Vous savez ce qu’elle vous dit l’auto-édition ? (Troyes épisode 42)
Une mise au point saisonnière. J’autoédite. Cela signifie que j’écris un livre, puis que je le conçois, le rêve et le pense, le mets en page, l’imprime, le vends. Je ne suis pas un maillon, je suis toute la chaîne. (Je précise encore, je précise toujours, que je ne ferais rien de tout cela si j’étais réellement seul, et que les livres du Fond du Tiroir doivent la moitié de leur ADN à leur co-géniteur, Patrick ‘Factotum’ Villecourt.)
L’auto-édition a mauvaise presse. Elle reste, dans les esprits, une édition de seconde catégorie, une édition par défaut, à la marge du champ littéraire. Elle n’est pas passée à travers le filtre de l’Éditeur, qui seul a le pouvoir de valider la dignité d’un texte. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce filtre éditorial, qui parmi les masses de volumes imprimés avec ou sans ISBN, départage à l’usage des réseaux commerciaux mais aussi des mentalités, les livres qui existent et ceux qui n’existent pas. (Notons que cette emprise symbolique de l’intermédiaire-accoucheur est moindre dans le champ de la musique, où l’on louera tel album auto-produit en admirant le fait qu’un musicien soit simultanément créateur et metteur en forme.)
On renifle de loin l’auto-édité, on le soupçonne, souvent à juste titre hélas, de publier lui-même son livre inexistant parce qu’il a échoué à le faire exister ailleurs, chez un vrai, et on le regarde avec condescendance bricoler à toute force et à la va-vite des bouquins nases et mal fichus, farcis de coquilles et de clichés, juste parce qu’il fait partie de ces malheureux naïfs qui croient qu’ils vont exister un peu plus (c’est un vain leurre, on vient de le voir, ils n’existent pas et ne le savent pas) s’ils voient un jour leur blase sur la couverture d’un objet parallélépipèdique imprimé (fantasme très courant qui ne me semble pas refluer socialement, alors même que le livre lui-même est un objet symboliquement en perte de vitesse).
Je ne nie pas que l’auto-édition soit ce purgatoire mal famé des auteurs frustrés et des livres ni faits ni à faire – il m’est arrivé de participer à des salons d’auto-édités, oh putain la misère, bonne chance à tous, les gars. Pourtant elle est aussi autre chose, digne d’intérêt, de respect, de passion, au minimum d’une curiosité élémentaire : elle est un geste radical et libre qui consiste à séparer sa création des tuyaux et robinets de l’industrie du divertissement, et assumer pleinement la réalisation et la défense de son travail.
Benoît Jacques est un modèle représentatif de cette attitude : Benoît auto-édite des livres magnifiques qui ne ressemblent qu’à lui parce qu’il aurait l’impression de se trahir chez un autre éditeur, et l’admiration que j’ai pour Benoît Jacques Books m’a aiguillonné dès les prémices du Fond du Tiroir. J’ai pu également évoquer dans ces colonnes le cas de l’énergumène Marc-Édouard Nabe, ou de l’une de mes idoles permanentes, Alan Moore… Mais il en existe d’innombrables, pas si bien cachés que ça, qui ne demanderaient qu’à être découverts.
Alors je découvre. J’en tiens un bon, aujourd’hui : David de Thuin. DDT est un dessinateur de bandes dessinées animalières post-Macherot qui produit beaucoup, édite ici et là (Dupuis, Casterman, Bayard), mais qui a ressenti le besoin, en plus de ses séries chez les éditeurs à filtre, de publier des volumes plus intimes à l’enseigne David de Thuin éditeur.
Dans Interne (deux tomes parus) le dessinateur compulsif livre sa vie, donc ses dessins, sous une forme hybride, à la fois bloc-note quotidien et laboratoire spatio-temporel, où des ébauches narratives abandonnées quinze ans plus tôt voisinent avec des photos du ciel, et des nouvelles de ses chats. On découvre surtout, page à page, mot d’enfant après aventure minuscule, la vie familiale de DDT, ainsi que ses relations avec le monde extérieur, plus ou moins loin. L’homme est un peu poète, donc gentiment inadapté social, prompt à inventer un proverbe pour quitter un fâcheux ou renoncer à telle compagnie pour se précipiter dans la forêt regarder la couleur des feuilles. Rien de comparable avec le Journal de Fabrice Neaud qui reste, me semble-t-il, le chef-d’oeuvre de l’autobiographie dessinée, mais ce journal-ci, tout en douceur, est rudement attachant. L’ensemble aurait pu s’appeler Les petits riens, mais le titre était déjà pris par Lewis Trondheim, qui donne, en un rien plus vachard, dans le même créneau de l’autobio anecdotique et animalière.
Les gags les plus drôles ne dépareraient pas une bonne sitcom (DDT par-dessus l’épaule de sa fille en train de dessiner : « Ah ! Ah ! Il est marrant, ton bonhomme ! Quelle tête de gros con avec sa moustache ! » Réponse, évidemment : » C’est toi. Et maintenant je vais dessiner maman »), mais ce qui fait la saveur particulière d’Interne est que DDT ne cherche pas à être drôle à tout prix, il est juste là, il nous raconte une anecdote seulement pour que lui et nous ne la laissions pas perdre tout de suite. Je vous convie, plutôt je vous offre, à lire une planche que j’aime tout particulièrement, vous allez voir, elle est magnifique, il ne s’y passe strictement rien (cliquez dessus pour l’agrandir, débrouillez-vous pour rentrer dans le ciel).
Autre dialogue : « Papa ! Tu viens jouer avec moi ?
– Pas maintenant. Plus tard. T’as qu’à jouer tout seul ! Quand moi j’étais petit, tu n’es jamais venu jouer avec moi, toi.
– Mais… Je pouvais pas… J’étais mort. »
L’un dans l’autre, c’est frais comme un courant d’air, jeune même à 40 ans, tendre et coloré, c’est touchant comme une photo de famille qui ne serait pas posée, c’est prodigieusement vivant. Ça mérite d’être lu, et c’est auto-édité. Si vous commandez les livres sur son site, l’auteur vous propose très gentiment une dédicace. Vous savez ce qu’elle vous dit l’auto-édition ? Elle vous dit bonjour.
(Londonomètre : pas énorme en quantité, mais alors en qualité, si vous saviez.)
Interne 194 (le lien auquel tu nous convies) = « La Route » de McCarthy