Reddition ? Jamais ! Réédition !
Manu Larcenet étant né la même année que moi, il est logique que nous ayons également bénéficié des même reports puis accompli notre service militaire à la même période. Il a tiré de son année sous les drapeaux un livre : Presque, ed. Les Rêveurs. Quand je l’ai lu, je lui en ai été reconnaissant. Il avait chargé ses images et ses mots d’impressions que j’avais ressenties viscéralement (même si mon expérience de la bidasserie fut sensiblement moins tragique que la sienne) mais que j’aurais été moi-même incapable d’exprimer. « Le système avait fonctionné : j’étais mentalement assez fragile et malléable pour devenir soldat ou fou » .
Je me rappelle cette impression générale d’hébétude et d’endurcissement. Je me rappelle cet état second dans l’uniforme, et aussi cet état troisième par la grâce de la circulation « tolérée » de substances modifiant le cerveau, alcool, shit. Je me rappelle cette violence partout, latente jusqu’à ce qu’elle ne le soit plus, cette loi de la jungle qui se fait passer pour républicaine, ce décervelage programmé (je retiens cette forte maxime d’un adjudant : « Ne réfléchissez pas. Un soldat qui réfléchit commence à désobéir »), cette perte de soi, et après coup cette rupture totale qui rend autiste une fois de retour dans la vie civile, lorsqu’on peine à entrer en contact avec ses proches, un peu comme dans les premières pages de La peau et les os d’Hyvernaud…
Presque mérite d’être lu aujourd’hui. Pas seulement parce qu’il préfigure de façon troublante certains aspects de ce sale chef d’oeuvre qu’est BLAST. Aussi pour sa valeur documentaire. Le service militaire n’existe plus depuis 1998, année de parution de Presque. Depuis près d’une génération, les jeunes hommes ne subissent plus ce brutal et archaïque rite de passage dans l’âge adulte, ce bizutage qui se prolongeait un an. Tant mieux. Sauf qu’ils risquent de ne pas très bien comprendre de quoi on parle… Allez dire ça aux jeunes, ils ne vous croiraient pas. La quoi ? La conscription ? Autant leur raconter la bataille de Bouvines. Heureusement, restent les témoignages imprimés du temps passé. Qu’ils lisent Presque.
Presque a été régulièrement réédité, et Larcenet s’est fendu d’une postface nouvelle, dont sont extraites les trois cases ci-dessus, où il commente davantage la réédition que le livre lui-même. Il dit, le nez couperosé comme il aime à se dépeindre, « Quand vous serez comme moi au milieu du parcours (…) Vous aussi vous redouterez la mort… Celle de vos livres, tout aussi bien ! Fussent-ils médiocres ! »
Ah, tiens. Je me souviens justement que je citais le nom de Larcenet dans Le Flux, témoignage imprimé du temps passé et à venir, écrit pour célébrer le « milieu de mon parcours ». Ce mini-livre, deuxième parution du FDT, paru en 2008, était épuisé depuis l’an dernier. Ma première intention était de le laisser dans cet état, souvenir, introuvable, emporté à son tour dans le Flux, ton sur ton, c’était justice. Et puis non. Pas envie de le laisser mourir, finalement.
Je viens donc de le réimprimer à l’identique, c’est-à-dire superbe, et il figure à nouveau au catalogue. Selon la logique économique Triple A du Fond du tiroir (Ahurissant Asile d’Aliénés), ladite plaquette conserve son dérisoire prix d’origine, 3 euros, quand bien même ce retirage d’appoint, très limité, engendre un prix de revient par exemplaire légèrement supérieur à cette somme. C’est-à-dire que je le vends à perte. Peu importe : de toute façon j’ai toujours bien plus largement offert le Flux que je ne l’ai vendu, je ne me le figure pas tout à fait comme un livre, plutôt comme une carte de visite de luxe. Je continuerai donc de le donner gracieusement, jusqu’à épuisement des nouveaux stocks, à quiconque m’est sympathique et/ou me prouvera, justificatif à l’appui, qu’il est bien né en 1969 (ce cadeau est possible aussi par correspondance, contre un timbre à 1,05 euro). J’aimerais, pour cette raison, l’adresser à Manu Larcenet. Si quelqu’un a son adresse…
« Sale chef d’oeuvre » pour définir Blast : tu trouves toujours les mots justes. J’avais lu les tome 1 et 2 l’an dernier, prêtés par des amis, déjà un bon choc. J’ai emprunté cette année à notre minuscule BM le tome 3 (et les 1 et 2 parce que je voulais retrouver l’éblouissement d’origine). J’ai fini le tome 3 à bout de souffle et de nerfs. A mon chevet, il me faisait presque peur, comme une bête vicieuse, pourrie, prête dès que j’aurais baissé la garde à envahir mes cauchemars. Malgré ça, bien sûr qu’un jour je m’approcherai du tome 4, j’ai confiance dans l’instinct de survie de cet homme éléphant, je veux le voir triompher.
Dans mes récentes lectures, du classique, avec Guibert : « La guerre d’Alan », et « Le photographe » (je ne m’en lasse pas). Et aussi le très doux « Les ignorants », de Davodeau. Et Vivès aussi, et Baudoin toujours.