Où l’on fait diversion en pontifiant musique, V (Troyes, épisode 17)
La caravane passe, Ahora in da futur, Makasound (Play it again Sam), 2010.
Improbable groupe de rock français et néanmoins balkanique, fort de dix ans de vadrouille et de centaines de concerts, La Caravane passe publie son troisième album, Ahora in da futur, sur fond de rétro-futurisme et d’extravagance cuivrée : la caravane se fait machine à zigzaguer dans le temps et mélange les époques, les langues, les styles, du world rap à l’électro tzigane en passant par la fanfare ska – jetez une oreille à la manière dont ils retournent le One step Beyond de Madness façon danse traditionnelle yougoslave, juste le temps de vous souvenir combien punk et reggae ont autrefois fait bon ménage (Punky-reggae party…) Bref, un joyeux bazar où se glissent quelques passagers clandestins, Rachid Taha, la chanteuse hongroise Erika Serre ou le trompettiste Marko Markovic… Un irrésistible appel à la fête, hystérique comme un film de Kusturica, certes, mais également un authentique éloge du métissage : nous sommes tous des étrangers, et la musique est notre patrie commune. Ecoutons les paroles de Zinzin Moretto, chanté par un autre invité de passage, R.Wan (du groupe Java) : « On t’a traité de youpin, rouquin, bicot, métèque, benoît, espingouin, negro, polak, yougo, guesh niak, citron, melon, gringo… Je comprends ton fardeau/Je portais le même/ Mais j’ai changé de peau/ J’ai pris la caravane ! » Enfin une contribution déterminante et de première main au fameux débat sur l’identité nationale.
Jeanne Cherhal, Charade, Barclay (Universal), 2010.
On écoute le premier titre, on se dit « Celui-ci est réussi ». Puis le suivant : « Celui-là aussi ». Et ainsi de suite jusqu’à la fin. Presque uniquement des chansons que l’on a envie de retenir, par cœur au besoin. Parmi ces montagnes russes de malice et de mélancolie, un sommet d’émotion : pile au milieu de l’album, la très Yves-Simonienne Cinq ou six années ferait presque pleurer, magnifique texte sur l’adolescence, J’étais l’argile et le feu mélangés, on se dit oui, c’est bien ça, je vois l’image, je comprends ce qu’elle veut dire, c’est beau. Tous les textes ne sont pas de ce niveau : Qui me vengera ou J’ai pas peur, même s’ils sont drôles (car Jeanne Cherhal serait une Yves-Simonienne qui, contrairement à Yves Simon, aurait de l’humour), sont trop systématiques, il leur manque une chute… Mais dans l’ensemble l’album est rendu cohérent et homogène par l’astucieuse Charade, chanson-leitmotiv disséminée sur toute la tracklist, un couplet à la fois dans un arrangement différent, voilà un gimmick qui nous change des sempiternels et éventés « ghost-tracks ». La musique pèche un peu par l’omniprésence des sons synthétiques – au bout d’un moment, on aimerait entendre un vrai musicien plutôt qu’une boîte à rythme… Mais ma foi c’est la contrepartie du côté « expérimental » et solitaire de l’album. Et puis, cette contrainte intime pousse Jeanne Cherhal à tirer des prouesses de l’instrument qu’elle porte en elle : sa voix. Au point de vue vocal, elle est à peine au-dessous en maestria de Claire Diterzi ou de Camille.
Nils Landgren (direction musicale) et Funk Unit, Funk for life : In support of médecins sans frontières, Act Music (dist. Harmonia Mundi), 2010.
Le tromboniste virtuose et chef d’orchestre suédois Nils Landgren réunit une nouvelle fois sa fine équipe, dont les indispensables Magnum Coltrane Price (bassiste et, pour ce projet, producteur) et Magnus Lindgren (sax) pour deux bonnes causes : primo, pour le funk ! Le funk en majesté, qui danse, transpire, et fait du bien. Mais, secundo, pour un petit quelque chose en plus : un engagement auprès de l’association Médecins sans frontières. À l’origine de cette initiative, le filleul de Nils, docteur au Darfour pour MSF, l’avait incité à venir jouer en Afrique. Dans la foulée de nombreux concerts gratuits donnés sur place, la Funk Unit publie ce CD dont une partie des bénéfices sera reversée à des projets éducatifs de Kibera, Kenya. Kibera, proche de Nairobi, est l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, et les conditions de vie y sont particulièrement dures. Ainsi le funk apporte-t-il son soutien, non seulement en groove, mais en espèces sonnantes et trébuchantes. Le funk a du cœur ! Le trombone aussi ! Qu’on se le dise !
Sashird Lao, Open the box, Le Chant du monde, 2010.
Qu’est-ce que c’est que ça, Sahird Lao, « le seul trio instrumental de jazz vocal au monde » ? Composé de trois chanteurs et multi-instrumentistes s’étant rencontrés paraît-il à Nice, Yona Yacoub, David Amar et Fred Luzignant, sa musique est extrêmement difficile à classer. Les plages se succèdent comme autant de paysages colorés, il se passe quelque chose en permanence mais on ne sait pas où au juste, ni en quelle langue, au Brésil, en Afrique du Sud, en Egypte ou dans le Bronx ? On croit y entendre Bobby McFerrin à Bollywood, Morcheeba chez Bernard Lubat, Magic Malik au milieu d’un orchestre arabe, Oum Kalsoum en pleine transe urbaine rock-prog… Ou bien… Ou bien… Bref, on ne sait pas. Tant mieux ! On n’a qu’à dire que c’est du jazz. Comme le prétend le sociologue du jazz (et saxophoniste) Howard S. Becker : « On ne sait plus exactement ce que c’est, le jazz. Donc j’en donne cette définition extensive : toute bonne musique est du jazz ».
Monofocus, Fratelli brutti, Irfan le label, 2009.
L’orchestre familial rock-et-trompette les Ogres de Barback, dans un souci d’indépendance artistique et financière, a créé en 2001 sa structure d’auto-édition, Irfan, le micro label qui n’a pas peur des gros. Depuis dix ans, les Ogres produisent ainsi les disques des Ogres, bien sûr (dont les deux magnifiques opus pour enfants ‘Pitt’Ocha’), mais distribuent également de nombreux autres groupes, compagnons de route ou artistes émergents. Parmi les dernières perles de leur catalogue : le trio Monofocus, ‘Electro-blues forain’ non loin de la ligne électro-jazz de Caravan Palace. Musique entêtante de bastringue électrique, musique envoûtante de cirque trempée dans les arts de la rue, musique excitante et inquiétante comme une baraque de monstres… Monofocus sort son premier album, « Fratelli brutti », sous un élégant digipack au format, lui aussi, hors norme : Craft work, si l’on ose le jeu de mot.
Les cris de Paris, Encores, Alpha (dist. Harmonia Mundi), 2010.
Depuis des années, le chœur de chambre Les Cris de Paris, spécialisé dans le chant polyphonique du XVIe siècle et également connu pour ses créations de musique contemporaine, a pris l’habitude de terminer ses concerts par un ‘encore’ (un bis pour les francophones), spécialement écrit par les arrangeurs du groupe à partir d’une chanson pop, a priori étrangère au monde de la musique classique. Au fil du temps, un répertoire sans équivalent s’est ainsi construit, composé de facettes multiples, à l’image de la boule disco qui orne la boîte métallique renfermant la galette : Brel, Gainsbourg, Dutronc, Fersen, mais aussi Madonna, Zappa, Björk et Britney Spears… Cette démarche originale a trouvé son aboutissement dans un spectacle créé en 2008, ‘La la la, opéra en chansons’. Pour célébrer son dixième anniversaire avec un clin d’oeil, le label de musique baroque Alpha a volontiers joué le jeu de cette aventure qui brouille les frontières entre la musique « classique » et celle qui ne l’est pas.
Sting, If on a winter’s night…, Deutsche Gramophon (dist. Universal), 2009.
Le Sting de la maturité est résolument éclectique : en moins de trois ans il aura enchaîné le magnifique album « Songs from the labyrinth » consacré au répertoire de luth de John Dowland (1563-1626), la résurrection surprise, vitaminée et lucrative du groupe the Police (1977-1986), et enfin, aux antipodes, cet album feutré et délicat dont le titre est emprunté à Calvino : « If on a winter’s night… ». Tout en recueillement et en introspection, Sting revisite le folklore anglais, du moyen-âge aux baroques (Purcell) en passant par les influences celtiques et par les contemporains (une reprise d’une vieille chanson de… Sting). Pour résister à la morsure de l’hiver, Sting arrête le temps et rassemble autour de lui un orchestre de chambre tout aussi hétéroclite : la violoniste Kathryn Tickell, le trompettiste Ibrahim Maalouf, le violoncelliste Vincent Ségal, le percussionniste Bijan Chemirani, les chanteuses des Webb sisters… Le résultat, étonnement homogène, est cet envoûtant recueil de chansons d’hiver, et non de noël (rien à voir avec un quelconque « Christmas album » d’Elvis ou des Beach Boys) : si cela ressemble à une réunion de famille, ce n’est pas un banquet doucereux avec bonne humeur forcée, c’est plutôt le plaisir intime de jouer de la musique ensemble, au coin du feu, comme on se raconterait des histoires d’elfes et de fées, pendant que la neige tombe. Et nos yeux brillent comme flocons.
Abraham Inc., Tweet tweet., Label Bleu (Dist. Sphinx), 2009.
Magnifique mélange ! Et pourtant, ces trois-là, on dirait la carpe, le lapin, et le chou à la crème. D’abord, le clarinettiste klezmer et cependant new-yorkais, David Krakauer, qui a trempé dans le jazz, la musique classique et même le contemporain (avec le Kronos Quartet) ; ensuite, le tromboniste funk Fred Wesley, compagnon de route de James Brown, Maceo Parker ou George Clinton ; enfin, le MC québécois Socalled qui a trouvé sa voix en mixant de la musique yiddish pour dancefloors hip-hop ! Les trois compères se sont assemblés avec une partie de leurs tribus respectives (le groupe « Klezmer madness » de Krakauer, la bande P-Funk de Wesley et… la collec de vinyles de Socalled), ils ont longtemps testé leur mix inespéré sur scène… Et mon tout est « Abraham Inc. », album ahurissant, excentrique, mais entraînant comme pas deux. Hautement énergisant, comme une fête de quartier, même si on ne sait plus où on habite, au juste.
Bobby McFerrin, Vocabularies, Emarcy (Universal), 2010.
Bobby McFerrin, essentiellement connu pour le premier tube a cappella de l’histoire des charts, « Don’t worry, be happy » (1988), n’a jamais capitalisé sur ce succès initial et a préféré faire de la musique plutôt que des succès formatés. Il est resté un infatigable explorateur des possibilités vocales. Son nouvel album VOCAbuLarieS est présenté comme sa « musique du 21e siècle », rien de moins. Son chef d’œuvre ? Ce projet ambitieux, qui lui a réclamé, ainsi qu’à cinquante autres vocalistes, sept années de travail, est une étourdissante suite en sept morceaux qui mêle et réinvente toutes les influences de McFerrin, virtuellement tous les usages du plus mystérieux des instruments : la voix. On entend du jazz, du chant lyrique, du RnB, du gospel, de la musique du monde ; on entend du latin, de l’italien, du sanskrit, du zoulou, de l’espagnol, du russe, de l’hébreu, du portugais, du mandarin, du japonais, du français, de l’arabe, de l’allemand, de l’anglais, du gaélique ainsi qu’une langue inventée par McFerrin ; on entend de la musique, et on est ébloui par tant de joie, de profondeur, et de vie.
Gorillaz, Plastic Beach, EMI, 2010.
Plastic Beach : troisième et, paraît-il, dernier album de Gorillaz, groupe qui n’existe pas mais qui est cependant animé (comme un dessin) par Damon Albarn et Jamie Hewlett. En 2010, cinq ans après Daemon days, la petite bande virtuelle poursuit ses aventures sur une île flottante secrète du Pacifique, bâtie sur un monceau de détritus et de reliquats misérables de l’activité humaine… C’est la fameuse « plage de plastique », peut-être un plaidoyer écolo et métaphorique en faveur du recyclage ? Musicalement, on recycle de fait tous azimuts et on en fait même un genre à part entière : l’énergie est rock, la fibre est électro, les envolées sont funk, et la liste des invités, prompts à taper le bœuf avec ces cartoons un peu dépressifs mais débordants d’imagination, est impressionnante : Mos Def, Lou Reed, Paul Simonon et Mick Jones (deux ex-Clash), De la Soul, Snoop Dogg, Bobby Womack… En voilà du beau monde sur cette île prétendument déserte, pour composer ce qui ressemble à la bande originale désespérément joyeuse de notre monde en crise…
Bill Deraime, Brailleur de fond, Dixiefrog (Harmonia Mundi), 2010.
Une voix exceptionnelle, reconnaissable en une demi-seconde, remonte depuis quarante ans et plus des profondeurs de l’émotion humaine pour nous beugler, en français, toute la musique qu’il aime, qui vient de là, qui vient du blues… Non, non, je ne parle pas de la vedette belgo-suisso-américaine, nous ne sommes pas du tout dans la même catégorie socio-professionnelle : dans la préface de ce double album-rétrospective, sorte de best-of revisité, Bill Deraime, qui lui n’est pas un ami du Président de la République, écrit « Merci d’avoir acheté ce coffret. Les temps sont durs, et je ne pourrai plus faire la manche. » La plupart des titres, dont quelques tubes comme « Babylone tu déconnes » ou « Assis sur le bord de la route », ont été écrits il y a deux ans, dix ans, ou trente ans, mais Deraime les réorchestre en studio ou en public, soulignant que le blues est une musique vivante et pas un musée. Côté textes, Bill le maniaco-dépressif chante le blues comme personne (« Je marchais dans la rue sans savoir où j’allais… », inoubliable), puis retrouve espoir et compose un reggae généreux et pacifiste… On pardonne volontiers la désarmante candeur de ce bon vieux Bill quand il prêche la Pensée Positive (avec majuscules), parce que sa voix, intacte, et même plus âpre que jamais et gorgée de nuances, nous renverse comme hier, nous touche directo l’âme, nous titille l’empathie pour l’humanité égarée. Qu’il braille ou murmure, le blues est un chant de fraternité.
A Bill Deraime ! Il y a des années que je ne l’ai pas écouté. Je me souviens l’avoir vu en concert, il y a pfffou… longtemps. Nous sommes au moins deux à nous souvenir de ce bluesman inusable et reconnaissable entre mille.