Le bond de l’écureuil (Troyes, épisode 25)
Le ginkgo sous mon balcon persiste dans le vert, mais il abrite un petit locataire rouquin. Chaque matin, j’assiste aux mystérieuses mais assidues manoeuvres d’un écureuil qui monte et qui descend le long du tronc, s’arrête, saute de branche en branche, revient, empoigne, lâche, court, vole presque. Le spectacle offert me distrait, tous les sens du terme.
Au fil des jours, j’en suis venu à guetter son apparition,tel McMurphy dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Et même à la saluer d’un gâteux « Salut, voisin ! » et d’un grand sourire niais. J’ouvre doucement la fenêtre et je lui parle, pas forcément avec ma voix. J’ai des circonstances atténuantes, certains jours c’est à peine si je croise un humain, on me passera mes conversations muettes avec un mammifère arboricole, fût-il sciuridé (si j’écrivais un livre sur lui je l’intitulerais Van Ginkgo ou le sciuridé de la société).
Je me laisse absorber par la contemplation, je profite en gâté de ce qu’elle provoque, méditations, imaginations, mon training pendant le sien. J’épie ses mouvements nerveux, son infime agilité, sa queue en panache, ses yeux noirs, ses deux mains devant la bouche comme une Japonaise qui rit, je me le figure grignotant un biscuit au miel et à la noisette (private joke) et je rêve ce que j’ignore, ses activités lorsque je ne le regarde pas, comment le ginkgo est son univers tout entier, comment il prépare son hiver, je spécule sur son arbre généalogique, son sexe, son espérance de vie, son adaptation à son environnement sans aucun doute supérieure à celle de bien des hommes (certainement à la mienne, lui habite vraiment ici quand je ne fais que passer), je glisse malgré moi vers des interrogations anthropocentrées tout-à-fait hors de propos : est-il heureux ? Je reste assis, à dix mètres de lui, je ne bouge pas d’une feuille, un peu arbre moi-même à force, je suis si statique que son mouvement incessant m’inspire. Le mouvement est la vie même, ou alors c’est le contraire.
Je ne me laisse donc pas émouvoir seulement par les enclumes et les vilebrequins : la petite forme de vie avec qui je cohabite m’attendrit et m’impressionne. Je ne me rappelle plus quelle rock-star, en tout cas un de la catégorie mort-jeune, un qui n’aura pas eu le temps de rouiller adulte, Ian Curtis, Jeff Buckley ou peut-être Nick Drake, donnait dans une interview sa définition de la sensibilité. Mettons qu’il existe deux catégories d’êtres humains. Il y a ceux qui passent à côté d’un Boeing 747, tous moteurs allumés, emplissant l’espace par sa masse, son bruit, ses vibrations, sa chaleur, qui le longent tranquillement et poursuivent leur chemin comme si de rien n’était. Puis, il y a ceux qui voient un papillon se poser sur un brin d’herbe et entraîner très légèrement le brin sous son poids, et qui reçoivent cette minuscule bascule de la tige comme si elle leur était personnellement destinée, s’arrêtent bouleversés à l’endroit où ils se trouvent, s’effondrent en sanglots. Ceux-là sont les sensibles.
(Londonomètre : 2018.)
C’est parce que la grosse roue du Boeing empêche de voir le papillon…