Appropriation du paysage
Je passe deux jours à Bruxelles. J’aime la Belgique, alors je suis content, même sous la pluie. Je commence par m’acquitter d’un défi lancé par le facétieux et imaginatif Vincent Karle : une partie de geocaching sans GPS. Je dois retrouver des messages secrets que Vincent, en visite ici quelques jours avant moi, a collé à mon attention derrière un panneau, sous une armoire électrique, dans les replis d’un statue. Il a un grain, cet homme. Pourtant ça marche : je retrouve un à un ses trésors privés. Je suis épaté par cette expérience de ré-appropriation du paysage. Jamais je ne me serais lancé moi-même dans une telle aventure, je doute trop je suppose des traces que je laisse, je n’aurais pas donné deux heures d’espérance de vie à mes papiers dissimulés sous la pluie. Vincent a cru à ses mots inscrits dans les murs, à ce lisible ancré dans le lisible, à ce décor qui parle, à cette poésie. Merci et chapeau.
Ensuite, je visite le Centre belge de la Bande dessinée. J’espère ne froisser personne en déplorant l’abyssale futilité de cet endroit. Voir « pour de vrai » une statue de Tintin et sa fusée à carreaux, un Boule et un Bill taille nature, un schtroumpf aussi grand qu’un nain, une fresque murale en forme de marque jaune, et, le plus beau, un calot de groom de trois mètres de diamètre (sic) ne risque pas de faire avancer d’un millimètre la connaissance ni la reconnaissance de ce qu’est la bande dessinée. Ces artefacts navrants ne font peut-être même pas rêver les enfants et ne semblent bons qu’à refiler du fantasme 3D à des quinquagénaires fétichistes régressifs infantiles. Heureusement, l’expo temporaire est consacrée à Will Eisner, et à cet étage la bande dessinée redevient enfin un art vivant, audacieux, tremblant, explorateur, on goûte le travail et l’artiste, la singularité du geste. Les traits sur les planches originales émeuvent, émerveillent et donnent à méditer, enfin agissent ainsi que le fait dans le meilleur des cas toute oeuvre sur cimaise. Will Eisner n’a jamais cessé de s’approprier le paysage, de faire parler le décor urbain, de fondre les mots et les choses, de leur inventer un langage commun. Voici à quoi ressemblait sa poésie lisible/visible, identifiable au premier coup d’oeil :
Puis, mon temps bruxellois étant compté, je file sans tarder dans les Musées royaux, et spécialement au musée Magritte. Ici encore les murs parlent. Des citations de Magritte sont gravées, géantes, le long des salles d’expo, comme celle-ci :
L’art dit non figuratif n’a pas plus de sens que l’école non enseignante, que la cuisine non alimentaire, etc.
Les mots eux-mêmes figurent, l’intuition des deux artistes était identique. Magritte a comme Eisner été obsédé par les mots, les images, et la poésie qui les relie. Ces centres d’intérêt auraient pu conduire Magritte très naturellement à se consacrer à la bande dessinée – il a d’ailleurs écridessiné une planche intitulée « Les mots et les images » (in La Révolution surréaliste, 1930), qui y ressemble. Mais Magritte a choisi de peindre. Il peint par exemple L’Art de la conversation (1950) reproduit ci-dessous, évidemment cousin germain de la case d’Eisner ci-dessus. Ce faisant, Magritte s’approprie le paysage, et le fait parler. Les yeux fermés. C’est génial, certes. Mais pas tant que ça, je veux dire, pas si révolutionnaire, puisque ses recherches viennent au moins dix ans après celles d’Eisner. Lier les deux est une expérience intellectuelle fort fertile. Hélas nous ne serons pas nombreux à arpenter ce chemin. Les amateurs de Bozarts méprisent trop la bande dessinée pour soupçonner les merveilles qui leur échappent, les avant-gardes qui les dépassent, et ce n’est pas un pauvre machin comme le Centre belge de la bande dessinée qui pourra les faire changer d’avis.
« Je n’ai pas eu d’idée, je n’ai pensé qu’à une image » … Ah, le musée Magritte est sans doute l’un de mes endroits préférés à Bruxelles, qui est une très belle ville au passage, très mystérieuse !
Bon séjour à vous !
Salut
Je trouve à peine le temps de venir te lire, c’est marrant ces doutes que tu avais, moi je n’y ai même pas pensé, j’ai même laissé un mot à l’attention du pékin bruxellois, l’enjoignant à lire les messages puis à les remettre en place… ce qui est le propre d’un message chiffré : être lu par tout un chacun, mais compris par le seul à posséder le code adéquat (en l’occurrence vous 3). Beauté du geste inutile et incompréhensible. Ou plutôt beauté invisible de l’itinéraire invisible à l’oeil nu (non initié) qui reliait entre eux les 3 indices dissimulés dans la ville. En forme d’hommage au Secret de la licorne qui contait la quête de ces 3 parchemins…
Au fait, vous avez trouvé le trésor ?
Bises
Vincent
PS : d’accord avec toi sur le musée de la BD, une auto-célébration réservée aux amateurs (même si j’en suis). Nous avons préféré suivre la trace des fresques murales à travers la ville.