Où l’on fait diversion en pérorant musique, VI et fin (Troyes, épisode 18)
Le Condamné à mort – sur des textes de Jean Genet ; Jeanne Moreau, récitant; Etienne Daho, chant ; Hélène Martin, compositeur; préfacé par Albert Dichy. – Radical Pop Music (dist. Naïve), 2010
Jean Genet, mauvais garçon et grand écrivain, aurait fêté son centenaire en décembre 2010. Ou plutôt, il ne l’aurait pas fêté… Mais d’autres se sont chargés de le célébrer, et sans conteste le plus bel hommage rendu à Genet cette année est la publication de ce superbe livre-CD, aboutissement d’un projet de longue haleine. Selon la légende, Le condamné à mort est le tout premier texte de la main de Genet. Emprisonné à Fresnes en 1942 pour vol de livres, il rédige, paraît-il par défi de faire mieux que les vers de mirliton d’un codétenu, ce poignant poème d’amour dédié à un jeune assassin, Maurice Pilorge, guillotiné en 1939. Ce personnage fascine Genet, qui le fantasme au point de s’imaginer son intime, d’en faire sa muse. Le contraste entre les thèmes sulfureux, de l’oppression carcérale à la crudité du désir (éloignez les oreilles des enfants !) et la splendeur toute classique des alexandrins de Genet font de cette élégie une œuvre unique et fulgurante. Dans les années 60, la chanteuse Hélène Martin avait composé pour elle une musique. Etienne Daho, que l’on n’attendait pas ici et qui pourtant depuis des années chante sur scène un extrait de cet oratorio, a souhaité enregistrer l’intégrale, et en a même fait la toute première référence du label qu’il a créé, « Radical Pop Music ». Il en a confié la narration à Jeanne Moreau, impériale, impeccable. Leur connivence, sur CD comme sur scène, est à la hauteur du jeune Genet : voilà une belle association de malfaiteurs.
Chilly Gonzales, Ivory Tower, Gentle Threat (dist. Warner), 2010.
Chilly Gonzales est imprévisible, et son CV est une boule disco. Tentons d’énumérer faute de résumer. Musicien éléctro-éclectique ; membre du collectif de rappeurs marionnettes berlinois Puppetmastaz ; producteur couru garantissant une modernité sonore et festive (il a signé les récents albums de Philippe Katerine, Abd al Malik, Jane Birkin, Feist, Christophe Willem…) ; pianiste émérite (les mains de Serge Gainsbourg dans le film de Joann Sfar, c’était lui) ; improvisateur élégant, drolatique et mélancolique, tricotant d’infinies mélodies dignes d’Erik Satie (son album Solo piano, en 2004, est un bijou) ; en outre dadaïste raffolant des défis incongrus : il est depuis 2009 recordman du concert le plus long du monde, avec 27 heures, 3 minutes et 44 secondes… Gonzales revient en 2010 avec Ivory Tower : un album et un film. Dans le film, qu’on n’a pas vu et qu’on ne verra peut-être pas en France, Gonzo incarne paraît-il un joueur d’échec confronté à un adversaire, interprété par Tiga, autre DJ canadien… Mais quant à l’album qui le précède et recompose sa bande originale, Gonzales donne à nouveau l’étendue de sa palette électronique avec une succession de douze titres pop palpitants et fiévreux, instrumentaux ou chantés (le très ironique I am Europe ou le rap Never stop). De l’IDM : « intelligent dance music ».
Les Sales Majestés, Sois pauvre et tais-toi !, DKP Production (dist. Musicast), 2010.
Punk’s not dead ! Le rock français non plus ! (Ce n’est pas parce que Noir Dèz vient de disparaître au terme d’une lente agonie…) Les Sales Majestés, emmenées par leur chanteur répondant (poliment ? on ne sait pas) au nom très référencé d’Arno Futur, publient leur quatrième album studio en quinze ans, et sont toujours aussi énervés. Ils hurlent inlassablement ce qu’on n’osera pas appeler des idées, mais à tout le moins des colères, et c’est, par les temps qui courent, presque aussi bienvenu : « Que vient faire ce connard/Dans ma cité dortoir/ Insulter mes enfants/Les traiter de chenapans/Quand on est président/On n’insulte pas les gens ! » Les musiques sont comme toujours simples et saturées : on bouge, on pogotte, on marche. L’album est dense, mais ultra-bref : 28 minutes. Cette concision sera mise au crédit, selon l’indulgence, soit de l’éreintante efficacité de ce genre de beauté (souvenons-nous que les chansons des Ramones dépassaient rarement la minute et demie), soit de « la grande escroquerie du rock ‘n’ roll ». Dans tous les cas, le punk est bien vivant, même s’il passe un peu moins souvent à la radio que Christophe Maé.
Little Axe, Bought for a dolar, sold for a dime, Real World (Harmonia Mundi), 2010.
Les bluesmen, on le sait, vieillissent bien. Skip Mc Donald est en grande forme, la soixantaine bien sonnée. Longtemps guitariste pour d’autres (James Brown, Afrikaa Bambaataa, Sinead O’Connor…), il a attendu les années 90 pour commencer à chanter et à enregistrer sous son propre nom, ou plutôt sous son pseudonyme « Little Axe », et fut la première voix blues signée sur Real World, le label de Peter Gabriel, plutôt spécialisé dans la musique du monde. Voilà pourquoi cet explosif Bought for a dolar, sold for a dime est gravé dans la célèbre Big Room des studios Real World en Angleterre, conviant au bœuf divers musiciens « world » dont l’éclectisme garantit la richesse du son, le jamaïcain Ken Boothe ou la mauritanien Daby Touré. C’est dire si ce blues-là est « du monde » en melting-pot, et de son époque en maudit. Il commence gospel, se poursuit funk… Mais il râpe et braille et blouse du tonnerre comme un bon vieux Robert Johnson. C’est le blues en personne, finalement, qui vieillit bien.
Collectif, Jazz al dente, Bonsai Music (dist. Harmonia Mundi), 2010.
Un double album de jazz jumelé à un recueil de recettes de cuisine italienne… Jazz et ripaille pourraient servir de métaphore l’un à l’autre : l’on part toujours d’un modèle connu (la recette/le standard) qu’on réinvente en direct sous vos yeux (vos oreilles/vos papilles) en y adjoignant des ingrédients maison (certaines épices secrètes ou un tournemain particulier/des solos où l’on démontre son savoir-faire), et c’est tout, on se régale, en bonne compagnie. Quatorze artistes de la scène jazz italienne présentent sur le premier CD intitulé « Jazz… » un échantillon de leur virtuosité, puis égrènent sur le second intitulé « … Al dente » les secrets de leur recette favorite. Etrange spoken word gastronomique, où il nous est donné d’écouter, médusé, Paolo Fresu détailler la recette de la Pasta alla Bottarga, ou Gianmaria Testa énumérer les ingrédients de ses Gnocchi e insalata di Cavolo. Le livret reproduisant les 14 recettes est illustré par le peintre Dimitri Lamouret.
Alexis HK, Liz Cherhal, etc, Ronchonchon et Compagnie, Formulette Production, 2010.
Ronchonchon et Cie est né d’une chanson figurant sur le précédent album de son auteur, Alexis HK : la désopilante Maison Ronchonchon, sur l’album Les Affranchis (2009). Rémi Guichard, chanteur et éditeur pour enfants y a vu le point de départ d’un conte musical pour le jeune public et lui a proposé de développer l’histoire de cette soeur et de ses deux frères, Marie-Pierre, Bernard et Jean-Pierre Ronchonchon, trois râleurs invétérés habitant le grisâtre bourg de la Grognardière, et dont l’existence tranquillement sinistre va être perturbée par l’installation sur la commune de la famille Fonky, trop joyeuse pour être honnête. Alexis HK s’y est attelé avec enthousiasme, concevant les titres avec Liz Cherhal et complétant le casting avec Juliette, Loïc Lantoine, Jehan, et Laurent Deschamps. Le résultat est croquignolet : la composition des interprètes est souvent drôle, et la musique fort entraînante, assurément plus « fonky » que « ronchonchon ».
Anna Calvi publie à 28 ans son premier album sur le label Domino (The Kills, Franz Ferdinand, Arctic monkeys…). Sa maturité est tellement confondante, son énergie si renversante, qu’on ne sera pas surpris d’apprendre qu’en réalité sa carrière avait déjà commencé : elle a précédemment occupé le poste de chanteuse-guitariste du groupe éphémère Cheap Hotel, éclipsant déjà par son charisme le reste du personnel. Parce qu’elle écrit et compose elle-même, et parce que les multiples influences qui l’ont nourrie (elle aime citer dans la même phrase Bowie et Debussy) dessinent un univers foisonnant, les critiques l’ont comparée aux grandes songwriteuses rock et cérébrales des décennies passées, Patty Smith ou PJ Harvey. Mais on pourrait tout aussi légitimement l’intégrer à la famille des interprètes rares et vibrantes, à la voix dense et sauvage, ces pasionarias qui, un micro à la main, donnent l’impression que leur vie en dépend : Billie Holiday, Janis Joplin, Amy Winehouse, voire Edith Piaf. Pourquoi pas ? Puisqu’Anna Calvi reprend magistralement une chanson de Piaf traduite en anglais, Jezebel. Si j’avais vingt ans de moins, je serais sans aucun doute fou amoureux. À l’âge que j’ai, je soupire encore de trouble, parce qu’on n’est pas de bois et que le rock ‘n’ roll est éternel quand il crie « Desire« .
Kate Bush, Director’s cut, Fish people (EMI), 2011.
Kate Bush ne fait pas carrière, elle fait de la musique. Elle prend son temps, et surtout délivre ses œuvres comme bon lui semble. Dans ce faux nouvel album (le premier depuis le somptueux « Aerial » en 2005), elle revisite une sélection de chansons de deux précédents albums, The Sensual World (1989) et The Red Shoes (1993). En compagnie d’invités triés sur le volet, parmi lesquels le batteur de jazz Steve Gadd est sans doute le plus déterminant (mais on croise aussi Eric Clapton, Prince, David Gilmore, et même le violoniste excentrique Nigel Kennedy), elle a ré-enregistré divers éléments des versions originales, tout en conservant certaines autres parties. La « collector’s edition » en 3 CD contient les éditions originales de The Sensual World et The Red Shoes, ce qui permet de comparer (Ah, oui, c’était bien ça, le son des années 80, nappes de synthé et grosse caisse sur le deuxième temps… Elle a bien fait de dépoussiérer…), et d’établir le portrait d’une artiste singulière, perfectionniste, qui se remet sans cesse en question. Ce retour sur d’anciennes musiques est-il le signe d’une panne d’inspiration ? Pas du tout, puisqu’elle prétend regorger de projets (« Je sors un autre album, entièrement nouveau, dans quelques mois. J’ai une ménopause très intéressante » a-t-elle déclaré dans une interview). Elle a par exemple signé elle-même le clip de la nouvelle version de Better understanding, cyber-tragédie d’un homme accro à son ordinateur. Ultra-contemporaine, cette chanson a pourtant été écrite il y a 22 ans ! Quand on est visionnaire, c’est pour longtemps.
HK et les Saltimbanks, Citoyen du monde, Rare (Play it again Sam), 2011.
Depuis que Zebda a pris sa retraite (depuis le dernier album en 2003, rien d’autre que de vagues perspectives de reformation), on se demandait quel nouveau groupe serait capable de nous faire transpirer et réfléchir en même temps… Nous faire guincher et rire sur l’air de la conscience sociale… Et puis nous faire voyager en français, en arabe, et autres idiomes au besoin, sur des riffs de reggae du monde et d’ici… L’attente est terminée, la relève des Toulousains vient de Lille, parce qu’on vient tous de quelque part : voici HK (alias Hadadi Kaddour, l’une des deux voix du Ministère des Affaires Populaires) et ses Saltimbanks. Certains titres de leur généreux double album témoignent d’un militantisme pour aujourd’hui (l’explicite « Identité internationale »), tandis que d’autres sont là pour durer, tubes en puissance (« L’homme est loup », « Salam Alaykoum », « On lâche rien »…). Et, comme pour un trait d’union, l’une des chansons introspectives (car il y en a aussi), se penchant sur la jeunesse du chanteur, clame au détour d’un couplet « Moi, des boîtes de nuit j’ai jamais connu qu’la porte, et Zebda chantait ça va pas être possible… » C’est reparti pour un tour. Il faut rester motivés !
Zone libre, Les contes du chaos, Intervalle Triton (L’autre distribution), 2011.
Deux bonnes raisons d’écouter le deuxième album de Zone libre : c’est du rock, et c’est du rap. « Croiser dans le bordel nos deux musiques entre elles, gros bâtards de guitares et de cités dortoirs… » Versant rock : on identifie immédiatement le son de feu Noir Désir, puisque c’est le guitariste Serge Teyssot-Gay qui tient le manche. Le musicien qui a claqué la porte du groupe de Bertrand Cantat cultive, depuis longtemps, d’autres champs créatifs, et Les contes du chaos est le premier album qu’il publie sur le label qu’il a fondé, Intervalle Triton. Comme il le dit lui-même : « C’est la même gratte, le même ampli, et le même bonhomme. Normal que ça sonne pareil ». Versant rap : Casey et B.James, une fille et un garçon, tous deux membres du collectif Anfalsh, nous balancent dans les oreilles leurs rimes corrosives et concernées, et on se dit : ah ! quel soulagement d’entendre un flow qui a encore quelque chose à dire sur l’époque, et qui ne se vautre pas dans les clichés gangsta-bing-bling-testostérone perpétuellement recyclés par des gaillards prétentieux, vocodés, et bodybuildés ! Douze morceaux enregistrés très vite dans les conditions du live, et autant de décharges électriques. Dans le même genre de beauté, en riffs punk et gnaque rappeuse : Par temps de rage par La Canaille, très recommandable également.
Coltrane, a love supreme, écrit et dessiné par Paolo Parisi, traduit de l’italien par Louise Lavabre, ed. Sarbacane, 2010
A love supreme, enregistré en une seule séance le 9 décembre 1964, est non seulement l’un des chefs d’œuvre de John Coltrane, alors à la tête de ce que les historiens du jazz nomment son « classic quartet », mais aussi l’un des plus beaux albums de l’histoire de la musique (opinion péremptoire, strictement subjective, et par conséquent impossible à contredire, ne venez pas m’agacer) – l’une de ces pierres de touche susceptibles de nourrir encore et encore, en lyrisme comme en sérénité, en éblouissement, en intériorité, toute une vie. Il peut être tentant pour un créateur, en l’occurrence l’auteur de bandes dessinées italien Paolo Parisi, de chercher à s’approcher du génie des maîtres anciens en reconstituant, d’abord par la documentation, ensuite par l’imagination, l’histoire qui conduisit à tel jaillissement de beauté : les êtres humains, le contexte, les circonstances, les sentiments, la mort. Parisi s’en acquitte dignement, mais sans éviter les écueils de toute biographie d’artiste : cette belle BD, construite en quatre mouvements comme l’œuvre éponyme, est avant tout une légende dorée qui ravira ceux qui ont le son de Coltrane dans l’oreille. Le dessin d’un saxophoniste suant à grosse gouttes sur son instrument, les yeux fermés, n’émeut pas autant qu’un morceau de musique… Humblement, Parisi conclut sa note de présentation, non par « bonne lecture », mais par « bonne écoute ». (Signalons un autre hommage aussi touchant, voire davantage : la nouvelle elle aussi intitulée « A love supreme » dans le recueil Jazz et vin de palme d’Emmanuel Dongala, éd. du Serpent à plumes.)
Alors là, en quasi osmose musicale sur toute la ligne : Daho, Alexis HK, et surtout Kate Bush que j’écoute en boucle (sa discographie entière) depuis 25 ans : eh oui, ça ne me rajeunit pas. J’ai découvert sa musique ou plutôt, j’ai appris à connaître autre chose que Babooshka au milieu des années 80 lors d’un séjour au sud de Londres. Grâces soient rendues à ces charmants Anglais qui m’ont logé et permis d’entendre sa musique et celle de Peter Gabriel dont ils étaient fans. je le suis devenu pour les deux. Un conseil musical moi aussi : trouve la Bande Originale du film Passion (La dernière tentation du Christ); signée Peter Gabriel : un autre CD qui passe et repasse très très régulièrement chez moi !