonne sous l’eau en apnée
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une oie faisant l’arbre droit
Qui reste hors la loi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Ma mère portant un dromadaire
Avec les pieds en l’air
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un chameau qui vole dans les airs
Dans l’atmosphère au dessus du désert
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un âne qui parle chinois
Tout en mangeant des noix
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un ours violet qui passe le balai
Toute la sainte journée
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une armoire qui, de colère,
Aboie et dicte sa loi
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Des Fleurs de toutes les couleurs
Qui mangent toutes les 4 heures
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Des cadeaux qui tombent du ciel
Et qui sont équipés de bretelles
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une vache toute verte
Mangeant autre chose que de l’herbe
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un cartable qui parle arabe
Et qui avale des fables
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une crevette qui fait la fête dans sa tête
Avec une paire de chaussettes
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Une patate qui mange du miel
Sur un nuage dans le ciel
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un cheval qui nage sous l’eau
En mâchant des Chamallows
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

Un blaireau buvant de l’eau
Qui se transforme en goutte d’eau
Ca n’existe pas, ça n’existe pas.

CM2 Beauvert – Grenoble – novembre 2012

Les enfants des rencontres scolaires nous comblent toujours de cadeaux faits main, ils sont largement plus père-noëls que nous, et qu’en fait-on de ces précieuses offrandes enfantines ? Je connais des auteurs qui s’en débarrassent le jour même, première poubelle venue, hop discrétion. Je ne balance pas la pierre, ce n’est pas indifférence de la part, encore moins cynisme, l’évacuation ne les empêcha pas d’être émus aux larmes à l’instant du présent (visez un peu la richesse de ce mot, à la fois don et actuel), merci les enfants ! Adieu ! Adieu ! et pfuit, corbeille, suivant, ils ont peu de place chez eux mais l’espoir que l’échange advenu dans la journée restera dans les mémoires de part et d’autre sans nécessité de l’objet.

Moi, je commence toujours par conserver, j’accumule un peu, pas tant que ça du fait du nombre relativement limité de mes interventions, mais je finis tout de même par trier, neuf mois ou cinq ans plus tard jeter est plus ou moins facile, souvenez-vous le temps que vous mettiez à liquider vos cahiers après la fin de l’année scolaire. J’ai conservé ce portrait aux mains en fleurs, par exemple, qui flatte pas mal mon ego, j’aimerais tellement avoir les mains qui poussent et sentent bon. Je pense aussi à une magnifique maquette qu’une classe de 6e m’avait confectionnée en 2006 d’après le décor et les personnages de Jean Ier le Posthume roman historique. Je l’ai gardée longtemps sur ma bibliothèque, jusqu’à ce que la couche de poussière soit plus épaisse que le carton, alors je l’ai jetée, l’an passé, un soir, pour faire de la place, avec un pincement. Entre temps j’avais ouvert ce blog. Je reproduis un dessin et un poème de l’école Beauvert, je les garde ici pour l’éternité, celle du moins dispensée par mon serveur, mon disque dur, mon abonnement à WordPress et la patience de mon dévoué webmestre.

Sans grand rapport avec ce qui précède mais tout de même allez savoir peut-être que si, je suis bien heureux que le texte ci-dessous soit étudié au lycée, ah, vous voyez bien que ça sert à quelque chose l’école, le voilà le rapport, et je suis également heureux de vous le citer ici même, un peu de Spinoza derrière la cravate pour finir l’année, ça de pris contre l’obscurantisme, et pourquoi pas.

« Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin… Si par exemple une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, voici la manière dont ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin , par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être répondez-vous que cela est arrivé parce que le vent soufflait par là et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez encore : le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, avait commencé à s’agiter, l’homme avait été invité par un ami, alors ils insisteront encore, car ils n’en finissent pas de questionner : pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a t-il été invité à ce moment ? Et ils continueront ainsi de vous interroger sans relâche, sur les causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugiés dans la volonté de Dieu, cet asile d’ignorance. De même, quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés de stupeur, et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un ouvrage aussi parfait, ils concluent qu’il n’est point formé mécaniquement, mais par un art divin ou surnaturel. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature au lieu de s’émerveiller comme un sot est souvent tenu pour hérétique et impie par ceux que la foule adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Et c’est qu’ils savent que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire la sauvegarde de leur autorité. »

Spinoza, L’Ethique, Livre I, « Savants et ecclésiastiques »

Racisme anti-blanc ?

01/10/2012 un commentaire

Jean-François Copé, poussant ses pions dans la guéguerre des chefs de l’opposition, a réussi à se faire remarquer par sa sortie sur le « racisme anti-blanc ». Je rumine cette histoire, cette curieuse association de mots… À ma propre stupéfaction je crois que Copé a raison. Je crois que le racisme anti-blanc existe, mais voilà qui m’inquiète : mon acquiescement ferait-il de moi un allié objectif de Copé, voire des Le Pen ? Cela m’oblige à un examen de conscience.

Il me semble que le racisme, comme son corolaire la bêtise, est universel, on-ne-peut-plus banal au sein de l’humanité. « Ces gens-là ne sont pas comme nous » , phrase archaïque qui permet de se faire une idée de qui nous sommes et donc d’apaiser notre angoisse. Selon l’endroit où l’on cherche, on débusquera ainsi sans se fouler des manifestations de racisme anti-blanc, anti-noir, anti-arabe, anti-jaune, anti-juif, anti-gitan, anti-roux, anti-gros, anti-anorexique, anti-handicapé, anti-jeune, anti-vieux, anti-riche, anti-pauvre, anti-intelo, anti-prolo, anti-femme, anti-homme, anti-homo, anti-hétéro… Il n’y a qu’à se baisser. Anti-tout. Modèle de société compatible avec le néo-libéralisme en cours de victoire hégémonique : la guerre de tous contre tous. (Aux dernières nouvelles Laurence Parisot dénonce le « racisme anti-entreprise », ce qui n’est pas fait pour clarifier le concept.)

Le racisme, selon cette acception extensive, est le prêt-à-penser très bien distribué qui permet d’avoir un avis sur son voisin sans le connaître, d’avoir peur de lui, et de le détester. Par exemple, si l’Union Européenne, fondée en 1957 sur les échanges économiques (et non sur les échanges culturels), court actuellement le risque d’exploser, c’est que la crise économique vaporise l’idée même d’union, et exacerbe partout-partout la haine des autres : les Français détestent les Anglais qui détestent les Allemands qui détestent les Grecs qui détestent les Italiens qui détestent les Polonais et ainsi de suite, nous sommes 27 en tout, à nous détester sans frontières (pendant ce temps les Belges se détestent entre eux – c’est normal, ils ont un rang à tenir, la Belgique abrite la capitale de l’Europe).

Je me souviens d’une scène particulièrement violente de Do the right thing (Spike Lee, 1989) où dans une série de travellings qui giflaient le spectateur, un blanc (italien) face caméra insultait les Noirs, un noir maudissait les Blancs, un WASP vomissait les Chinois, un chinois dégueulait les Latinos, etc. Spike Lee filmait en 1989 une société américaine tétanisée, à cran, en sueur, prête à se dévorer elle-même – la situation a-t-elle changé depuis que le Président des Etats-Unis est noir ? Fantasmons deux secondes : la France s’apaisera-t-elle le jour où elle élira un Président d’origine maghrébine ?

En attendant, le racisme « anti-gaulois » est un fait avéré dans les banlieues que les Gaulois ont ghettoïsées, je suis d’autant prêt à le croire qu’incidemment il m’est arrivé d’en faire les frais. On se demande donc par quel prodige le racisme anti-blanc serait le seul au monde à ne pas exister et, a priori, Copé ne fait qu’enfoncer une porte ouverte. Pourquoi en ce cas son truisme laisse-t-il un sale goût dans la bouche ? Peut-être parce que cette acception que j’ai qualifiée d’« extensive » du racisme prête au fond à confusion, en évacuant le sens initial, absolu, du mot Racisme, c’est-à-dire l’idéologie pseudo-scientifique de hiérarchisation des groupes humains, rancie quoique toujours opératoire, qui a théorisé et permis le colonialisme, soit l’origine de pas mal de maux d’aujourd’hui. Le paradoxal « racisme anti-blanc » serait une sorte de révisionnisme par le lexique : si l’on dilue comme Copé le racisme dans les racismes, perdant de vue l’Histoire, si l’on oppose terme à terme le racisme anti-blanc au racisme commis par les blancs, alors toute chose est égale par ailleurs et nous avons bien raison de ne pas les aimer puisque vous voyez bien, ils ne nous aiment pas, alors que nous sommes chez nous, merde, on les accueille dans notre pays et en plus ils ne nous aiment pas, ces ingrats. Et c’est là qu’on aperçoit la démagogie de Copé, c’est là qu’on comprend que ces ambiguïtés terminologiques profitent au FN : Marine a beau jeu de réclamer « une loi contre le racisme anti-blanc », comme si une loi contre LE racisme n’existait pas déjà dans la République.

En somme, comme le rappelle Humpty Dumpty, la question n’est pas de savoir ce que les mots veulent dire mais de savoir qui est le chef. Dans la mesure où les Blancs ont massivement le pouvoir, le racisme des Blancs est tout de même plus prégnant et plus toxique que le racisme dont souffrent les Blancs.

(La problématique est rigoureusement la même lorsque des petits malins masculinistes s’insurgent paradoxalement contre le « sexisme des femmes envers les hommes »… Mais jusqu’à nouvel ordre, qui détient le pouvoir, les hommes ou les femmes ? Et sur lequel des deux « sexismes » se fonde ce pouvoir immémorial ? De même, le précité racisme anti-entreprise de Parisot est une bonne blague, un retournement rhétorique victimaire, qu’il est aisé de démasquer puisque manifestement ce sont les classes laborieuses classes dangereuses qui souffrent de préjugés, de parcage et d’oppression depuis que la révolution industrielle a inventé la lutte des classes.)

Je pèche sans doute par naïveté tendance Yakafokon, tant pis : je crois que la première mission sociale du gouvernement actuel, sans doute trop ardue pour lui, est de changer les mentalités, réconcilier les Français, après un quinquennat qui a hérissé les communautarismes et les hostilités, accroissant systématiquement les inégalités. Pour cela, il faudrait aller au charbon, sur le terrain, dans les cités, ailleurs, faire reculer la bêtise raciste sur tous les fronts, démontrer économiquement et socialement aux Français des banlieues qu’ils sont Français comme les Gaulois… Au lieu de cela, la gauche s’indigne à bon compte et dénonce « les propos très graves » de Copé. Ah, ouais ? Et puis ? Faut-il remédier aux mots ou aux choses ? Moi je vote Humpty Dumpty.

La croûte de synthèse

12/05/2012 4 commentaires

Chaque habitant de l’Europe occidentale consomme environ cent kilos de matières plastiques par an. Comment comprendre un chiffre aussi abstrait ? C’est comme pour l’empreinte carbone ou pour à peu près tout ce qui se consomme, on trouvera de par le monde plus glouton que nous, et aussi plus tempérant (plus riche et plus pauvre, mettons : les USA et l’Afrique sub-saharienne), mais en ce qui nous concerne, voilà le tas individuel, le vilain sac paco, en moyenne un quintal de plastoc par tête de pipe, bon an mal an. On le consomme, c’est-à-dire naturellement on ne le mange pas (encore que), selon l’acception du Robert on l’amène à destruction en utilisant sa substance, on en fait un usage qui le rend ensuite inutilisable. On consomme le plastique notamment sous forme d’emballages variés, car on achète les produits sous une ou plusieurs peaux qui nous prouvent que nous en sommes bien le premier propriétaire (« Neuf sous blister ! »), on déballe comme on dépucelle un produit de consommation, on arrache l’hymen de plastique, on jette le contenant et on n’y pense plus, on se concentre sur le contenu.

Lorsqu’on jette ce plastique dans une poubelle adéquate-qui-procure-une-vague-bonne-conscience, le plastique aura une chance d’être recyclé, ne serait-ce qu’en étant brûlé pour produire de l’énergie, après tout ce plastique est un dérivé d’hydrocarbure, il peut servir à ça, tant pis pour l’empreinte carbone.

Mais lorsqu’on le jette ailleurs, Mister Plastoc vaque librement, il traîne, il s’envole en plein air, il se salit en pleine terre, il tourne mal : il échoue dans la nature ou bien dans un caniveau et glissera ensuite, dans les deux cas, au fil d’un ruisseau. Le ruisseau le confie à la rivière. La rivière le charrie jusqu’au fleuve. Le fleuve le jette dans la mer. Les courants marins l’emportent au large.

Et là, au large, très au large, se passe quelque chose d’étonnant : il ne bouge plus, le plastoc, il tourne en rond, il s’agglomère, il retrouve ses amis, il fait masse. Il existe cinq zones sur le globe, Pacifique Nord, Pacifique Sud, Atlantique Nord, Atlantique Sud, Océan indien, où les courants marins se rencontrent et s’enroulent façon cul-de-sac centripète, dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère nord, en sens inverse dans l’hémisphère sud, formant d’immenses vortex nommés gyres océaniques, équivalents maritimes des trous noirs dans l’espace intersidéral : d’où que l’on vienne, on s’y retrouvera fatalement, on y sera aspiré, englouti en lent tourbillon, et on n’en sortira plus jamais.

Au fil des décennies (les premiers polymères produits industriellement datent des années 1930), des milliers de mètres cubes de déchets impossibles à digérer par la nature se sont ainsi agglutinés dans l’océan, sur lui et sous lui, de la surface jusqu’à une profondeur de trente mètres. Ce phénomène est continu, jour et nuit : durant l’année qui vient de s’écouler, alors que la campagne électorale battait son plein et abordait des sujets très-très-très intéressants et qu’Eva Joly était persiflée au prétexte que son accent n’est même pas français, une portion évaluée à 10% des cent kilos de plastique européen par personne et par an est venue augmenter l’une des deux nappes de l’Atlantique, ou, allez savoir, selon les caprices de Neptune, l’une des trois autres. Ou peut-être celle de la Méditerranée, qui est plus modeste et plus diffuse, parce qu’on n’a pas dans Mare Nostrum de courants marins d’une force comparable à ceux des océans.

La plus gigantesque de ces cinq poubelles flottantes, et la plus observée (cela expliquerait-il ceci ?) est celle du Pacifique Nord, qui mesure 3,5 millions de kilomètres carré, soit six fois la France. Ces millions de tonnes de plastique, en fragments massifs ou infinitésimaux, qui naturellement ont chassé toute vie alentour (plus de plancton, plus de poisson, plus d’oiseaux, plus de chaîne alimentaire, rien d’autre rien rien que des milliards de bouts de plastique, des durs des mous, des gris des colorés des transparents), ont formé ce que l’on a appelé « the Great Pacific Garbage Patch » (la grande plaque d’ordures du Pacifique), nouveau continent artificiel ou, pour les poètes, « septième continent en plastique ».

Parfois, je lis quelque chose, j’intègre une information, jusque tard dans la nuit je gouguelise tétanisé, et j’en reste si effaré, choqué, abasourdi, presque mort un petit peu moi-même face à tant de mort, que je me dis « il faut faire un livre là-dessus ». Mais je ne m’y colle pas, je ne sais pas comment m’y prendre, je ne vois pas l’intérêt d’ajouter aux faits bruts, de retrancher, pis : d’inventer une histoire, alors je me contente d’en faire un article sur ce blog, je transmets simplement, j’informe à mon tour.

En revanche, il m’arrive, sur d’autres sujets, de finir à force de rumination par trouver comment construire mon livre, à partir d’une idée qui m’aura traversé comme une flèche lancée depuis les mass médias. Cela peut prendre des années, mais de temps en temps un texte se concrétise ainsi. Mon prochain livre, Lonesome George, parle de l’environnement, je ne peux pas dire mieux. Guettez le bon de souscription ici même dans quelques jours.