Petite espèce humaine à tête carrée
Un autre livre-cadeau de noël que je m’offre : le somptueux Album de Poil de Carotte, façonné à la main sous la forme littéral d’un album, aux bons soins de l’Atelier Typographique de l’Estey, soit Edith Masson & Hervé Bougel, et illustré par Lisbeth Lempérier (qui succède, excusez du peu, à Félix Valloton).
Cent-trente ans ont passé depuis la première édition de Poil de Carotte de Jules Renard, et depuis cent-trente ans le petit rouquin mal aimé, puni, assis dans le placard, continue de soupirer pour lui-même et pour nous que Tout le monde ne peut pas être orphelin.
L’Album de Poil de Carotte est une sorte d’épilogue ajouté par l’auteur à son roman autobiographique, un chapitre d’annexes, constitué de trente fragments n’ayant pas trouvé leur place dans le récit, une compilation de scènes coupées suffisamment fortes pour être une fin en soi. Voici le fragment numéroté XI :
Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotte forme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputation s’étend au loin parce qu’il met des pierres dans les boules.
Il vise à la tête : c’est plus court.
Quand il gèle et que les autres glissent, il s’organise une petite glissoire, à part, à côté de la glace, sur l’herbe.
À saut de mouton, il préfère rester dessous, une fois pour toutes.
Aux barres, il se laisse prendre tant qu’on veut, insoucieux de sa liberté.
Et à cache-cache, il se cache si bien qu’on l’oublie.
Non seulement suis-je reconnaissant aux Éditions de l’Estey de me faire redécouvrir ce texte fabuleux par l’entremise d’un objet artisanal flattant l’oeil et la main, mais leur suis-je gré de la suite, qui m’appartient : j’en profite pour relire tout Poil de Carotte.
Et c’est une révélation, une épiphanie, une agnition, une anamnèse à la manière d’un personnage de Philip K. Dick qui se remémore soudain son passé, que son passé lui-même lui avait fait occulter.
Lu alors que j’étais collégien, jamais relu depuis, presque oublié, jamais disparu, Poil de Carotte a été déterminant dans ma vie et dans mon écriture, il était temps d’en prendre conscience. Il a rempli et il remplit la plus noble et la plus essentielle fonction des livres de chevets : son lecteur cesse pour un instant de se sentir seul. Je retrouve sans mal des réminiscences de ce roman fondateur en songeant au premier livre que j’ai publié. Je me replonge entre ses pages, il n’a pas changé, au fond moi non plus, et je reproduis sa géniale conclusion, émancipation ambigüe, je la recopie pour mieux la lire :
Monsieur Lepic – Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer ta dernière conduite qui chagrine ta mère ?
Poil de Carotte – Mon cher papa, j’ai longtemps hésité, mais il faut en finir. Je l’avoue : je n’aime plus maman.
Monsieur Lepic – Ah ! À cause de quoi ? Depuis quand ?
Poil de Carotte – À cause de tout. Depuis que je la connais.
Monsieur Lepic – Ah ! c’est malheureux, mon garçon ! Au moins, raconte-moi ce qu’elle t’a fait.
Poil de Carotte – Ce serait long. […]
Monsieur Lepic – Petite espèce humaine à tête carrée, tu raisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des cœurs ? Comprends-tu déjà toutes les choses ?
Poil de Carotte – Mes choses à moi, oui, papa ; du moins je tâche.
Monsieur Lepic – Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce au bonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais.
Poil de Carotte – Ça promet.
Monsieur Lepic – Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que majeur et ton maître, tu puisses t’affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici là, essaie de prendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres, ceux même qui vivent le plus près de toi ; tu t’amuseras ; je te garantis des surprises consolantes.
Poil de Carotte – Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas.
— Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? dit avec brusquerie M. Lepic impatienté.
À ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air de dormir en marche.
Un instant Poil de Carotte s’empêche de parler. Il a peur que sa joie secrète et cette main qu’il saisit et qu’il garde presque de force, tout ne s’envole.
Puis il ferme le poing, menace le village qui s’assoupit là-bas dans les ténèbres, et il lui crie avec emphase :
— Mauvaise femme ! te voilà complète. Je te déteste.
— Tais-toi, dit M. Lepic, c’est ta mère, après tout.
— Oh ! répond Poil de Carotte, redevenu simple et prudent, je ne dis pas ça parce que c’est ma mère.
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