Dans la gueule du crocodile
La maison Magnier vient de relever les compteurs. J’ai reçu mes droits (et quelques gauches aussi, mais je me suis toujours relevé avant le knockout), ainsi que mes chiffres de vente. Pas Byzance. Mon Jean II dernier né s’est écoulé à quelques centaines d’exemplaires, presque dix fois moins que son aîné Jean Ier. Un score qui, fabuleux si l’éditeur était le Fond du Tiroir, est médiocre chez Magnier, maison sérieuse. J’ai dans l’idée que ma prose n’intéressera jamais qu’une poignée de curieux, mais 5000 curieux, c’était mieux que 500, mieux pas seulement pour moi, aussi pour la curiosité en général. Une sorte de bide. Mon audience peaudechagrine. Cela me fait-il de la peine ? Hélas, un petit peu. J’aimerais avoir la trempe de répondre « pas du tout ». J’ai toujours préféré ce qui ne se mesure pas, les lettres aux chiffres, la qualité à la quantité, je ne suis pas hanté par l’ambition du gros tirage (sinon je n’en serai pas là, cf. tous les épisodes précédents), j’ai tout au contraire le goût du livre secret imprimé à trois exemplaires… Mais voilà : je réponds « un petit peu » quand même. Je suis au regret d’être à peine lu. Il me reste à espérer que les quelques personnes qui ont lu ce livre l’ont aimé, mais de cela on n’est jamais certain, les relevés annuels de l’éditeur ne mentionnent pas cette option.
Si j’étais malhonnête, s’il me fallait vraiment esquiver la blessure narcissique, je pourrais tenter de jouer la globalité de la crise, faire endosser la mévente à la conjoncture partout-partout, le panier de la ménagère, la Grèce, l’euro, Moody’s, l’iPad, le changement de paradigme, la fin des humanités (en attendant celle de l’humanité), le siècle des lueurs et des cristaux liquides, le gougnafierisme pantocrator, la télé-réalité, le blingomètre à zéro, Frédéric Lefebvre en majesté, cujus regio ejus religio et le crocodile Lacoste…
Je lis dans les Inrocks de la semaine dernière (car il est conseillé de lire cette feuille en léger différé afin de neutraliser son horripilant sens du buzz) un déprimant article annoncé en couve sous le titre « Pourquoi le livre ne se vend plus ». Nous voilà beaux : la fin de l’imprimé est avérée, fait objectif, donnée aussi aisément calculable qu’un relevé annuel de droits. Reste seulement à en identifier les causes, besogne de médecin légiste.
L’analyse d’Olivier Rubinstein, ex-directeur des éditions Denoël, est spécialement lumineuse :
Ce qui se dit sur le nivellement par le bas, sur la disparition du livre en tant que symbole social, me semble de plus en plus prégnant. J’ai lu récemment un entretien du patron de Lacoste. À la question sur son livre de chevet, il a répondu ‘Jamais de livres’. Il y a dix ans, le même patron aurait dit ‘Je relis Proust’, même s’il ne l’a jamais lu. Aujourd’hui, on peut afficher sans complexe qu’on se fiche des livres. Avant, même un politique devait parler de livres – on a vu ce que ça a donné avec Frédéric Lefebvre et son Zadig et Voltaire.
Je crois que j’y penserai désormais chaque fois que je croiserai un bourgeois bien né ou un lascar de quartier (car ils ont tant en commun) arborant un croco sur le poitrail. Bête immonde toi-même ! Et à part ça ? Eh ben, ça va. S’il s’passe quequ’chose on vous l’dira.
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