C’est ça ou le dentiste (Troyes épisode 82)
Parmi mes brouillons épars de romans esquissés que je n’écrirai jamais, celui-ci : c’est l’histoire d’un homme hanté par sa perte de sensibilité. Il constate que, plus il vieillit, plus son cuir se durcit. Est-ce la fatalité des habitudes, est-ce une solution de défense face à la cruauté du monde, il lui semble que chaque jour il est moins affecté que la veille par ce qui se passe dans sa rue ou dans son journal. Il est moins indigné. Il est moins attendri. Il est moins en colère. Il est moins enthousiaste. Il est moins étonné. Il rit moins. il pleure moins. Il bande moins. Il parle moins, et d’une voix plus lente, étale. D’abord, il redoute de parvenir bientôt à l’atonie complète et à l’indifférence, mais, tout compte fait, quelques jours plus tard il ne le redoute plus, au fond ça ne lui fait trop rien. J’avais rédigé au net une scène où il se rend chez le dentiste. Une fois allongé sur le fauteuil, mains croisées sur le ventre, il regarde placidement s’approcher la fraise, mais soudain, au moment où le métal touche le nerf, c’est la révélation. Il écarquille les yeux, ses muscles se tendent. Oh putain que ça fait mal ! Il en pleurerait de joie ! Il avait oublié ! Il éprouve quelque chose, il est vivant ! Il aimerait revenir toutes les semaines chez le dentiste ! Tous les jours !
Si une telle idée m’est venue, c’est bien sûr parce que cette perspective d’une perte de sensibilité m’inquiète beaucoup à chaque fois que j’en soupçonne les signes avant-coureurs, en moi particulièrement, ou dans le genre humain en général. J’ai des bouffées d’anxiété si je passe une journée sans avoir ri ni pleuré.
Aujourd’hui, je viens d’apprendre que le dernier film de Robert Guédiguian (qui à l’heure où je vous cause n’est pas projeté à Troyes, c’est la misère) était inspiré d’un poème d’Hugo, tiré de La légende des siècles, « Les pauvres gens. » Curieux, je me suis illico enquis de ce poème. Je l’ai lu à haute voix, j’aime bien faire ça, surtout avec du Victor Hugo, ça ronfle tout seul.
J’ai pleuré comme un bas de laine avant d’arriver à la fin.
Ouf, le test est positif, pas besoin d’aller me faire contrôler chez les dents.
Bien vôtre,
Fabrice Vigne, passager clandestin dans le vaisseau troyen.
Allons bon,
je viens de lire à haute voix pareil le poëme de Hugo
et les larmes pareil ont coulé sur mes joues…
Quant au dentiste…