Le rêve américain, encore
Susie Morgenstern m’avait raconté combien elle était fière, et excitée, et intimidée, de traduire, avec l’aide de sa fille Aliyah, le livre pour enfants de Barack Obama. Le titre original de l’ouvrage, Of thee I sing, reprend une tournure désuète extraite d’une vieille chanson patriotique qui faillit devenir l’hymne américain, réincarnée plus tard en comédie musicale de Gershwin, dont l’intrigue tourne incidemment autour d’une élection présidentielle… Comme Susie est naturellement douée pour rendre les histoires de la plus drôle façon, elle m’expliquait qu’elle avait passé des jours à chercher à ces quatre mots un équivalent français pertinent et, lorsqu’enfin elle avait envoyé, contente d’elle, sa version à la Maison Blanche, le service protocolaire lui rétorqua que, en France comme dans tous les pays où ce livre serait traduit, le titre serait Of thee I sing et puis c’est tout.
Je viens de lire ce livre. Je suis épaté par ce concentré de culture américaine (non, ce n’est pas un oxymore). Obama parle à ses deux filles. Vous ai-je dit récemment que vous êtes formidables ? Il les édifie, en leur montrant l’exemple de glorieux américains. Les héros défilent, qui sont autant de symboles : un grand sportif, un grand président, un grand sage indien, une grande architecte, un grand explorateur (Neil Armstrong), une grande chanteuse (Billie Holiday, oh mon Dieu, son évocation en quatre lignes me fait autant frissonner que si j’entendais God bless the child pour de vrai), une grande artiste peintre, un grand syndicaliste, un grand scientifique (Einstein, il était américain ? Eh, oui, naturalisé, parce que l’une des forces de ce pays-ci est l’accueil qu’il réserve traditionnellement aux étrangers)…
C’est bien sûr de la propagande pur jus, bien sûr simpliste, bien sûr patriotique (et le patriotisme est le père ou le grand-père de la guerre), bien sûr politiquement correct (les quotas sont respectés, un native american, deux noirs-américains, une asiato-américaine, un latino, etc.), bien sûr bourré de bons sentiments (la dernière phrase est Je vous aime), bien sûr cachant sous le tapis le côté obscur de la force (ce pays est aussi le plus impérialiste de la planète, le plus violent, le plus guerrier, le plus inégalitaire, le plus glouton, le plus irresponsable, le plus impitoyables envers ses minorités)… Bien sûr je tique sur la phrase Vous ai-je dit que vous devez être fières d’être américaines ? (je campe sur cette position éthique : on ne peut être fier que de ce qu’on a fait, de ce qu’on a choisi, de ce qu’on a décidé – pas de ce qu’on est par hasard)… N’empêche.
N’empêche, je lis ça, et ça fonctionne. Je suis réellement ému. Convaincu que les iouhessé sont une belle et forte nation. Je regarde la bannière étoilée, la main sur le coeur, merde, c’est vrai, nous sommes tous des Américains, leur bourrage de mou a marché, ils m’ont encore eu cette fois. Comme ils m’ont eu tant de fois avec leur cinéma, leur musique, leurs romans, leurs comics, leurs séries télé, parce qu’ils savent raconter des histoires, ils savent produire de l’imaginaire, des mythes, des émotions pour les masses mondiales qu’ils ont inventées. Ils sont forts, ces Américains. On les déteste parfois un peu, parce qu’il faut bien détester Goliath quand il y a tant de David, mais tout de même on les aime. Le message est parvenu jusqu’aux filles d’Obama, et jusqu’à moi, pareil.
Le message : « Vous ai-je dit que l’Amérique est faite de toutes sortes de personnes ? Quelles que soient leurs races, leurs religions ou leurs croyances, qu’elles viennent de régions côtières ou de la montagne, elles ont fait jaillir la lumière en partageant leurs dons uniques, en nous apportant le courage de nous soutenir les uns les autres, de continuer à nous battre, de travailler et de construire notre Nation sur toutes ces fondations. »
C’est tellement, tellement plus beau, en guise de message adressé à son propre peuple et à l’export, que Toutes les civilisations ne se valent pas, il y a des civilisations que nous préférons. Pas étonnant que les Ricains soient fiers (à bon droit ou pas) d’exhiber à tout bout de champ leur drapeau, à leurs fenêtres et autour de leurs mugs, à la devanture de leurs magasins ou de leur stations-services aussi bien que de leurs administrations (comme si au fond il n’existait qu’une enseigne, qu’un logo, qu’un seul trust), plein leurs fringues et leurs voitures, comme élément de déco intérieure ou sur le temps qui passe, sur leurs beaux-arts comme sur leurs héros… Tandis qu’en France, le geste de brandir le drapeau bleu-blanc rouge gardera toujours quelque chose de beauf, de fasciste, ou de juste nouille.
Il devrait en être de même pour la honte que pour la fierté : on n’a pas à avoir honte de ce dont on n’est pas responsable. Pourtant j’ai du mal à lutter contre la honte d’avoir Claude Guéant dans le paysage. Mais au fait… Je m’adresse à mes filles. Je m’adresse à tout le monde. Vous ai-je dit qu’il y a des Français formidables ? Françoise Héritier, par exemple. Elle donne un entretien stimulant et réconfortant au journal le Monde, où elle parvient à la même conclusion que moi : il serait temps d’enseigner l’anthropologie à l’école, pour éviter que des crétins s’approprient n’importe comment des mots comme « civilisation ».
Je ne sais pas s’il faut voir [dans les propos de Guéant] une marque d’opportunisme politique en toute connaissance de cause ou s’il s’agit de l’expression de l’ignorance : calcul ou méconnaissance ordinaire de divers savoirs ou même du sens des mots ? Ce qu’il convient de dire en premier, c’est que ces certitudes, fondées sur des émotions, ce « bon sens » partagé pour affirmer que les autres ne sont pas comme nous et, dans la foulée, nous sont inférieurs, proviennent d’un réflexe psycho-social partagé par toute l’humanité. Ce réflexe peut jouer sur de bien courtes distances : une femme d’une commune du sud de la Bretagne me parlait ainsi souvent des habitants de la commune d’à-côté comme de ces « sauvages qui ne mangent pas comme nous ». Et le démographe Jean Sutter a montré en son temps que, dans les campagnes françaises, on répugnait même à se marier dans un voisinage proche, quitte parfois à préférer des étrangers vraiment très éloignés. Ceux qui sont considérés comme autres selon divers critères (ici, la nourriture, ailleurs, les intonations, le vêtement…) sont déjà des barbares dont les usages ne valent pas les nôtres.
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