Le mirliton de la caverne
Cette nuit, je reprenais mes études.
Je me suis inscrit en licence de lettres, après tout pourquoi pas, je n’ai jamais fait d’études de lettres, si ça se trouve ça me plairait, et, si j’en juge par les paysages que je vois défiler depuis la plateforme supérieure du bus qui m’emmène sur le campus le long du fleuve, je l’ai fait à Montréal.
C’est jour d’examen. La lumière de l’aube est douce sur la jetée. Je m’étonne d’avoir si peu le trac mais la raison en est simple : l’obtention de mon diplôme est un enjeu dérisoire face à la situation politique internationale apocalyptique. Donal Trump a annoncé qu’il allait annexer le Canada dans la journée, les indépendantistes québécois en ont profité pour ressurgir en force, et fédérer la population à la fois contre Trump, contre les USA, contre le Canada. Le Québec veut son indépendance, maintenant ou jamais, les rues sont pleines d’un flot humain brandissant des drapeaux bleus à fleur de lys, et j’entends des slogans comme Sécession du Canada, à bas le 51e état ! Je me dis : tiens, je pourrais écrire un mirliton sur l’actu.
Mon bus est immobilisé, il est même balloté sur ses essieux par les mouvements de foule, et j’hésite. Dois-je descendre et finir mon trajet en courant vers l’amphi, ou bien me mêler à la manifestation et au mouvement historique ? Je remets à plus tard le moment de trancher car pour l’heure je cumule, tentant de conjuguer mes intérêts du jour et ma conscience politique : je sors du bus et je fends la foule compacte en direction du campus, mais comme j’ai toujours sur moi mon mug à motif de fleur de lys, je le dégaine et je cours tout en l’agitant au-dessus de ma tête en signe de solidarité avec les militants.
J’atteins l’université tant bien que mal, essoufflé, en nage. Je ne me souvenais pas du tout à quel point le campus de Montréal ressemble à celui de Grenoble, c’est pratique, j’ai quelques repères. La circulation y est très dense, l’activité y est typique d’un jour d’examen ou d’une fourmilière, et j’ai le temps de regretter que les étudiants soient si peu mobilisés par la cause géopolitique mais qui suis-je pour donner des leçons à quiconque.
Avant de rejoindre mon amphi (zut, je vais vraiment finir par être en retard) je dois faire un crochet par l’administration parce que sur mon planning d’examens, j’ai noté deux convocations à la même heure, pour un écrit et pour un oral, j’ai dû encore choisir des options inconciliables, voilà ce que c’est que de vouloir tout faire alors qu’on ne peut faire qu’une chose à la fois.
La queue dans le couloir du secrétariat est très longue, je n’en vois pas le bout. Je suis découragé d’avance et prêt à renoncer lorsque j’avise au sol une petite pile instable de papiers pliés en huit. Ah ben ça alors, le papier du dessus porte mon nom en écriture manuscrite. Il s’agit de messages adressés aux étudiants, quelle drôle de manière de communiquer, empiler les papiers à même le sol du couloir et charge à chacun de prélever ce qui lui revient, il faut croire que les mails et les téléphones sont tous hackés ?
Je pose un genou à terre et je déplie le mémento à mon nom. Il y est question d’une formation à la science fiction, et à nouveau j’ai un doute, permis par la formulation ambiguë : me propose-t-on ici de suivre des cours sur la littérature d’anticipation, ou de me préparer à un futur proche bouleversé ?
Je n’ai pas le temps d’y réfléchir davantage, je dois reprendre ma course, je cavale derechef à travers des couloirs, des galeries et des escaliers, et je me présente enfin devant la porte de l’amphi de mon examen, il était moins une, je pénètre juste avant le clac de la fermeture définitive.
Je m’assois tout en haut de l’amphi et je sors mon stylo. L’examen porte sur l’allégorie de la caverne. Moi qui n’avais pas trop révisé, je suis soulagé de constater que les sujets d’examens sont stables depuis 3000 ans. Bien sûr, j’ai des choses à dire sur l’allégorie de la caverne, mais à peu près les mêmes depuis 3000 ans, à peine réactualisées par la technologie, ça m’ennuie un peu. J’ai une idée pour casser la routine et m’exciter le ciboulot : je vais écrire ma dissertation en vers. Ah, oui, super idée. Le premier me vient assez vite.
La grotte est au grand jour, en lumière bleutée.
Il est bien gaulé, j’en suis très content, je hoche la tête. J’attaque le deuxième qui me donne plus de fil à retordre.
Nos écrans sont en fer…
Je n’arrive pas à dépasser le premier hémistiche qui me semble perfectible, je le retravaille sans relâche, je le pétris, je tente d’autres solutions, j’essaie Nos écrans sont nos fers que je trouve un peu trop démonstratif, puis Nos écrans sont l’enfer, trop mélodramatique… Zut, si je pinaille de la sorte je ne sais pas si je vais avoir le temps de composer ma légende du nouveau siècle, l’aiguille tourne tandis que la rumeur des manifs enfle derrière les fenêtres.
Je me réveille.
Il fait encore nuit.
Bon, j’ai un quatrain à finir avant de commencer ma journée.
La grotte est au grand jour en lumière bleutée
Nos écrans sont en fer, et nos chaînes mobiles.
La communication nous a rendu débiles
Pommettes en valise à force de zieuter.
Je vais me recoucher mais je ne sais pas si je vais me rendormir.
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