Dériver, s’échouer
La Mèche en vente dans 14 librairies, ai-je dit ? Fatalitas ! Plus que 13 ! Porte malheur !
Gueule de bois entre deux réveillons : j’apprends que la librairie La Dérive jeunesse, soeur cadette de la Dérive pour adultes et l’une des seules librairies indépendantes de ma ville, ferme ses portes en même temps que l’année civile. C’est dans cette échoppe grenobloise que j’ai, il y a une quinzaine d’années, purement et simplement appris, tout ébaubi je me souviens, qu’existait cette chose appelée « littérature jeunesse », c’est dire si ma dette est grande. Cet endroit m’a ouvert durablement les horizons, et m’a empêché de proférer certaines bêtises que l’on peut entendre ici ou là.
La librairie est un commerce fragile. Les grosses mangent les petites, et Amazon les dévore toutes. Fin de la « librairie de proximité », de la bibliodiversité, de ma jeunesse, sous le pont Mirabeau coule l’Isère. Que faire ? Pleurer cette défaite de l’esprit ? Prendre les paris sur le négoce qui s’inaugurera prochainement en ce lieu convoité du centre-ville ? (Fastoche, ce sera un des cinq : banque, pharmacie, fringues, téléphonie, kebab.) Tout ce que je puis faire ici, outre porter le deuil sur mon blog, c’est reproduire le communiqué paru sur le leur :
Littérature durable
À l’heure où tout est durable : le développement, la santé, la planète, la ville, la vision,la politique (ah, non, là ça ne marche pas), il est peut-être temps de réinventer (après Gutenberg…) la diffusion de la littérature durable, ou plus largement, de la culture durable.
En cette fin d’année 2010, un lieu de découverte, d’apprentissage et de construction personnelle, va fermer ses portes. En effet, la librairie La Dérive Jeunesse, spécialiste du livre du plus jeune âge aux jeunes adultes, se voit FINANCIEREMENT contrainte de cesser son activité.
Cette librairie indépendante qui a vu passer une, si ce n’est deux générations depuis 22 ans, a contribué au goût et à la joie de la lecture sous toutes ses formes. Certes, cela n’est pas mort définitivement, car si cette librairie, pionnière sur l’agglomération grenobloise, s’éteint, d’autres espaces perdurent, en attendant…
… en attendant, peut-être une mort annoncée. Les volontés politiques, libérales, marchandes et technocrates, dictent leurs lois partout dans nos vies. Après avoir détruit nos moyens d’approvisionnement, notamment en nourriture, par un développement outrancier de la grande distribution, en saccageant tous les systèmes de solidarité et en souhaitant créer une société uniquement fondée sur des désirs à combler par la consommation, les « grands » (pourtant si petits d’esprit) de ce monde, ne nous construisent rien de durable, excepté la superficialité sinon la bêtise.
En privilégiant les grands groupes financiers qui se propagent de l’agro-alimentaire en passant par l’habillement et la culture, c’est une réelle volonté d’aplanissement, de nivellement par le bas, de « temps de cerveau disponible » (réécouter les paroles cyniques de Patrick Le Lay, PDG de TF1 à ce sujet !) qui est mis en place.
Ce n’est pas une défense du petit commerce, de relents « poujadistes » qui nous anime ici, mais plus légitimement le désir très fort de conserver la possibilité de se construire individuellement. Quand plusieurs milliards d’hommes et de femmes n’auront accès qu’à ce que ces magnats richissimes et l’oligarchie politico-financière décident pour eux, notamment sur les plans culturels et intellectuels, qu’en sera-t-il du débat d’idées, de la confrontation ou du partage de points de vue ?
Face aux géants de l’agro-alimentaire, des idées et des actes ont été développés et mis en place. Aujourd’hui, comment penser et construire de nouveaux réseaux de distribution du livre (et nous ne parlons pas d’internet ou du numérique), comment innover pour que les « petits » éditeurs et les auteurs non médiatisés, souvent pertinents, puissent rencontrer des lecteurs avides de diversité et de qualité.
A Montréal, les dernières librairies qui ont fermé ont été remplacées par des coiffeurs et des agences de vente de condos (appart). Symptômes des temps ou ironie du contexte économique ? Mais le plus incroyable, et à l’époque personne ne l’a remarqué, c’est lorsque que la Librairie des Femmes, haut lieu culturel du féminisme, a fermé ses portes, pour être remplacé par quel commerce ? essayez de deviner, il faut un peu de suspens…
Par une boutique de linge pour bébé ! Mesdames, arrêtez de lire, faites des petits. Ha ! Ha ! Ha ! C’est ce que j’ai fait.
L’hécatombe continue… Une autre micro-librairie indépendante, détenant quelques livres du Fond du tiroir, et qui fut même la toute première à avoir nos livres sur ses rayons, jettera l’éponge en avril prochain. Il s’agit de la librairie Bonnes nouvelles, dont je parlais ici. Sale temps sur l’écosystème bibliophile.