Édouard Levé (Troyes épisode 31)
Je prétends parfois que je dois aux « hasards de l’existence » à bon dos de travailler en bibliothèque. Mais c’est sûrement inexact : je constate que, lorsque je me trouve dans une ville inconnue, je me rends tout naturellement dans la bibliothèque municipale, comme suivant le pôle d’une boussole, parce que je m’y sens bien. Dans Diamants sur canapé, Audrey Hepburn soigne sa mélancolie en flânant dans la bijouterie Tiffany’s, murmurant « Rien de mal ne peut m’arriver, ici ». Puis elle visite la bibliothèque de New York, mais elle y est déçue, « Ils n’ont rien d’aussi beau ici que chez Tiffany ». Eh bien pour moi, c’est la bibliothèque, le lieu où rien de mal ne peut arriver, par excellence le lieu de paix. Le lieu où, du moins, on sait quoi faire de la guerre. Je ne me sens pas étranger dans une ville pourvue d’une bibliothèque. Je rentre, il y a des livres, je suis à ma place, sans effort.
Je suis quotidiennement fourré dans la médiathèque de Troyes, et je fouille, et je lis, je découvre, je sérendipe. Je viens de mettre la main sur le très beau recueil de photographies d’un certain Édouard Levé, double recueil en vérité, construit en tête-bêche, intitulé Angoisse/Reconstitutions. Je l’ai saisi sur la table où il était en présentation, je suis allé m’asseoir dans un fauteuil en sa compagnie, et je lui ai consacré une heure.
J’ouvre le livre dans les deux sens, l’Angoisse d’un côté me tétanise, les Reconstitutions de l’autre me perturbent -particulièrement trois sections qui recoupent mes centres d’intérêts : Rêves, Pornographie, (oui, la pornographie est l’un de mes centres d’intérêts, il n’y a pas que la littérature jeunesse dans la vie), et surtout l’infiniment troublant Quotidien, série de scènes imitées de photos parues dans la presse, « rejouées » par des sujets en civil, qui semblent dévitalisés et pourtant plus beaux que nature sous l’objectif de Levé. L’effet est saisissant et, alors que je suis plongé dans mes travaux d’écriture, je vois ici l’équivalent iconique exact de ce que je suis en train de tenter avec La légende du monde, mon livre en vers réinterprétant l’actualité.
Brutalement, je finis par me souvenir en détaillant ces images que je connais Édouard Levé. J’ai lu par le passé deux de de ses livres, brefs et abyssaux : Autoportrait (POL, 2005) et Suicide (idem, 2008) – texte point-final d’une terrible force noire, qu’il acheva peu avant de se donner la mort, à l’âge précis, je viens de vérifier, que j’ai aujourd’hui. Ces livres étaient tellement marquants, singuliers, aboutis, que je n’avais pas fait le rapprochement entre l’indéniable écrivain et le photographe homonyme. Les deux sont un.
Je ne songeais pas à tomber sur lui aujourd’hui, non plus qu’à le découvrir autrement, par les images et en posthume. Je ne m’attendais pas à l’aimer hic et nunc, si nourrissant, si attachant et triste, et enfui. Je suis content que les bibliothèques existent.
Londonomètre : 300 et quelques.
Bonsoir, vous avez une nouvelle lectrice…faites de beaux songes, et bon dimanche!