Le porte-parole de la civilisation française pue de la gueule
Je viens de lire le bouquin posthume de Claude Levi-Strauss, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne. Ration d’intelligence et de sagesse. Je me trouve de bonne humeur, remonté à bloc, illuminé, réchauffé, je suis une personne meilleure qu’avant lecture. Et ma conviction la plus profonde en matière d’éducation en sort confortée, à savoir que le plus important savoir, la discipline intellectuelle essentielle, celle qui permet l’exercice sain de toutes les autres, celle qui devrait s’enseigner dès la maternelle, celle qui fait prendre conscience pour toujours que chacun des sept milliards de terriens est une possibilité de l’humanité, et chaque culture une culture possible, c’est bien l’anthropologie.
La première section de ce recueil de conférences données au Japon en 1986, intitulée La fin de la suprématie culturelle de l’Occident, s’ouvre sur un précepte : Apprendre des autres. Je lis, j’apprends, je médite, ces leçons d’humilité et d’ouverture. « Depuis environ deux siècles, la civilisation occidentale s’est définie à elle-même comme la civilisation du progrès, [convaincue] que les institutions politiques, les formes d’organisation sociale apparue à la fin du XVIIIe siècle en France et aux Etats-Unis, la philosophie qui les inspiraient (…) gagneraient l’ensemble de la terre habitée. Les événements dont le monde a été le théâtre au cours du présent siècle ont démenti ces prévisions optimistes. » Dès lors, il nous faut, tous, sous peine d’auto-destruction de l’humanité, « tempérer notre gloriole, respecter d’autres façons de vivre, nous remettre en question par d’autres usages » et apprendre, aujourd’hui et sans relâche, grâce aux outils offerts par l’anthropologie, « que la manière dont nous vivons, les valeurs auxquelles nous croyons, ne sont pas les seules possibles (…) L’anthropologue invite seulement chaque société à ne pas croire que ses institutions, ses coutumes et ses croyances, sont les seules possibles ; il la dissuade de s’imaginer que du fait qu’elle les croit bonnes, ces institutions, coutumes et croyances sont inscrites dans la nature des choses (…) La plus haute ambition de l’anthropologie est d’inspirer aux individus et aux gouvernements une certaine sagesse. » (Tout ceci pp. 14, 51, 57, passim.)
Une certaine sagesse. Je regarde l’horizon, je remonte le col de mon manteau, je plisse les yeux et je souris. Je me sens capable de passer l’hiver. J’ai foi en l’homme. Pas en l’homme occidental rousseauiste ou adamsmithien progressiste arrogant pour la bonne cause aimablement totalitaire et catholique romain de préférence, mais en l’Homme, celui qui tire son nom de la Revue française d’anthropologie, celui qui partout a appris à vivre dans le monde, celui qui partout a trouvé sa solution particulière aux problèmes universels, celui qui partout s’est montré noble et pervers et surtout imaginatif, celui qui partout est entré dans l’Histoire.
Las ! Mon ensoleillement intérieur fait long feu. J’éternue. Je tombe sur certains propos d’une inquiétante brute portant le même prénom que le grand savant, comme quoi hein, un certain Claude Guéant, Ministre de la République, en conséquence un type qui me représente, à qui je délègue mon pouvoir et ma parole (alors qu’il n’a été élu par personne et certainement pas par moi).
Toutes les civilisations ne se valent pas.
Le racisme d’État dans notre misérable pays provoque en moi des aigreurs d’estomac. Et le contraste ne cesse de m’effarer entre les merveilles dispensées par les livres, et la médiocrité de la vraie vie où s’ébattent essentiellement des brutes qui n’en lisent pas – contraste lui-même inépuisable sujet de littérature (Bovary, Quichotte…).
Cela m’ennuie un tantinet de partager quoi que ce soit avec Sarkozy, fût-ce de la lumière, mais bah, allez, après tout lui aussi est un homme. Il semble que le Presque-Plus Président admire Lévi-Strauss. Ah, bon. Il aurait déclaré l’an dernier, je cite : « Levi-Strauss était un génie. En 1935, il avait compris qu’il n’y avait pas de civilisation barbare. Car dans l’art, il n’y a pas de progrès. » Propos raisonnables, en contradiction manifeste avec ceux de son sinistre de l’Intérieur, des Collectivités territoriales, de l’Immigration, de la Haine entre les peuples et de la Guerre civile au service de la Relance. Pourtant Sarkozy laisse dire, et même il envoie dire, son ordure utile, il lâche son chien qui aboie direction l’électorat FN. Voilà le niveau de ce qu’il faut bien appeler « le débat politique ». Vivement qu’elles soient passées, ces foutues élections, qu’on en finisse.
À écouter : les deux extraordinaires albums Interzone de Serge Teyssot-Gay et Khaled AlJaramani. Un oud et une guitare électrique. Ensemble. Pas l’un contre l’autre. Pas l’un meilleur que l’autre. Pas l’un au service de l’autre, ni faire-valoir de l’autre, ni alibi, ni bonne conscience de l’autre. Deux instruments, deux traditions et cependant deux artistes, deux civilisations, celles précisément qu’oppose Guéant, l’Occident et le monde arabe, deux zones qui apprennent l’une de l’autre et bricolent ensemble de la beauté pour tout de suite et demain.
Allez savoir pourquoi j’ai mis ce disque-là sur la platine. Pas pour me consoler, ah, non, la consolation ce serait se réconforter et oublier, passer à autre chose, non, certainement pas pour oublier, mais pour cheminer, pour m’illuminer, encore, par l’exemple.
Heu : « dans l’art, il n’y a pas de progrès » ?
Bonjour à tous,
Pour rebondir sur ce qu’écrit rvb, l’assertion selon laquelle « en art, il n’y a pas de progrès » ne me parait pas si saugrenue au premier abord. Bien sûr on observe des courants, des évolutions, mais l’art d’aujourd’hui a-t-il une valeur esthétique supérieure aux peintures des hommes des cavernes ? Je ne le pense pas. Dans le domaine technique en revanche, les progrès de l’humanité sont évidents. Le briquet, c’est tellement plus pratique que d’entrechoquer deux silex au dessus de brindilles sèches. La tronçonneuse, c’est tellement plus efficace qu’un bout de pierre taillé ficelé à un bout de bois. L’évolution de l’art, des arts, est (il est vrai) intiment lié au progrès technique. On a inventé le papier, la toile, le pinceau, les pigments, la photographie, le cinéma. L’histoire de la musique elle aussi est intimement liée à l’histoire des instruments qui servent à la produire. Mais la flamme qui pousse certains d’entre nous à chanter, à dessiner, à raconter, bref à créer, n’est-elle pas toujours la même aujourd’hui que celle qui animait nos ancêtres de la préhistoire ?
Sur ces belles considérations philosophiques dignes d’un élève de terminale, je vous souhaite une bonne journée.
Romain