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Pour les besoins du film (Troyes épisode 68)

L’une des particularités de l’offre cinématographique troyenne, peut-être conséquence directe de la désastreuse situation de monopole du bunker-multiplexe, est la projection avant les films de pittoresques spots publicitaires locaux. J’ignorais que cette pratique existât encore, la supposant remisée dans le grenier du passé folklorique du cinéma, aux côtés du droit de fumer dans les salles, des réclames peintes sur le rideau qui s’ouvre, des ouvreuses, des courts-métrages, des attractions, ou de Monsieur Eddy. Eh bien si, elles existent encore, car la publicité est éternelle comme la guerre, et au besoin se réincarne en numérique si l’ère est numérique. C’est ainsi qu’à Troyes on prend patience en regardant défiler le pizzaiolo du coin, les opticiens qui sont des vrais pros, la boutique de lingerie, la Maison du Boulanger, le lycée professionnel, l’inquiétant spécialiste de vos besoins en marbre, le spa-remise en forme, le pub lounge happy hour branchouille, et l’inénarrable garage Beltramelli. Moi que la publicité heurte comme un objet contondant, je vois celles-ci tellement anachroniques que je les crois inoffensives. Je baisse la garde. J’ai tort. Mine de rien, implacablement, à l’heure du film ces pubs nous restituent notre cerveau disponible dans certaines dispositions.

L’une de ces publicités martelées à chaque séance vante le Laser Game troyen. On y peut voir des jeunes gens en uniforme qui se la jouent, pour le laser, pour la caméra ou pour eux-mêmes, ils marchent à tâtons dans la pénombre, traversent un couloir filmé penché, se collent dos à la cloison, flingue en plastique sur la poitrine, regard de côté pour guetter l’ennemi, ils plissent les yeux, crispent le menton, transpirent : c’est la guerre.

Juste après, j’ai regardé un film de guerre*, film un peu confus pour qui ne connaîtrait pas le contexte (heureusement j’avais révisé) mais relativement efficace sur le plan de l’action, avec plusieurs scènes de simulateur de guerre (caméra subjective, violence exacerbée, chaos sensoriel). Et pendant le grand film malgré moi je pensais au petit, un simulacre se substituait à l’autre en abyme, je réfléchissais à la fonction sociale du Laser Game. Cette violence virtuelle n’est pas un dérivatif, un simple loisir, un souvenir ludique de choses révolues comme si on mimait des tournois de chevaliers ; en réalité, c’est un entraînement pour des choses à venir. Le virtuel, c’est comme le rêve, comme le cinéma, c’est une répétition générale pour faire face à l’adversité.

Symptôme révélateur, je suis resté assis jusqu’à la dernière image du générique, sourcils froncés. La dernière phrase défilant à l’écran est : « Certaines images d’archives ou documentaires ont été retouchées numériquement pour les besoins du film » . Et là, allez savoir allez comprendre, j’ai fondu en larmes, seul dans la salle qui s’allumait, je pleurais, je pleurais, impossible de m’arrêter.

Pour me remettre, je suis aussi allé voir un film dans un théâtre : Le Projectionniste de Buster Keaton, cinéconcert accompagné en direct par Marc Perrone. Et j’ai bien ri. J’ai quand même pleuré un tout petit peu, je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui.

* Et si vous voulez mon avis sur L’Ordre et la morale : c’est le meilleur film de Kassovitz depuis 15 ans, ce qui ne l’empêche pas d’avoir pas mal de défauts, notamment des acteurs un peu tartes afin de  faire vrai (vrais gendarmes ? vrais kanaks ? etc) qui jurent avec les très classes seconds rôles (Testud, Torreton), et surtout un rapport un peu lâche avec la vérité historique. Kassovitz verse à bon compte dans le manichéisme good cop/bad cop (gendarmerie = braves soldats humains/armée de terre = salauds de soudards racistes), il endosse le rôle et la version du capitaine Legorjus qu’il fait passer pour un héros, alors que celui-ci est très contesté sur sa responsabilité, son incompétence et sa lâcheté au moment de l’assaut. En réalité, dans cette affaire d’Ouvéa personne n’est blanc-bleu sous couvert d’être bleu blanc rouge. Le film charge sévèrement Bernard Pons, ministre chiraquien, alors que c’est bien Mitterrand qui a signé l’ordre de l’assaut.

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