Graphique roman
L’an dernier, j’ai lu un formidable album pour enfants intitulé Jim Curious (2024 éditions). Le protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est un petit garçon réjoui, très à l’aise dans son corps un peu empâté, qui a toute la vie devant lui, et qui ne prononce pas une seule parole, il a mieux à faire que de parler. Il nous entraîne dans un voyage ludique au fond des mers, en scaphandre, dans le monde du silence et de la 3D d’antan, anaglyphe, rouge et bleu… un tour de magie, un émerveillement. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas, enchanté.
Vers la même période, j’ai lu une formidable bande dessinée comme en publie l’Association, intitulée Jeanine. La protagoniste qui donne son nom à l’ouvrage est une personne authentique, une prostituée sur le retour rencontrée par l’auteur, qui a vécu, et qui, encore à l’aise dans son corps un peu diminué, veut bien nous le raconter, et qui parle, qui parle, qui n’arrête pas de parler. (Au passage, il est rudement intéressant d’entendre une pute parler au moment même où la prostitution devient un débat politique et que les principales intéressées ne s’expriment guère…) Une bande dessinée audacieuse, émouvante, ancrée dans le réel et dans sa représentation, qui exige un engagement profond de l’auteur comme du lecteur. Un boulot de fou, et un livre admirable. C’était signé d’un certain, comment dites-vous, Matthias Picard, okay, connais pas çui-là non plus, enchanté de même.
Je n’ai absolument pas fait le rapport.
Il a fallu que je rencontre Matthias Picard, chair et os et mal rasé, ce week-end sur le salon de Saint Priest pour réaliser que les auteurs respectifs de ces deux livres étaient un seul gars, qui a plein de talent, certes, mais qui a plein de talents.
Il m’a dit : « Je n’ai pas spécialement cherché à créer des liens entre les deux livres, je n’en avais pas besoin, pour moi les liens existaient déjà. J’ai simplement fait les deux en même temps, et il m’a fallu cinq ans pour en venir à bout. C’est une longue période, durant laquelle je passais de l’un à l’autre… »
Ah ? Okay. Eh ben, enchanté ! C’est bien, les salons. On fait des rencontres.
Celui de Saint Priest revendique, à bon droit, sa spécificité : défricher et honorer la « petite édition et la jeune illustration » , et j’ai été ravi, moi-même petit tout petit éditeur, d’y être à nouveau invité, grâce à l’exposition Double tranchant de JP Blanpain (très belle, vous ne savez pas ce que vous avez perdu, tout n’est pas trop tard, elle est désormais visible à la médiathèque, jusqu’à noël). Mais, récemment, ce salon s’est découvert une thématique supplémentaire, peut-être un chouïa moins originale : le roman graphique. On ne sait pas exactement ce que c’est, le roman graphique, sinon la désignation un peu affectée d’une sorte de bande dessinée, chic et moderne, qui chercherait la respectabilité afin de n’être plus confondue avec les Petits Mickeys qui, eux, sont si vulgaires, façon Rapetou…
Expression attrape-tout, aimable, honorable, mais un peu floue. Même Double tranchant, sous prétexte qu’on y trouve du texte et des images, a été qualifié de Roman graphique, ce qui pour moi est un contresens. Double tranchant est moins pompeux que cela : c’est une nouvelle illustrée.
En vérité, si les mots Roman graphique sonnent si bizarrement à nos oreilles, c’est qu’ils sont la traduction littérale et inutile de graphic novel, expression inventée par Will Eisner aux Etats-Unis dans les années 1970 afin d’émanciper la bande dessinée des comic books, c’est-à-dire des publications bon marché et périssables, imprimées comme-je-te-pousse sur papier pulp, vendues aux moutards dans des kiosques, sur des tourniquets à côté des bonbecs… pour viser la librairie, la maturité, la dignité, le roman, le livre. Traduire graphic novel en roman graphique était d’autant plus superflu que nous n’avions pas besoin d’importer la notion elle-même : en Europe, les bandes dessinée jouissaient déjà depuis des décennies, certes non sans ambiguïté, de la légitimité que confère la publication sous forme de livres reliés et cartonnés, en librairie, en bibliothèque, à la maison.
Mais peu importe… Saint-Priest fait à merveille son boulot de salon, et n’est pas responsable des modes langagières ! Si les mots roman graphique permettent de découvrir d’aussi beaux objets que Jeanine ou Jim Curious, qui sont par ailleurs des bandes dessinées, ainsi que des livres, allons-y Chochotte, au diable les étiquettes (à part peut-être le nom de l’auteur sur la couverture, ça rend service, tout de même), vive le roman graphique messieurs dames, bonne continuation à Saint Priest et merci pour tout.
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